La page Wikipédia de la chanson Kâtibim nous la présente comme un chant traditionnel turc (ses paroles feraient même référence à la guerre de Crimée des années 1850). Et pourtant, de cette chanson existe au moins une dizaine d’autres versions, issues d’autres nations — chacune se revendiquant comme étant l’authentique origine de la chanson. On en trouve des traces plus bas sur ladite page, ainsi que sur la page de discussion, ou encore sur la version russe, un peu plus détaillée.
Quelques informations supplémentaires sont proposées dans la description en grec d’un enregistrement dirigé par Jordi Savall, qui insistent sur une origine probablement juive séfarade ; originaire des quartiers juifs d’Istanbul, elle aurait été importée en Grèce lors de la migration forcée des juifs vers Thessalonique… en 1492. Voici une traduction de ces explications, non sourcées :
De Constantinople à New York et d'Alexandrie à Tokyo. La petite "Odyssée" d'une chanson.
Üsküdar ou Scutari est l'ancienne Chrysopolis, grande banlieue de la partie asiatique d'Istanbul, où ont vécu plusieurs milliers de Grecs et où a été écrite la célèbre chanson qui s'est diffusée jusqu'en Egypte et est considéré comme la plus célèbre de la tradition séfarade de la Méditerranée orientale.
En Egypte on la connaît comme "Fel S hara" ou "Ya Banat Iskandaria". Iskanderia est Alexandrie. Il y a une affinité, puisque en turc Isctern est Alexander. Dans notre langue [le grec] la mélodie chantée dans différentes parties de la Grèce comme "d'un pays étranger..." est considérée comme l'une des chansons les plus célèbres des rivages d'Anatolie.
En 1960, Markos Vamvakaris l'a incluse dans son répertoire etéenregistre avec Katie Gray.
Dans les années 1950, Eartha Kitt, actrice et chanteuse du style de l'ancien Cabaret, l'a fait connaître au-delà de l'Atlantique, alors que la mélodie a atteint le cœur du jazz américain avec des performances comme celle du célèbre flûtiste Herbie Mann, mais aussi l'Extrême-Orient avec le son électrique du célèbre guitariste japonais Taketsi Teraoutsi.
Pour séduisante qu’elle soit, cette hypothèse ferait remonter ladite chanson à plus d’un demi-millénaire, ce qui demanderait à être étayé par des documents historiques semblant faire défaut à ce stade.
En tout cas, la multiplicité des versions actuelles est indéniable, et a même constitué le sujet d’un documentaire télévisuel de moyen-métrage réalisé en 2003 par la réalisatrice bulgare Adela Peeva avec le soutien de l’Union Européenne, intitulé Чия е тази песен? (Whose is this song, «à qui est cette chanson»).
Son financement partiellement public n’ayant pas empêché les producteurs de censurer une copie de ce documentaire, l’on ne peut s’en faire une idée que par quelques extraits mis en ligne tout aussi illégalement. La documentariste semble avoir été davantage intéressée par un état des lieux de la diffusion de cette chanson et par l’aspect folklorique (voire nationaliste) qu’elle représente, que par une étude historique de sa trajectoire possible.
Quelques années plus tard, le projet *Everybody’s Song mené entre 2006 et 2008 par l’institut Future Worlds Center de Chypre a pris cette chanson comme prétexte pour organiser des concerts et rassemblements de jeunes autour des Balkans et de la région Adriatique. Là encore, cette opération ne semble pas avoir inclus de recherche scientifique.
Au-delà de l’intérêt culturel de cette chanson — qui, pourtant indéniable, reste à ce jour confiné à un aspect anecdotique ou à des enjeux géopolitiques — un véritable travail scientifique reste donc à mener, non seulement d’un point de vue historique et ethnographique, mais aussi d’un point de vue sémiologique et musical. Ainsi, il ne semble pas qu’existe pour l’instant une description analytique de la chanson, de par sa structure, le mode utilisé, et les remarquables variations de tempo et de caractère d’un pays à l’autre (lesquelles vont peut-être de pair avec les non moins frappantes différences de paroles et de thématique). Finalement, au-delà même de l’origine de la chanson (turque, séfarade ou quelle qu’elle puisse être), c’est peut-être précisément dans ces variations que l’on peut lire, par contraste, les différences entre des traditions musicales et culturelles nationales.
Au début des années 2000, un étudiant du Minnesota décide de partir à la découverte de la culture des Maasai, en particulier sous un angle ethnomusicologique. Les travaux de Hans Johnson (devenu depuis lors illustrateur et vidéaste) n’ont malheureusement débouché sur aucune publication scientifique rigoureuse ; il en reste, toutefois, quelques traces éloquentes sur le Web.
Les Maasai sont une tribu d’éleveurs nomades (environ neuf cent mille, même s’il n’existe aucun chiffre avéré) répartis sur un territoire allant du Kenya à la Tanzanie. Leur mode de vie est encore largement traditionnel, ce qui inclut malheureusement un rituel de mutilation génitale des femmes. Du fait des sécheresses induites par l’évolution du climat, mais aussi de l’épidémie de Sida qui s’est étendue à certaines régions rurales d’Afrique, la préservation de leur culture est devenue de plus en plus difficile. La musique (exclusivement vocale, à l’exception d’une corne d’antilope utilisée pour certaines occasions) et la danse jalonnent leur célébrations collectives.
Dans les quelques pages mises en ligne autrefois par Hans Johnson, l’on peut trouver quelques éléments généraux sur la danse, les paroles chantées, le rôle social de la musique et la structure des chants ; il n’est pas inintéressant de noter, par exemple, que la première section de chaque chant est dénommée namba, ce qui correspondrait en fait simplement au terme anglais number apporté par les colonisateurs occidentaux. Une autre page intéressante est consacrée au rythme de cette tradition musicale vocale, en général scandée par des motifs onomatopéiques sans signification lexicale, par exemple Laleyio qui donne son nom au site de Johnson.
Hans Johnson propose également sur son site (aujourd’hui disparu) un exemple sonore de chœur Maasai, ainsi qu’une plus longue compilation des chants qu’il a recueillis dans un disque manifestement essentiel. (Nous proposons de ces deux fichiers une copie archivée par nos soins.)
D’autres ressources en ligne datent également de cette même époque ; c’est le cas d’une page de l’auteur-reporter Jens Finke, légèrement antérieure à celle de Johnson, ou encore, du site très complet de Doris L. Payne, professeur de linguistique à l’université de l’Oregon. Le site anglophone de l’association Maasai a aussi été lancé entre 2006 et 2007. Quelques vidéos sur YouTube datent de la même période (on en trouve cependant d’autres plus récentes). Curieusement, le peuple Maasai semble être d’un certain intérêt pour des finlandais (on peut en juger par la page Wikipédia en finnois) ; le site d’un groupe vocal Maasai en témoigne (à ne pas confondre avec un film italien plus récent, du même nom). Si ce site semble s’inspirer en partie de celui de Hans Johnson, il propose toutefois un document vidéo que nous avons, là encore, archivé.
Dans le sillage du disque enregistré par Hans Johnson, on peut également mentionner un «Maasai music project» proposé entre 2010 et 2012 par une entrepreneuse New-Yorkaise, Natalie Dawson Hribko. On peut en trouver quelques extraits en ligne. Enfin, nous pouvons terminer ce parcours par une visite sur le site Mdundo, qui importe depuis quelques années en Afrique le modèle des plateformes de distribution musicale néo-capitalistes. On peut trouver sur Mdundo quelques musiciens (parfois intéressants) se revendiquant de l’héritage Maasai ; plusieurs d’entre eux semblent appartenir à la minorité chrétienne. Teintée de rap et de reggae, reposant (nécessairement) sur des moyens synthétiques, leur musique est (au même titre que la pop asiatique, avec laquelle l’on entend ici quelques convergences surprenantes) très fortement occidentalisée, et ne porte guère d’autres influences que les occasionnels marqueurs/clichés dont les blancs raffolent… en tant que signes de «pittoresque».
… aussitôt il s’accroupit comme un musicien qui se met au clavecin. […] je pris le parti de le laisser faire. Le voilà donc assis au clavecin, les jambes fléchies, la tête élevée vers le plafond, où l’on eût dit qu’il voyait une partition notée, chantant, préludant, exécutant une pièce d’Alberti ou de Galuppi, je ne sais lequel des deux. Sa voix allait comme le vent, et ses doigts voltigeaient sur les touches, tantôt laissant le dessus pour prendre la basse, tantôt quittant la partie d’accompagnement pour revenir au-dessus. Les passions se succédaient sur son visage ; on y distinguait la tendresse, la colère, le plaisir, la douleur : on sentait les piano, les forte ; et je suis sûr qu’un plus habile que moi aurait reconnu le morceau au mouvement, au caractère, à ses mines, et à quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle. Mais ce qu’il avait de bizarre, c’est que de temps en temps il tâtonnait, se reprenait comme s’il eût manqué, et se dépitait de n’avoir plus la pièce dans les doigts.
Rédigé dans les années 1760, Le Neveu de Rameau peut se lire, en filigrane, comme un témoignage sur la vie musicale européenne de la période médiane du XVIIIe siècle, cette génération postérieure à J.S. Bach, Händel, Vivaldi ou même Rameau-oncle, mais antérieure à Haydn, Gluck ou Mozart, et qui reste finalement assez peu connue aujourd’hui – même C.P.E. Bach, pourrait-on arguer, n’est sauvé que par son nom de famille. Si Diderot évoque ici Alberti et Galuppi (deux compositeurs vénitiens), ce n’est pas un hasard : l’époque est toute entière sous le charme de l’Italie, et de Venise au premier chef.
Prenons-en pour illustration l’aimable pastorale Il pastor fido, rédigée à la fin du XVIe siècle par le poète vénitien Guarini (et qui avait alors suscité l’intérêt de plusieurs madrigalistes vénitiens et crémonais de l’époque : Monteverdi, Merula, Grandi) ; un siècle plus tard, c’est le reste de l’Europe qui s’en saisit : Händel en fait un opéra en 1712, et Rameau une cantate en 1728. Il pastor fido est également le titre d’un recueil de sonates en trio publié en France en 1737 et présenté par son éditeur Jean-Noël Marchand comme «l’opus 13» d’Antonio Vivaldi. Il s’agit d’une supercherie ; la partition est en fait due au hautboïste et musettiste français Nicolas Chédeville. Deux décennies plus tard, Vivaldi étant passé de mode et mort dans la pauvreté, un éditeur italien fera cette fois passer d’authentiques œuvres de Vivaldi pour des partitions de Galuppi (imposture qui ne sera dévoilée que deux siècles et demi plus tard).
De telles manigances ne sont pas rares en cette époque pré-industrielle (leur succéderont plus tard, sous le régime de la soi-disant «propriété intellectuelle», une protection nominalement meilleure mais également des spoliations d’une toute autre envergure). Ce qui nous amène à l’autre nom cité par Diderot : celui de Domenico Alberti, chanteur et musicien vénitien qui fut lui-même victime d’un coup éditorial frauduleux. C’est l’historien érudit britannique Charles Burney qui rend compte, dans sa General History of Music publiée en 1789, de l’anecdote suivante, survenue à Londres vers 1745 :
À cette époque Jozzi, un castrato [qui avait pris des leçons de chant avec Alberti] et chanteur d’opéra de second rang, amena [en Angleterre] les «leçons» d’Alberti [c’est-à-dire ses sonates], qu’il joua, imprima et mit en vente comme si elles étaient de lui, à une guinée l’exemplaire. Il fut démasqué par un gentleman revenant de Venise, qui avait connu personnellement Alberti, et se trouvait en possession d’une copie manuscrite de sa propre main. Pour dévoiler l’impudence et le plagiat de Jozzi, il l’offrit à [l’imprimeur] Walsh, qui imprima et mit en vente, pour six shillings [c’est-à-dire bien moins cher], les huit leçons élégantes et gracieuses du véritable compositeur.
Il ajoutera dans un article ultérieur (sur lequel nous reviendrons), quelques mots d’épilogue :
Ces huits charmantes sonates étant d’un style nouveau, et bien plus abordable pour le niveau instrumental des gentlemen et ladies que les pièces riches et complexes de Handel ou les tours de prestidigitation originaux et extravagants de Scarlatti, se vendirent prodigieusement bien, et contraignirent bientôt Jozzi à fuir précipitamment vers la Hollande, où il s’essaya à la même imposture, mais sans en tirer autant de bénéfices.
Pour ne rien simplifier, Jozzi était par ailleurs un indéniable compositeur : de fait, l’historien britannique Barry Cooper a émis (dans un article de 1978 intitulé Alberti and Jozzi: Another view) l’hypothèse que Jozzi serait en fait bel et bien l’auteur de plusieurs œuvres attribuées à Alberti. Quand bien même il n’en serait pas l’auteur, il semble bien que c’est à lui qu’on doive d’avoir (à ses dépens) précipité la publication de ce recueil de sonates, qui rencontre dès 1748 un succès remarquable et ne tarde pas à se diffuser en France et partout en Europe.
Pour en revenir à Burney et sa General History, il n’est pas inutile de traduire la suite du texte, qui donne lieu à un développement intéressant sur l’écriture pour clavier à cette époque :
Bien que n’étant pas l’auteur de ces pièces charmantes, qui furent les premières d’un style que l’on n’a depuis lors que trop imité sans jamais l’égaler, Jozzi avait le mérite de les jouer avec un soin et une précision d’un niveau admirable. Le clavecin n’ayant pas de sostenuto ni d’expression [c’est-à-dire de longues tenues ni de nuances], ne conservait sa réputation que grâce à l’excellence de l’exécution : et il y avait dans le toucher de Jozzi une accentuation, un élan et une intelligence que je n’avais alors jamais entendues. À cette époque dans notre nation, la seule bonne Musique pour instruments à clavier était les leçons pour clavecin de Händel ainsi que ses concertos pour orgue, et les deux premiers livres de leçons de Scarlatti ; or ces œuvres étaient originales, difficiles, et dans un style complètement différent de celles d’Alberti. Les concertos pour orgue de Händel restèrent longtemps en tête du répertoire préféré de tous les organistes du royaume, et les pièces de Scarlatti étaient non seulement celles par lesquelles chaque jeune interprète faisait étalage de sa dextérité, mais elles faisaient aussi le bonheur de tout auditeur capable de la moindre étincelle d’enthousiasme, et à même de ressentir les effets nouveaux et audacieux obtenus en brisant intrépidement presque toutes les règles de composition anciennes et établies.
L’on voit ici à l’œuvre une tendance qui s’avère constante au fil des écrits de cette époque : évoquer le nom d’Alberti semble conduire inévitablement à considérer des questions de style, d’écriture du clavier et, plus généralement, d’esthétique musicale. On en trouve un autre exemple chez Diderot lui-même, dans un autre ouvrage auquel il travaille à la même époque que Le Neveu de Rameau : il s’agit des Leçons de clavecin et principes d’harmonie attribuées au jeune claveciniste Anton Bemetzrieder qui était alors le professeur de clavecin d’Angélique Diderot, la fille unique de l’écrivain. Dans cet étonnant ouvrage où sont joyeusement hybridés méthode instrumentale, leçons théorique et dialogue philosophique, l’on peut en effet lire le passage suivant des leçons de Diderot-Bemetzrieder :
LE MAÎTRE. Quel Auteur prendrons-nous ? Voyons de l’Alberti : il eſt toujours nouveau.
L’ÉLÈVE. Et toujours difficile.
LE MAÎTRE. Vous vous moquez, cela ſe compare-t-il à Muthel, aux Bachs, à Beecke où vous allez tout courant.
L’ÉLÈVE. Alberti veut être joué avec délicateſſe & goût ; il en eſt de même des piéces de mon Amie, Mad. Louis. Les autres forts d’harmonie, chargés de ſons, variés de modulations, n’exigent que de la préciſion & de la meſure. Alberti ſera ma derniere lecture, lorſque déchiffrant tout ſans peine, je voudrai perfectionner quelque choſe.
Cette opposition entre «délicateſſe & goût» et les «forts d’harmonie» renvoie à un contexte de tensions esthétiques dans le milieu musical français. La question de l’influence italienne traverse le XVIIIe siècle entier, et donne lieu, tous les vingt ans environ, à de vives polémiques : querelles des lullistes, querelle des bouffons, puis querelle des gluckistes. Objet tour à tour de subjugation et de résistance, le goût vénitien (et plus largement, du nord de l’Italie) induit une modification nettement perceptible de l’écriture musicale, qualifiée dès cette époque de style galant (l’on pourrait aussi parler de période pré-classique, ou un peu moins gentiment, de rococo). Beaucoup moins complexe que l’écriture polyphonique et contrapuntique d’une certaine époque baroque, cette esthétique prétend privilégier l’expressivité, c’est-à-dire la mélodie simple. Cette mélodie, nonobstant ses ornements éventuels, se débarrasse de tout ce qui pourrait (censément) nuire à son intelligibilité : pas d’harmonies trop complexes ou ambigües, pas de polyphonie (sauf à la rigueur dans des situations très temporaires et en tout cas clairement subalternes à la mélodie principale : contrechants élémentaires, réponses en imitation), pas de rupture dans la structure du discours musical.
D’Alberti est donc fait le héraut (posthume et bien involontaire) du style galant, de la sensibilité vénitienne et du goût mélodique ; ainsi comme nous allons le voir, alors même que la totalité de ses partitions vocales sombre dans l’oubli, pas un de ses biographes ne manquera d’insister sur ses qualités de chanteur. Et de fait, en matière biographique, nous savons finalement très peu de choses sur lui : si sa vie est généralement datée entre 1710 et 1740 (les dates rondes restant toujours suspectes), ce n’est que plus tard que d’autres commentateurs proposeront des dates plus précises : au XIXe siècle François-Joseph Fétis propose 1717 pour sa naissance, et dans un ouvrage beaucoup plus récent (voir plus bas), l’historienne et musicienne Eve Badura-Skoda indique pour sa mort la date du 14 octobre 1746.
Cette imprécision s’explique par le fait que l’appareil critique et historiographique est, dans le cas d’Alberti, totalement dissocié de son existence : s’il a connu de son vivant quelques années de relative célébrité à Madrid et surtout à Rome, les écrits traitant de sa vie et (plus lointainement) de son œuvre n’existeront qu’en langue française et anglaise, et lui seront postérieurs de près d’un demi-siècle. Avant même Charles Burney, que nous évoquions ci-dessus et vers lequel nous reviendrons, l’une des premières sources est l’Essai sur la musique ancienne et moderne publié en 1780 par Jean-Benjamin-François de La Borde, dont le troisième volume comprend l’entrée suivante :
ALBERTI (Dominique), Vénitien, amateur, éleve de Biffi & de Lotti. Il alla en Eſpagne, en qualité de Page d’un Ambaſſadeur de Veniſe; & il y étonna, par ſa maniere de chanter, le célebre Farinelli, qui ſe réjouiſſait de ce qu’Alberti d’était qu’un amateur : car, diſait-il, j’aurais en lui un rival trop redoutable. Il paſſa à Rome avec le Marquis Molinari, où il ſe perfectionna pour le chant & pour le clavecin. Il mit en Muſique, à Veniſe, l’Endimione, charmant morceau de poéſie de Metaſtaſe, l’an 1737, & quelque tems après, la Galatea du même. Ces deux ouvrages ſont très eſtimés : la compoſition en eſt fort agréable & pleine de ſentiment. Tous les Profeſſeurs ſe ſouviennent de lui avec entouſiaſme : rien ne peut égaler les grâces de ſon chant ; & en préludant ſur le clavecin, il charmait une nombreuſe aſſemblée pendant des nuits entieres. Pendant qu’il demeurait à Rome, il ſe promenait la nuit dans les rues en chantant, & il était toujours ſuivi d’une foule d’amateurs qui l’aplaudiſſaient ſans ceſſe. Il y mourut fort jeune & très regretté. Il a compoſé trente-ſix Sonates, qu’on n’a pu parvenir encore à retirer des mains d’un particulier de Milan, qui en eſt le ſeul poſſeſſeur. On les dit ſuperbes & d’un genre neuf.
Comme souvent à cette époque, l’historiographie est indistincte de la fable (un exemple édifiant nous en est ici fourni par l’anecdote sur Farinelli, invérifiable et qui sera pourtant reprise par la totalité des auteurs ultérieurs) ; néanmoins se dessine l’image, frappante et, pourrait-on dire, mythologique, d’un «amateur» brillant, issu de bonne famille, de très bon goût, mort prématurement. Et si les questions de style («charmant», «ſuperbes & d’un genre neuf») sont déjà présentes dans cet article, La Borde y revient plus loin dans le même volume, à l’occasion d’un autre article consacré au claveciniste Eckard :
ECKARD (M.), Profeſſeur de clavecin, d’une grande réputation, & bon Peintre en miniature, eſt un des premiers qui ait introduit en France l’uſage de faire travailler en batteries les baſſes dans les pieces de clavecin, uſage inventé en Italie par le célebre Alberti, & qui fait quelquefois plaiſir, lorſque le chant l’exige, mais qui devient inſipide quand on l’emploie ſans ceſſe, ainſi qu’on le fait aujourd’hui.
Arrêtons-nous un instant sur ces «batteries». Nous avons vu qu’avec le style galant, la basse perd une large partie de son rôle mélodique, et que la voix du haut devient prééminente sur celle du bas. Il n’est d’ailleurs pas anodin que cette même période voie les prémices de l’avénement du pianoforte, dont le clavier unique permet (contrairement à l’orgue et au clavecin où toutes les voix de la polyphonie sont à égalité), et invite à, une claire différenciation de la main droite et la main gauche – cette dernière se voyant de plus en plus confinée à un strict rôle d’accompagnement. Quelle forme donner à ce dernier ? Une partie du répertoire de cette époque se contente de reproduire une écriture d’ensemble de cordes ou de continuo, sans grand intérêt ; cependant les compositeurs prennent de plus en plus conscience de l’utilité rythmique et motorique de la main gauche. Même de simples accords parfaits peuvent aider à scander le discours musical, pour peu qu’on les répète percussivement :
% En blanches, en noires ou en croches
<do mi sol> <do mi sol> <do mi sol> <do mi sol> …
Tout comme le clavecin, le pianoforte est un instrument dont on entend beaucoup plus l’attaque de chaque note que la suite du son tenu. Diminuer les valeurs rythmiques (pour des notes plus rapide) permet de démultiplier le nombre d’attaques, partant, le volume général obtenu. Ainsi, pour plus d’effet, un accompagnement en accords parfaits peut se jouer en alternant une double (ou triple) note et une note seule :
<>8 % En croches
<do mi>[ sol'] <do, mi>[ sol'] <do, mi>[ sol']
On peut aussi lui préférer des formules entièrement monodiques (note par note), pour plus de légèreté et moins de fatigue :
% En structures ternaires…
do[ mi sol] do,[ mi sol] do,[ mi sol] do,[ mi sol]
% … ou binaires :
do[ mi sol mi] do[ mi sol mi] do[ mi sol mi]
Cette dernière formule, que l’on pourrait qualifier de «proto-albertine», est notamment utiliée par le claveciniste français Jacques Du Phly dès ses deux premiers livres de Pièces de clavecin, parues en 1744 et 1748. Dans ses publications ultérieures, deux décennies plus tard, il utilisera enfin la fameuse «batterie» à laquelle fait référence La Borde, et à laquelle Alberti donne son nom encore aujourd’hui. Il s’agit tout simplement d’une permutation de la formule précédente ; en arpège brisé, elle alterne entre la fondamentale et la tierce de l’accord, entrecoupées par sa quinte :
<>16 % Généralement en double-croches
do[ sol' mi sol] do,[ sol' mi sol] do,[ sol' mi sol]
Une telle formule peut paraître évidente, et l’on est en droit non seulement de supposer qu’elle a certainement existé longtemps avant Alberti, mais aussi de douter qu’il puisse être pertinent de lui chercher un «inventeur» clairement identifié. Et pourtant, à ce jour n’a été retrouvé aucun exemple probant daté d’avant 1740. Le Dizionario biografico, dont l’article sur Alberti fut rédigé au milieu du XXe siècle par Guido Piamonte, croit pouvoir estimer que ce serait le compositeur Franz Anton Maichelbeck qui aurait «introduit en Allemagne» la basse albertine, dans ses huit sonates de 1736 ; il suffit cependant de lire lesdites sonates pour constater que ladite formule de main gauche n’y apparait qu’à deux endroits de la 4e variation du 1er mouvement de la 3e sonate. Même si rien ne prouve que Maichelbeck ait eu connaissance des travaux d’Alberti à cette époque, il n’a en tout cas pas fait de ces arpèges brisés une composante essentielle de son écriture, comme elle l’est chez le compositeur vénitien.
Ce n’est qu’improprement, notons-le, que certains commentateurs de l’époque en viennent à désigner cette formule en tant que «basse d’Alberti)» (basso albertino en italien) : d’un point de vue harmonique devrait seule être qualifiée de «basse» la note la plus grave de l’harmonie (ici la fondamentale, do), ce pourquoi le terme de batterie utilisé par La Borde semble plus correct (ou encore le mot anglais base, que nous avons d’ailleurs choisi ici de traduire tel quel). Quelque nom qu’on lui donne toutefois, attribuer cette formule à Alberti ne semble pas illégitime, et il est tout à fait possible qu’elle se soit popularisée tout d’abord auprès des auditeurs ayant pu l’entendre à Madrid et à Rome, puis auprès du public londonien et parisien lorsque se diffusent ses huit sonates imprimées à partir de 1748 (et donc à titre posthume). Au succès de cette partition (qui ne représente d’ailleurs qu’une petite fraction de son œuvre), il faut ensuite ajouter la masse des œuvres écrites par d’autres mais dans un style proche : tous les commentateurs de l’époque et des décennies suivantes déplorent la cohorte de compositeurs-suivistes qui, dans le sillage d’Alberti, utilisent chacun à qui mieux mieux cette même formule de main gauche – et c’est pourtant bien cet effet de mode qui, seul, explique que l’on s’intéresse encore à ce compositeur, ne fût-ce que nominalement.
Ainsi, le fait que La Borde, dans son Essai, n’éprouve même pas le besoin de préciser à quelle formule d’accompagnement il fait allusion, montre combien le lectorat français de 1780 est pleinement familiarisé avec le «célebre Alberti», tout comme l’est Diderot dès les années 1760, et tout comme le sera l’écrivain allemand Goethe lorsqu’en 1805 ce dernier découvre et traduit en allemand Le Neveu de Rameau, jusqu’alors inédit. À la suite du texte de Diderot, Goethe prend d’ailleurs l’initiative de rédiger lui-même quelques commentaires (Anmerkungen), par ordre alphabétique, dont voici précisément le premier :
Alberti.
Un talent musical hors du commun doté d’une voix merveilleuse, qui suscita l’envie de Farinelli lui-même, et en même temps un bon claviériste, mais qui ne fit bénéficier ses contemporains de ses dons qu’en tant que dilettante et pour son propre plaisir ; de plus il mourut très jeune.
(Ce qui n’empêchera pas, en 1950, un certain Jean Fabre, professeur à la Sorbonne™, de contredire Goethe dans son édition critique du Neveu de Rameau, en allant inventer que Diderot se serait en fait référé à un autre compositeur antérieur, le violoniste Giuseppe Matteo Alberti – élucubration bizarrement reprise dans plusieurs éditions modernes.)
Si Goethe se sent conduit à ajouter cette note, c’est peut-être parce que son lectorat germanique est moins sensible aux charmes vénitiens que le public français ou britannique. Ainsi dès 1790, le premier volume du Lexicon der Tonküstler publié en Allemagne par Ernst Ludwig Gerber (lui-même pétri de l’héritage de J.S. Bach dont son père avait été l’élève), évoque Alberti en traduisant mot-à-mot l’article de La Borde cité plus haut, mais y ajoute un paragraphe quelque peu méprisant :
On lui doit d’avoir découvert la basse arpégée, aussi dite «basse Albertique» : par ex.|do.sol.mi.sol.|si.sol.re.sol.|etc. L’invention de cette basse peut lui avoir été inspirée par son goût pour la badinerie, son manque de technique instrumentale et de connaissances harmoniques, et par la mauvaise qualité des instruments à clavier en en Italie. Il n’a eu depuis lors que bien trop d’imitateurs.
On trouve un jugement encore plus sévère chez un autre commentateur allemand : le poète et compositeur Christian Friedrich Daniel Schubart, pendant son emprisonnement de 1777 à 1787, dicta à son voisin de cachot de nombreux fragments, que son fils publia après sa mort sous le titre Ideen zu einer Ästhetik der Tonkunst. On y trouve notamment la note suivante, du reste assez énigmatique d’un point de vue géographique et chronologique (il n’existe aucune trace d’un voyage d’Alberti à Vienne, et dans l’hypothèse où Alberti serait mort en 1746, Schubart lui-même n’était alors âgé que de sept ans). Il se peut qu’il n’ait eu vent que de lointaines rumeurs, ou qu’il confonde avec quelqu’un d’autre – et pourtant son insistance sur les arpèges brisés semble bien renvoyer à Domenico Alberti :
Alberti, fit du bruit à Vienne. Il était l’un des claviéristes les plus appréciés de son temps. Les arpèges brisés qu’il inventa, ont occupé ses mains depuis longtemps jusqu’à les paralyser. Ses mélodies de choix étaient certes souvent très chantantes, et dissimulaient les insuffisances de l’accompagnement ; cependant comme il n’avait que bien trop peu étudié la nature du clavier, il ne pouvait que, pour ainsi dire, dérouler des notes autour de son parcours tonal [traduction incertaine] ; et de ce fait, son succès ne pouvait être que de courte durée. D’abord ébaubi, le public devait finir par réaliser l’effet pernicieux de ses artifices sur la véritable technique du clavier. Un arpège brisé ne fait jouer que trois doigts et en laisse deux immobiles. Quiconque ne mobilise pas, comme Bach, la totalité de la main, ne mérite pas de devenir un maître à penser de la technique du clavier.
À l’opposé de ces allemands, nous pouvons revenir vers l’anglais Charles Burney, cité plus haut, bien plus enthousiaste envers Alberti. Sa General History publiée en 1789, dont nous avons cité plus haut quelques extraits, consacre au musicien vénitien un article qui reprend, lui aussi, celui de La Borde, et y ajoute simplement une phrase plus personnelle :
Parmi les compositions vocales d’Alberti, qui ne sont que peu connues en Angleterre et que, de fait, l’on trouve difficilement où que ce soit, j’ai pu m’en procurer plusieurs à Venise, et je les considère comme les plus exquises de l’époque où elles furent produites.
Une quinzaine d’années plus tard, Burney évoquera à nouveau Alberti dans ses articles pour la Cyclopaedia de Rees rédigés entre 1801 et 1805 :
Alberti, Domenico, un dilettante vénitien, doué de génie et d’un goût exquis. Membre du corps diplomatique [en français], et secrétaire de l’ambassadeur vénitien à Madrid. En une époque où l’on trouvait peu de mélodie dans les leçons de clavecin, il suscita une révolution dans le style de jeu de cet instrument, en faisant chanter la voix de dessus sur une base rapide, composée d’accords brisés en double-croches, qu’il était si facile d’imiter que les compositeurs et instrumentistes s’en sentirent bientôt lassés et honteux. Jerig à Paris, et Vento à Londres, inondèrent le public de volumes entiers de leçons sur la base d’Alberti, mais aucun ne composa jamais d’aussi élégantes parties de dessus pour les instruments à clavier ; ses mélodies tiennent toujours le haut du pavé, après 60 ans de vicissitudes — une longévité prodigieuse en matière de goût !
Tout comme chez La Borde, il est instructif de se rapporter également à l’article sur Eckard, où Burney revient non seulement sur Alberti mais postule même une possible influence sur Rousseau (lequel avait séjourné à Venise de 1743 à 1744) :
On le dit, mais à tort, être celui qui introduisit en France, à la manière du célèbre Alberti, une base perpétuelle en double-croches ; mais Jerig, Edelmann, et Balbastre, bien avant qu’Eckard arrive à Paris, avaient lassé tous les auditeurs en abusant de cet expédient facile.
La voix du haut des sonates d’Alberti est si élégante, elle est de ces mélodies dont sont faites les chansons de première classe, à tel point qu’elle excuse largement le peu de variété dans la base.
Ce dilettante admirable (Alberti) qui chantait et jouait d’une façon exquise, trouvant les notes du clavecin trop fugaces pour soutenir les passages vocaux, et pour maintenir l’intérêt d’un public pendant tout un mouvement, nous a donné une base inspirée, qui fait vivre le son sans détourner l’attention de la voix du haut ni déranger l’unité de la mélodie tant recommandée par Rousseau, et nous pensons d’ailleurs que ce dernier a largement pris modèle sur ces pièces pour en concevoir ses principes. Alberti était un gentleman vénitien, extrêmement admiré pour ses compositions et interprétations, à l’époque où Rousseau résidait dans cette ville en tant que secrétaire de l’ambassadeur de France.
Il est significatif de voir que Burney parle bien ici de clavecin (harpsichord), voire plus généralement les instruments à clavier (keyed-instruments)… mais pas encore le pianoforte qui, dès l’époque où il écrit, commence à supplanter le clavecin dans les salons aristocrates et dans l’écriture des compositeurs. En effet, la la «révolution» stylistique dont il parle (qui est celle du style galant), précède en fait, et préfigure même, celle qui se jouera à l’époque classique puis pré-romantique avec l’avènement du piano. D’ailleurs, Eve Badura-Skoda émet l’hypothèse que Alberti ait pu composer, à Madrid ou à Rome, sur un clavecin «à marteaux», ce qui laisserait penser que sa «batterie» ne fut pas entendue comme une suite de notes rapides et brillantes mais comme un tapis sonore mouvant mais estompé, sur lequel la main droite se détacherait très nettement. Elle renvoie notamment à la Lettre sur la musique françoise rédigée par Rousseau quelques années après avoir vécu à Venise, et dans laquelle il fait l’éloge d’«un accompagnement contraint & continu, qui fit plutôt un leger murmure qu’un véritable chant, comme ſeroit le bruit d’une riviere ou le gazouillement des oiſeaux : car alors le Compoſiteur pourroit ſéparer tout à fait le chant de l’accompagnement» ; cependant si Rousseau prend effectivement la musique italienne comme modèle, il se réfère ici davantage à l’écriture orchestrale qu’à celle du clavier.
Le nom d’Alberti est associé à l’idée de «révolution» dans un autre article encyclopédique, dû à Framery et Hüllmandel, tous deux contributeurs de l’Encyclopédie méthodique. Plus de dix ans après le texte de La Borde, cette encyclopédie ne comporte pas d’entrée sur Alberti – mais celui-ci est cependant évoqué au détour de l’article Clavecin :
À meſure que la muſique inſtrumentale s’eſt perfectionnée le ſtyle du clavecin à éprouvé des changemens. Il ſe reſſentoit encore trop, il y a 60 ans, de celui de l’orgue. On a fait depuis une diſtinction plus juſte entre ces deux inſtrumens. On a donné à la muſique de clavecin le genre d’harmonie & d’exécution, la grace & la légèreté qui lui conviennent. Alberti, Scarlatti, Rameau, Mütel, Wagenſeil, puis Schobert, on preſqu’en même temps opéré cette révolution. Les différens ſtyles de ces auteurs ont ſervi pendant plus de vingt-cinq ans de modèle à ceux qui après eux ont compoſé pour le clavecin. Emanuel Bach, par ſa muſique ſavante, agréable & piquante, meriteroit peut-être la première place parmi les artiſtes originaux ; mais comme il compoſoit pour le pianoforte, uſité en Allemagne avant d’être pour ainſi dire connu ailleurs, il ne doit pas être confondu parmi eux. Il en eſt de même de divers auteurs qui, donnant à leur muſique des nuances graduées, des oppoſitions & une mélodie convenables au ſon & aux reſſources du piano-forté, ont préparé ou décidé la chûte du clavecin.
L’importance historique accordée à Alberti malgré l’étisie du répertoire lui ayant survécu – qui se résume, pour le public de l’époque, à un unique recueil d’une trentaine de pages – s’explique en partie, nous l’avons vu, par la mode «galante» avec laquelle il s’est trouvé en adéquation (voire qu’il a lui-même contribué à susciter), et par l’étonnant acharnement autour de la «basse d’Alberti» sur laquelle nous reviendrons dans un instant. Si son destin posthume lui est étranger, Alberti n’en manifeste pas moins des qualités certaines dans son écriture, où l’on peut notamment discerner une certaine modernité formelle : toutes en deux mouvements (dans le style de la «sonate à l’italienne» alors naissant), elles juxtaposent un premier mouvement en binaire et un deuxième mouvement sous forme de danse (menuet, allemande), parfois en ternaire rapide (sous forme de gigue, ce qui n’était pas courant dans les sonates pour instrument seul de l’époque). Le premier mouvement fait apparaître un bref passage en développement, ce qui peut effectivement laisser entrevoir l’avénement de la forme ternaire qui prédominera ensuite chez Mozart voire Beethoven ; s’il n’y a pas encore de thème à proprement parler, de nombreux passages (en général de deux mesures) sont joués deux fois de suite (certains historiens modernes y voient une façon de «tirer à la ligne», d’autres pensent que c’est une façon d’insister sur les terminaisons cadentielles et donc de renforcer l’aspect tonal du discours ; nous pourrions émettre une autre hypothèse, à savoir qu’il pourrait s’agir d’un changement de nuance sous-entendu, en écho ou en insistance, comme dans le concerto grosso ou dans les futures partitions classiques pour pianoforte). Quant à la main gauche, son discours s’avère plus varié que la simple «batterie d’Alberti» dont l’usage sera du reste plus systématique chez certains auteurs ultérieurs.
D’une facilité d’exécution sans comparaison avec l’écriture de Scarlatti ou de Händel, l’œuvre pour clavier d’Alberti s’inscrit effectivement dans l’esthétique «galante» qui, de fait, se caractérise toute entière par sa totale innocuité : enchaînements harmoniques simples et prévisibles, mélodies souvent ornées mais essentiellement construites sur des mouvements conjoints,… Eve Badura-Skoda note d’ailleurs que plus de 80% des sonates de style galant sont en majeur ; cette proportion est encore plus déséquilibrée chez Alberti, où le mode mineur est rarissime. Et pourtant : les mélodies de la main droite, nonobstant leurs répétitions presque systématiques, y sont effectivement plutôt expressives (notamment au moyen de quelques sauts disjoints, généralement ascendants comme dans un geste vocal), et emploient des rythmes fluides et plus variés que dans la période précédente, plus purement baroque ; de plus il ne s’interdit pas quelques finesses chromatiques et modulations parfois recherchées. Le style évoque finalement davantage les futures sonates de Eckard ou Haydn, que celles d’auteurs italiens de la génération précédente (Scarlatti, Marcello ou Durante) ou de la même génération qu’Alberti. Du reste, ses sonates se diffusent bien davantage que celles d’auteurs tels Platti ou Rutini dont les noms ne figurent dans aucun des dictionnaires de l’époque, ou encore du père bolonais Giovanni Baptista Martini, connu surtout pour ses écrits théoriques. Pietro Domenico Paradies, ayant vécu en Angleterre, fait l’objet d’un brève mention par Burney… qui le compare, en termes peu flatteurs, à Scarlatti et Alberti.
De fait, plusieurs musiciens italiens, et en particulier vénitiens, séjournent à Londres au cours de leur carrière. C’est notamment le cas de Giambattista Pescetti, auteur de plusieurs opéras mais également de quelques sonates, ce qui conduit Daniel Freeman à noter : «Pescetti fut d’une certaine façon le prototype de tous ces compositeurs italiens qui accouraient à Londres pour y écrire des opéras, mais produisaient également des sonates pour clavier afin de rentabiliser leur notoriété. Les classes moyennes aisées d’Angleterre étaient un marché avide de partitions récréatives pour clavier.» Parmi ces expatriés vénitiens, un seul peut se prévaloir d’un succès comparable (et même supérieur) à celui d’Alberti : il s’agit du vénitien Baldassare Galuppi, également évoqué, l’on s’en souvient, dans Le Neveu de Rameau. Sa renommée s’étend à toute l’Europe du fait de ses voyages à Vienne, Londres, Berlin et Saint-Pétersbourg. S’il se fait avant tout connaître comme compositeur d’opéra, il est également l’auteur de nombreuses sonates pour clavier seul : on lui en attribue plus de 120, de date incertaine mais probablement écrites surtout à partir des années 1750 (et, d’une certaine façon, dans le sillage d’Alberti dont il partage de nombreux traits d’écriture quoique de façon souvent moins cohérente). Et pourtant : Galuppi, comme tous ses concitoyens (à l’exception de Scarlatti), a fini par sombrer dans l’oubli au XIXe siècle, tandis que le nom d’Alberti a survécu grâce à une dérisoire formule de quatre notes.
Ce n’est que depuis une quarantaine d’années que des historiens et musiciens, enfin débarassés – on l’espère – de «querelles» esthétiques et idéologiques (nous avons vu qu’avant cela sa simple mention chez Diderot suscitait des contorsions hasardeuses, et nous verrons ci-dessous un autre exemple édifiant du début du XXe siècle), semblent avoir pris conscience d’une éventuelle valeur intrinsèque des œuvres d’Alberti. Outre quelques pages dans un ouvrage récent d’Eve Badura-Skoda (The Eighteenth-century Fortepiano Grand and Its Patrons: From Scarlatti to Beethoven, paru fin 2017), l’on peut se référer à un mémoire soutenu en 2008 par Jun Kwon, étudiant à l’université de Cincinnati, et à un article publié en 1994 par Daniel Freeman : Johann Christian Bach and early classical Italian masters, accessible en ligne dans son intégralité ; on ne peut que souhaiter que cette recherche se poursuive, et que d’autres œuvres d’Alberti soient retrouvées parmi les innombrables manuscrits encore perdus ou jalousement gardés par des descendants de collectionneurs.
Signes de ce regain d’intérêt, l’on peut aujourd’hui trouver en ligne quelques pages s’intéressant à Alberti – non sans présenter quelques affirmations parfois douteuses et non-étayées. Ainsi s’est tenu, dans la dernière décennie, un concours international de piano baptisé Alberti, et dont le site affirme (sans citer de sources) que :
La basse d’Alberti ne fut pas la seule contribution d’Alberti au monde de la musique. Il fut probablement le premier compositeur à utiliser la forme ternaire plutôt que binaire dans ses [premiers mouvements de] sonates. Ses sonates reflétaient aussi une nouvelle vision esthétique qui allait dominer la deuxième moitié du XVIIIe siècle : la sonate instrumentale en tant que reflet de la forme dramatique musicale. Le premier mouvement de la plupart de ses sonates rappelle cette forme en faisant alterner des épisodes ressemblant à des récitatifs et à des airs.
Alberti annonça également le style Allegro cantabile de Mozart […] en utilisant des mélodies d’écriture vocale pour la main droite dans les mouvements rapides plutôt que les mélodies abstraites plus habituelles à l’époque, faites d’arpèges brisés et de segments de gamme. Cette innovation était probablement le reflet de son expérience d’interprète, non seulement en tant que chanteur de récital mais en tant que l’un des rares chanteurs-clavecinistes en Italie, capables de s’accompagner eux-mêmes.
Le succès et l’influence d’Alberti fut perceptible plus tard au XVIIIe siècle. Dans les années 1760, Leopold Mozart donna à son fils un album de sonates d’Alberti pour lui servir de modèle de composition. Le jeune Wolfgang s’en imprégna. Ses premières sonates pour violon sont inspirées directement d’Alberti. Et même dans ses œuvres plus tardives telles que la sonate K.545 ou les variations K.264, on peut entendre l’influence d’Alberti. Dans les années 1760 et 1770, selon Diderot, les œuvres d’Alberti étaient admirées du tout-Paris.
L’histoire de cet «album» offert à Wolfgang Mozart par son père n’est étayée par aucune des sources que nous ayons pu trouver ; il est au demeurant tout à fait possible que le recueil des huit sonates d’Alberti qui remporta tant de succès à Londres et Paris ait pu parvenir jusqu’à Salzburg. L’on sait cependant avec certitude que Mozart a grandi avec les sonates de Wagenseil (ce qui explique probablement pourquoi il commença par rédiger, tout comme ce dernier, des sonates avec «accompagnement de violon») et surtout les six sonates op.1 du jeune Johann Gottfried Eckard (à qui son père le présente lors de sa première visite à Paris à l’âge de sept ans), dans lesquelles, comme le notent Burney et La Borde, la main gauche tend à prendre un aspect fréquemment albertoïde. Influence déplorable sur le jeune musicien ! se lamentera plus tard le critique Théodore Wyzewa dans un long article aux inflexions emphatiques (sinon franchement hystériques), publié en 1904 par la Revue des deux mondes :
L’Europe entière, à cette date, commençait à éprouver le double besoin d’une musique qui «chantât» et d’une musique qui, pleinement, franchement, exprimât les nuances des émotions du cœur : et il faut bien reconnaître que le contrepoint traditionnel, sauf quand il était manié par la main souveraine d’un Haendel, d’un Sébastien Bach, ou d’un Corelli, n’avait guère de quoi répondre à ces deux désirs. […] Ainsi, d’année en année, et du vivant même des plus forts contrapontistes qu’ait connus la musique, — car on sait que Sébastien Bach n’est mort qu’en 1750, et Hændel en 1759, — la langue de la sonate évoluait vers une homophonie plus complète : soit que le contrepoint n’y intervînt plus que pour faire ressortir ensuite la ligne unique d’un chant, ou qu’il se réduisît déjà à un simple rôle d’accompagnement, enroulant le feuillage léger de ses imitations autour d’une mélodie principale nettement accusée ; en attendant que, aux approches de l’année 1740, le coup mortel lui fût porté par une déplorable invention de l’amateur vénitien Domenico Alberti. Cette invention, qui longtemps a gardé le nom de basse d’Alberti, — après quoi, hélas ! elle est devenue jusqu’à nous d’un usage si commun que personne ne s’est plus soucié d’en connaître l’auteur, — consistait à briser les accords de l’accompagnement, de façon à occuper la main gauche pendant que la main droite dessinait le chant. Procédé éminemment commode pour les mauvais musiciens, qu’il dispensait d’étoffer le revêtement harmonique de leurs idées[…].
Et vlan. La suite du texte mérite peut-être d’être résumée ici, moins pour son ton inénarrable que pour la phrase suivante, qui, préfigurant par inadvertance une célèbre citation de Georges Perec, ne manquera pas d’interpeller les Ou-x-potes de tout poil :
Les hommes de ce temps n’admettaient pas qu’un genre artistique, si libre qu’il fût, — et celui-là avait précisément pour essence d’être libre, — pût se passer d’un certain appareil de conventions extérieures fixes et stables, délimitant ses ressources et garantissant sa durée. On estimait alors (comme Mozart allait continuer à le penser toute sa vie) qu’une part de contrainte était la condition indispensable de la vraie liberté[…]. À l’heure où le petit Mozart s’apprêtait à écrire sa première sonate, il ne restait plus guère, de par le monde, que deux types de sonate, très nettement distincts l’un de l’autre[…]. La sonate «italienne» avait, dans son ensemble, un caractère plus libre, mais aussi plus léger, et avec une signification expressive presque toujours plus superficielle. […] La sonate rivale, plus particulièrement cultivée par des maîtres allemands […] était un monument artistique de l’équilibre le plus harmonieux, élégant et solide, simple et divers, capable de traduire toutes les nuances des passions, et de les revêtir toutes d’une commune beauté. […]
Tel était, très brièvement esquissé, l’état de la musique de clavecin (ou plutôt déjà de piano, car ces transformations artistiques du style avaient coïncidé avec une transformation non moins importante de la nature et des ressources de l’instrument lui-même) à l’instant où, en octobre 1763, dans sa chambre d’auberge de Bruxelles, le petit Mozart s’était mis à écrire sa première sonate. Substitution du piano au clavecin, substitution de l’homophonie au contrepoint, substitution de la sonate à la suite, rivalité entre deux types de sonate différens : c’était là, non pas en vérité une révolution, comme celle qu’allait amener, un demi-siècle plus tard, le mouvement romantique, mais une crise générale d’évolution et de remaniement. […] Comment s’étonner que, dans ces conditions, le petit Mozart ait, lui aussi, oscillé durant plusieurs années d’un système à l’autre, suivant les goûts et les habitudes des différens milieux où il s’est trouvé ? Son génie ne l’empêchait point de n’être encore qu’un enfant ; et il n’y a pas d’enfant qui, transporté d’une province à l’autre, ne prenne involontairement l’accent qu’il entend parler dans chacune d’elles. […]
S’il avait écrit sa première sonate six mois plus tôt, avant son départ de Salzbourg, tout porte à croire qu’il l’aurait construite, d’un bout à l’autre, sur le modèle «allemand» de celles de Philippe-Emmanuel Bach. Car bien que nous n’ayons aucune donnée positive sur les œuvres qu’il connaissait à cette époque, nous savons cependant que pas un des grands maîtres italiens ne lui avait encore été révélé ; il ignorait aussi la musique de Sébastien Bach et celle de Haendel, que Léopold Mozart méprisait trop lui-même pour les juger dignes de l’attention de son fils[…].
Ou plutôt, si le petit Mozart avait écrit sa première sonate avant de quitter Salzbourg, tout porte à croire qu’il y aurait simplement imité les sonates de son père, orgueil de la maison familiale et des rues voisines. Nous connaissons trois de ces sonates de Léopold Mozart, toutes trois gravées dans le recueil nurembergeois que je viens de nommer. Au point de vue du chant et de l’expression, ce sont des œuvres absolument sans valeur[…]. Telles étaient les œuvres que Wolfgang, à Salzbourg, avait été instruit à vénérer comme les modèles les plus parfaits de leur genre. Et en effet sa sonate de Bruxelles, au premier coup d’œil, ne laisse pas de leur ressembler[…]. Le pauvre enfant aura été si pénétré de l’importance de son entreprise, — ne se hasardait-il pas à rivaliser avec son illustre père ? — que, sans doute, il se sera appliqué à son travail comme à un devoir d’écolier. Mais si la sonate ne nous révèle encore presque rien de son génie créateur, […] elle nous prépare à la merveilleuse floraison de passion et de poésie qui bientôt, demain, au contact de modèles plus parfaits, va jaillir tout à coup du cœur de l’enfant.
«Jaillira» de Mozart, comme de beaucoup d’autres, une quantité considérable de compositions dans lesquelles la basse albertine tiendra une place incontournable… et qui, certes, ne témoignent pas toutes de la plus grande inventivité : chez Mozart comme partout ailleurs à cette époque, l’emploi de cette formule d’accompagnement relève d’un pur réflexe idiomatique, plutôt que d’un choix esthétique délibéré. Son adéquation à la musique tonale est évidente : suffisamment simple pour que l’on entende très clairement l’accord parfait qui la constitue, suffisamment sinueuse pour sembler intéressante (et même «virtuose» pour peu qu’on la joue très très très vite), suffisamment abordable pour être maîtrisée par n’importe quel claviériste à la petite semaine, sa qualité première réside certainement dans son aspect prévisible. D’une structure limpide, d’une construction harmonique absolument univoque, elle est deviendra le signe par excellence de cette musique que l’on dit (par paresse intellectuelle) «classique» – ce qui autorise effectivement à voir en elle la tarte à la crème de l’écriture pianistiques pour compositeurs propres-à-rien que le beau linge musical se complait à décrier depuis qu’elle est passée de mode. Ces prises de position sont d’autant plus incompréhensibles (pour ne pas dire risibles) que la basse albertine, en tant que simple composante du discours, est parfaitement neutre ; en linguistique ce serait par exemple l’équivalent d’une négation, ou d’un embrayeur. Une gamme ascendante a-t-elle une valeur esthétique en soi ? Et une phrase en octaves ? Et un trille ?
Cette neutralité de la basse albertine se constate dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle : il suffit par exemple de comparer chez Mozart la sonate dite «facile» et celle en La mineur pour constater combien une même formule peut prendre un sens plaisant ou intensément dramatique. Mozart, du reste, l’a si bien intégrée à son langage qu’il lui arrive même d’en faire usage en-dehors du répertoire pour piano, par exemple dans des parties orchestrales de seconds violons. On la trouve bientôt dans le répertoire de harpe, de guitare ; chez les auteurs du XXe siècle on la verra resurgir, que ce soit sous forme de citation néoclassique explicite (chez Stravinsky, au basson dans Pulcinella ou avec un solo de cornet en do Majeur dans Œdipus Rex), d’accompagnement virtuose (la Toccata de Poulenc) ou de référence discrète (la 5e sonate de Prokofiev) ; on peut même en trouver des formes détournées, par exemple dans l’accompagnement du Nocturne op.27 n°2 de Chopin ou encore dans le 3e mouvement de la quatrième sonate de Prokofiev. Encore aujourd’hui, les formules albertinesques remplissent des rayonnages entiers d’easy-listening piano plus ou moins vaguement dérivés de musiques de films et de minimalisme : Philip Glass, Yann Tiersen, Ludovic Einaudi et l’on en passe. La musique pop s’en est également emparée avec des chansons telles que Pipeline, dans le riff de basse de Riders on the storm ou encore dans le célèbre vamp de No Surprises. De façon nettement plus intéressante, le compositeur (et membre de l’Oumupo) Tom Johnson a montré dès 1996 que la boucle albertine est un exemple minimal de mélodie auto-similaire, ouvrant la voie à de nombreux travaux musicaux et mathématiques.
Si la précieuse exquisité du style galant, où tout n’était que «délicateſſe & goût», a fait long feu pour laisser la place à des modes d’expression artistique (fort heureusement) moins inoffensifs, la batterie d’Alberti lui a survécu pour s’adapter à des modes nouvelles ; quoique datée historiquement (comme tout objet culturel), elle semble finalement vieillir plutôt bien. Et sans doute mieux, même, que certains procédés pianistiques plus récents, tels que ceux que l’on trouve dans la littérature musicale la plus boursouflée du XIXe et du XXe siècle. Il ne fait aucun doute que l’écriture d’Alberti, simple et sans esbroufe, modeste et accessible, trouvera encore longtemps des interprètes et des auditeurs bienveillants – il serait hélas difficile d’en dire autant, pour prendre un exemple (presque) au hasard, d’un certain Eugen d’Albert, pianiste écossais (1864-1932) interprète de Brahms et Liszt, et auteur lui-même d’œuvres d’un romantisme tardif. On le dit pourtant lointain descendant de… Domenico Alberti.
Il y a 150 ans, en 1867, était jouée pour la première fois une partition à laquelle l’Europe (puis l’Amérique du Nord) serait condamnée à ne plus jamais échapper : Le beau Danube bleu.
An der schönen blauen Donau, op. 314 est une suite de valses rédigée en 1866 par Johann Strauſs, deuxième du nom (1825-1899, parfois orthographié Strauss ou Strauß). Le jeune musicien viennois est alors en pleine gloire dans l’empire austro-hongrois (lequel vient de perdre une guerre contre la Prusse et l’Italie) ; déja abondante à l’époque, sa production comptera au final plus de deux cent suites de valses, cent quatre-vingt polkas, cent quarante quadrilles, quatre-vingt marches, une petite vingtaine d’opérettes (dont seulement quinze achevées) et un opéra-bouffe. Il est d’ailleurs lui-même issu d’une véritable dynastie : son père (du même nom, 1804-1849) était également compositeur de valses viennoises — il se raconte que son fils dut apprendre la musique en grand secret et se trouva durement tancé lorsqu’il fut un jour surpris à jouer du violon — et ses deux frères sont également devenus compositeurs.
Cette suite de valses est à l’origine commandée en tant que partition vocale (pour chœur d’hommes) ; Strauſs n’apprécie pas particulièrement la musique chorale, et se contente de laisser un parolier de l’association commanditaire ajouter des paroles sur sa mélodie (et remplacer ensuite les mots à chaque fois que le compositeur la retravaille). Parallèlement à la version chorale, Strauſs élabore une version purement instrumentale (pour grand orchestre), dont il tirera également une réduction pour piano seul. La suite complète regroupe une dizaine de thèmes présentés en cinq mouvements à travers une forme de rondo, dans des tonalités variés et avec une orchestration plus finement soignée qu’on ne le croirait au premier abord. Nous savons cependant aujourd’hui que non seulement tous les thèmes présents sont en fait recyclés de partitions antérieures, mais Strauſs a eu recours à plusieurs collaborateurs pour écrire la partition.
Si cette pièce reste aujourd’hui connue, c’est avant tout pour son thème principal d’une simplicité indépassable (ce qui rend d’ailleurs son abord aisé pour les pianistes débutants). Écrit en Majeur sous forme d’une phrase mélodique entrecoupée de ponctuations plus aigües, il se déploie sur un rythme de valse assez lente, construit exclusivement en noires et valeurs longues autour d’arpèges sur l’accord de tonique et de dominante. Le seul discret signe de modernité (qui permet de dater cette mélodie, mais lui confère également son aspect sucré et viennois) réside sans doute dans l’emploi du sixième degré non résolu (sauf à la toute fin), que ce soit comme neuvième de dominante (majeure) ou comme sixte ajoutée à l’accord de tonique.
Après un relatif succès lors de la première (à laquelle le compositeur n’assiste pas, peut-être de crainte que le public n’y reconnaisse des thèmes déjà entendus dans d’autres de ses partitions), Strauſs ajoute en vue de la deuxième représentation le mois suivant une introduction et une coda orchestrales (qu’il rédige cette fois lui-même) ; de surcroît c’est lui-même qui dirigera l’orchestre (à l’archet, tout en intervenant parfois au violon). L’accueil est néanmoins mitigé (il se sentira chagriné de ne s’être vu demander qu’un seul bis !) : peut-être parce qu’elle se trouve noyée dans un programme conséquent (incluant pas moins de 25 créations des frères Strauſs !) ; peut-être sont-ce les paroles humoristiques (et peu seyantes à la capitale d’un empire qui vient d’essuyer une défaite militaire) de l’œuvre qui déplaisent au public viennois — ou, plus probablement, à Strauſs lui-même, qui considère que la partie vocale nuit aux sections instrumentales comme il le confie à un de ses frères :
Den Walzer mag der Teufel holen, nur um die Coda tut’s mir leid – der hätt’ ich einen Erfolg gewünscht.
(«Le diable peut emporter cette valse, mais je suis déçu pour la coda, à laquelle je souhaitais du succès.»)
Quelques mois plus tard, c’est dans une version purement instrumentale qu’il la représente à Paris (lui donnant ainsi son titre français, Le beau Danube bleu), où elle est accueillie à bras ouverts par un public français qui se trouve lui-même, tout comme l’Autriche, en concurrence avec la Prusse (personne ne se doute alors que Strauſs demandera plus tard la nationalité allemande, afin de pouvoir divorcer de sa seconde femme). Quoi qu’il en soit, le succès de cette partition ne se démentira dès lors plus jamais, y compris et surtout dans son pays d’origine, dont elle viendra à tenir lieu d’hymne national non-officiel (encore aujourd’hui à chaque Nouvel An, alors que la radio britannique diffuse le carillon de Westminster, les médias autrichiens jouent cette valse). (Une douzaine d’années plus tard, afin de susciter en son œuvre un intérêt renouvelé, Strauſs fait appel au magistrat, poète et musicien Franz von Gernerth pour mettre sur sa valse de nouvelles paroles, enfin dignes de son intitulé.)
Si Johann Strauſs semble n’avoir jamais eu de prétention à une écriture particulièrement savante, il n’en reste pas moins un excellent et talentueux faiseur de musique légère, et suscita à ce titre l’éloge bienveillant de nombreux compositeurs : son futur homonyme Richard Strauss (aucun lien de parenté) déclarerait qu’«il est bien plus difficile d’écrire une jolie valse qu’une symphonie d’intérêt moyen». Verdi disait le «révérer en tant qu’un de [ses] collègues les plus géniaux». Cependant, le plus frappant est probablement l’amitié et l’estime dont l’honora, pendant les dernières décennies du XIXe siècle, Johannes Brahms — estime quelque peu asymétrique du reste, puisque ce dernier rapporta que sa propre musique «horripilait» Strauſs. Témoignent notamment de cette relation quelques clichés photographiques des vacances que passeront les deux compositeurs ensemble en 1894, en compagnie de la dernière épouse de Strauſs, Adele. Peut-être est-ce elle (ou, selon d’autres sources, sa fille Alice, née d’un premier mariage avec le banquier Anton Strauss — autre homonyme sans lien de parenté), qui demanda un jour à Brahms de lui écrire un autographe sur son éventail. Au lieu de lui écrire quelques mesures d’une de ses propres partitions, Brahms choisit de recopier le début du beau Danube bleu, et y ajouta les mots Leider nicht von Johannes Brahms («malheureusement pas de Johannes Brahms»), en témoignage de son admiration pour cette musique. Les deux compositeurs moururent quelques années plus tard (Brahms en 1897, Strauſs en 1899), et furent enterrés côte à côte au cimetière central de Vienne.
L’histoire trouve un épilogue inattendu quelques décennies plus tard… avec un autre compositeur viennois majeur. En 1937, le compositeur autrichien Arnold Schönberg, en exil aux États-Unis, entreprend une magistrale orchestration du premier quatuor avec piano de Brahms (envers lequel il a toujours témoigné d’une admiration sans bornes et indéfectible). En marge de sa partition, a été conservé un étonnant feuillet de la main de Schönberg, où il semble avoir tenté de reproduire la dédicace de Brahms sur l’éventail précédemment mentionné — incluant à la fois le fragment du beau Danube bleu, et l’inscription, allant même jusqu’à imiter l’écriture et la signature de Brahms. Juste en-dessous, il recopie cette fois un fragment du quatuor de Brahms, et y indique dans un mélange d’allemand et d’anglais :
Leider von Johannes Brahms / only orchestrated by Arnold Schoenberg
(«Malheureusement de Johannes Brahms / seulement orchestré par Arnold Schönberg»).
Comme quoi.
Dans notre imaginaire musical occidental se superposent quelques thèmes de ces musiques que l’on dit légères, des mélodies d’apparence anodine mais que l’on retient vaguement sans en connaître ni l’auteur ni l’origine, toutes sortes d’époques et de pays finissant par coexister indistinctement en une paisible bouillie esthétiquement inoffensive, partagée au-delà des générations et des différences de classe. Les anglo-saxons ont une expression pour désigner ces thèmes : earworm, littéralement «ver d’oreille». Faut-il chercher dans les motifs mélodiques eux-même une qualité intrinsèquement mémorable, un aspect entraînant (ou, pour employer un autre mot anglais, catchy) ? Nous en doutons, et postulerions plutôt que n’importe quelle mélodie suffisamment brève peut être inculquée à quasiment n’importe qui, à deux conditions : être répétée suffisamment souvent, et être associée à un stimulus non-musical — des paroles, une image, une thématique, un contexte affectif, un souvenir personnel…
Un exemple particulièrement frappant à ce titre nous est donné par la célèbre «marche des clowns» (ce qui n’est pas son vrai titre, nous allons le voir). Il s’agit d’une mélodie remarquablement complexe (ce qui n’a manifestement empêché personne de la retenir), immédiatement reconnaissable de par son rythme et son phrasé (en particulier sur les appoggiatures en chromatisme ascendant) ; il suffit d’en entendre les deux premiers temps pour conjurer l’image d’un clown (ce qui a probablement conduit, dans les années 1960, les producteurs britanniques du Benny Hill Show à choisir comme musique de générique le blues-rock instrumental Yakety Sax dans lequel le saxophoniste Boots Randolph cite précisément le début de cette marche — l’association comique burlesque + saxophone staccato est d’ailleurs devenue elle-même un cliché musical incontournable).
Il nous faut remonter environ 65 ans en arrière pour rencontrer l’auteur de cette Grande marche chromatique op.68 ; c’est un jeune compositeur tchèque du nom de Julius Fučík (1872-1916) qui l’écrit en 1897 à l’âge de 25 ans et la rebaptise bientôt Vjezd gladiátorů («l’entrée des gladiateurs»), choix d’ailleurs assez incongru pour une musique aussi légère — Fučík ignorait probablement que l’américain John Sousa, grand compositeur de musique de fanfare, avait lui-même écrit une «marche des gladiateurs» quelques années auparavant. Jeune homme brillant, Fučík avait notamment été l’élève d’Antonín Dvořák, qui lui aurait dit : «vous avez du talent et du cœur ; c’est un don rare». Bassoniste dans l’armée austro-hongroise, il rédigera environ 400 œuvres en moins de vingt ans, de musique principalement légère mais parfois également plus savante (une grande partie de sa production étant malheureusement perdue). Toutefois, le public américain ne découvrira la fameuse marche que par le biais d’un arrangement différent, dû au québecois Louis-Philippe Laurendeau, lequel la publie à New York en 1901 sous le titre Thunder and Blazes («le tonnerre et les flammes», choix tout aussi inexplicable) ; elle y perdra également son caractère militaire, et sera adoptée par les cirques (sur un tempo notablement acceléré) sous forme d’une musique screamer (littéralement, une «hurleuse») endiablée.
De fait, les États-Unis (alors en plein développement économique, du moins jusqu’à la Grande dépression) jouèrent un rôle majeur dans l’avènement de ce patrimoine musical léger dont l’ensemble du monde occidental allait, encore aujourd’hui, confusément hériter. Nous avons déjà évoqué Sousa, il faudrait lui ajouter, à la génération suivante, Henry Fillmore (1881-1956) et Karl King (1891-1971). Leurs plus grand succès ne font d’ailleurs que s’ajouter à des airs déjà plus anciens, dont l’origine peut remonter à la guerre de Sécession, à la guerre d’Indépendance ou même au-delà. Des influences différentes coexistent jusqu’à finir par se gommer : ainsi, si l’hymne de l’armée est choisi parmi l’œuvre de Sousa, celui des Marines est emprunté à une opérette française d’Offenbach. Au-delà du milieu militaire, la musique de fanfare et de foire montre combien les États-Unis sont le pays par excellence du melting pot et du syncrétisme ; sous les chapiteaux et sur les parquets de bal, l’on y découvre avec béatitude la valse Les Patineurs du français Émile Waldteufel (1837-1915), la valse Fascination du franco-italien Fermo Dante Marchetti (aussi connu sous le nom de Léo Clavière, 1876-1940), les tubes de Fritz Kreisler (1875-1962)… S’y ajoutent également des morceaux de répertoire savant, volontiers ré-adaptés : la Marche Turque de Mozart, l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini, le Beau Danube bleu (sur lequel nous reviendrons très prochainement)…
L’amérique latine commence également à se faire connaître, avec par exemple la valse Sobre las Olas de l’étonnant mexicain Juventino Rosas (1868-1894), violoniste de rue devenu compositeur avant de mourir à seulement 26 ans ; si l’écriture de cette valse ne trahit pas ouvertement ses origines d’amérique centrale, il en ira autrement pour le tango-milonga La Cumparsita, écrit à seulement 18 ans par l’uruguayen Gerardo Matos Rodríguez (1897-1948) et qui deviendra vite un «signe» à part entière, non pas des clowns, mais de l’hispanisme macho. À ce répertoire s’ajouteront plus tard des chansons telles que Adiós muchachos (1927) ou Bésame Mucho (1940) — le «pittoresque» d’importation sud-américaine enjambant allègrement les frontières, de l’Argentine au Mexique.
Pour revenir à l’Europe, d’autres pans de son répertoire léger semblent s’être moins bien exportés ; c’est le cas des pièces de flûte du français Eugène Damaré (1840-1919), ou encore du galop Souvenir du cirque de Renz pour xylophone de l’allemand Gustav Peter (1833?-1919), aujourd’hui incontournable pour tous les claviéristes.
Il conviendrait également de mentionner ici la chanson Si tu veux [faire mon bonheur], Marguerite, mise en musique par le chef d’orchestre Albert Valsien pour le chanteur franco-britannique Harry Fragson, qui la chanta lors de sa dernière tournée avant de mourir dans des circonstances tragiques (le 31 décembre 1913, il fut tué d’un coup de pistolet alors qu’il tentait d’empêcher son père octogénaire et malade mental de se suicider). Cette chanson a été adoptée à la fois par les cirques de toute l’Europe, en France par les régiments de corps de garde (dans des versions parfois grivoises), et on l’entend encore fréquemment dans les rues lors des manifestations.
Notons que le patrimoine musical des populations amérindiennes, aborigènes, ou africaines, ne figure nulle part dans l’imaginaire collectif occidental quant au continent asiatique et à l’océanie, s’ils en sont quasiment absents (à l’exception du «motif chinoiserie» que nous avions déjà évoqué), c’est plutôt dans la musique savante qu’on en trouve quelques traces lointaines et hautement approximatives, voire carrément racistes. Notons également l’émergence, depuis quelques décennies, d’une mode de l’exotisme autour par exemple des J-Pop et K-Pop (musique «pop» d’origine japonaise ou sud-coréenne), toutes sortes de langages au demeurant déjà largement occidentalisés. Est-ce à dire que la dématérialisation des échanges culturels pourrait cesser d’être un simple outil d’impérialisme et d’acculturation pour devenir un véritable dialogue ? Pourrait-on assister à l’émergence d’une cohabitation musicale réellement pluraliste ? L’avenir prochain nous le dira.
Le marasme politique dans lequel se trouve actuellement le Royaume-Uni n’est probablement pas le plus apparent des troubles qui l’affectent : depuis quelques mois en effet, Big Ben ne sonne plus. On ne l’entendra à nouveau qu’au terme de quatre longues (et coûteuses) années de rénovations, un laps inédit en plus d’un siècle et demi d’existence— au demeurant non dénuée d’aléas : ainsi dès 1859, sa cloche principale, de plus de treize tonnes, se fissura après seulement deux mois d’activité, et le timbre qu’on lui connaît depuis lors résulte précisément de cette fêlure jamais comblée.
Si la renommée de Big Ben dépasse largement les rivages du Royaume-Uni, peu de non-britanniques savent que ce surnom (dont l’origine reste d’ailleurs indéterminée) désigne en fait la plus grosse des cinq cloches de la tour nord du palais de Westminster ; ce n’est qu’improprement que l’expression en est venue à désigner la tour elle-même — à cette synecdoque s’en ajoute d’ailleurs une autre, puisque l’édifice est devenu si emblématique qu’il sert couramment à résumer «l’Angleterre» toute entière : de même qu’une scène de film se déroulant en France ne semble pouvoir s’ouvrir que sur une vue de la Tour Eiffel sur fond d’accordéon, l’équivalent côté britannique sera constitué de «Big Ben» et son carillon à quatre notes. Ce petit indicatif (un jingle, au sens littéral) berce la vie quotidienne des londoniens, de la nation entière et même du monde anglophone, puisque la BBC s’en sert pour indiquer l’heure juste, les dimanches et le jour de l’an. Qu’on ne dise pas que le sound design est une invention récente !
Arrêtons-nous justement sur ce carillon, dont le motif musical doit être l’une des mélodies les plus connues au monde. Son origine est largement antérieure à Big Ben, puisqu’on l’entendit tout d’abord à la fin du XVIIIe siècle au clocher de l’église St-Mary The Great de l’Université de Cambridge (soit à une centaine de kilomètres de Londres). Lorsque celle-ci se dota d’une nouvelle horloge en 1793, c’est un des professeurs de l’université qui fut chargé de «composer» la mélodie du nouveau carillon. Joseph Jowett, professeur regius de droit civil au Trinity College, est donc considéré officiellement comme l’auteur du carillon ; il n’était cependant pas musicien, et dès le XIXe siècle se firent jour plusieurs théories selon lesquelles il aurait été suppléé par plus talentueux que lui. La plus séduisante de ces hypothèses — et non la moins probable — y voit l’œuvre d’un jeune homme brillant du nom de William Crotch (il aurait alors été âgé de 17 ans), l’assistant de John Randall, organiste titulaire de Cambridge. Enfant prodige (donnant ses premiers concerts dès quatre ans), Crotch semblait promis à un avenir glorieux : il fait jouer son premier oratorio à l’âge de 14 ans, devient même peintre occasionnel en fréquentant Malchair et Constable. Sa production ultérieure reste cependant limitée en envergure et en intérêt ; sa contribution la plus intéressante réside sans doute dans son anthologie critique Specimens of Various Styles of Music, document essentiel sur la musique britannique de cette époque.
De quel niveau de compétence musicale, au demeurant, ce carillon témoigne-t-il au juste ? Après tout, assembler quatre notes en divers motifs, ne semble pas requérir de talent considérable, particulièrement en comparaison d’autres carillons sur huit, dix ou jusqu’à seize cloches. L’on raconte ainsi que le carillon de Whittington, au quatorzième siècle, incita un jeune apprenti en fuite à revenir sur ses pas, ce qui lui permit de devenir quatre fois maire de Londres.
Outre le paradoxe d’un tel engouement pour un carillon dans un pays comme l’Angleterre où existe une riche tradition de sonneurs de cloches (par opposition aux carillonneurs, qui sont des percussionnistes à clavier), ce qui fait peut-être aussi le manque d’intérêt du carillon de Westminster, c’est peut-être aussi d’être joué par un mécanisme, si perfectionné soit-il. (Ceci pour ne rien dire des concurrents redoutables, en matière de propagande religieuse, que sont les Mu’addhins. Employer une personne en chair et en os plutôt qu’une grosse cloche avec un gros marteau mécanique ? Décidément, la sauvagerie barbaresque est à nos portes.) Impossible de savoir à ce stade à quoi ressemblera la future horloge de la tour ; il est néanmoins amusant de savoir que celle qui a officié pendant plus d’un siècle et demi n’était réglée qu’au moyen… d’un empilement de pièces de monnaie : chaque penny ajouté ou retranché résultait en un décalage d’une demi-seconde par jour.
Pour en revenir aux quatre notes de Cambridge-Westminster, on peut, tout au plus, noter qu’il s’agit d’un langage relevant de l’harmonie tonale la plus élémentaire — deux notes relèvent de l’accord de tonique, et deux de l’accord de dominante, les motifs se terminant alternativement sur la tonique et la dominante. Cependant le résultat ici imparfait, et d’autant plus frustrant d’un point de vue oumupien, qu’il ne procède même pas d’une permutation rigoureuse : la sus-tonique ne se trouve jamais en position initiale ; le deuxième des motifs (que l’on entend à la demi-heure et à l’heure pile) ne fonctionne pas sur quatre mais sur seulement trois notes ; la combinaison la plus complète (à l’heure pile) semble récapituler tous les motifs précédemment entendus mais celui du premier quart d’heure n’y figure pas… Se dégage finalement de cette écriture une certaine forme de naïveté, qui contribue peut-être au charme du carillon mais ne peut que laisser perplexe quiconque s’y penche un instant. De fait, l’organiste Louis Vierne rédigea en 1927 une pièce pour orgue seul sur ce carillon… en se trompant dans son propre relevé — anecdote amusante qui ne fait qu’illustrer l’aspect arbitraire et approximatif de son écriture.
S’il faut à tout prix un trait de génie quelque part, il serait plutôt à chercher dans la construction a posteriori entourant le carillon, devenu célébrissime lorsqu’il fut reproduit à Westminster en 1858 (et il n’est pas sans ironie, à ce propos, de noter que le motif du carillon qui sonne tous les quarts d’heure, ne fait précisément pas intervenir la cloche Big Ben, qui elle ne sonne que les heures, à la fin du quatrième motif en carillon). En effet, dans la deuxième moitié du XIXe siècle se répand le bruit (dûment colporté par toutes les encyclopédies de l’époque) que l’auteur de cette mélodie, quel qu’il soit, s’est inspiré pour l’écrire… d’un fragment du Messie de Händel. Œuvre emblématique d’un auteur qui l’est tout autant : il rédige cet oratorio à Londres en 1741, au faîte de sa gloire (non seulement auprès de la noblesse et du roi, mais un également un véritable succès populaire) et devenu sujet britannique depuis une quinzaine d’années. Trois siècles plus tard, Händel reste une icône pour le public britannique — il suffit pour s’en convaincre de voir avec quelle vivacité sont accueillies les spéculations de «musicologues», de temps à autre, sur sa sexualité (était-il homosexuel ? Impensable ! Aurait-il été l’amant de la princesse Carolyn, et le père de sa fille ? Allons donc !).
D’un emblème l’autre ; l’histoire n’a malheureusement pas retenu le nom du faussaire qui est parvenu à faire le lien entre le Messie et le carillon, permettant ainsi au royaume britannique d’écrire une nouvelle page mémorable de son glorieux roman national. Il suffisait certes pour cela d’aller chercher un fragment de quatre notes dans une partition de trois cent pages — mais encore fallait-il y penser. Et le tour est joué : ainsi un vague motif provincial de la fin du XVIIIe siècle sera-t-il dorénavant présenté comme des «variations» sur l’oratorio le plus connu de la langue anglaise, célébrant un sujet religieux qui plus est. C’est ce qu’en narratologie l’on appellerait une retcon. Ou pour employer une métaphore informatique, du reverse engineering fictif. Cependant, c’est un autre mot anglais qu’il convient ici d’employer.
Et ce mot est : bullshit.
Étrange période que celle qui a débuté à l’automne 2017. Dans un contexte d’instabilité politique pour les sociétés réputées prospères, et de relative déréliction des acteurs médiatiques autrefois légitimés, c’est comme en un ultime sursaut que la classe politique et l’industrie culturelle s’émurent soudainement de quelques témoignages (d’abord isolés, mais bientôt torrentiels) de victimes de harcèlement sexuel. Favorisé par l’appétence (irrationnelle) de notre société envers l’information immédiate et non-vérifiée, ce phénomène jeta à bas en quelques instants plusieurs personnages puissants, voire idolâtrés depuis des décennies, soudainement discrédités auprès de l’opinion publique (avant toute procédure judiciaire, du reste hypothétique), mais également auprès du reste de la profession glorieusement offusquée — trop heureuse de pouvoir s’acheter à si bon compte une bonne conscience moralisatrice.
Au-delà du risque (jamais nul) d’accusations infondées ou calomnieuses, de la pertinence discutable pouvant conduire à agréger des faits objectivement inexcusables avec des situations subjectivement déplaisantes mais non répréhensibles, du caractère injuste ayant pu conduire à clouer certains accusés au pilori mais d’autres non, il convient sans doute de s’interroger moins sur les témoignages eux-mêmes (sous condition qu’ils aient été dûment déposés en justice, et étayés dans la mesure du possible) que sur le mouvement en résultant, peut-être moins sous forme de véritable soulèvement social que par effet de mode (un peu comme l’anti-racisme des années 1980 co-opté par la classe politique française), tendant in fine à maintenir le statu quo au prix de quelques déboulonnages symboliques.
Une illustration de cette ambigüité est à trouver dans une émission radiophonique diffusée sur BBC Radio 3 début décembre 2017, puis reprise dans une dépêche de l’agence britannique Associated Press, elle-même diligemment reproduite par le Guardian et l’Independent vite suivis d’une myriade de sites d’information, chacun reprenant à hauts cris le titre de ladite dépêche :
En musique classique, six interprètes sur 10 sont victimes de harcèlement sexuel.
Le chiffre a de quoi frapper : il est rond, élevé, difficile à croire mais facile à répéter.
Il est aussi, et c’est peut-être le principal (mais qui sommes-nous pour en juger), entièrement faux.
Les violences sexuelles et la protection de catégories du corps social réputées sans défense sont deux zones sensibles dans la perception symbolique et idéologique de nos sociétés (il suffit de voir combien la «protection des enfants contre les prédateurs sexuels» permet aux législateurs de faire passer de lois) ; dans ce cadre propice aux réactions irrationnelles (surestimation du risque, curiosité voyeuriste du public, mauvaise conscience ou culpabilisation, sanctification symbolique du statut de victime «survivante» quand bien même les victimes bien réelles sont souvent oubliées derrière l’emballage symbolique), les véritables travaux scientifiques — quand ils existent, ce qui n’est que trop rare — se retrouvent noyés dans le flot de «commentaire à chaud» et de récupération politique ; à l’exposé raisonné de problématiques complexes, l’on préférera immanquablement une poignée de chiffres frappants et le plus souvent fantaisistes, fournissant autant de munitions commodes pour les donneurs d’injonctions moralistes et de matraquage médiatique. Comme le rapportait Mark Twain (se référant à un politicien difficilement identifiable) : There are three kinds of lies: lies, damned lies, and statistics («il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les mensonges condamnables, et les statistiques»).
Un exemple nous en est fourni par le combat mené par le gouvernement des États-Unis en 2014-2015 contre le harcèlement sexuel sur les campus universitaires, s’appuyant sur une unique assertion, non-sourcée, selon laquelle «une femme sur cinq» avait été victime d’agressions sexuelles (chiffre variant parfois entre 1/5 et 1/4, et désignant parfois l’ensemble de la population adulte ou seulement les étudiantes en université). Il est établi que cette statistique ne repose sur rien, quand bien même certains s’emploient à la justifier (tout aussi incorrectement) par des contorsions autour du nombre — nécessairement invérifiable — d’agressions passées sous silence.
Revenons-en aux musicien(ne)s britanniques. Les deux seules sources interrogées par la BBC sont un questionnaire en ligne, proposé par le magazine Arts Professional à son lectorat — sans nous attarder sur la validité scientifique des sondages en ligne (ils n’en ont aucune), notons qu’y ont ici répondu 1580 personnes, dont seulement 861 réponses exploitables (dont 706 femmes), et dont seulement 120&nsbp;musicien(ne)s, sur lesquel(le)s 51% déclarent avoir été victimes de harcèlement sexuel «sous quelque forme» (l’expression n’étant définie à aucun endroit). Même si certains des témoignages sont touchants (et d’autres, purement anecdotiques), on reste loin d’une évaluation statistiquement probante.
Notons qu’à aucun moment cette «étude» ne propose de différence entre les musicien(ne)s «classiques» et les autres ; il faut pour cela nous pencher sur l’autre source invoquée par l’émission en question. Il s’agit d’un autre questionnaire en ligne, provenant cette fois de l’Incorporated Society of Musicians, syndicat de musiciens (globalement plus conservateur que la Musicians Union, l’autre syndicat britannique), dont les résultats ne sont pas encore publiés au moment ou nous écrivons ces lignes — faut-il en conclure que «faire le buzz» est une priorité plus urgente que de rendre public un travail sérieux et concret ? La façon dont cette initiative a été annoncée n’est pas de nature à nous rassurer sur cette question : un mois auparavant, l’ISM avait publié un premier communiqué relativement convenu, s’indignant de l’actualité récente et promeuvant sa propre équipe d’«avocats du travail hautement compétents de sexe féminin» ; cinq jours plus tard un nouveau communiqué réécrit le précédent et le transforme en appel à témoignages. Quoi qu’il en soit, l’ISM s’interroge sur la «discrimination» ou les «comportements inappropriés» (on dépasse donc, à nouveau, le cadre des agressions sexuelles au sens strict), s’adresse donc surtout aux personnes se sentant personnellement concernées par ce sujet précis, et quémande même explicitement des récits allant dans ce sens. Le fait que seulement 250 réponses aient été reçues, que sur ces réponses, seules 60% indiquent avoir été affectées par «une forme ou une autre de discrimination», et qu’enfin sur ces cas de discrimination, le harcèlement sexuel soit représenté (à quelle proportion exacte ? cela n’est pas dit), montre une fois de plus le peu de fiabilité du résultat. Ce qui n’empêchera nullement, gageons-le, quelque responsable politique de s’en saisir lorsque l’opportunité s’y prêtera.
Du reste, l’ISM n’en est pas à son coup d’essai pour ce qui est d’attraper des trains en marche. Rien qu’en 2017, l’organisme a publié en fanfare un «guide pour les professeurs de musique» redéfinissant le trac ressenti par les élèves en trouble d’anxiété ; quelques mois plus tard, à la faveur d’une campagne électorale, il s’est référé dans un «manifeste» à une étude selon laquelle «plus de 60% des musiciens souffrent de problèmes de santé mentale». Encore une «étude» ! Encore «six sur dix» !
Le harcèlement sexuel existe-t-il dans le milieu de la «musique classique» ? À n’en pas douter. Les musiciennes y sont-elles confrontées à des inégalités de traitement ? Fréquemment, certes (mais ce n’est pas la même chose que des agressions ou du harcèlement). De même que dans tous les secteurs professionnels qui, à un moment ou un autre, ont éprouvé le besoin de se pencher sur la question ces dernières années : «les femmes» ne sont pas mieux traitées dans l’informatique, dans l’armée, dans le journalisme, dans les laboratoires (pour ne prendre que quelques gros titres parus récemment). Mais évidemment, le milieu des musicien(ne)s classiques, ces animaux étranges, à la fois prestigieux mais un peu has-been en même temps, à la fois proche et dépaysant, possède son charme propre. Ce qui permet à des journalistes de redécouvrir benoîtement, à peu près chaque année, une (véritable) étude datant de plus de vingt ans, sur les auditions en aveugle dans les orchestres symphoniques.
Quand bien même nous pourrions le souhaiter (ce qui ne serait d’ailleurs guère charitable pour le reste de nos concitoyens), le milieu musical n’est exempt d’aucun vice ni d’aucune avanie. Ni même des chiffres bidons.
Il est des instruments qui n’existent que dans l’esprit, le temps d’un rêve ou d’un récit. Bien souvent, ces instruments sont eux-même une porte d’entrée symbolique donnant à imaginer un niveau supplémentaire d’abstraction et d’irréel : la sensation sonore et musicale naissant de leur propre musique (ainsi que l’émerveillement visuel que procure leur aspect et le geste instrumental qui leur est propre).
Prétendre établir une liste complète (ou même simplement satisfaisante) de tels instruments ne pourrait évidemment être que pure chimère ; Wikipédia nous fournit heureusement un point d’entrée commode avec cette liste d’instruments mythologiques qui voit se côtoyer les légendes hindoues (la conche Shankha et Panchajanya), nordiques (la harpe de Bragi et celle de Väinämöinen), grecques (la lyre d’Orphée, la flûte de Pan et de Syrinx) et judéo-chrétiennes (les sept trompettes) ; s’y ajoutent des légendes plus récentes telles que le cor de Roland, la flûte du joueur d’Hamelin ou le tambour de Francis Drake.
S’il est un genre contemporain qui a incontestablement pris le relais en terme de production de civilisations fictives (et des pratiques musicales afférentes), c’est certainement la science-fiction ; nous avions ainsi pu effectuer un alléchant survol du monde musical de Star Trek, dont la richesse reste sans comparaison avec d’autres œuvres qui se résument souvent à un seul instrument (le baliset de Dune, le visi-sonor de la trilogie Foundation et son lointain cousin le holophonor de Futurama) — pour taire pudiquement l’embarrassante étisie de l’autre franchise à succès et sa cantina.
S’il ne fallait retenir qu’un exemple d’instrument inspiré par la science-fiction, pourtant, ce n’est pas à une œuvre narrative qu’on le doit : le zeusaphone, ou «arc chantant», consiste à produire des hauteurs prédéterminées au moyen de bobines Tesla. Le résultat, qui ravit tous les amateurs de festivals depuis maintenant dix ans, est spectaculaire.
À ces mondes futuristes, ceux du merveilleux (fantasy) n’ont pas grand chose à envier. Si la Terre du Milieu de J.R.R. Tolkien (1892-1973) semble se satisfaire principalement d’instruments dérivés des nôtres (harpe elfique, etc.), la série plus récente Redwall de Brian Jacques (1939-2011) inclut plusieurs instruments propres à chaque espèce animale mise en scène (notamment la harpe «harolina», dont une réalisation a été proposée par une luthière américaine). À l’aurore du genre, il faut également mentionner une nouvelle du baron de Dunsany, Bethmoora (1910), dans laquelle la couleur locale s’enrichit de tout un instrumentarium, quoiqu’indéfini — nous traduisons :
C’était un jour radieux, et les habitants de la ville dansaient près des vignobles, cependant qu’ici et là quelqu’un jouait du kalipac. Les arbustes violets étaient tous en fleurs, et la neige brillait sur les collines de Hap.
Au-delà du portail de cuivre, l’on pressait le raisin dans des cuves pour faire le syrabub. Ce millésime serait fameux.
Dans les jardinets juste avant le désert, des hommes battaient le tambang et le tittibuk, et soufflaient mélodieusement dans leur zootibar.
Si l’invention d’instruments est appréciée pour son pouvoir dépaysant et puissamment évocateur, elle peut pourtant prendre, à l’occasion, une tournure plus noire et satirique. Ainsi le savant et inventeur allemand Athanasius Kircher décrit-il dès 1650 un «clavier à chats» peu engageant (nous traduisons) :
Un ingénieux musicien, pour soulager son Prince de la profonde tristesse où le plongeait sa charge, construisit l’instrument suivant. Il captura des chats vivants de tailles différentes, et construisit pour eux des cages alignées de façon à ce que lorsqu’il appuierait sur les touches d’un clavier, une baguette acérée leur perfore la queue. Il disposa les chats selon la tessiture de leur voix, pour qu’à chaque touche du clavier corresponde un chat ; les harmonies de cet instrument résultaient de leurs cris, tantôt de douleur, tantôt de colère. Par les accords ainsi obtenus, qui ne pouvaient manquer de faire rire, le prince fut guéri de sa tristesse.
Cette invention est à rapprocher, quatre siècles plus tard, de l’humour noir de certains comiques britanniques : l’«orgue à souris» des Monty Python, et l’instrument de supplice des Aventures du Baron Munchausen.
Au milieu du vingtième siècle, la littérature francophone donne naissance à quelques instruments fictifs qui marqueront durablement l’imaginaire collectif. Nous évoquions ainsi l’écrivain et homme de théâtre Roland Dubillard (1923-1911), dont le «quatuor à pétrole» ne semble pourtant pas avoir inspiré de luthiers ni de musiciens (même si un concours fut ouvert sur ce thème dans les années 2000).
À la même époque (c’est-à-dire dans les années 1960), l’auteur et dessinateur belge André Franquin dote son personnage fétiche Gaston Lagaffe de toutes sortes d’inventions, dont les nuisances sonores construisent un monde à part entière. Ses instruments de musique se déploient dans plusieurs directions : guitares (discordantes, amplifiées), cuivres (parfois branchés sur l’échappement d’un moteur, ce qui n’aurait peut-être pas déplu à Dubillard). Et, surtout, le «gaffophone» qui suscite dès sa première apparition en 1967 un intérêt des lecteurs de tous âges : dès l’année suivante, le Journal de Spirou organise un concours «Fabriquez un gaffophone», proposant à ses lecteurs de réaliser des versions en grandeur réelle du mastodonte sonore. Quelques documents en témoignent, notamment un film en super 8. D’autres réalisations seront proposées dans les décennies suivantes, comme le montre un reportage suisse en 2001.
Aucun commentateur ne manque de souligner que le gaffophone s’inspire d’un instrument traditionnel africain que Franquin avait pu voir au musée colonial de Tervuren. C’est omettre l’aspect volontairement difforme, disproportionné, protubérant, qui en constitue la raison d’être profonde : tout droit sorti d’une préhistoire fantasmée (tel un «voyageur du Mésozoïque», ou le Marsupilami dans la forêt vierge de Palombie), le gaffophone est ontologiquement l’expression du rejet total et puissant (quoique non-violent) de la civilisation, de la société bureaucrate et militariste. Il est le prolongement idéal de Gaston Lagaffe en tant que symbole (joyeusement destructeur) d’une liberté rousseauiste, enfantine, jouissive et primale.
Ce qui nous amène à un autre instrument imaginaire, peut-être plus mémorable encore : le «pianocktail» proposé par Boris Vian dès le début de l’Écume des jours (1947) :
– Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer.
– Il marche ? demanda Chick.
– Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu, à partir de la Black and Tan Fantasy, un mélange vraiment ahurissant.
– Quel est ton principe ? demanda Chick.
– À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde la quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée – ce qui donnerait un cocktail trop abondant – mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la réduisant, par exemple, au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral.
– C’est compliqué, dit Chick.
Là encore, quelques bricoleurs aventureux ont entrepris de proposer des réalisations concrètes du pianocktail. Les artistes suisses Nicolas et Géraldine Schenkel en emploient un depuis 2005 ; en 2007-2008, ils furent suivis par deux compagnies : Lutherie Urbaine à Bagnolet, et La Rumeur à Marseille ; cette dernière incarnation eut même l’honneur de passer à la télévision en 2011 (le présentateur semblant malheureusement incapable de prononcer son nom autrement que comme «piano-cocktail»).
Est-il, pour autant, si souhaitable que cela de prétendre fabriquer un «authentique» pianocktail ? Les écrits de Vian nous parviennent d’une époque où le jazz était une vraie contre-culture, au pouvoir subversif intact ; et son insistance sur les spiritueux (qui n’est pas sans rappeler, deux décennies plus tard, les pages que consacrera Queneau à l’absinthe) est à lire dans la droite ligne des hydropathes puis des décadents de la fin du XIXe siècle — l’on peut ainsi penser à l’«orgue à bouche» de Des Esseintes :
Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait des symphonies intérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier, des sensations analogues à celles que la musique verse à l’oreille.
À l’aspect que l’on pourrait qualifier d’anti-bourgeois, s’ajoute une dimension fantaisiste et poétique qui tend vers, sinon l’abstraction, du moins une forme de magie (à bien des points de vue, L’Écume des jours fait d’ailleurs signe vers le merveilleux). La critique que l’on aurait pu faire aux fabriquants de gaffophone, opère donc tout aussi bien dans le cas du pianocktail : amener cet objet imaginaire, littéraire, onirique, dans la sphère des objets matérialisés, tangibles et télégéniques, n’est-ce pas précisément lui ôter la plus essentielle de ses qualités ?
Si la transposition d’objets littéraires à l’écran semble vouée à décevoir, la conception d’instruments purement visuels peut pourtant faire preuve d’inventivité et de fantaisie : il suffit pour s’en convaincre de comparer le docte pianocktail-télévisuel bien sage cité précédemment, avec cet épisode de l’émission pour enfants The Banana Splits diffusé aux États-Unis en 1969, et qui présente un instrument dénommé… le Calliopasaxaviatrumparimbaclaribasotrombaphon.
(Du côté francophone, les programmes télévisés pour enfants ont également fait intervenir des trouvailles musicales et sonores. Notre contributeur Gilles Esposito-Farèse attire ainsi notre attention sur les Shadoks, qui doivent en partie leur existence au soutien du compositeur et producteur Pierre Schaeffer : on pourrait aussi mentionner Pingu et beaucoup d’autres, mais ces programmes ne semblent pas mettre en scène d’instruments inventés et nommés en tant que tels. Dans la plupart de ces cas, l’on en reste au trope classique qui consiste à transformer n’importe quel objet en instrument de musique.)
Toujours en matière télévisuelle, sans doute n’est-il pas inopportun de rappeler à ce stade que le mot «bazooka» désigna à l’origine un instrument de musique fantaisiste inventé par l’humoriste Robin Burns (1890-1956), avant de se voir attribuer un sens plus sinistre.
La télévision, enfin, a grandement contribué à populariser une mode d’instruments imaginaires qui serait probablement restée sans cela au stade de simple blague ou de mystification : les «air instruments», dont on ne joue qu’en les mimant.
Non qu’il n’y ait aucune place dans cette énumération pour les bricoleurs et inventeurs, qui conçoivent des instruments souvent frappants et idiosyncrasiques, voire à usage unique. Les arts du spectacles (et tout particulièrement les arts de la rue) du monde francophone semble particulièrement inspirés en la matière : nous avons déjà évoqué les compagnies Lutherie urbaine et La Rumeur, auxquelles l’on pourrait ajouter Royal de luxe et sa catapulte à pianos, Max Vandervorst et sa Pataphonie, Michel Risse et ses décors sonores, ainsi que des sites tels que Insolutherie, ou encore le très complet Chercheurs de sons.
La comparaison de cet inventaire avec des ressources anglophones n’est peut-être pas inintéressante. Outre quelques «listicles» intéressants ou amusants, tels que celui-ci ou celui-là, l’on trouve des sites tels que Odd Music, qui fêtera bientôt ses vingt ans d’existence, ou encore le Museum of Imaginary Musical Instruments. Au-delà de leurs différences (du reste frappantes), ces sites donnent à entendre, à lire, mais surtout à voir, toutes sortes d’instruments inattendus, en mettant volontiers l’accent sur des galeries d’images. L’instrument, particulièrement dans sa dimension visuelle, prend le pas sur les gens qui le fabriquent ou qui en jouent, la dimension scénique — quand elle existe — n’étant mentionnée que de façon accessoire.
L’inventivité organologique dans le spectacle vivant semble donc bien rester une spécialité francophone. Certains membres de l’Oumupo y ont d’ailleurs contribué à leur façon, qu’il s’agisse de Martin Granger avec sa Symphonie électro-ménagère ou de Mike Solomon avec… euh… ceci par exemple ?
Quel compositeur occidental a, pour la première fois, utilisé des quarts de ton dans une œuvre de musique savante ?
L’histoire des tempéraments et de la facture des instruments à claviers montre qu’il n’était pas rare, à la Renaissance, d’avoir recours à des divisions spécifiques de l’octave : comme nous l’avons précédemment mentionné, des instruments tels que l’Archicembalo de Nicola Vicentino (1511-1575) ou le Cembalo universale utilisé notamment par Ascanio Mayone (1565-1627) et John Bull (1562-1628), en témoignent — même si ces efforts visent davantage à pallier les défauts des tempéraments alors en usage qu’à enrichir le langage musical par l’emploi d’intervalles inattendus. Il serait donc anachronique de parler, à ce stade, d’écriture micro-intervallique : l’enjeu est plutôt de doter les claviers d’une flexibilité comparable à celle des instruments à vent et à cordes frottées, dans l’expressivité de leur intonation et dans la perfection pythagoricienne qu’ils peuvent (en théorie) atteindre : tierces pures, quintes parfaitement justes… De fait, les compositeurs se réfèrent alors volontiers aux constructions harmoniques grecques (tétracordes, genre diatonique, genre chromatique et genre enharmonique), en cette époque où l’antiquité est encore un canon indépassable.
À partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle toutefois, cette exploration harmonique, mélodique et organologique, semble tomber en désuétude ; peut-être du fait de l’avénement de tempéraments qui supportent mieux les transpositions, ou peut-être, tout simplement, par commodité pour les musiciens et par économie pour les facteurs d’instruments. Du reste, l’idéal pythagoricien tend à passer de mode : le baroque italien voit le langage musical se simplifier au profit d’une efficacité rythmique et expressive, tandis que les pays protestants développent des constructions polyphoniques dans lesquelles le parcours tonal (et, éventuellement, chromatique) importe finalement davantage que l’ajustement du tempérament.
Aussi n’est-il peut-être pas anodin que ce soit en France que ressurgira discrètement le quart de ton. En 1760, un flûtiste français du nom de Charles de Lusse (né entre 1720 et 1725, mort après 1774) inclut nonchalamment dans son traité sur L’Art de la flûte traversière, un Air à la grecque dont la mélodie est ornée de quarts de ton (accompagnés des doigtés pour les exécuter). Cette petite partition (à laquelle est adjointe une version sans quarts de ton, pour les instrumentistes timorés) est aujourd’hui quasiment inconnue ; il n’en existe aucune version numérisée. De fait la seule mention qui nous l’ait fait connaître, se trouve dans l’ouvrage de l’universitaire italien Luca Conti, Ultracromatiche sensazioni — Il microtonalismo in Europa (autrefois mis à disposition par l’auteur sur son site web, aujourd’hui archivé par nos soins).
Ignorant tout de Charles de Lusse, Wikipédia nous enseigne (sans citer aucune source) que le premier usage des quarts de tons serait à chercher près d’un siècle plus tard, chez un autre compositeur français : le très-peu mémorable Jacques-Fromental Halévy (1799-1862), professeur (et beau-père) de Bizet et rival de Berlioz — et inénarrable façonneur à la chaîne de croûtes académiques franchouillardes (on lui doit pas moins de 40 opéras). Ledit Fromental aurait, donc, utilisé des quarts de ton en 1849 dans son oratorio Orphée enchaîné (sur un texte de son frère Léon, lui-même père du librettiste Ludovic Halévy). De ces quarts de ton, la partition chant-piano ne porte malheureusement aucune trace (laissant perplexes les commentateurs les moins aiguisés), et l’écriture est au contraire d’un style pompier tellement éculé que l’on a peine à croire qu’elle ait jamais pu receler la moindre recherche de nouveauté… et pourtant, l’existence de ces quarts de ton est bien attestée, par deux sources (je souligne) :
- un article de dictionnaire des années 1850 nous indique que
Dans la composition de ce morceau il s'était proposé, prétend son frère, de donner une idée de l'effet que pouvait produire l'emploi du quart de ton, élément caractéristique de la gamme enharmonique des Grecs.
- et surtout, un compte rendu dressé par Berlioz dans le Journal des débats du 4 avril 1849 :
M. Halévy avouait en outre avoir fait dans cette œuvre une petite excursion sur le domaine si peu connu de la musique antique. Malheureusement on a attaché un sens trop étendu aux quelques paroles du compositeur à ce sujet ; on s’est attendu à entendre une mélopée, une rhythmopée, différentes de notre mélodie et de notre rhythme, à entendre même une gamme inconnue, etc., etc. Au lieu de cela, la cantate de Prométhée nous a offert seulement de beaux récitatifs, un duo dialogué plein d’un caractère fier et énergique entre La Forge et Vulcain, et un chœur d’Océanides d’une admirable couleur, sombre, grand, douloureux, dans lequel l’auteur a fait entendre les deux tétracordes de ce qu’on croit être la gamme enharmonique des Grecs, et dans lesquels se trouvent deux progressions par quarts de ton. L’auteur n’avait jamais eu d’autres prétentions à l’endroit de la musique antique, à l’existence de laquelle, comme art constitué et complet, il ne croit pas plus que nous. Ces quarts de ton ainsi placés en succession descendante ont produit une sorte de gémissement étrange et pénible, dont il est difficile de se rendre compte au premier abord ; cela froisse toutes les habitudes de notre oreille, et pourtant, dans le cas dont il s’agit, ces plaintes des violons et des violoncelles n’ont pas déplu à tout le monde, au contraire, j’aurais voulu, pour ma part, les entendre plus longtemps.
La partition de Charles de Lusse et celle de Halévy ont en commun leur référence explicite à la musique grecque antique ; et pourtant, il ne s’agit plus, comme dans les siècles précédents, de s’approcher d’une perfection passée, mais d’un effet dépaysant. Dans ce contexte historique d’impérialisme incontesté du langage tonal et où les tempéraments à peu près égaux sont désormais courants, les divisions plus fines ne sont plus un moyen de se rapprocher de la consonnance théorique idéale, mais bien d’introduire de la dissonance exogène, fût-ce sous forme d’ornements ou sous couvert de pittoresque ou d’archaïsme.
Luca Conti note que, dans les deux dernières décennies du dix-neuvième siècle et la première décennie du siècle suivant, les tentatives microtonales se multiplient à travers l’Europe (et il renonce même à les répertorier, de nombreux documents de cette époque ayant été perdus) ; en Allemagne (nous avions cité les cas de Behrens-Senegalden et de Möllendorff), mais aussi en France et en Russie. C’est cependant sur un musicien britannique que Conti choisit de s’attarder : John Foulds (1880-1939). Connu initialement pour ses partitions de musique légère (notamment de scène), puis sombrant dans l’oubli de son vivant, ce musicien engagé et complexe a été depuis quelques décennies l’objet d’une intense réhabilitation de la part des institutions britanniques, autour d’œuvres majeures telles que A World Requiem op. 60, qui est d’une certaine façon à la première Guerre mondiale ce que le War Requiem de Britten sera à la deuxième. Et pourtant, tout un pan de son activité reste encore peu connu : en effet Foulds fut l’un des premiers auteurs à intégrer pleinement les micro-intervalles dans son langage (que l’on pourrait qualifier de tonal étendu), dès la décennie 1890 (ces premières œuvres ayant hélas été perdues) ; il persiste dans les années suivantes avec des œuvres telles que The Waters of Babylon (1905), Mirage (1910) et Music-Pictures (1912). Si ces premières tentatives semblent, là encore, animées d’un exotisme relativement mal défini, Foulds ira encore plus loin dans sa quête passionnée d’un renouveau des langages musicaux, et partira lui-même aux Indes pour tenter de réaliser une synthèse entre la musique occidentale et les modes micro-tonaux. Une attaque fulgurante de choléra lui coûtera la vie, et plusieurs de ses dernières œuvres ont, là encore, été perdues.
Peu connu en France, le poète allemand Christian Morgenstern (1871-1914) gagnerait pourtant à l’être davantage. Son style mordant et lapidaire, qui fait le lien entre le nonsense d’Edward Lear ou de Lewis Carroll et le dadaïsme, n’a rien perdu aujourd’hui de son actualité ni de son audace, et devrait avoir toute sa place dans une société post-moderne désabusée. Il serait ainsi à rapprocher de Guillaume Apollinaire… ou plus exactement d’un point de vue chronologique, c’est Apollinaire que l’on pourrait rattacher à Morgenstern (même si rien n’indique que l’un ait eu connaissance de l’autre).
De Christian Morgenstern, l’expérience la plus marquante (que d’aucuns qualifieraient, en bonne terminologie oulipienne, de «tentative à la limite») est sans doute à chercher dans son recueil Galgenlieder paru en 1905. Ce qui frappe dans ce recueil est sans doute le poème conceptuel intitulé Fisches Nachtgesang («chant nocturne du poisson»).
Un livre de commentaires, paru seize ans plus tard, verra d’ailleurs dans ce texte «le plus profond des poèmes allemands».
Voici l’édition originale du poème, suivie de sa retranscription :
Fisches Nachtgesang - ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ -
Sur un forum anglophone, le poète Michael Cantor en propose un commentaire pertinent et plutôt joliment tourné :
Le poème consiste en une alternance de lignes de macrons et de brèves, les marques de la scansion en poésie latine et grecque, repensées ici comme les écailles d’un poisson endormi mais aussi comme une notation musicale. Il est extraordinaire de transformer ainsi un apanage des volumes d’académiciens spécialisés en un symbole de fantaisie. Ces signes de scansion donnent au poème un son et une forme.
Un chant nocturne, ce pourrait être une berceuse. Si les longues et les brèves faisaient résonner dans la nuit des sons gutturaux ou légers, on obtiendrait ainsi une berceuse percussive : toum-ta-ta toum-toum-ta-ta-ta toum-toum-toum-ta-ta-ta-ta etc. Des crescendos, des diminuendos, des paliers. C’est le cœur du poisson qui bat, un paysage sonore sous-marin, une chanson fredonnée du bout des lèvres, sans mots et finalement, sans bruit. […]
Il y a effectivement une qualité musicale dans cette expérience, à commencer par le rythme qu’elle permet d’envisager (mais aussi du fait de l’alternance entre — et ‿, que l’on pourrait d’ailleurs décrire comme le mouvement de la bouche du poisson, articulant sans cesse une inaudible déclamation). De nombreux compositeurs et compositrices en ont proposé des mises en musique : le site lieder.net en relève une douzaine, dont deux versions dues à Sophia Gubaidulina. Notons également celle plus récente (et plus fantaisiste) du compositeur et chanteur d’opéra américain Gary Bachlund (né en 1947), qui l’accompagne généreusement de quelques explications. En 2006, se forme même un groupe finlandais (éphémère) sous le nom Fisches Nachtgesang ; en 2012, le jeune designer italien Andrea Molteni en a proposé une interprétation musicale et graphique (au demeurant pas entièrement convaincante) dans le cadre du projet Motion Poetry à l’université de Milan. Une simple recherche permet de découvrir plusieurs centaines d’autres initiatives, concerts et performances conceptuelles en tous genres, autour de ce texte.
Qu’en est-il des «droits d’auteur», au demeurant ? Question plus tortueuse qu’il n’y paraît : le wiki consacré à Christian Morgenstern note que de nombreuses œuvres publiées après sa mort (en 1914) sont encore aujourd’hui interdites de diffusion. Ce n’est heureusement pas le cas des Galgenlieder, qui semblent être effectivement entrés dans le domaine public depuis quelques décennies.
Le poisson de Morgenstern pourra donc ainsi rejoindre, un jour prochain, la tortue de Vanuatu mise en musique par Tom Johnson… Et pourtant : pour autant que nous puissions voir, une lecture proprement ouxpienne de cette œuvre reste, aujourd’hui encore, à établir. Ainsi, ni Bachlund ni Cantor ne relèvent l’aspect symétrique du poème (symétrie qui s’étend d’ailleurs dans une double direction : graphique ligne par ligne, et palindromique dans le temps), ni la progression logique du nombre de «pieds», que l’on pourrait d’ailleurs exprimer en trois parties comme un haiku : 1-2-3-4/3-4-3-4-3/4-3-2-1. De même, aucun compositeur (pour l’instant) ne semble avoir osé se limiter strictement au matériau fourni par le texte, sans choix exogènes ni inventions supplémentaires de sa part. Le «poème le plus profond» recèle donc encore, dans sa simplicité même, des niveaux de lecture inexplorés à ce jour.
Que diable nous a fait Mozart ? Beaucoup plus que ses petits camarades du panthéon des compositeurs-superstars, c’est constamment à lui que sont attribuées toutes sortes d’anecdotes et expériences musicales, géniales ou simplement amusantes. Sans doute est-ce en partie dû à sa personnalité même : moins austère que Bach, moins intimidant que Beethoven, Mozart semble se situer à l’intersection idéale des caractères brillants et nonobstant accessibles : un copain épatant, plutôt qu’un monstre sacré. Imaginerait-on, ainsi, un austère Kapellmeister se livrer à des pitreries telles que celle colportée par Claude Debussy lui-même ?
Mozart, claveciniste précoce, […] ne pouvant assembler les notes d'un accord, imagina d’en faire une avec le bout de son nez.
(À quoi Wikipédia francophone s’empresse obligeamment d’ajouter un autre compte-rendu, tout aussi douteux… selon lequel Haydn lui-même aurait été présent lors de cette scène, et aurait commenté : «avec un nez comme le vôtre, cela devient plus facile.»)
Dès 1862, dans la première version de son célèbre catalogue, Ludwig von Köchel (1800-1877) consacre une annexe entière aux œuvres d’authenticité douteuse ; dans la version 6 qui fait aujourd’hui référence, cette «annexe C» (Anh. C) comprend pas moins de 150 partitions, constituées en majorité (un peu étonamment) de pièces sacrées et de musique vocale. Un bref survol de cet abondant corpus permet de distinguer plusieurs grandes catégories d’apocryphes, d’ailleurs pas toujours mutuellement exclusives.
Tout d’abord, figurent les pièces d’attribution incertaine mais manifestement rédigées du vivant de notre Wolfgang Amadeus préféré. Du fait de l’imprécision des pratiques éditoriales et archivistiques de l’époque, l’on peut ainsi comprendre que des partitions de Johann Georg Reutter, de Josef Mysliveček, d’Antonio Salieri, aient parfois pu passer pour siennes. Anton Eberl en est un exemple criant : du vivant de Mozart, il restera constamment dans l’ombre de son collègue et ami, dont le nom figurera abusivement sur plusieurs de ses propres œuvres. Un cas un peu plus particulier réside dans les partitions que l’on a pu attribuer au père de Mozart, Leopold : s’il est certain que lui-même a volontiers, dans les premières années d’activité de son jeune fils, contribué à nourrir le mythe de l’enfant-génie en complétant ou même en rédigeant entièrement certaines des pièces signées Wolfgang, il semble aussi que, par la suite, le nom de Leopold Mozart ait parfois servi de «blanchisserie à contrefaçons», en fournissant une explication tout simplement plus originale et vraisemblable qui dispensait par là-même de plus amples recherches. De même s’agissant de Joseph Haydn, autre nom connu (et donc plausible) de l’époque.
Une œuvre résume assez spectaculairement ce parcours : la Symphonie des jouets («Berchtoldsgaden-Musick» [sic]) a été successivement attribuée à Mozart (évidemment), puis à Joseph Haydn, puis à Leopold Mozart (d’autant qu’une authentique copie de sa main a été retrouvée), puis à Michael Haydn (si ce n’est Haydn, ce serait donc son frère)… Avant que la découverte d’un manuscrit plus ancien (probablement de 1765) ne l’attribue à un certain Edmund Angerer (1740-1794), un moine autrichien nettement plus obscur.
Une autre catégorie d’erreurs d’attribution commises, pourrait-on dire, de bonne foi, réside dans les œuvres publiées immédiatement après la mort de Mozart — alors que les deux gros éditeurs du moment, Artaria à Vienne, Breitkopf à Leipzig puis Simrock à Bonn, s’employaient précipitamment à publier le plus de fascicules possibles, au prix quelquefois d’entorses à l’intégrité du catalogue. Là encore, il s’agit d’acteurs ayant eux-même connu le compositeur (fût-ce indirectement), recrutés (parfois à leur insu, comme Ebert mentionné plus haut) pour mettre en ordre, compléter ou parfois même falsifier, le répertoire de Mozart. Évoquons ainsi l’abbé Maximilian Stadler qui compléta plus ou moins discrètement certains fragments inachevés (notamment d’œuvres liturgiques ou pour violon), ou encore Eberhard Müller qui se pencha en urgence sur l’œuvre pour piano. Deux sonates en Si bémol majeur posent ainsi des questions intéressantes : la plus ancienne (KV 400, K⁶ 372a) surnommée «Constanze et Sophie», a été complétée par Stadler, et l’autre (KV Anh.136, K⁶ Anh.C 25:04) est manifestement plus de Müller que de Mozart. Sans parler de la célèbre Fantaisie d’Introduction en ré mineur que Mozart aurait probablement souhaité faire suivre d’une fugue mais qui s’est vue publier avec une fin atroce et bâclée (à laquelle le pianiste Efi Hackmey a consacré un intéressant article), probablement par Müller. (D’autres partitions ont été complétées ultérieurement par le pianiste Sigismund Neukomm ou encore l’organiste Simon Sechter — il conviendra d’y ajouter, naturellement, un défilé ininterrompu de «musicologues» du XXe siècle et d’aujourd’hui (auxquels il faut toutefois reconnaître qu’ils sont davantage enclins à signer de leur nom que de celui de Mozart).
Enfin se pose, dans cette catégorie, la question du Requiem, laissé inachevé par Mozart et pourtant publié sous son nom, à l’instigation de sa veuve Constanze. Un article de Peter Gutmann (avocat à Washington et fan de musique classique) retrace les différentes plumes s’étant succédé : tout d’abord celle de Franz Jakob Freystädtler, puis de Joseph Eybler ; celle enfin de Franz Xaver Süßmayr, un copiste pour qui Mozart n’avait guère d’estime, mais qui rédigea après sa mort plusieurs mouvements entiers de la partition (ainsi d’ailleurs qu’un surprenant concerto pour cor) — Mozart avait-il lui-même laissé des consignes pour cela ? C’est ce qu’ont prétendu plus tard Constanze et Süßmayr… mais une telle assertion demeure invérifiée. Il est toutefois frappant de constater que, tout comme Leopold Mozart avait jadis entrepris de construire un mythe autour de lui, Mozart se trouve immédiatement après sa mort recruté, cette fois par Constanze, au service d’un autre mythe : celui du génie maudit créant dans la douleur jusqu’à ses derniers instants. La falsification du Requiem n’est en tout cas que plus ironique lorsqu’on sait que son propre commanditaire, le comte Walsegg, se proposait peut-être bien de faire paraître l’œuvre… sous son propre nom.
Enfin il y a les faux, purs et simples. Les «coups» éditoriaux sans vergogne, les pastiches astucieux et impostures paresseuses. Cette dernière catégorie inclut, notamment, le Concerto Adélaïde bricolé en 1933 par Marius Casadesus, et que nous avions déjà mentionné ; nous nous attarderons davantage aujourd’hui sur quelques partitions plus brèves mais sûrement plus essentielles de par leur impact sur la culture populaire. Ces pièces ont en commun de présenter un aspect ludique, voire ouvertement enfantin : en s’inscrivant dans le mythe de Mozart-enfant que nous évoquions plus haut, elles ont contribué à démystifier sa personnalité et son écriture toute entière, et à faire de Mozart une référence omniprésente et rassurante dans notre imaginaire collectif. (Ce qui en fait également un candidat idéal, nous l’avions vu, aux récupérations publicitaires et pseudo-scientifiques.)
La première de ces œuvres apocryphes est certainement le fameux «jeu de dés» (Würferspiel) auquel nous avons déjà réglé son compte. Autre partition amusante et présentant un caractère expérimentale, la petite pièce pour piano intitulée Tartine de beurre (K⁶ Anh. C 27:09) et dont la main droite ne se joue — censément — qu’en glissando. Longtemps publiée sous le nom de W.A. Mozart (qui l’aurait imaginée à l’âge de cinq ans), cette partition facile et attrayante fut ensuite attribuée, pour plus de vraisemblance peut-être, à son père Leopold. Et pourtant, à bien y regarder, aucune mention de cette partition n’existe avant les années 1860 où elle apparaît pour la première fois dans une édition du pianiste Henry Charles Litolff (1818-1891). Un autre exemple frappant, toujours dans une orientation enfantine, est la célèbre berceuse Schlafe, mein Prinzchen, schlaf’ ein («Dors, mon petit prince, dors»), dont nous avons aujourd’hui la certitude que Mozart n’est pas l’auteur. Retrouvée au XIXe siècle, elle est probablement due à Friedrich Fleischmann ou à Bernhard Fließ.
Il faudrait toutefois s’attarder un peu plus sur un autre objet musical que les catalogues Köchel successifs ont, pour une raison inexplicable, persisté à classer à côté du «jeu de dés» précédemment cité : KV 294d puis 516f, et enfin K⁶ Anh. C 30:02). Cette petite partition à trois voix, appréciée de toutes les chorales germanophones et francophones, est connue sous le titre d’Alphabet de Mozart, parfois sous-titrée «Une plaisanterie musicale» (Ein musikalischer Scherz). La bibliothèque nationale la date arbitrairement de 1770 (pourquoi ? mystère) ; la référence francophone la plus développée demeure le site du «chœur de mariage» Éolides, selon lequel cet Alphabet aurait été «arrangé par C.F. Par» — et pourtant : nul besoin d’aller chercher bien loin pour trouver la première édition, publiée dans les années 1830 et revendiquée par un certain Carl Eduard Pax (1802-1867 ou 1869). De ce dénommé Pax, peu de traces sont restées ; on trouve, tout au plus, un recueil de chansons pour enfants co-signé avec le poète Fallersleben, ainsi que quelques partitions chorales, sur des textes de Goethe ou des mélodies populaires. Est-il permis de supposer, pour autant, que ce nommé Pax serait également l’auteur de l’Alphabet ? L’hypothèse reste incertaine, puisque ses autres contributions le présentent bel et bien comme un arrangeur et collecteur plutôt que comme un compositeur à part entière ; du reste, son recueil précité qui nous est parvenu, comprend effectivement quelques mélodies célèbres de Mozart, ainsi que des mélodies populaires. Le thème de l’Alphabet reste donc sans source à ce jour, même si l’on peut supposer qu’il est apparu en Allemagne dans les premières décennies du XIXe siècle ; rien n’interdit, toutefois, que l’on doive effectivement à Pax ou à Fallersleben le trait de génie qui a consisté à lui associer les lettres de l’alphabet — non sans nécessiter quelques bricolages, à plus forte raison en une période où l’alphabet allemand est encore loin d’être fixé : le W est présent mais non le J, le L est répété anarchiquement, sans parler des étranges mélismes dans la descente finale sur "yps-lon" [sic]…
Quoi qu’il en soit, cet alphabet apocryphe rencontre un succès considérable, et va même connaître une péripétie étonnante. En effet, le monde anglo-saxon (qui semble, encore aujourd’hui tout ignorer de la partition à trois voix que nous venons d’évoquer), se trouve au dix-neuvième siècle une autre chanson sur laquelle chanter les lettres de l’alphabet. Cette mélodie, d’ailleurs nettement plus simple que la précédente, nous la connaissons sous le nom de Ah, vous dirai-je, Maman, également connue, à l’occasion, en tant que Quand trois poules s’en vont aux champs. Elle existe manifestement en France dès les années 1750; un ouvrage imprimé en 1760 la mentionne déjà (avec ses paroles, contrairement à ce qu’indique une autre référence qui fait dater celles-ci de 1765) ; toutefois, c’est un compositeur français du nom de Robert Bouin qui a retenu l’attention de la plupart des commentateurs : il propose, dans ses Amusements d’une heure et demy, en 1761, de jolies variations sur ce thème, qu’il suppose alors manifestement déjà connu du public. De fait, l’éditeur américain Charles Bradlee, qui associera en 1835 cette mélodie aux lettres de l’alphabet, indiquera (sans plus de détails) qu’elle serait due à un autre compositeur français (obscur sinon entièrement fictif), Louis Le Maire, mort en 1750. N’être l’auteur ni des "paroles" ni de l’air n’empêchera d’ailleurs pas ledit Bradlee de revendiquer immédiatement un copyright sur la chanson ainsi assemblée — alors qu’à l’exacte même époque, ladite mélodie commence également à servir d’air au charmant poème Twinkle twinkle little star de Jane Taylor (1783-1824) : pour comble, l’on chante aussi dessus la comptine Baa baa, black sheep, qui date quant à elle des années 1730 (et se retrouve instrumentalisée depuis une trentaine d’années par des hordes néo-réactionnaires, mais ceci est une autre histoire).
Cette petite mélodie (dont un amusant article du producteur militant Sebastian Doggart retrace la trajectoire) a inspiré de nombreux auteurs de musique savante : Johann Christoph Bach, Joseph Haydn (dans La Suprise et dans Les Saisons), Liszt, Saint-Saens (dans le Carnaval des animaux),… Et, admiror referens, Mozart dans ses Douze variations pour piano seul, bien connues de tous les pianistes débutants. Or s’opère bientôt auprès du public anglo-saxon une confusion étonnante entre l’Alphabet de «Mozart» publié par Pax, que nous évoquions précédemment, et cette mélodie utilisée par Mozart sur laquelle il se trouve que l’on chante désormais l’alphabet : à tel point que plusieurs générations d’enfants américains (et, dans une moindre mesure, britanniques) grandiront désormais avec la conviction que c’est Mozart qui a lui-même écrit cette chanson !
De Mozart/enfant-génie, l’on en vient donc à Mozart/compagnon-de-nos-enfants : Wolfgang Amadeus n’est plus une référence musicale associée à un contexte historique et culturel identifiable, mais un emblème civilisationnel uchronique et intrinsèque, constitutif de notre éducation et de notre langue même. L’imprégnation de cette chanson est telle, qu’elle est même soupçonnée d’avoir modifié l’alphabet lui-même : le blog des fans du jeu de lettres Bananagram nous indique que la «vingt-septième» lettre, à savoir le symbole & (esperluette ou ampersand, contraction de la locution anglo-latine «and per se and»), aurait disparu de la nomenclature habituelle de l’alphabet… à force de chanter cette chanson ; elle aurait également dicté, de surcroît, la prononciation américaine de la lettre Z (prononcée Zi et non Zèd comme en Angleterre, où cette chanson s’est moins répandue), afin de mieux rimer avec les autres vers !
Aussi faudrait-il peut-être, à toutes les catégories de contrefaçons et d’apocryphes que nous avons évoquées, en ajouter une autre : celle à laquelle conduit, de génération en génération, ce que l’on nomme (charitablement)… la «sagesse populaire».
Début juin 2009, la radio associative WMFU (diffusée dans le New-Jersey et à New-York) poste sur son blog une série de pistes inédites, dont l’histoire est peut-être encore plus spectaculaire que le contenu.
De mars à août 1957, se tiennent au Greenwich House de New-York, tous les dimanches, des séances d’enregistrement organisées par le jeune compositeur conceptuel Earle Brown (1926-2002) et le producteur Teo Macero (1925-2008, futur producteur de Dave Brubeck et Miles Davis), lequel avait déjà contribué depuis quelques années aux Jazz Workshops du jazzman Charles Mingus. Cet atelier-là, cependant, est d’une nature très particulière : les séances en sont dirigées par un compositeur contemporain de tout premier plan, Edgard Varèse.
On sait peu, en effet, combien Varèse s’intéressait au jazz : résidant dans le Greenwich Village, il assistait régulièrement aux concerts de John Coltrane. Réciproquement, le monde du jazz ne lui était pas indifférent : ainsi, le flûtiste de jazz Eric Dolphy enregistrerait avec bonheur la pièce de Varèse Density 21.5 ; le saxophoniste Charlie Parker avait tenté d’étudier auprès de lui dans les derniers mois de sa vie, de même que le tout jeune Frank Zappa qui lui adressa à l’âge de seize ans une lettre tout aussi touchante que le témoignage qu’il en ferait ultérieurement.
Pour ces séances de 1957, se réunissent non seulement Mingus à la contrebasse et Macero au saxophone, mais aussi le batteur Ed Shaughnessy, le pianiste Hall Overton, le vibraphoniste Teddy Charles, le trompettiste Art Farmer, le clarinettiste Hal McKusick, les trombonistes Eddie Bert et Frank Rehak, le tubiste Don Butterfield,… À ces séances assistent également des personnalités essentielles de la création artistique de l’époque : John Cage et son compagnon Merce Cunningham, le compositeur James Tenney, ainsi que Earle Brown déjà mentionné.
Le rôle joué par Varèse dans ces improvisations collectives n’est pas entièrement établi : il semble qu’il ait fourni aux musiciens quelques consignes de jeu instrumental, et une partition graphique. En retour, leur langage musical et sonore a contribué à nourrir sa propre inventivité, tout particulièrement dans le Poème électronique qu’il créera l’année suivante (et dans lequel il utilisera même, selon certaines sources, des fragments de ces enregistrements).
Toutefois, c’est peut-être au regard de l’histoire du jazz lui-même que cet atelier prend son importance la plus capitale. En effet, le milieu du XXe siècle est à ce titre une période de redéfinition et de révolution esthétique, que préfigurent les improvisations collectives et poly- (ou a-)tonales de Lennie Tristano et ses épigones dès 1949, et qu’actera publiquement, en 1960, l’album Free Jazz du saxophoniste Ornette Coleman. Et c’est donc trois ans avant la naissance officielle de ce «free jazz», que les sessions de Mingus, Macero et Varèse nous donnent déjà à entendre une musique complètement nouvelle, faite de gestes instrumentaux extraordinairement libres : un moment privilégié de création, s’abstrayant de toute codification pré-existante.
Dans une notice précédente, nous évoquions cet article du linguiste américain Mark Liberman qui, à son tour, s’amusait d’une vidéo où un musicien avait reproduit des fragments de discours d’un futur (quoiqu’improbable à l’époque) président des États-Unis.
Or, notre contributeur Gilles Esposito-Farese attire notre attention sur le fait qu’a existé, en langue française, un précédent remarquable (identifié grâce à l’aide de l’oumupien Martin Granger) : en 1986, le guitariste de jazz québecois René Lussier a ainsi imaginé, sous le titre Le Trésor de la langue, une performance musicale dans laquelle il mime, à la guitare, différents discours parlés (notamment de De Gaulle).
Au-delà des hauteurs et de l’intonation des phrases, c’est le rythme de l’élocution qui frappe, et inspire. Martin Granger, toujours lui, nous signale ainsi cette récente vidéo dans laquelle un jeune musicien irlandais de 24 ans, David Dockery, restitue à la batterie une scène mémorable de la série It’s Always Sunny in Philadelphia.
Toujours dans les percussions, mais dans un autre style, Jean-François Piette nous renvoie également à «cet exceptionnel compositeur qu'est Vinko Globokar» (fin de citation), dont une pièce intitulée Toucher s’inspire également de la voix parlée, en l’occurrence des fragments de Brecht traduits en français. Au-delà du rythme et de l’accentuation, on peut noter ici un travail relativement fin sur les timbres sonores, visant à reproduire les phonèmes de la voix parlée.
Ce qui nous amène, inévitablement, à évoquer enfin la pratique des tambours parlants, en Afrique de l’Ouest, où des instruments de percussion servent de véritable moyen de communication à distance, selon une démarche qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler (sous d’autres latitudes) celle des langues sifflées que nous avions également abordées. L’étude de ces "substituts de parole" (speech surrogate) est un champ en plein développement : citons un article de l’université du Ghana, et une thèse sur une tribu du Nigeria, parus respectivement en 2009 et 2010.
La page Wikipédia anglophone note par ailleurs que, si cette «langue» instrumentale n’est à l’origine qu’une pure transposition («transphonation» serait, ici encore, un terme plus approprié) de la langue parlée, la syntaxe en est toutefois modifiée pour une meilleure intelligibilité : ainsi les mots courts sont accompagnés de périphrases destinées à empêcher toute confusion possible : ainsi, le mot "lune" serait rendu par "lune qui regarde vers la Terre", le mot "guerre" par "guerre qui nous rend attentifs aux embuscades", et la phrase "viens à la maison" par… "Conduis tes pas sur le chemin d’où ils sont venus, plante tes pieds et tes jambes en contrebas, dans le village qui est le nôtre".
Ou comme le dirait un ingénieur, la redondance du signal minimise la perte d’informations.
Mais c’est sans doute moins poétique.
En 1888 paraît un étonnant recueil de six «canons énigmatiques» (énigmatiques, mais pas circulaires toutefois).
Étonnant, tout d’abord, par la notation même de ces canons, qui a de quoi laisser perplexe lorsqu’on les découvre : il s’agit censément de partitions pour clavier à quatre mains mais qui ne sont écrites que sur une seule page, sans clé de sol ni de fa… C’est que les duettistes doivent en fait les jouer en même temps en clé de sol et en clé de fa, avec quelques temps de décalage, le changement de clé (et de tessiture) assurant une transposition diatonique à la tierce qui s’harmonise elle-même. Étonnant, aussi, lorsque l’on découvre leur auteur, qui n’était pas réputé pour être particulièrement plaisantin.
«Faut-il sauver le compositeur Draeseke ?» se demande ainsi, en 2013, le chroniqueur Jochen Berger du quotidien de Coburg.
Felix Draeseke (1835-1913) est en effet un compositeur allemand difficile à appréhender. C’est en tant qu’admirateur de Liszt et Wagner (et ami intime de von Bülow) qu’il commence sa carrière, avec une écriture toute entière tournée vers la Zukunftsmusik («musique de l’avenir», mot d’un critique que Wagner s’approprie en 1860). De fait, sa Germania-Marsch fera scandale en 1861 et l’obligera à s’exiler en Suisse pendant quatorze ans. De retour en Allemagne, il épouse à l’âge de 58 ans une de ses anciennes élèves, et se tourne vers un langage de plus en plus formel et contrapuntique, évoquant davantage Brahms que Liszt. (C’est de cette période que datent les présents «canons», op. 42.)
Cette aspiration au classicisme prend alors, au fil des ans, un ton de plus en plus réactionnaire, qui culmine avec la publication en 1906 d’un pamphlet intitulé Die Konfusion in der Musik, où le compositeur septuagénaire s’en prend notamment à Richard Strauss et dénonce, sur un ton quelque peu aigri, ces musiciens «sociaux-démocrates [qui] veulent renverser l’Art [et] conduire à la ruine totale». Il ne lui reste alors que sept ans à vivre, qu’il emploiera à terminer de nombreuses partitions malgré sa santé défaillante et une surdité presque complète.
Il meurt en 1913 à Dresde ; c’est cependant sa ville natale de Coburg, haut lieu de la Haute-Franconie, qui choisira un siècle plus tard de lui rendre hommage à travers diverses cérémonies, non sans susciter, comme nous l’avons vu, quelques interrogations dans la presse locale. En effet, Draeseke est entre-temps devenu l’un des auteurs-phares du Troisième Reich nazi, grâce aux efforts de sa veuve, de son biographe Erich Roeder et du chef d’orchestre Heinz Drewes. (Voir à ce sujet le livre de Michael Kater, The Twisted Muse: Musicians and Their Music in the Third Reich, dont un extrait est en ligne.)
Nul besoin de le souligner, Draeseke n’est évidemment pas responsable de sa récupération posthume par les nazis — même si sa tribune sur la Konfusion aura un certain retentissement ; elle ouvrira notamment la voie à Hugo Riemann, dont l’essai anti-Schönbergien Degeneration und Regeneration in der Musik paraîtra deux ans plus tard et pavera la voie aux thèses néo-folkloriques des musiciens nazis. Au-delà de ces derniers écrits, sa personnalité abrasive elle-même, sa carrière passée presqu’entièrement dans l’ombre de compositeurs plus célèbres, son jugement esthétique parfois hasardeux, contribuent à expliquer pourquoi sa renommée n’a pas survécu à la Libération et pourquoi il reste, aujourd’hui, largement oublié malgré quelques efforts de ces dernières décennies.
Sa trajectoire parmi le romantisme tardif, son goût pour une certaine démesure, et son écriture d’approche difficile où transparaît parfois un aspect austère voire amer, le rapprochent à nos yeux de Alkan en France, représentant de la génération immédiatement précédente. Comme pour Alkan, de fait, des musiciens et historiens ont entrepris un travail de documentation et de réhabilitation de Draeseke ; depuis les années 1980, une association internationale tente ainsi d’inventorier les partitions et écrits du compositeur (dont beaucoup restent introuvables à ce jour), ainsi que les progrès de l’appareil critique et universitaire l’accompagnant, tout en assumant humblement les ambigüités de son œuvre et de son héritage.
Si nous pouvions hasarder un conseil aux musiciens souhaitant découvrir l’œuvre de Felix Draeseke : ces quelques canons à quatre mains, ne sont peut-être pas sa partition la plus intéressante… mais certainement pas la moins sympathique.
Depuis un millénaire, notre système de notation musicale repose sur une dichotomie élémentaire mais essentielle : des événements variables (hauteurs, silences et rythmes) se succèdent ou se superposent dans un référentiel fixe et immuable, que constituent les lignes de la portée. Qu’advient-il, toutefois, lorsque ladite portée perd elle-même sa stabilité et son horizontalité rassurante ? En d’autres termes, la forme (le contour géométrique) de la partition peut-elle légitimement influer sur la forme de la musique (sa structure et ses gestes expressifs) ?
Les exemples ne manquent pas, ces soixante dernières années, de partitions expérimentales biscornues et exotiques — à tel point que chaque compositeur en vient à utiliser son propre idiome (au sens le plus… idiomatique du terme), pour la plus grande perplexité des interprètes et du public (mais non des «musicologues», qui y trouvent tant de choses à dire que l’on peut parfois se demander si ce ne sont pas eux, au fond, les véritables destinataires de ces œuvres). Ces objets déroutants, essentiellement graphiques (et lointainement musicaux) font les délices de la presse en ligne, des musées virtuels, des tumbl’r et autres Pinterest, ainsi que d’autres sites plus lointains.
Il convient toutefois de distinguer les notations purement graphiques, telles Artikulation de Ligeti (1958), des expériences se référant (fût-ce au titre de simple clin d’œil) à la notation sur portées traditionnelles, telles, chez Stockhausen, Refrain (1959) ou encore les Zehn Wicthigsten Wörter écrits pour le 25 décembre 1991.
Cette dernière catégorie inclut de nombreux gags graphiques qui se présentent comme de vraies partitions mais n’ont évidemment rien de jouable. La référence en la matière est probablement Faerie’s Aire and Death Waltz, du compositeur John Stump (1944-2006), dont le neveu a d’ailleurs proposé de faire un événement régulier, le 20 janvier de chaque année.
À ces plaisanteries qui rejoignent un état d’esprit absurde, et où l’humour est palpable et indéniable (et fonctionne souvent sur plus d’un niveau), s’ajoute cependant tout un répertoire plus élaboré (et plus déstabilisant), qui inclut par exemple certaines expériences de James Tenney (1934-2006) ou encore de Terry Riley (né en 1935). Pour ne rien dire de notre propre collègue oumupien Tom Johnson, dont l’œuvre englobe tout le spectre allant des partitions les plus purement graphiques, à des notations plus traditionnelles. Plus récemment, le violoncelliste Pat Muchmore a proposé toute une série de Broken Aphorisms volontiers provocateurs, qui s’inscrivent dans sa démarche de musique anti-sociale. Enfin, toujours au sein de l’Oumupo, Mike Solomon est l’auteur de nombreuses expériences en matière de partitions graphiques, détournées, animées, etc.
En matière de subversion de la notation musicale, l’auteur le plus incontournable reste sans doute George Crumb (qui, né en 1929, fêtera cette année ses 88 ans). Il n’est guère aisé de faire la part de ce qui relève ici des intentions sincères de l’auteur ou de la pure glose «musicologique», mais l’on ne peut qu’être frappé, par exemple, de la récurrence dans ses partitions de motifs circulaires ou en spirale. Cette structuration de l’espace graphique peut revêtir une dimension symbolique (à tel point que l’on a pu parler de néo-mythologisme dans la musique contemporaine), ou encore évoquer des influences non-occidentales, javano-balinaises, hindoues ou tibétaines.
Ce serait pourtant oublier que le cercle peut faire signe vers bien d’autres symboliques, religieuses ou non : ainsi, par exemple, les mesures à trois temps (l’équivalent en notation mensurale de notre chiffre de mesure «3/4») étaient indiquées au quatorzième siècle par un cercle, symbole de la perfection (tempus perfectum). De fait, une universitaire de Barcelone, Marina Buj Corral, a accompli en 2015 tout un travail de thèse extrêmement complet sur les partitions graphiques contemporaines d’aspect circulaire (Partituras gráficas y gráficos musicales circulares en el Arte Contemporáneo (1950-2010), 762 pages très intelligibles et abondamment illustrées).
Catholicisme et protestantisme, d’ailleurs, ne sont pas les derniers à associer au cercle une dimension religieuse. L’on trouve ainsi dès la fin du XVIIe siècle (vers 1691 ou 1700), chez un dénommé Johann Georg Keuerleber (ou Keyerleber) une partition circulaire intitulée Perpetuum mobile oder immerwährender Gnadelohn («mouvement perpétuel, ou la Grâce éternelle»), dont il reste très peu de traces (et que Buj Corral ne mentionne d’ailleurs pas, non plus que l’exemple suivant). Dans un état d’esprit similaire, parmi la soixantaine de canons que l’on doit à Joseph Haydn (dont beaucoup sont perpétuels), signalons le manuscrit de la première des X Gebothe Gottes (Hob. XXVIIa) qui est rédigé (de sa main) sur une portée circulaire (curieusement, celui-ci n’est cependant pas perpétuel… mais palindromique). Et aux États-Unis d’Amérique à peine naissants, à la même époque, le compositeur William Billings fait figurer des canons circulaires en couverture du New England Psalm-Singer qu’il signe en 1766 avec Paul Revere puis quelques années plus tard, sur celle de son recueil The Continental Harmony (1794).
Un autre travail universitaire, en français cette fois (même s’il est dû à Leonie Gehrke, étudiante allemande de la Sorbonne aujourd’hui employée au musée d’art moderne de Cologne), L’allégorie de la musique dans l’art moderne (2014), propose à juste titre de mettre en rapport l’apparition des partitions circulaires avec celle des canons présentés en forme de croix (Kreuz-kanons, à ne pas confondre, comme le fait Wikipédia germanophone, avec les Krebskanons ou canons cancrisants). Et de citer deux exemples frappants : un magnifique canon en croix recueilli par Pietro Cerone (1566-1625), et un autre plus spectaculaire encore issu des collections de Adam Gumpelzhaimer (1559-1625) et probablement dû au graveur Wolfgang Kilian (1581-1662). Ce dernier exemple met en scène non seulement de la musique gravée horizontalement et verticalement, mais également quatre mélodies en forme de cercles. Entre l’auréole et la croix, les motifs religieux semblent donc se prêter particulièrement bien aux notations expérimentales.
Le sacré est-il, pour autant, à l’origine de cette démarche ? Près de deux siècles en amont, il est possible de trouver d’autres exemples qui, pour la plupart, relèvent de sujets profanes. C’est en effet à la fin du quatorzième siècle qu’apparaît, principalement en France (notamment sous l’influence culturelle de la papauté d’Avignon), le mouvement aujourd’hui dénommé ars subtilior, qui traite la graphie musicale avec un raffinement extrême — et une étonnante audace formelle, comme en témoignent les étonnantes partitions du Codex de Chantilly. (On peut se reporter, sur ce sujet, à la thèse de Uri Smilansky, de l’université d’Exeter : Rethinking Ars Subtilior.)
L’un des premiers exemples de cette écriture est peut-être En la maison Dedalus (anonyme, peut-être vers 1375), partition circulaire dont la graphie mime le thème labyrinthique du texte. Dans un même ordre d’idées, La harpe de melodie de Jaquemin de Senleches, (fl. 1378-1395) nous est parvenue en deux versions, dont l’une insère la partition dans le dessin d’une harpe, laquelle est la fois le sujet du texte (en virelai) et l’instrument utilisé pour jouer la pièce. La métalepse est ici multiple et vertigineuse ; une semblable mise en abîme est à l’œuvre chez le musicien rémois Baude Cordier (fl. 1380-1397, et probablement pas 1440 comme l’indique Wikipédia), avec par exemple Belle, bonne, sage en forme de cœur, ou encore son étonnant canon circulaire auto-référentiel Tout par compas suys composés, dont le titre à la première personne n’est pas sans évoquer le palindrome musical Ma fin est mon commencement de son compatriote et prédécesseur Guillaume de Machaut.
La dimension symbolique (religieuse ou profane) s’accompagne aisément d’un esprit ludique, d’une inclination envers le divertissement et l’expérimentation. Sans doute n’est-ce pas un hasard si l’avènement des partitions circulaires coïncide avec (ou précède de peu) celui du «canon», forme musicale dont l’intitulé lui-même peut renvoyer aussi bien à la religion (on le trouve dans la liturgie orthodoxe) qu’à une notion de «règle du jeu» (une des traductions possibles du grec κανών). C’est au XVIe siècle que se répand le canon, probablement à commencer par l’Angleterre où se développera une véritable mode des canons perpétuels, qui seront également désignés sous le nom de rounds, à rapprocher du mot latin rondellus», désignant un système d’écriture combinatoire proche de ce que nous qualifierions aujourd’hui de n-ine.
Un exemple de ces premiers canons britanniques circulaires est le magnifique double-canon enluminé orné d’une rose (en référence aux Tudor) et dédié à Henri VIII, vers 1516. (La partition A Rose is a rose is a round du compositeur contemporain James Tenney, y fait probablement allusion.) Un peu plus tard, l’on peut également mentionner la Sphera mundi du musicien John Bull (1562-1628). À partir de cette époque (et jusqu’à nos jours), le canon servira de véritable laboratoire musical, façonné par les énigmes et recherches des compositeurs.
On retrouve au siècle suivant cette tension entre symbolique religieuse et divertissement, par exemple chez le compositeur espagnol Juan del Vado (1625-1691), chez qui les partitions de formes diverses servent aussi bien à célébrer une Armonía de Dios que la Rueda de la Fortuna. En Italie, notons l’organiste et claveciniste Alessandro Poglietti, dont la suite Rossignolo sur des thèmes bucoliques, inclue un Aria bizarra dont la graphie lui vaut à elle seule cet adjectif.
Outre les expériences de Haydn et de Billings, précédemment citées, l’on trouvera quelques exemples plus récents de partitions circulaires, telles le Musical Toy de John Hatchard et John Harris, paru en 1811, ou encore plus tard, un Circular canon à trois voix d’Orlango Morgan (1865-1956), publié en février 1904 dans The Monthly Musical Record. Enfin dans la première moitié du XXe siècle, mentionnons les Spherical Madrigals de Ross Lee Finney, parus en 1947 et dont il n’est pas impossible qu’ils aient contribué à influencer la génération de George Crumb.
Comme on le voit, l’histoire des partitions orthographiées de manière non-conventionnelle est plus riche et plus ancienne que l’on ne pourrait le croire à se contenter d’un survol des extravagances avant-gardistes de ces six dernières décennies. Ces expériences graphiques (dont il ne reste nécessairement rien pour qui approche la musique sous une forme purement sonore) témoignent d’un attachement profond des compositeurs et copistes envers la partition en tant qu’objet matériel, tracé, façonné, composé ; à tel point que le théoricien Alfred Einstein (lointain cousin — ou pas — d’Albert) crut pouvoir parler en 1912 d’Augenmusik («musique pour les yeux»). Ce qui ne répond pas, pour autant, à une question fondamentale : tout cela en vaut-il la peine ?
Cette question a donné lieu à un intéressant débat initié de façon… iconoclaste (c’est le cas de le dire) par le musicien électro Dennis DeSantis, lequel critique de façon amusante mais indistincte (et pour tout dire quelque peu confuse) l’inutile complexité de nombreuses partitions contemporaines, le recours aux notations graphiques, et la démarche conceptuelle plutôt que réaliste de beaucoup de compositeurs. C’est oublier que, par exemple, une notation graphique donnant une indication de geste devant être improvisé simplifie la vie de l’interprète, plutôt que de lui demander d’exécuter un passage chaotique mais noté de façon stricte. C’est oublier, également, que la graphie élaborée d’une partition, lorsque sa raison d’être est clairement identifiée et justifiée, convoie de nombreuses informations importantes quant à l’intention du compositeur — informations qui, à leur tour, influent sans doute sur l’interprétation des musiciens. C’est oublier, enfin, que la musique est un langage parfaitement légitime à être présenté sous forme écrite plutôt qu’exclusivement sonore. Passer cette étape par pertes et profits, reviendrait à pas moins que de dresser l’acte de décès de la musique écrite, et avec elle de tout un patrimoine essentiel de notre culture savante. Ce jour finira peut-être par venir… mais nous nous permettrons d’espérer qu’il est encore loin.
Joies du Web : malgré l’hégémonie des réseaux soi-disant «sociaux», c’est encore sur de bons vieux forums, bien ringards et bien moches, que l’on trouve encore parfois des questions inattendues engendrant des réponses intéressantes. Le 17 octobre 2009 sur le forum «Genaisse» (dédié, comme l’indique très clairement son nom, aux jeunes ainsi qu’aux débiles légers), une jeune lycéenne grenobloise du nom de «Ptit ChamallOw» pose la question suivante :
Je voudrais savoir s'il existait une musique de l'absurde ?
Car pour les projets de TPE (travaux pratique encadré), nous avons une problematique, ou plutot pour l'instant une piste ; comment la musique donne t-elle vie à l'image ? et pour cela nous prendrons (en tout cas pour l'instant) l'exemple du theatre de l'absurde.
Pour cela nous avons deja fait quelques recherches sur le theatre musical, mais nous voudrions savoir s'il existait une musique de l'absurde ??
Merci bien de faire partager votre savoir
Outre quelques réponses (et un début de flamewar) portant sur le style metal ainsi qu’une définition remarquablement pertinente de la notion d’absurde (le même modérateur notant d’ailleurs que «pour le vulgaire, toutes les tendances avant-gardistes depuis le début du XXème siècle […] paraissent absurdes»), un contributeur anonyme renvoie à un mémoire de thèse : Dimension de l'absurde dans les musiques de György Ligeti et de György Kurtag, soutenue en 2004 par François Polloli à Paris 8 (et dont il n’existe manifestement aucune version en ligne).
Ces deux auteurs hongrois, d’ailleurs proches amis l’un de l’autre, entretiennent effectivement un lien de proximité (voire de parenté) avec une certaine pensée de l’absurde. À commencer peut-être par une influence commune : Franz Kafka, dont Kurtág a mis en musique quarante Kafka-Fragmente pour soprano et violon, et auquel Ligeti se réfère également. L’écriture de l’un et de l’autre s’étend par ailleurs volontiers à une dimension théâtrale, laquelle inclut sans nul doute une composante absurde : chez Ligeti, c’est vrai de son opéra Le Grand Macabre ou encore des moins connues Aventures et Nouvelles Aventures, mini-opéras dont le texte est écrit en gromelo. Kurtág, pour sa part, s’est notamment distingué par sa pièce Siklós István tolmácsolásában Beckett Sámuel üzeni Monyók Ildikóval, mise en musique du texte de Beckett What is the word («comment dire ?»). Pour revenir à Ligeti, nous ne pouvons manquer de mentionner les Nonsense Madrigals (voir sur cette œuvre une imposante monographie de l’universitaire américain Denis Malfatti) dont le titre fait plutôt référence à l’absurde de Lewis Carroll (ou d’Edward Lear) qu’à celui de Ionesco… mais dont le troisième madrigal est notable pour ses paroles uniquement constituées des lettres de l’alphabet. Dans une démarche peut-être pas si éloignée, Kurtág a rédigé l’une des pièces pour chœur constituant son Hommage à Luigi Nono sur une «déclinaison du pronom [russe] чей», lequel constitue de fait l’unique parole de la partition.
Au demeurant, la dimension de «performance» dont se teint un très large pan de la création musicale contemporaine à partir des années 1960, peut assez aisément se lire comme une tentative de prolongement d’une esthétique absurde (même si la référence invoquée est plus fréquemment Dada que le théâtre de l’absurde). Le groupe Fluxus est évidemment en pointe de telles expériences, avec des compositeurs tels que John Cage, La Monte Young, Karlheinz Stockhausen ou Krzysztof Penderecki, voire (dans leur sillage ou à la périphérie) Mauricio Kagel ou encore Luciano Berio.
Ajoutons que c’est de cette même époque que datent les expérimentations radiophoniques de Perec et Drogoz, que nous avons évoquées dernièrement ; ce sera d’ailleurs le metteur en scène Marcel Cuvelier, créateur sur scène des pièces de Ionesco, qui s’attachera à faire de L’Augmentation un texte pleinement théâtral — là encore, on le voit, le théâtre de l’absurde n’est pas loin. Tout comme Kagel et bien d’autres, Perec et Drogoz font intervenir dans leurs pièces hybrides (musico-littéraires) des sons et bruitages extra-musicaux ; la machine à écrire de Perec, nous l’avions souligné, fait de ce point de vue écho (à plus de cinquante ans d’écart) au ballet Parade créé en 1917, où Jean Cocteau avait eu l’idée de mêler à la musique d’Érik Satie divers bruits et bruitages, lequel apparaît finalement comme précurseur tout à fait crédible d’une éventuelle «musique de l’absurde».
En effet, une constante se dégage de l’énumération que nous avons dressée ici succinctement : qu’il s’agisse de Ligeti et Kurtág mettant en musique des paroles incongrues et phonèmes chaotiques, ou des dispositifs bruitistes et scénographiques de certains épigones de Fluxus, tous ces compositeurs ont recours, pour subvertir le processus de construction du sens, à des moyens issus de langages non-musicaux. Est-ce à dire qu’il serait impossible de concevoir une musique dont la dimension «absurde» ne se déploirait qu’au sein d’un langage purement musical ?
À cette question, nous ne pouvons apporter que, à ce stade du moins, quelques tentatives de réponse. Tout d’abord, l’idée de «détraquer» le discours musical pour donner lieu à un geste expressif, créer une surprise ou même, mettre l’auditoire mal à l’aise, ne date pas d’hier : lorsque Jacques Offenbach (1819-1880) fait interrompre l’air d’Olympia, révélant sa véritable nature inhumaine et inartistique en faisant descendre sa belle note aigüe de façon dysharmonieuse, ne dénonce-t-il pas en quelque sorte nos attentes d’auditeurs ? Bien avant même, lorsque Heinrich Biber (1644-1704), comme nous l’avions vu, superpose des chansons d’ivrogne dans une véritable cacophonie, ne se livre-t-il pas à un procédé «absurde» ?
Pourrait alors ainsi être qualifiée toute musique se jouant de ce qui est attendu d’elle, que ce soit par convention, par logique structurelle, par exigence de style et de langage. Cela inclue, notamment, la plupart des partitions en bitonalité (par exemple chez Stravinsky ou Prokofiev, pour ne citer que les plus ouvertement provocateurs), mais aussi beaucoup de parodies ou d’œuvres qui se réfèrent à une écriture pour la déconstruire ou la détourner (pensons par exemple au Concerto grosso de Schnittke).
Une autre direction est celle explorée par une certaine forme de composition que l’on pourrait qualifier de «conceptuelle» : par exemple le travail sur la partition (notations graphiques ou non-conventionnelles, partitions biscornues — auxquelles nous consacrerons d’ailleurs une notice à venir), ou les œuvres reposant sur une large part d’improvisation… mais l’on revient ici, insensiblement, à un aspect de «performance» et de théâtralité : que les 4′33″ de silence de John Cage aient un aspect absurde, c’est indéniable, mais peut-on vraiment dire qu’elles ne reposent que sur un langage purement musical ?
Un autre cas-limite est celui de l’hyper-complexité. Certes, plus d’un instrumentiste affirmera sans sourciller être en mesure de jouer les partitions de FerneyHough exactement telles qu’elles sont orthographiées, moyennant bien sûr un peu de travail en amont — mais l’auteur de ces lignes doit ici avouer son incrédulité à cet égard, d’autant qu’il lui a été rapporté (par notre Oumupote Gilles Esposito-Farèse) que Ferneyhough lui-même a recours à des versions simplifiées de ses œuvres, qui sont effectivement lisibles… mais qu’il se garde bien de publier en tant que telles. Du reste, si cette musique venait à être effectivement jouable, c’est probablement qu’elle aurait manqué son objectif véritable : il s’agit là, à notre avis, d’objets essentiellement conceptuels, dont la ressemblance lointaine avec des partitions pouvant être effectivement déchiffrées et travaillées ne doit être lue que comme un amusant clin d’œil.
Finalement, peut-être gagnerait-on à prendre la question en sens inverse. Le théâtre de l’absurde, se jouant des conventions habituelles selon lesquelles le théâtre est censé faire sens, défaisant sa propre syntaxe, exposant ses rouages et articulations, ne cherche-t-il pas lui-même à se rapprocher d’une universalité qui est plutôt, d’ordinaire, le domaine de la musique ? Il faut pour s’en convaincre se pencher — comme nous l’avions fait naguère ici-même — se pencher sur l’œuvre de Jean Tardieu, poète à l’état d’esprit très empreint de cette pensée «absurde», qui s’est attaché à penser sa propre démarche comme étant celle d’un compositeur musical qui s’exprimerait avec des mots plutôt qu’avec des notes.
Nous avions d’ailleurs pu constater, avec Ernst Toch, que les mots eux-mêmes peuvent finir par déboucher sur un discours musical. Une autre expérience étonnante et plus récente, en langue anglaise cette fois, est le curieux objet théâtral intitulé Philip Glass Buys a Loaf of Bread («Philip Glass va acheter son pain»), créé en 1990. Sous ce titre faisant évidemment référence à un célèbre compositeur minimaliste, l’auteur David Ives (né en 1950) parodie — sans aucune musique — l’opéra et la comédie musicale, l’écriture en boucles répétitives et la quasi-absence de narration.
Au fond, c’est peut-être là, précisément, une manière de définir ce qu’est la musique : cette vague ritournelle, absurde, qui nous reste lorsque le langage n’a plus de sens, ni l’existence, de justification.
Il n’est pas dit, pour autant, que «Ptit ChamallOw» aurait eu intérêt à répondre ça dans son TPE.
Le plus célèbre exemple de contrefaçon musicale est sans doute l’Adagio en sol mineur dit «d’Albinoni», dont on sait qu’il n’est en réalité pas dû au maître vénitien baroque (1671-1751) mais, bien plus récemment, au chercheur et critique Remo Giazotto (1910-1998), lequel avait au départ déclaré n’en être que l’humble éditeur/transcripteur, avant de s’en attribuer précipitamment la pleine paternité dès qu’il fut question de royalties à collecter. Exista-t-il, toutefois, un authentique fragment ancien à l’origine de cette partition ? C’est l’hypothèse que laissent envisager — sans toutefois la corroborer suffisamment — les travaux d’un étudiant en thèse du nom de Nicola Schneider, qui affirma en 2007 s’être vu transmettre par un ci-devant secrétaire de Giazotto la copie d’une photographie d’une transcription d’un fragment aujourd’hui perdu, se trouvant avant 1945 à la bibliothèque de Dresde. Ce fragment (dont il existe une restitution en ligne) aurait comporté l’ébauche d’un second mouvement pour une sonate en trio, incluant une ligne de basse assez développée et quatre mesures (plus éventuellement deux autres) de mélodie. Face à autant d’intermédiaires et d’imprécisions, impossible de se faire une idée arrêtée (et la page de discussion Wikipédia témoigne de cette incertitude).
De telles mystifications n’étaient pas rares dans la première moitié du vingtième siècle. Un exemple marquant en est le violoniste Fritz Kreisler (1875-1962), qui se fit «découvreur» d’une vingtaine d’œuvres de compositeurs du passé avant d’avouer, à l’âge de soixante ans, qu’il en était l’unique auteur. À la même époque en France, les frères Casadesus (Marius, violoniste, et Henri, altiste), se plaisaient à inventer de fausses œuvres de Händel ou des fils Bach : leur pastiche le plus efficace est sans doute le Concerto pour Adélaïde, prétendûment écrit par Mozart à l’âge de 10 ans avant d’être «retrouvé» en 1933 par Marius Casadesus… lequel s’empressera plus tard, là encore, d’avouer la supercherie afin d’empocher des émoluments. Il faut dire que Mozart semble se prêter particulièrement bien à ces abus ; l’édition en ligne de ses œuvres complètes nous renvoie pas moins de 158 partitions dont l’authenticité ou la paternité sont à considérer avec scepticisme.
Une autre partition pour violon reste d’une origine incertaine : il s’agit de la Chaconne en sol mineur de Vitali (1663-1745), sur laquelle il suffit de poser un regard distrait pour se convaincre qu’elle date au moins de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, mais dont certaines pochettes de disque nous assurent (non sans louer l’audacieuse modernité du compositeur) que le manuscrit est nécessairement antérieur à 1730. (Quel crédit doit-on, pour autant, accorder à l’emballage promotionnel d’un produit discographique ?)
De tels pastiches semblent, rétrospectivement, bien peu crédibles et quasiment aimables dans leur aspect folklorique ; après tout, ne renvoient-ils pas à une époque où il était encore courant de présenter aux foules crédules l’«authentique femme à barbe» et autres «crâne de Voltaire enfant» ? Et pourtant, la question du copyright (qui, nous l’avons vu, s’est posée plus d’une fois) nous rappelle leur réalité bien sonnante et trébuchante.
Dans le cas du violoniste ukrainien Mikhail Goldstein (1917-1989), s’y ajoute une autre dimension, cette fois idéologique. Ce musicien aussi talentueux que courageux (l’on raconte qu’il était venu jouer à Stalingrad sur la ligne de front le soir du 31 décembre 1942, un programme incluant de la musique allemande aussi bien que russe, et qu’au moment où il s’arrêta, les soldats allemands hélèrent les forces soviétiques pour que le cessez-le-feu fût prolongé afin que puisse continuer la musique), était aussi un pasticheur talentueux ; il alla jusqu’à inventer un compositeur ukrainien pré-romantique, Mykola Ovsianiko-Kulikovsky (1768-1846), dont il rédigea et fit jouer en 1949 une «Symphonie n°21» qui rencontra un succès d’autant plus important qu’elle permettait au pouvoir soviétique de s’inventer ainsi un héritage symphonique ne devant plus rien à Haydn ou Beethoven, ni au bloc de l’Ouest. La révélation de son origine véritable fut très mal acceptée par les autorités politiques et culturelles, qui préférèrent tout simplement ignorer le rôle de Goldstein, aidés en cela par l’antisémitisme régnant alors en Ukraine. Sa carrière de compositeur fut interrompue net (même s’il parvint en 1963 à remporter trois prix de composition dans un même concours, sous trois pseudonymes différents), et il parvint à s’installer à l’Ouest quelques années plus tard. Sa page Wikipédia nous indique que sa Symphonie est, encore aujourd’hui, présentée aux musiciens ukrainiens comme une authentique œuvre du dix-neuvième siècle ; cette information non-sourcée est invérifiable, mais un webzine ukrainien indique tout de même que «pour de nombreux musicologues, l’histoire [de cette falsification] demeure douteuse».
Le vénérable pianiste Paul Badura-Skoda, qui fêtera dans quelques mois son quatre-vingt-dixième anniversaire, s’est trouvé être il y a une vingtaine d’années, en compagnie de sa femme Eva (elle-même historienne de la musique), l’infortuné témoin d’une supercherie plus audacieuse encore. Fin 1993, un flûtiste d’apparence respectable leur apporta un recueil de partitions qu’il avait retrouvées chez une vieille femme désirant garder l’anonymat : il s’agissait de six sonates pour pianoforte, inédites, de Joseph Haydn lui-même — autant dire, la plus grande découverte de ce demi-siècle. L’une des pages du recueil était manquante, et ce musicien expliqua avoir lui-même tenté de la reconstituer selon son propre savoir-faire, bien maladroitement d’ailleurs — ce qui montrait bien, pensèrent les Badura-Skoda, qu’il n’était certainement pas l’auteur du reste des pages ; et d’accepter volontiers de lui apporter leur caution, donnant ainsi lieu à une campagne de presse d’envergure… qui dut être démentie en toute hâte quelques semaines plus tard, car il s’agissait évidemment d’une fabrication due au musicien en question, Winfried Michel, faussaire talentueux (et remarquablement malin) qui n’en était pas à son coup d’essai, s’étant auparavant inventé un alter-ego italien baroque sous le nom duquel (Giovanni Paolo Simonetti) il avait publié de nombreuses partitions tout à fait irréprochables. Curieusement, un article qui rend compte de cette affaire, l’accuse d’une infâmie plus grande encore : «il s’avéra que ce monsieur Michel n’était pas un flûtiste, mais un obscur professeur de 45 ans, qui enseignait la flûte à bec dans un lycée». Diantre.
Avec Haydn se pose le même problème que pour Mozart : celui d’un compositeur célébrissime du dix-huitième siècle, époque où les éditeurs n’hésitaient pas à recycler des noms connus pour promouvoir leurs publications, quel qu’en puisse être le contenu (nous avions nous-même décrit le parcours du «jeu de dés» qui fut attribué aussi bien à Mozart qu’à Haydn). Brahms lui-même en fit les frais lorsqu’il rédigea, en 1873 et en toute bonne foi, ses Variations sur un thème de Haydn op.56… alors que le choral en question, si son origine réelle demeure indéterminée, n’a certainement rien à voir avec Haydn. Une mésaventure analogue entoure le Pulcinella de Stravinsky, lequel pensait travailler exclusivement avec des thèmes de Pergolèse alors que nous savons aujourd’hui que le matériau réuni par Diaghilev pour lui était en majorité dû à de nombreux autres compositeurs, encore mal identifiés à ce jour.
On ne prête qu’aux riches ; c’est d’autant plus vrai dans le cas, pour le moins étrange, de Rosemary Brown (1916-2001), humble veuve britannique travaillant comme dame de service dans une école, qui commença dans les années 1960 à «transcrire» des partitions qui, disait-elle, lui étaient dictées par les esprits de compositeurs du passé : Liszt, Chopin, Schubert, Schumann, Brahms, Grieg, mais aussi Bach, Mozart, Beethoven, Rachmaninoff, Debussy, et même Stravinsky (l’année suivant sa mort). De surcroît, chacun avait sa propre manière de lui «dicter» ses partitions (parfois d’ampleur impressionnante) : qui en prenant le contrôle de ses mains sur le clavier, qui en lui chantant les mélodies (dans un anglais parfait). Un témoignage rédigé à sa mort par le compositeur Ian Parrott, rend compte de cette histoire touchante et troublante — pour peu que l’on n’y regarde pas de trop près : ainsi, Brown elle-même semble avoir minimisé l’étendue de ses propres connaissances pianistiques ; quant à l’originalité et la valeur musicale des partitions ainsi produites, la question en reste posée.
Une toute autre ambiguïté entoure le cas Tristan Foison, musicien et escroc français dont la page Wikipédia peine à délimiter les informations vraies et fausses. C’est aux États-Unis que Foison se lance, à la fin des années 1990, dans une carrière prometteuse ; il y arrive, au demeurant, auréolé d’un parcours déjà prestigieux (et manifestement fictif) : il déclare ainsi avoir joué à l’âge de 9 ans en soliste avec l’orchestre de Monaco, posséder deux ondes Martenots (instrument déjà rarissime à l’époque), être titulaire du Prix de Rome (lequel a été supprimé en 1968, quelques années seulement après sa propre naissance) et lauréat de nombreux concours internationaux qui n’ont jamais entendu parler de lui. Mais sa musique est belle et expressive, quoiqu’un peu surranée, et tout se passe bien… jusqu’au jour où, lors d’une création de son Requiem en 1999, un membre du public reconnaît là une autre œuvre : le Requiem d’Alfred Desenclos (1912-1971). Confronté à ce plagiat, Foison affirme tout bonnement qu’il s’agit en fait d’une erreur… dans l’autre sens : son éditeur français aurait mélangé ses propres œuvres avec d’autres noms de compositeurs. Et d’opérer illico, «pour tirer ça au clair», une prudente retraite stratégique en France — d’où l’on est à ce jour sans nouvelles de lui.
Fin de l’histoire ? Pas exactement. Quelques années plus tard, le violoniste Tobias Bröker, qui édite et met à disposition du public un énorme catalogue (non-libre mais gratuit) de 13000 concertos pour violon écrits au vingtième siècle, se penche sur une autre partition de Tristan Foison : son concerto pour violon, antérieur de quelques années, et dont le mouvement lent, avait-il alors déclaré, lui fut inspiré par la mort de sa grand-mère. Bröker est cependant intrigué par une interview du chef d’orchestre ayant créé l’œuvre : «C’est amusant, c’est comme s’il ne l’avait pas écrite pour nous — c’était trop abondant par rapport à notre nombre de répétitions ; de plus il n’accepta de faire aucune modification pour nous accommoder. Nous étions submergés. Je me souviens qu’à la fin, il a même exigé qu’on lui rende la partition.» Et pour cause : Bröker ne tardera pas à découvrir que ladite partition était en fait l’exacte copie de la Symphonie concertante d’un autre compositeur, Raymond Gallois-Montbrun (1918-1994) ! Qu’y a-t-il donc d’authentique chez Foison ? Impossible de le savoir. Il semble qu’il ait été un authentique musicien, sans doute doué, probablement charismatique et pédagogue ; certaines de ses partitions (du moins présentées comme telles) ont laissé un souvenir durable — comment expliquer alors cet enchevêtrement tissé par lui-même ? Malhonnêteté, mythomanie pathologique, naïveté peut-être ; son cas n’est pas le moins énigmatique de tous ceux présentés ici.
Les impostures musicales ont parfois valeur de contre-manifeste esthétique. Le plus exemplaire à ce titre est probablement le compositeur fictif P.D.Q. Bach (1807-1742?), le vingt-et-unième des vingt enfants de J.S. Bach, à qui son créateur américain Peter Schickele a attribué des centaines de créations plus farfelues les unes que les autres, avec autant d’humour que de talent — et une inventivité à faire pâlir d’envie le Collège de ’Pataphysique tout entier. On est ici davantage dans l’absurde et le burlesque gratuit que la satire… mais il n’est pas interdit de lire dans la démarche de Schickele (qui, à plus de 80 ans, continue aujourd’hui à interpréter avec énergie les œuvres de son alter-ego pseudo-baroque) une dénonciation en creux de l’académisme «musicologique».
À la même époque où apparaît ce rejeton oublié de la famille Bach, fait irruption en Angleterre un mystérieux compositeur polonais né en 1939 (pour peu qu’il ait eu le bon goût de bien vouloir exister). Du dénommé Piotr Zak, la BBC diffuse, le 5 juin 1961 (dans le cadre d’une émission tout à fait sérieuse), un Mobile pour percussions et bande magnétique. Cette pièce, qui ne sera pas particulièrement appréciée des critiques mais sans faire scandale non plus, sonne à peu près comme des centaines d’autres œuvres créées à l’époque et dans les décennies suivantes : il s’agit pourtant d’un pur canular, pour lequel ont été enregistrés (s’amusant à taper sur divers objets sans rime ni raison) les musiciens Hans Keller (1919-1985, sur lequel nous serons amenés à revenir dans une future notice) et Susan Bradshaw (1931-2005) — pianiste d’un caractère bien trempé, dont on raconte qu’un jour, lassée d’assister à un concert interminable de musique répétitive, elle y mit un terme en déboulant sur la scène afin d’éjecter sans ménagement le pianiste de son siège. L’affaire Zak est à lire comme une critique d’un certain langage contemporain ; critique d’autant plus explicite que quelques mois plus tard, le musicien britannique Arthur Hutchins (1906-1989) saluera l’exploit de son ancienne élève Bradshaw, en révélant qu’il s’est lui-même amusé par le passé à créer une fausse œuvre d’Hindemith en plaquant les nuances et rythmes d’une sonate de Beethoven sur des notes et accords joués au hasard. Est ici à l’œuvre une idéologie ambigüe, qui n’est pas sans rappeler celle de l’affaire Sokal dans les années 1990 : la critique des milieux contemporains abscons et imbus d’eux-mêmes est parfaitement légitime, mais débouche tout aussi facilement sur des positions anti-intellectualistes réactionnaires et populistes.
Que faire, enfin, de l’Histoire incomplète du Violon funéraire ? Cet ouvrage paru en 2006, sous la plume du compositeur et écrivain britannique Rohan Kriwaczek, établit l’histoire de ce genre méconnu (et pour cause) dont la tradition remonte à la Réforme, et s’essoufle (sous les attaques des catholiques) au cours du dix-neuvième siècle. La corporation des violonistes funéraires, instrumentistes hautement spécialisés à qui il arrivait même de s’affronter en duel lors d’enterrements (le vainqueur étant celui qui parviendrait, par sa musique, à tirer le plus de larmes de l’assistance), existe encore aujourd’hui et s’emploie à défendre ce patrimoine menacé de disparaître : l’ouvrage en question s’accompagne de nombreuses illustrations, gravures et même d’un recueil d’airs funéraires pour violon, dont plusieurs peuvent être achetés sous forme de disque ou écoutés sur la radio NPR ; la guilde des violonistes funéraires possède même un site (hébergé par son président actuel, Kriwaczek, qui a même essayé en vain de l’ajouter sur Wikipédia). Dans cette démarche méta-artistique (où l’on peut voir un écho onirique de Borges), la mystification relève ici plus d’un acte créatif que de l’imposture : Kriwaczek revendique en effet le droit pour un compositeur d’imaginer non seulement une œuvre, mais un genre entier si la fantaisie devait l’en prendre.
Quelqu’attachement l’on puisse avoir pour les partitions et manuscrits en tant qu’objets, la falsification musicale se situe sur un tout autre plan que le faux en peinture : ici c’est le concept même de la partition qui importe davantage que son support matériel (et de fait, plusieurs des faussaires que nous avons évoqués se sont retrouvés démasqués lorsqu’ils s’avérèrent incapables de produire une contrefaçon convaincante du manuscrit ou d’une édition ancienne). Au-delà de son aspect anecdotique, ce tour d’horizon aura toutefois permis d’appréhender la grande diversité, voire la richesse, de ces musiques dont la légende surpasse, ne serait-ce qu’un instant, la vérité historique.
On signale, ce samedi 18 février 2017, la mort du batteur américain Clyde Stubblefield (né en 1943), qui s’était notamment illustré en accompagnant James Brown dans plusieurs chansons qui sont devenues des succès considérables. L’une d’entre elles, Funky Drummer (1970), est notable pour un "solo" de batterie dont a été extrait un échantillon (sample) qui a servi de boucle d’accompagnement à plus d’un millier de chansons ultérieures.
Le site «Who Sampled» établit une liste intéressante des pistes les plus "samplées" à ce jour, dans laquelle figurent en bonne place non seulement Funky Drummer mais aussi d’autres chansons de James Brown (avec d’autres batteurs) : Funky President et Think (About It). Pour autant, elles n’égalent pas la popularité de la piste Amen, Brother, parue en 1969 et dont un sample de six secondes a été utilisé à près de 2500 occasions (répertoriées), comme l’évoque un documentaire fort intéressant datant de 2004.
Se pencher sur ces quelques boucles est, dans un premier temps, absolument fascinant (car l’on se rend soudain compte que de vagues motifs aujourd’hui omniprésents dans notre inconscient, à l’état de clichés aseptisés, ne sont que les maigres bribes de pistes à l’origine conçues et exécutées avec soin et inventivité)… puis très rapidement, assez répugnant (car l’on se rend soudain compte que les maigres bribes de pistes à l’origine conçues et exécutées avec soin et inventivité, ne sont plus aujourd’hui que de vagues motifs omniprésents dans notre inconscient, à l’état de clichés aseptisés).
Le «Amen break», ainsi qu’il est désigné désormais, avait été enregistré par un autre batteur de la même génération, Greg Coleman (1944-2006). Tout comme Stubblefield, il n’a pas bénéficié du succès de son enregistrement car il faisait partie des innombrables cohortes de «session musicians», humble soutiers taillables et corvéables à merci et inéligibles au droit d’auteur ou d’interprète. Stubblefield aussi bien que Coleman seront morts dans la pauvreté et l’anonymat (et même, pour ce dernier, à la rue), cependant que leurs boucles rythmiques, depuis les années 1980, nourrissent copieusement l’imaginaire sonore collectif — et les producteurs de musique de consommation, variété, rap, accompagnements de films et de réclames, dans la plus parfaite ingratitude. (Ce qui serait déjà choquant en soi, si lesdits industriels ne s’engraissaient précisément pas grâce à un régime comiquement intitulé "droit d’auteur".)
Avec Stubblefield disparaît aujourd’hui l’un des derniers témoins d’une époque où les musiques à succès étaient encore fabriquées à la main — et à la baguette.
Quelle est la référence la plus citée par Shakespeare ? Une scène biblique ? Une tragédie antique ? Perdu : c’est une chanson. O Death, Rock Me Asleep, qui apparaît dans pas moins de cinq de ses pièces.
Cette chanson (dont on trouve aisément le texte, une transcription et un enregistrement) est attribuée à Anne de Boleyn (ci-devant reine d’Angleterre et exemple princeps du dicton britannique «qui veut décapiter sa femme, l’accuse de haute trahison»), laquelle l’aurait écrite dans son cachot, à la veille de son exécution (à moins que l’auteur ne soit son frère, qui de toute façon connut le même sort) en 1536. Si l’authenticité de cette circonstance reste indémontrée (mais non improbable), ne peut être déniée l’expressivité poignante de ce lamento sur basse obstinée, qui se développe toute entière sur une formule de trois notes, répétée inlassablement. Le parallèle entre cette écriture claustrale et son contexte historique (l’enfermement du cachot et l’inéluctabilité d’un destin funeste) ne manquera pas de faire frétiller les «musicologues» en verve ; sa justification la plus prosaïque est pourtant la plus raisonnable, à savoir qu’il est plus facile, lorsque l’on s’accompagne soi-même au luth, de se contenter d’une tablature simple et épurée, sur laquelle la voix peut se déployer plus librement, tant en ce qui concerne le sens des paroles que les contours de la mélodie. (Serait ainsi à l’œuvre une logique du même ordre que celle qui conduira, au XXe siècle, les improvisateurs de jazz à ne plus se préoccuper de la succession d’accords en "grille" harmonique, et d’improviser librement sur une boucle minimale, donnant ainsi naissance au jazz dit «modal» ; nous y reviendrons ci-dessous.)
Quelques décennies plus tard, l’écriture en ostinato est utilisée à travers toute l’Europe, des lamentos de Monteverdi à ceux (sur ground) de Purcell en passant par d’innombrables chaconnes et passacailles (auxquelles s’ajoutera, encore plus tard, le célèbre Kanon de Pachelbel). Ce n’est pas, pour autant, à un compositeur particulièrement connu que nous devons l’exemple d’ostinato le plus remarquable : il s’agit de Taquinio Merula (1595-1665), avec sa Canzonetta Spirituale sopra alla nanna (voir la partition et divers enregistrements), publiée vers 1636 et qui est à la fois une berceuse et une pietà. Un siècle précisément après O Death Rock Me Asleep, la basse obstinée sert ici de nouveau à illustrer un texte où se corrèlent le motif de l’endormissement et celui de la mort.
Merula va toutefois encore plus loin dans le dépouillement, puisqu’il propose ici une basse construite sur un ostinato de deux notes seulement. L’étrangeté du langage harmonique, ambigu et jamais résolu, vient de ce que ces deux notes, conjointes, restent confinées autour de la dominante sans regagner la tonique. On peut même y entendre des inflexions modales, au choix archaïsantes ou, au contraire, diablement modernes — il n’est d’ailleurs pas totalement inintéressant de comparer cette berceuse de Merula avec un morceau de jazz, Serenade for the Renegade du pianiste norvégien Esbjörn Svensson (1964-2008), dans lequel chaque "couplet" est sous-tendu par les deux mêmes notes de basse obstinée que chez Merula. (Ces deux notes constituent également le motif saisissant du film Jaws, que nous avions naguère mentionné.)
O Death Rock Me Asleep et Alla nanna sont deux exemples cités (parmi beaucoup d’autres) dans un article fort intéressant de Linda Maria Koldau (de l’université d’Utrecht) publié en 2012 dans le Journal of Seventeenth-Century Music (JSCM), et intitulé The Expressive Use of Ostinato Techniques in Seicento Composition (l’usage expressif de techniques en ostinato dans l’écriture musicale au dix-septième siècle). En voici quelques extraits traduits par nos soins :
[1.2] Les motifs en ostinato, en tant que technique de composition, sont à la fois simples et difficiles. En fournissant un cadre harmonique ou rythmique clair et souvent strict, ils gouvernent l’aspect formel de l’écriture. Leur répétition inlassable impose une structure pré-établie, qui oblige l’auteur à combiner le motif de basse avec d’autres voix, elles, aussi variées que possible. Ces variations peuvent se faire en termes de combinaisons vocales et instrumentales, de changements de métrique, d’emprunts passagers à d’autres tonalités, et de dissonances induites par des décalages entre les parties supérieures et la basse. Naturellement, le motif en ostinato lui-même peut aussi changer et varier au fil de la pièce. Ces procédés, toutefois, ne représentent que l’aspect technique de la composition. Au-delà de cet aspect, l’ostinato sert fréquemment, dans la musique vocale du dix-septième siècle, à mettre en valeur l’expressivité du texte. Il permet de renforcer le caractère (l’affetto, c’est-à-dire le sentiment [NdT]), voire à l’établir pour une pièce ou un passage entier.
[…] Monteverdi amalgame, de façon caractéristique, des procédés techniques et formels avec l’expressivité du texte et son caractère. Ces deux aspects sont, dans toute sa musique, indissociables, qu’il s’agisse d’œuvres dramatiques, de madrigaux ou de musique sacrée. Les ostinatos offrent un angle d’étude intéressant pour examiner cette échange constant, du fait que la technique d’écriture est si visible et semble même primer sur le reste. À cette même époque, dans les années 1630, ces ostinatos deviennent emblématiques d’une certaine écriture musicale, et d’un certain caractère qui détermine la direction prise par une œuvre entière (ou tout au moins dans ses sections construites sur un ostinato). Cet attribut des ostinatos est un point significatif dans le développement de l’*aria* en tant qu’emballage pour exprimer un sentiment, étant donné que beaucoup de motifs en ostinato trouvent leur origine dans la mise en musique de textes poétiques sous forme d’arias assez convenus. Ces motifs brefs et obstinés, une fois confiés à la basse, cristallisent le sentiment devant être exprimé.
Si Koldau soulève ici de nombreuses points judicieux et pertinents d’un point de vue historique, son analyse laisse transparaître un présupposé qui ne correspond pas nécessairement à la réalité du travail d’écriture. Le "défi" (both a simplification and a challenge) que représente selon elle l’écriture d’une partition faisant intervenir un ostinato, consisterait pour le compositeur à compenser de toutes ses forces l’invariance du matériau de base, par une accumulation de voix aussi variées que possible (as much variety in the other parts as possible) : comme si l’ostinato était un carcan dont il faut s’évertuer à se libérer et s’éloigner. C’est pourtant omettre que, en musique, la répétition fait sens par elle-même ; l’ostinato n’est ni un carcan ni un emballage (a vehicle for the expression), mais constitue lui-même un geste expressif essentiel, comme l’ont parfaitement compris les «minimalistes» du XXe siècle, mais également les compositeurs baroques longtemps avant eux. Un point que n’évoque pas non plus Koldau, est l’importance de l’ostinato en tant que geste essentiellement rythmique : il ne dicte pas seulement le chiffre de mesure et l’organisation des durées, mais imprime lui-même un geste et une scansion.
Koldau a donc tout à fait raison de souligner que la répétition est un procédé évident voire simpliste, et de remarquer que les morceaux auxquels ce procédé donne naissance acquièrent pourtant une expressivité musicale et même un poids dramatique indéniable — mais il n’y a là nul paradoxe, et cette expressivité n’est pas due seulement aux voix de dessus et aux éventuels décalages ou frottements qu’elles occasionnent avec la basse. D’ailleurs, dire que ces voix sont elles-mêmes "aussi variées que possible" nous semble, dans le cas de l’ostinato, souvent abusif : l’on peut constater en lisant et en jouant ce répertoire qu’au contraire, ces voix présentent très souvent elles-mêmes un aspect cyclique et une grande économie de moyens. (Le commentaire de Koldau s’appliquerait plutôt à des partitions plus récentes : les chaconnes et folias virtuoses du XVIIIe siècle, ou même au siècle suivant, par exemple la Berceuse op. 57 de Chopin.)
Un compositeur qui fait le choix de ne suivre qu’un cheminement harmonique très restreint (et s’interdit donc beaucoup des étapes habituellement à sa disposition), attire l’attention sur sa ligne de basse qui n’aurait été, en temps normal, qu’une simple formalité purement utilitaire. Ainsi dans la berceuse de Merula, ce n’est pas la basse qui accompagne la mélodie, mais l’inverse : la ligne de chant met en valeur les deux accords de l’ostinato, et n’est d’ailleurs nécessaire que parce qu’elle donne à entendre le texte.
La tension entre liberté et contrainte, entre expressivité et rigueur, entre arbitraire et déterminisme, n’est pas une problématique nouvelle pour quiconque écrit et joue de la musique. Aussi ne serait-il finalement peut-être pas si anachronique que cela de proposer de ces partitions une lecture… «oumupienne».
Signalée par l’indispensable Robert Rapilly («Bob Rap») sur la Liste Oulipo, cette initiative originale propose de recréer les Exercices de style de Raymond Queneau (dans une version légèrement actualisée) en les confiant à… des rappeurs.
Métro bondé. Ligne 12. Le narrateur remarque un personnage A, grand, mince avec une grosse pomme d’Adam qui porte un bob Ricard sur la tête. A engueule son voisin B qui selon lui, en profite pour lui marcher sur les pieds à chaque fois que le métro bouge. Dès qu’une place assise se libère, il file s’asseoir. Deux heures plus tard, devant la gare Saint-Lazare, le narrateur recroise le même personnage A, en vive discussion avec un ami renoi C. C conseille à A de mettre du fromage sur ses frites.
À l’origine de ce projet sympathique, le rappeur Big Daddy SLyM et l’émission Double Neuf, diffusée sur la radio associative marseillaise BAM, en partenariat avec la MJC de Fresnes.
L’importance de Georges Perec, non seulement pour l’Oulipo mais pour la littérature francophone toute entière, n’est plus à démontrer. L’on connaît moins, en revanche, son lien avec l’expérimentation sonore et musicale, qui constitua pourtant une part essentielle (et pourtant largement oubliée par le public français) de son activité. Quelques livres et articles (notamment une contribution de l’universitaire Hans Hartje à un site web aujourd’hui disparu, mais que nous avons pris soin d’archiver), ainsi qu’un inventaire très complet sur Wikipédia en espagnol, permettent cependant d’en reconstituer les traces.
Dès 1966, l’écrivain allemand Eugen Helmlé (1927-2000, lui-même membre du collège de ’Pataphysique et traducteur notamment de Queneau), prend contact avec Perec (donnant naissance à une estime et une amitié mutuelles). Il parvient à faire diffuser par la station SR des adaptations en langue allemande d’écrits de Perec : Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? en 1967, et Un homme qui dort l’année suivante. Son geste le plus décisif, cependant, est qu’il parvient également à convaincre le producteur Johann-Maria Kamps (officiant d’abord sur SR puis sur WDR) de commander à Perec une création radiophonique.
Le Hörspiel est pour le jeune écrivain (alors tout juste trentenaire) un format créatif peu familier, mais dont l’importance en Allemagne de l’Ouest s’explique notamment par l’affaiblissement de l’industrie cinématographique et audiovisuelle sous l’occupation Alliée, et qui séduit beaucoup d’auteurs francophones novateurs (Beckett, Butor, Sarraute,…). Perec commence à être reconnu depuis la parution de son roman Les Choses (1965) ; il vient d’être coopté à l’Oulipo, et déborde de projets (parmi ceux-ci, un automate de «Production Automatique de Littérature Française», qui contribue d’ailleurs à le faire apprécier des Oulipiens). Cette commande, qu’il accepte avec empressement nonobstant son rapport ambivalent avec la culture allemande (du fait notamment de l’extermination de sa famille maternelle par les nazis), lui apporte non seulement un début de reconnaissance à l’étranger – et un apport financier conséquent – mais aussi une méthodologie et une orientation décisives pour la suite de son œuvre :
L’art du Hörspiel est pratiquement inconnu en France. Je le découvris au moment où s’imposa pour moi le besoin de nouvelles techniques et de nouveaux cadres d’écriture. Très vite je m’aperçus qu’une partie de mes préoccupations formelles, de mes interrogations sur la valeur, le pouvoir, les fonctions de l’écriture pouvaient y trouver des réponses, des solutions que je ne parvenais pas encore à trouver dans le cadre de mes recherches purement romanesques. L’espace privilégié du *Hörspiel* – l’échange des voix, le temps mesuré, le déroulement logique d’une situation élémentaire, la réalité de cette relation fragile et vitale que le langage peut entretenir avec la parole – sont ainsi devenus pour moi des axes primordiaux de mon travail d’écrivain.
Le premier projet qu’il propose alors, de façon quelque peu impulsive, s’intitule Der Teufel in der Bibliothek (Le diable dans la bibliothèque, 36 min.), critique acerbe de… la radio française, à commencer par la station France Culture. D’inspiration burlesque et satirique, ce texte lui sera refusé et ne sera enfin produit que plusieurs années après sa mort (en 1991 en Allemagne, et en 1992 en France). Ce projet dans lequel Helmlé est d’ailleurs l’un des personnages (sous son propre nom) montre néanmoins la confiance et la proximité de Perec avec ce traducteur-collaborateur : de fait, ils rédigeront ensemble toutes les créations à venir en langue allemande, Perec n’hésitant pas à noter lui-même en allemand quelques passages de ses brouillons.
La première œuvre radiophonique que Perec et Helmlé parviennent à faire créer, sera aussi la plus mémorable outre-Rhin : constamment rediffusée (et copiée sur YouTube), elle contribuera à montrer que la démarche expérimentale n’est pas nécessairement incompatible avec le succès populaire. Die Maschine (La Machine, 1968, 47 min.) ne met en scène aucun personnage, mais seulement diverses instances logiques dont la combinaison constitue un ordinateur futuriste (pour ne pas dire dystopien), qui prend peu à peu conscience de sa propre existence. Or ce programme informatique est chargé de réécrire (non sans lui faire subir toutes les transformations et recombinaisons de l’arsenal oulipien) une berceuse de Goethe qui est l’un des trésors les plus révérés du patrimoine littéraire allemand – et dont le texte célèbre, en des termes délicats… les vertus du silence. Dans cette œuvre provocante (qui précède d’ailleurs Mai 68 de quelques mois à peine), l’iconoclasme se teinte d’humour, mais aussi d’une réflexion plus profonde sur le statut de la poésie à l’âge de l’automatisation. La modernité est ici non seulement une thématique explicite – l’on a même pu parler de science-fiction – mais les techniques mêmes mises en œuvre dans cette production sont, en termes de montage, de traitement du son et de synthèse vocale, à la pointe de ce que permet la technologie de l’époque.
Quelques mois plus tard est diffusé un nouveau Hörspiel de Perec, là encore traduit par Helmlé : Wucherungen (mot pouvant signifier "grossissements", "inflations" mais aussi "tumeurs", 1969, 44 min.), là encore, ne donne à entendre aucun personnage mais se contente d’établir la description systématique d’un logigramme pioché par Perec dans le magazine Bull Informations (auquel contribuera par ailleurs le compositeur Pierre Barbaud, membre putatif d’un Oumupo embryonnaire), et retravaillé avec l’aide du chercheur et informaticien Bernard Jaulin (1934-2010), mais aussi semble-t-il de Raymond Queneau. Initialement écrit à une seule voix et sans ponctuation ni retours à la ligne, le texte se voit orchestré pour la radio en plusieurs voix-instances, suivant une logique similaire à celle de la Maschine.
Il n’est évidemment pas anodin que ce texte soit initialement créé dans la langue de Kafka ; ce qui n’empêchera pas, dès l’année suivante, le metteur en scène Marcel Cuvelier (spécialiste notamment de Ionesco) de le porter à la scène, en France cette fois : ainsi prend alors forme cette pièce de théâtre essentielle qu’est pour nous L’Augmentation. Ladite pièce rencontrant un succès indéniable, Perec fera peu à peu son entrée dans les médias français (nous y reviendrons ci-dessous).
À cette même époque, il se retrouve également conduit à un autre projet radiophonique, francophone cette fois, passé beaucoup plus inaperçu, et de nature bien différente puisqu’il s’agit d’un feuilleton (diffusé quotidiennement par la station Radio-Abidjan en Côte d’Ivoire), de nature purement narrative plutôt qu’expérimentale ou musicale, et pour lequel Perec invente pas moins de 165 épisodes des Extraordinaires Aventures de Monsieur Eveready, sises dans une contrée lointaine du nom… d’Oulipia.
Pour revenir à l’Allemagne : Kafka, précisément, est au centre d’un autre projet que Perec a promis à ses commanditaires. Intitulé Wie ein Hund (les derniers mots du Procès), il s’agit d’un dispositif d’énonciation à plusieurs voix (mais combien ? Perec semble se décider pour «sept voix, sept œuvres, sept séries d’animaux») visant à recomposer, selon une structure en renga, l’écriture même de Kafka (et incluant éventuellement des références à Klee et à Schumann). Ce projet, toutefois, n’avance pas, ce qui conduit l’écrivain à explorer d’autres pistes en guise de remplacement.
La recherche sur le langage, le son, la voix et la structure, est déjà un travail musical en soi (de fait, nombre de compositeurs de la même époque, tels Mauricio Kagel, s’essayent avec joie à l’exercice du Hörspiel). Aussi Perec s’adjoint-il, à partir de 1969, l’aide du compositeur Philippe Drogoz, qui restera son collaborateur attitré en matière musicale.
De cette influence résultera enfin, en décembre 1970, Tagstimmen (Voix de jour), véritable partition de musique concrète inventoriant et agrégeant des formes de discours (du balbutiement de bébé au sermon religieux en passant par des slogans et cris divers) considérées sous leur aspect phonétique et sonore. Soutenue en haut lieu (le directeur des programmes Werner Klippert ira jusqu’à en offrir le disque à tous les employés de la station), la pièce échouera pourtant à décrocher le Prix Italia, dont le jury n’accepte pas qu’un auteur présente une œuvre entièrement tributaire d’une langue qui n’est pas la sienne.
Faute de Kafka, Perec élabore dès le printemps 1971 (la rédaction n’aura lieu qu’à l’automne) une pièce conceptuelle intitulée Der Mechanismus des Nervensystems im Kopf (Fonctionnement du système nerveux dans la tête, 1972), lecture chorale à trois voix, trois monologues intérieurs coexistant en un même personnage et qui représentent chacun un niveau de représentation/conceptualisation différent – la discrimination des voix étant censément facilitée par le mixage stéréophonique (voire binaural, technique alors en plein développement). À l’été 1971, il rédigera aussi un texte (crypto-)théâtral intitulé La Poche Parmentier, qui ne sera joué qu’en France mais dont Helmlé tirera après sa mort une adaptation radiophonique en allemand (Der Kartoffelkessel, 1987).
Forts de leur relatif succès, et des moyens quasi illimités qui leur sont désormais accordés, Perec et Drogoz sont en quête d’un projet bien plus ambitieux. Conzertstück für Sprecher und Orchester (Koncerto [sic] pour récitant et orchestre, 1974) se présente comme le cheminement d’un protagoniste-témoin à travers les fragments de musique auxquels l’expose une journée ordinaire (reprenant ainsi la structure de Tagstimmen). Se succèdent ainsi dix-sept variations instrumentales (nécessitant une quinzaine d’instrumentistes solistes, auxquels s’adjoignent des instruments synthétiques et des objets concrets, parmi lesquels une machine à écrire – évoquant involontairement Satie et Cocteau), le tout organisé selon une structure improbablement complexe, impliquant un code-couleurs et une langue "polyphonésienne" inventée (faite de mots de quatre lettres), en un labyrinthe de contraintes multiples qui n’est pas sans préfigurer La Vie mode d’emploi : de fait, Perec commence dès cette œuvre à employer le double carré magique d’ordre 10 qu’il emploiera quelques années plus tard pour son «romans» au pluriel.
Cette œuvre démesurée et hors de prix fera l’objet d’âpres et houleuses négociations entre les différents services de la radio (d’autant plus lorsque les auteurs décident soudainement d’ajouter un chœur et orchestre, ou encore spécifient que la machine à écrire doit être impérativement du même modèle que celle de Perec) ; elle ne sera jouée qu’une seule fois en juillet 1974, et il ne semble pas qu’aucun enregistrement en ait subsisté. À quoi attribuer ce flop magistral ? Les biographes de Perec restent perplexes : pour David Bellos, «désacraliser Goethe, passe encore, mais s’en prendre à la musique elle-même est bien plus sacrilège – surtout en Allemagne» ; Ariane Steiner (qui est elle-même allemande) estime quant à elle que «le degré moindre d’originalité, la longueur ou l’inadéquation de l’œuvre au support radiophonique» fournissent une explication plus vraisemblable.
Cependant, parvenu à ce stade, les médias français reconnaissent déjà suffisamment Georges Perec pour lui accorder une place véritable. Outre L’Augmentation et La Poche Parmentier déjà citées, il fait jouer un «opéra miniature» intitulé Diminuendo au festival d’Avignon de 1972 (mis en musique exceptionnellement par Bruno Gillet), et l’année suivante, au même endroit, un Petit abécédaire illustré, de nouveau avec Drogoz. Ces créations seront toutes deux retransmises par l’O.R.T.F. – tout comme l’aurait été, sans nul doute, l’opéra sur cinq notes, intitulé L’Art effaré, qu’il commença à envisager avec Drogoz dès les années 1970, et dont il rédigea quelques scènes.
Il faut y ajouter plusieurs numéros de l’Atelier de Création Radiophonique diffusé sur France Culture, atelier pour lequel Perec se livre à diverses expériences, au demeurant nettement moins flamboyantes que ses créations germaniques (comme on l’a vu, le format du Hörspiel ne s’exporte point). Ainsi dans le numéro 101 du 5 mars 1972 intitulé Audioperec, l’Oulipien se voit laisser carte blanche pendant près de trois heures, et y présente notamment une pièce de musique vocale semi-improvisée pour laquelle il a établi avec son compère Drogoz une amusante partition graphique : Souvenir d’un voyage à Thouars. En 1974, l’Atelier diffuse sous l’intitulé 186.260.374.010, la bande sonore du film Un Homme qui dort. Quelques années plus tard, une autre performance de longue haleine le conduira à passer six heures devant un micro dans une fourgonnette en stationnement, pour établir une Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 (à rapprocher évidemment de sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien dressée par écrit quelques années plus tôt), diffusée dans le numéro 381 de l’Atelier de Création Radiophonique en 1979.
L’œuvre de Georges Perec demande donc, pour être appréhendée dans sa globalité, de ne se limiter ni à ses travaux écrits, ni même à la langue française. Et pourtant : tout autant que sa curiosité jamais démentie et son imagination débordante, ce qui frappe est la cohérence de sa démarche, dans laquelle thèmes, procédés et obsessions se font écho au-delà même du support utilisé.
Tom Johnson nous signale cette expérience musicale réalisée en 2015 par des étudiants anglais, dont l’enregistrement est accessible via cette page.
De Tom Johnson, l’on connaît le Catalogue d’accords (Chord Catalogue) imaginé en 1985-1986, qui explore méthodiquement toutes les combinaisons de notes possibles à l’intérieur d’une octave, et qui a toujours été joué au piano même si rien ne l’exige (encore que peu d’instruments permettent un tel acharnement polyphonique).
Ce qu’ont imaginé David Pocknee Ana Smaragda Lemnaru et Leo Svirsky de l’université de Huddersfield (Royaume-Uni), consiste à s’emparer du catalogue d’accords (qu’ils décrivent, fort justement, comme une attaque de force brute sur le système harmonique occidental), à le faire jouer (sur un vrai piano) par un robot,… et surtout, à le prolonger pour y inclure la totalité des accords possibles sur un clavier de 88 touches.
Le nombre de combinaisons est assez facile à calculer, il s’agit de 2 puissance 88, moins les 88 accords d’une seule note et l’unique accord de zéro notes. Soit :
309485009821345068724780967 accords possibles.
Et de noter, l’air de rien, que l’interprétation de ce catalogue complet, même à un rythme de triple-croches, demanderait environ 73602789626461441382 ans, en d’autres termes que même l’âge total de notre univers serait loin d’y suffire.
Dont acte.
Cartographier le paysage des innombrables ou-x-pos ces cinquante dernières années, est une mission difficile tant ces collectifs ont eu tendance à n’exister que de façon informelle (voire, à se résumer à une seule personne). À partir des années 1990, la tâche se simplifie quelque peu grâce à l’avènement du Web (support toutefois plus fugace qu’on ne l’imagine) -- nous avions ainsi évoqué la difficulté à retrouver des traces de l’OuRapo et de l’OuSoPo ; cela est également vrai d’ouvroirs nettement plus établis puisque l’Oubapo, par exemple, en plus de deux décennies d’existence, n’a toujours pas de site web.
L’Ouchanpo (ou plus exactement LES ouchanpos), Ouvroir de Chanson Potentielle, fait partie de ces idées tellement évidentes qu’elles ont été explorées par plusieurs personnes et dans des directions différentes. S’il est manifeste que la chanson a fait partie de longue date des terrains de jeux ou-x-piens (Raymond Queneau, Paul Braffort et beaucoup d’autres s’y sont essayé), elle semble le plus souvent avoir été amalgamée avec l’Oumupo, dans ses itérations diverses : ce qui a conduit dans les années 2000, un label de variété à intituler une de ses collections «Oumupo», alors qu’il s’agit purement de chanson et non d’expériences musicales. Aujourd’hui encore, l’Oumupo actuel compte parmi ses membres deux spécialistes de la chanson : Martin Granger et Moreno Andreatta.
Ce n’est que vers la fin des années 1990 que l’on trouve quelques traces d’un Ouchanpo formalisé en tant que tel. Comme l’explique le chanteur Emmanuel Dufay dans une brochure :
Amoureux de la chanson, j’ai mis en place, à Rouen, un rendez vous de la création de chansons : l’OuChanPo, Ouvroir de Chansons Potentielles. Depuis 1998, cet atelier d’écriture a vu naître un nombre incalculable de textes dont certains ont été mis en musique.
[...]
À l’aide de jeux d’écriture inspirés de ceux du mouvement surréaliste, [nous avons] constitué en quelques années un répertoire phénoménal de textes variés, hétéroclites, quelquefois surprenants, drôles ou tristes, absurdes ou insolites, qui ont tous cette particularité d’avoir été créés «sous contrainte», mais sans aucun jugement, et dans un temps relativement court. Certains ont été effectivement transformés en chansons.
Cet "Ouchanpo normand" (sic) inclut bientôt d’autres participant(e)s : Benoît Hauchecorne, Nadège Quenouille, Évelyne Boulbar, Manuel Crocis, et semble avoir été en activité jusqu’à au moins début 2012. Il en existe quelques traces sur MySpace ; l’on note toutefois que, si son aspect ludique est effectivement évoqué, peu d’explications sont données quant à une éventuelle démarche d’expérimentation formelle (de surcroît, les puristes s’étonneront peut-être de voir ainsi juxtaposés surréalisme et ou-x-po).
Notons du reste -- et cette remarque s’appliquera également à la totalité des initiatives présentées ci-après -- que ces spécialistes de chanson semblent parfaitement disposés à ne considérer lesdites chansons que de par leur composante textuelle (le poème, autrement dit). L’énoncé même «certains ont été mis en musique» est à ce titre cruellement révélateur : ainsi, il suffirait pour se déclarer "ouchanpo" de ne prendre qu’un substrat des travaux oulipiens, s’appliquant à des textes susceptibles d’être chantés -- mais dans ce cas, lesquels ? Les poèmes ? Les formes courtes ? Les textes inspirés de chansons existantes et connues ? Il y a là une faiblesse conceptuelle fondamentale que l’on n’est que trop heureux de faire passer par pertes et profits.
En 2008, un certain "Lozt" (de son vrai nom François Lozet, auteur-chanteur et producteur) publie une série d’articles au nom de l’Ouchanpo, qu’il déclare fonder ainsi. Outre quelques développements politico-artistiques (parfois un brin fumeux, mais que n’aurait peut-être pas renié l’auteur des présentes lignes à la même époque ?), on lui doit l’ébauche d’un Traité contre la rime dans la chanson, ainsi que le concept de Kaléidophonie, au demeurant assez mal défini :
La kaleidophonie, ou le kaleidophone, est certes une forme particulière de chanson - mais une autre forme de chanson. Elle existe, existe déjà, certes à l'état embryonnaire, au fond de chaque conscience. C'est le babil ressurgi, l'angoisse première qu'il faut rassurer par la répétition, le bégaiement de l'âme qui permet d'être soi. Ce sont ces refrains insensés sur quoi tout en nous se fonde, et qu'il s'agit maintenant de distinguer, de mettre en forme.
Là encore, on le voit, la démarche ou-x-pienne est encore assez étrangère ; au demeurant, ledit Lozt mettra un terme à ses publications dès fin 2008.
Le 21 novembre 2012 (quelques mois après les dernières apparitions publiques de l’Ouchanpo dit "normand", et plus d’un après l’annonce officielle de l’Oumupo actuel), le toujours vigilant Robert Rapilly signale sur la Liste Oulipo :
Chère Liste,
Veux-tu savoir ce qu'est un tougoudougoudou (pluriel tougoudouxgoudous avec x
au milieu et s à la fin) ?
À supposer que oui, voici ce qu'est un tougoudougoudou.
Un tougoudougoudou est un tercet d'octosyllabes à rime unique dont :
- le premier vers désigne le dédicataire,
- le deuxième vers décrit le dédicataire,
- le dernier vers dézingue le dédicataire.
Le tougoudougoudou,on l'aura compris, se veut méchant.
Au contraire l'inventeur du tougoudougoudou semble gentil, que je sache.
Il se nomme Jean Mouchès et son site se visite là :
http://www.jeanmouches.fr/ouchanpo-ouvroir-de-chanson-potentielle-les-tougouxdougoudous/
Jean Mouchès (dont on peut trouver quelques vidéos en ligne) a choisi de donner à ces travaux l’intitulé d’Ouchanpo ; et de fait, même si ses expériences formelles restent peu nombreuses, on peut y trouver un certain esprit oulipien (d’ailleurs, son «tougoudougou» fera pendant quelques jours les délices de la Liste Oulipo toute entière).
Plus récemment (en avril 2016), le mathématicien et informaticien Nicolas Trotignon (de Normale Sup’ Lyon), a consacré sur son blog une série de brefs billets à des travaux qu’il dénomme Ouchanpo :
Je propose ici un travail anouchanpiste («an» veut dire «analytique»). C’est-dire qu’on va analyser les contraintes formelles dans des chansons classiques. Je remets à plus tard le synthouchanpisme («synth» veut dire «synthétique») qui se propose d’inventer et d’appliquer des contraintes nouvelles. Disons à beaucoup plus tard, quand je serai vraiment désespéré de ne plus rien trouver pour ce blog, et après vous avoir fourgué les 5000 chansons de Pierre Delanoë traduites en japonnais. (sic)
De Georges Brassens à Bobby Lapointe, il relève ainsi quelques ouchanpismes par anticipation (que d’aucun nommeraient peut-être "curiosités musicales"?), pas inintéressants quoique restant toujours à l’état d’ébauche.
Ce qui nous amène aux travaux sans doute les plus discrets, mais les plus intéressants, de ce tour d’horizon : ils sont à trouver, sans aucune surprise, du côté de la toujours plus indispensable Liste Oulipo, qui a d’ailleurs fêté ses vingt ans en 2016. La liste est précisément en deuil ces jours-ci : elle pleure la disparition récente de Dider Bergeret (à quelques jours de son soixantième anniversaire) ; présent sur la liste depuis son tout début, il s’y était distingué par sa gentillesse, son humour et la qualité jamais démentie de ses propositions.
Or Didier Bergeret était également fort intéressé par la chanson. Si la plupart de ses travaux restent consultables dans les archives de la Liste (qui requièrent de s’inscrire), l’on peut toutefois trouver, par exemple, sa contribution en forme de chanson à la BLO16 dédiée à Nicolas Graner. De façon peut-être plus marquante (puisque certains s’en souviennent encore dix-huit ans plus tard), Didier Bergeret avait posté la proposition suivante le 22 mars 1999, que voici reproduite in extenso ; elle pourra donner une idée de la qualité et de la finesse d’un travail authentiquement ou-x-pien :
From: DBERGERET < dbergeret@uvcs.uvic.ca>
To: "Oulipo (E-mail)" < oulipo@quatramaran.ens.fr>
Subject: ouchanpo (long)
Date: Mon, 22 Mar 1999 23:57:02 -0800Dans la série des ouXpo, pourquoi pas un sur la chanson?
Un bon nombre des chansons de Brassens qui ont bercé ma jeunesse sont construites sur le modèle "thème et variations": toute l'idée est contenue dans le ou les premier(s) couplet(s), les couplets suivants ne sont que des variations. Une fois le thème exposé, chaque couplet subséquent est construit sur le même moule: on peut en dégager un certain nombre de contraintes de forme, de style, de sens, que l'auteur s'est imposées. On pourrait dire qu'il s'agit de sa part d'une sorte d'auto-pastiche.
En observant les contraintes que Brassens s'est imposées dans la composition de certaines chansons, on peut - sacrilège à part - leur ajouter des couplets inédits. C'est un exercice auquel je me suis livré il y a quelques années, et je me permets d'en livrer ici un exemple.
Chanson de départ: Bécassine (texte original)
Un champ de blé prenait racine
Sous la coiffe de Bécassine,
Ceux qui cherchaient la toison d'or
Ailleurs avaient bigrement tort.
Tous les seigneurs du voisinage,
Les gros bonnets, grands personnages,
Rêvaient de joindre à leur blason
Une boucle de sa toison.
Un champ de blé prenait racine
Sous la coiffe de Bécassine.
C'est une espèce de robin,
N'ayant pas l'ombre d'un lopin,
Qu'elle laissa pendre, vainqueur,
Au bout de ses accroche-cœurs.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Des blés d'or en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.Au fond des yeux de Bécassine
Deux pervenches prenaient racine,
Si belles que Sémiramis
Ne s'en est jamais bien remis'.
Et les grands noms à majuscules,
Les Cupidons à particules
Auraient cédé tous leurs acquêts
En échange de ce bouquet.
Au fond des yeux de Bécassine
Deux pervenches prenaient racine.
C'est une espèce de gredin,
N'ayant pas l'ombre d'un jardin,
Un soupirant de rien du tout
Qui lui fit faire les yeux doux.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Des fleurs bleu's en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.À sa bouche, deux belles guignes,
Deux cerises tout à fait dignes,
Tout à fait dignes du panier
De madame de Sévigné.
Les hobereaux, les gentillâtres,
Tombés tous fous d'elle, idolâtres,
Auraient bien mis leur bourse à plat
Pour s'offrir ces deux guignes-là,
Tout à fait dignes du panier
De madame de Sévigné.
C'est une espèce d'étranger,
N'ayant pas l'ombre d'un verger,
Qui fit s'ouvrir, qui étrenna
Ses joli's lèvres incarnat.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Du temps des c'ris's en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.Résumé: Bécassine était fort belle, à tel point que les personnages les plus riches et les plus haut placés de la région étaient prêts aux plus grands sacrifices pour obtenir ses faveurs. Elle jeta pourtant son dévolu sur un petit roturier sans le sou venu d'ailleurs.
On peut observer les contraintes suivantes:
- Chacun des trois couplets fait référence à un détail spécifique de l'anatomie de Bécassine (les cheveux, les yeux, les lèvres). On remarquera au passage la progression vers le bas.
- Chacun de ces détails anatomiques est assimilé à un élément végétal (le blé, les pervenches et les cerises, respectivement).
- La métaphore végétale est une métaphore filée: le végétal renvoie à son tour à un terrain idoine (un lopin, un jardin, un verger), ainsi qu'au titre d'une chanson connue (la Chanson des Blés d'Or, Fleur Bleue, le Temps
des Cerises).- L'heureux élu du cœur de Bécassine est désigné par un nom plutôt péjoratif qui rime avec le terrain en question (robin, gredin, étranger, rimant respectivement avec lopin, jardin et verger).
- Le caractère exceptionnel de la beauté de Bécassine est souligné dans chaque couplet par une référence mythologique ou littéraire (la Toison d'Or, les jardins de Sémiramis, Madame de Sévigné)
- Brassens s'interdit, comme il se doit, la répétition: les personnages qui convoitent Bécassine et la richesse de ceux-ci sont évoqués par des expressions différentes dans chaque couplet.
- L'exception évidente à (6) ci-dessus est le dernier sizain de chaque couplet, rigoureusement identique (à part le titre de chanson), ce qui lui confère une indéniable qualité de refrain.
Mettons-nous maintenant au travail: compte tenu de la progression vers le bas et du caractère sexuel de plus en plus marqué des attraits de Bécassine, il semblerait normal, dans le quatrième couplet, de décrire ses seins.
Pour la métaphore végétale, si les poires, les pommes ou les oranges s'imposent par leur forme, elles ne brillent pas par leur poésie. En outre, le verger a déjà été utilisé au deuxième couplet. On se souviendra, en revanche, que Baudelaire a comparé avec bonheur les seins de son égérie à des grappes de raisin (dans "Les Bijoux"), ce qui permet aussi l'usage du mot "vignoble," non encore mentionné dans la chanson. Le quatrième couplet, donc, pourrait avoir l'air de ceci:À sa gorge pendaient deux grappes
Qui faisaient songer aux agapes,
Aux agapes du bon Bacchus
Où l'on s'enivrait tant et plus.
Les nobliaux de la province,
Dont les coffres n'était pas minces,
Auraient tout donné sans retard
Pour avoir droit à leur nectar.
A sa gorge pendaient deux grappes
Qui faisaient songer aux agapes.
C'est une espèce de guignol
N'ayant pas l'ombre d'un vignoble,
Un petit paltoquet indigne
Qui tâta des fruits de sa vigne,
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Du P'tit Vin Blanc en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas
Si le diable s'en mêle pas.Je me demande ce que Brassens aurait pensé d'une telle manipulation de ses textes. J'ose espérer qu'il se serait un peu reconnu. S'il y en a que ça amuse, on peut faire un travail analogue sur d'autres chansons qui s'y prêtent particulièrement. Citons par exemple:
L'ancêtre
La non-demande en mariage
Le petit joueur de flûteau
Rien à jeter
La rose, la bouteille et la poignée de mains (et....?)
La route aux quatre (cinq? six?) chansons
Les sabots d'Hélène
Etc.PS: Il y a un site web très complet sur Brassens, avec tous les textes, à:
http://web.archive.org/web/19990429035414/http://www.3cm.com/brassens/index.htm"Virile effusion" à toutes et à tous
DB
S’il doit exister un Ouchanpo un jour, le meilleur vœu que nous puissions lui souhaiter est qu’il soit, au moins un peu, héritier de Didier Bergeret.
Si étonnants que soient certains instruments, peu atteignent le niveau de mystère qui entoure l’harmonica de verre. Son nom lui-même s’avère insaisissable : d’abord intitulé glassicorde (glassychord) en 1761, puis rebaptisé armonica par son illustre inventeur, il se voit rapidement affublé d’un "h" par contamination du mot harmonie ; l’on trouve même dans un cabinet de curiosités le nom hydrodaktulopsychicharmonica. De fait, le terme harmonica lui échappera lorsque l’instrument sombrera brutalement dans l’oubli au début du XIXe siècle, et désignera un tout autre instrument dès les années 1820 : l’instrument à anches métalliques libres que nous connaissons aujourd’hui.
Pendant les quelques décennies qu’auront duré sa gloire, cet instrument aura pourtant côtoyé les plus grandes personnalités historiques, à commencer par son inventeur Benjamin Franklin (futur père fondateur des États-Unis d’Amérique, ce qui explique peut-être que la majorité des études actuelles émanent de chercheurs américains). Dès 1762, la musicienne Marianne Davies en reçoit un exemplaire et le fera découvrir, avec sa sœur Cecilia, à l’Europe entière (laquelle en connaissait déjà, il est vrai, une version primitive : le verrillon) ; leur tournée internationale les conduit à Vienne cinq ans plus tard, où il sera en particulier adopté par le physicien-rebouteux Franz Mesmer (qui en fera notamment jouer à l’une de ses jeunes élèves, la future reine Marie-Antoinette). Prêtant à l’instrument des vertus curatives et (pour ainsi dire) magiques, Mesmer ne peut qu’ajouter à son auréole de mystère et de scandale ; à tel point que l’une des commissions qui, en 1784, mettra en pièce les thèses de Mesmer, compte parmi ses commissaires... Benjamin Franklin lui-même. (Ces épisodes sont fort bien décrits dans The power of a musical instrument: Franklin, the Mozarts, Mesmer, and the glass armonica., David Gallo & Stanley Finger, 2000 -- ici en intégralité.)
Au-delà de sa présence historique, l’instrument fascine les compositeurs : l’on dénombrera ainsi pas moins de 400 œuvres classiques écrites pour lui. Ce qui inclue les plus grands compositeurs de l’époque, de C.P.E. Bach ou Mozart père et fils (introduits à l’instrument par Mesmer) à Beethoven et Donizetti, en passant par Haydn. Chiffre d’autant plus impressionnant qu’il n’existe de cet instrument qu’une poignée d’exemplaires au monde : il est non seulement atrocement cher et extrêmement difficile à fabriquer (l’on raconte que pour obtenir ne serait-ce qu’un cylindre de verre convenable -- sur les 48 que compte l’instrument --, il faut en souffler 100 entièrement inutilisables), mais d’une fragilité qui rend difficile son transport... et même son exécution : les vibrations de l’instrument suffisent parfois à briser ses propres cylindres.
Peut-être est-il particulièrement significatif que le nom de l’instrument se rapproche du mot harmonie, particulièrement chargé d’emplois métaphoriques (le terme harmonia est d’ailleurs lui-même une métaphore : il désignait en Grec ancien la cheville d’assemblage permettant d’équilibrer parfaitement une construction de maçonnerie). L’instrument lui-même, dont le timbre doux et aigu évoque d’ailleurs une voix féminine, n’est joué que par des jeunes femmes -- peut-être parce que la taille de leurs mains convient mieux, ou pour des raisons plus symboliques ou socio-culturelles : la position immobile et silencieuse de l’interprète, le toucher léger (nécessitant beaucoup moins d’effort musculaire qu’aucun autre instrument), et même le pédalier évoquant une machine à coudre ou à tisser. (Voir à ce sujet l’article Sonorous Bodies: Women and the Glass Harmonica de Heather Hadlock, 2000.) Ces réseaux de métaphores et de croyances s’entrecroisent pour finalement cristalliser (c’est le cas de le dire) autour de l’harmonica un fantasme très spécifique, et particulièrement efficace en cette époque où science et superstitions commencent tout juste à se séparer : le son de l’harmonica de verre mettrait en danger la santé nerveuse des femmes.
Ainsi par exemple, lorsque l’instrumentiste Marianne Kirchgäßner meurt prématurément en 1808 (vraisemblablement d’une pneumonie), l’on associera immédiatement son décès à l’harmonica dont elle jouait. Un médecin français signalera de même des cas (quoiqu’exagérément vagues et hautement douteux) de «mélancolie» et même de suicide. La virtuose Marianne Davies cessera de pratiquer l’instrument dès 1784, et devra même rester alitée pendant un an. Cependant, ce qui causera la perte du glassharmonica, au final, est peut-être beaucoup plus simple : à partir des années 1780, le pianoforte se répand comme une traînée de poudre et supplantera définitivement tous les autres instruments à clavier, moins puissants, plus chers et plus limités.
Quant à la théorie associant phénomènes acoustiques et santé nerveuse (particulièrement celle des femmes, tant il est vrai que les théoriciens de l’époque étaient tous mâles), elle continuera de prospérer au long du XIXe siècle -- et même au-delà (voir à ce titre le récent livre Bad Vibrations: The History of the Idea of Music as a Cause of Disease, James Kennaway, 2016). De nouveaux instruments tels que le Panharmonicon, le Physharmonica, l’accordéon et l’harmonium, se verront à leur tour attribuer des vertus expressives voire médicales ; ce sont d’ailleurs tous des instruments à anches métalliques libres, tout comme ce que nous appelons aujourd’hui harmonica.
La musicienne et chercheuse israélo-américaine Carmela Raz (que nous avions croisée au sujet d’Ernst Toch) a consacré plusieurs articles à ces questions, notamment “The Expressive Organ within Us”: Ether, Ethereality, and Early Romantic Ideas about Music and the Nerves (2014). Dans un article plus récent et illustré de photographies saisissantes (Of Sound Minds and Tuning Forks, 2015), elle montre même que le médecin Charcot, bien plus tard, utilisait couramment de grands diapasons métalliques pour traiter (ou diagnostiquer ?) les cas d’hystérie féminine. Un autre article de Carmel Raz, Musical glasses, metal reeds, and broken heart, est à paraître en 2017.
Dans les années 1980, Gerhard Finkenbeiner, un facteur d’instruments américain, avance une théorie audacieuse et séduisante : les problèmes de santé engendrés par l’harmonica de verre ne seraient pas dus aux vibrations sonores, mais tout simplement à une intoxication au plomb -- car le verre dont étaient alors faits les cylindres contenait une proportion non-négligeable de plomb, lequel aurait contaminé les instrumentistes par contact répété avec la peau des doigts. Nonobstant son apparence moins pseudo-scientifique, cette explication n’en est pas moins fausse... Ce qui n’empêche pas Finkenbeiner de se lancer dans la fabrication et la vente de nouveaux modèles de glassharmonica, produits et série et plus solides, faits avec un alliage de quartz plutôt que de plomb.
La malédiction serait-elle donc enfin levée ? Pas totalement, faut-il croire : par un après-midi de mai 1999, Finkenbeiner part pour une simple excursion à bord de son petit avion privé. Personne ne l’a revu depuis lors.
Parodies et pastiches abondent tout au long de l’histoire de la musique (même du temps de Jean-Jacques Rousseau, comme nous l’avions évoqué), qu’elles concernent la musique savante (l’exemple de La Truite en témoigne) ou la chanson ; c’est d’ailleurs dans ce dernier domaine que les imitations et caricatures semblent les plus aisées -- peut-être parce qu’il suffit bien souvent de fabriquer d’autres paroles en conservant la mélodie et l’accompagnement : nous l’avons constaté à propos de Jacques Dutronc (l’on pourrait tout aussi bien évoquer la Vache à mille francs, au succès aujourd’hui incompréhensible). Le pastiche qui consiste à écrire des chansons entièrement nouvelles (paroles et musiques) tout en imitant un style reconnaissable, voire poussé jusqu’à la caricature, est une forme plus rare -- et de ce fait, bien plus impressionnante lorsqu’elle est réussie.
Un mardi de 1980, la chaîne radiophonique britannique BBC Radio 4 laisse l’antenne pendant 28 minutes à une étrange station : Radio Active (c’est son nom) se présente comme «la première radio locale nationale», mais ne se définit guère que par son degré invraisemblable d’amateurisme... Et pour cause : il s’agit en fait d’une radio fictive, au service d’une émission purement parodique imaginée par trois humoristes, une comédienne et un musicien. Radio Active rencontrera un succès certain (sept saisons et plus de 50 épisodes, suivis dans les années 1990 d’une adaptation à la télévision) et durable : outre les innombrables rediffusions et produits dérivés (cassettes, livres) de l’émission elle-même, chacun de ses interprètes et créateurs a connu une carrière remarquable par la suite.
La réussite de Radio Active tient en grande partie à son emballage musical et sonore, entièrement dû au musicien Phil Pope. On y rencontre de nombreuses blagues musicales, des musiques d’ambiance caricaturales ou incongrues et d’excellents jingles toujours subtilement parodiques : voix exagérées, phrases instrumentales inutilement longues, etc. Cependant, ce sont les chansons présentées par cette radio qui méritent qu’on s’y attarde tout particulièrement.
Dès ses tous premiers épisodes, Radio Active introduit, sous un prétexte de pure illustration musicale, ce qui apparaîtra rapidement comme la signature (et sans doute, de fait, la motivation première) de ses auteurs : des chansons évoquant les tubes de l’époque, interprétées par des groupes fictifs aux noms calembouresques. À peu près toute la pop music anglo-saxonne de la décennie aura droit à ce traitement parodique (on peut en trouver quelques exemples sur YouTube) ; les jeux de mots sont en général atroces (et de ce fait, excellents), les voix impeccablement convaincantes (fût-ce dans un style sirupeux), et -- surtout -- l’écriture mélodique, harmonique et les arrangements sont d’une intelligence redoutable : à la fois extrêmement bien construits, et très finement exagérés dans les tics propres à l’auteur parodié.
La première de ces chansons est également la plus mémorable : Meaningless Songs In Very High Voices, interprété par les Hee Bee Gee Bees (à ne pas confondre avec un récent groupe israélien). De fait, c’est sous ce nom que les trois chansonniers de Radio Active (Angus Deayton, Geoffrey Perkins, Michael Fenton Stevens, sans oublier les arrangements de Phil Pope) resteront connus, publieront plusieurs disques, et se retrouveront même propulsés au top 10 des tubes... en Australie (la patrie d’origine des Bee Gees authentiques).
Remarquable par son interprétation autant que par son écriture, cette chanson exemplaire offre plusieurs niveaux de compréhension : du plus farcique (les effets vocaux ridicules, encore que l’original n’est pas sans offrir tout ce qu’il faut en la matière) au plus subtil (l’arrangement instrumental et les interventions des chœurs). Le texte des paroles est un commentaire auto-référentiel portant autant sur la forme que sur l’exécution vocale : on rejoint là l’exercice que l’Oumupo propose de nommer métachant. «Meaningless Songs in Very High Voices»... tout est dit dès le titre.
Comme pour beaucoup de comédies britanniques, l’écriture de Radio Active vieillit remarquablement bien : 37 ans après leur première apparition au festival Fringe d’Edinburgh, ses créateurs et interprètes s’y sont retrouvés en 2016 pour y rejouer un de leurs épisodes -- sans aucune modification nécessaire, tant cet humour reste d’actualité. Et pourtant, notre rire lui-même a changé de nature : l’auditeur d’aujourd’hui a l’habitude de l’humour auto-référentiel et de cet état d’esprit méta qui a contaminé l’ensemble du champ médiatique savant et populaire. Un exemple frappant se trouve dans les radios fictives incluses depuis les années 2000 dans la série de jeux vidéo GTA, et qui comprennent de fausses publicités, des parodies de débats (imaginées notamment par Lazlow Jones, véritable animateur radio), des journaux d’actualité effroyablement propagandistes comme dans la vraie vie, et même de très drôles jingles chantés (la station Flash FM du jeu GTA Vice City Stories est une vraie réussite à ce titre). La comparaison avec Radio Active se fait d’elle-même.
Quant à cette dernière, l’écouter ou la réécouter aujourd’hui permet facilement de penser y déceler un niveau de commentaire absurde, de désabusement caustique et de satire socio-culturelle : il serait pourtant largement anachronique de prêter une telle intention à ses auteurs, qui -- nonobstant leur éducation intellectuelle, leur large culture et leur finesse d’observation -- ne l’ont probablement conçue, à l’époque, que comme une suite de pitreries gratuites et sans conséquence.Parodies et pastiches abondent tout au long de l’histoire de la musique (même du temps de Jean-Jacques Rousseau, comme nous l’avions évoqué), qu’elles concernent la musique savante (l’exemple de La Truite en témoigne) ou la chanson ; c’est d’ailleurs dans ce dernier domaine que les imitations et caricatures semblent les plus aisées -- peut-être parce qu’il suffit bien souvent de fabriquer d’autres paroles en conservant la mélodie et l’accompagnement : nous l’avons constaté à propos de Jacques Dutronc (l’on pourrait tout aussi bien évoquer la Vache à mille francs, au succès aujourd’hui incompréhensible). Le pastiche qui consiste à écrire des chansons entièrement nouvelles (paroles et musiques) tout en imitant un style reconnaissable, voire poussé jusqu’à la caricature, est une forme plus rare -- et de ce fait, bien plus impressionnante lorsqu’elle est réussie.
Un mardi de 1980, la chaîne radiophonique britannique BBC Radio 4 laisse l’antenne pendant 28 minutes à une étrange station : Radio Active (c’est son nom) se présente comme «la première radio locale nationale», mais ne se définit guère que par son degré invraisemblable d’amateurisme... Et pour cause : il s’agit en fait d’une radio fictive, au service d’une émission purement parodique imaginée par trois humoristes, une comédienne et un musicien. Radio Active rencontrera un succès certain (sept saisons et plus de 50 épisodes, suivis dans les années 1990 d’une adaptation à la télévision) et durable : outre les innombrables rediffusions et produits dérivés (cassettes, livres) de l’émission elle-même, chacun de ses interprètes et créateurs a connu une carrière remarquable par la suite.
La réussite de Radio Active tient en grande partie à son emballage musical et sonore, entièrement dû au musicien Phil Pope. On y rencontre de nombreuses blagues musicales, des musiques d’ambiance caricaturales ou incongrues et d’excellents jingles toujours subtilement parodiques : voix exagérées, phrases instrumentales inutilement longues, etc. Cependant, ce sont les chansons présentées par cette radio qui méritent qu’on s’y attarde tout particulièrement.
Dès ses tous premiers épisodes, Radio Active introduit, sous un prétexte de pure illustration musicale, ce qui apparaîtra rapidement comme la signature (et sans doute, de fait, la motivation première) de ses auteurs : des chansons évoquant les tubes de l’époque, interprétées par des groupes fictifs aux noms calembouresques. À peu près toute la pop music anglo-saxonne de la décennie aura droit à ce traitement parodique (on peut en trouver quelques exemples sur YouTube) ; les jeux de mots sont en général atroces (et de ce fait, excellents), les voix impeccablement convaincantes (fût-ce dans un style sirupeux), et -- surtout -- l’écriture mélodique, harmonique et les arrangements sont d’une intelligence redoutable : à la fois extrêmement bien construits, et très finement exagérés dans les tics propres à l’auteur parodié.
La première de ces chansons est également la plus mémorable : Meaningless Songs In Very High Voices, interprété par les Hee Bee Gee Bees (à ne pas confondre avec un récent groupe israélien). De fait, c’est sous ce nom que les trois chansonniers de Radio Active (Angus Deayton, Geoffrey Perkins, Michael Fenton Stevens, sans oublier les arrangements de Phil Pope) resteront connus, publieront plusieurs disques, et se retrouveront même propulsés au top 10 des tubes... en Australie (la patrie d’origine des Bee Gees authentiques).
Remarquable par son interprétation autant que par son écriture, cette chanson exemplaire offre plusieurs niveaux de compréhension : du plus farcique (les effets vocaux ridicules, encore que l’original n’est pas sans offrir tout ce qu’il faut en la matière) au plus subtil (l’arrangement instrumental et les interventions des chœurs). Le texte des paroles est un commentaire auto-référentiel portant autant sur la forme que sur l’exécution vocale : on rejoint là l’exercice que l’Oumupo propose de nommer métachant. «Meaningless Songs in Very High Voices»... tout est dit dès le titre.
Comme pour beaucoup de comédies britanniques, l’écriture de Radio Active vieillit remarquablement bien : 37 ans après leur première apparition au festival Fringe d’Edinburgh, ses créateurs et interprètes s’y sont retrouvés en 2016 pour y rejouer un de leurs épisodes -- sans aucune modification nécessaire, tant cet humour reste d’actualité. Et pourtant, notre rire lui-même a changé de nature : l’auditeur d’aujourd’hui a l’habitude de l’humour auto-référentiel et de cet état d’esprit méta qui a contaminé l’ensemble du champ médiatique savant et populaire. Un exemple frappant se trouve dans les radios fictives incluses depuis les années 2000 dans la série de jeux vidéo GTA, et qui comprennent de fausses publicités, des parodies de débats (imaginées notamment par Lazlow Jones, véritable animateur radio), des journaux d’actualité effroyablement propagandistes comme dans la vraie vie, et même de très drôles jingles chantés (la station Flash FM du jeu GTA Vice City Stories est une vraie réussite à ce titre). La comparaison avec Radio Active se fait d’elle-même.
Quant à cette dernière, l’écouter ou la réécouter aujourd’hui permet facilement de penser y déceler un niveau de commentaire absurde, de désabusement caustique et de satire socio-culturelle : il serait pourtant largement anachronique de prêter une telle intention à ses auteurs, qui -- nonobstant leur éducation intellectuelle, leur large culture et leur finesse d’observation -- ne l’ont probablement conçue, à l’époque, que comme une suite de pitreries gratuites et sans conséquence.
John Cage aux champignons, Stravinksy en maillot de bain, Puccini qui fait du catch, Messiaen en pique-nique familial... Depuis sa création début 2014, le compte tumblr (et twitter) Composers Doing Normal Shit recense des photographies montrant des compositeurs et compositrices dans leur vie quotidienne (et se consacrant, de préférence, aux tâches les plus triviales possibles). Cet effet désacralisant (ou sacrilège, dans le meilleur sens du terme) est renforcé par les légendes les accompagnant, lapidaires et prosaïques sur un registre délibérément anachronique : «Debussy chilling out with his dog», «Scriabin kickin’ it on the lawn», «Boulez having a miserable time at lunch»... sans parler, bien évidemment, de l’intitulé même du site (originellement emprunté à un compte consacré... aux rappeurs), intraduisible en français mais suffisamment transparent.
Identifier l’auteur de ce site unique en son genre requiert de fouiller un peu, car son nom n’apparaît nulle part ; il s’agit en fait du jeune guitariste bostonien John Nolan, ce qui explique qu’y figurent une majorité de compositeurs américains. John Nolan (à qui l’on doit quelques albums combinant esthétique easy-listening et humour meta -- ainsi, il signe sous l’intitulé «John `The Nickname’ Nolan») a suivi des études universitaires où il a pratiqué l’histoire de la musique, ainsi que la composition (de musique de film mais aussi de musique savante) ; peut-être est-ce là ce qui l’a conduit à lancer cette initiative (gentiment) irrévérencieuse, par esprit de parodie ou de revanche ? En tout cas, il y a là une manière saine et intéressante d’approcher l’histoire et l’écriture sur un plan personnel ; pas forcément indispensable, mais toujours bienvenue.
Depuis une vingtaine d’années, de nombreux chercheurs en neuro-sciences s’intéressent aux schémas métaphoriques qui permettent à l’espèce humaine d’organiser et conceptualiser ses perceptions auditives : au premier rang desquels, la notion de "hauteur" qui nous permet de décrire les sons aigus ou graves en tant que "hauts" ou "bas".
Dès 1998, un article de Lawrence Zbikowski (Metaphor and Music Theory: Reflections from Cognitive Science, publié dans la revue Music Theory Online) fait le point sur cette question (et en profite pour réfuter soigneusement quelques élucubrations du philosophe réactionnaire Roger Scruton) :
Même si Scruton a postulé que les sons n’étaient concevables qu’en termes de hauteurs envisagées dans un espace vertical, des sources diverses prouvent le contraire. Les théoriciens grecs de l’antiquité ne parlaient pas de "haut" et "bas" mais de "pointu" et "lourd" ; à Bali et à Java les sons ne sont pas "hauts" et "bas" mais "petits" et "grands" ; et chez les indiens Suyá du bassin amazonien, les sons ne sont pas décrits comme "hauts" et "bas" mais "jeunes" et "vieux". Les variations dans ces manières de décrire les hauteurs musicales montrent combien la compréhension de la musique est profondément métaphorique : non seulement la hauteur des sons est une métaphore, mais ce n’en est qu’une parmi d’autres.
L’on pourrait ajouter que les langues occidentales elle-mêmes offrent d’autres métaphores pour qualifier le son, par exemple dans la dénomination des altérations accidentelles : "pointu/plat" (sharp/flat) en anglais, "dur/mou" (dür/mol) en allemand. Dans certains pays de langues romanes, la survivance de signifiants tels qu’aigu et grave en français, directement hérités de l’antiquité greco-latine (voir ci-dessus), prévaut même sur la métaphore verticale "haut/bas" (même si celle-ci reste omniprésente : ainsi pour désigner en français la position acoustique d’une note, le mot hauteur reste à peu près inévitable). Il ne s’agit d’ailleurs même pas d’une métaphore de substitution : l’emploi du mot français aigu est relativement rare en-dehors de son sens acoustique, et le sens moral de l’adjectif grave semble trop abstrait pour fonctionner véritablement en tant que métaphore. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la plupart des recherches sur la métaphore spatiale (voir ci-dessous) sont le fait de chercheurs anglo-saxons ou germaniques, dont la langue rend le recours à cet axe vertical "haut/bas" absolument incontournable.
Le langage joue, de fait, un rôle majeur dans la cognition et la conceptualisation du monde extérieur (et tout particulièrement des phénomènes intangibles tels que le monde sonore) ; le neuro-psychologue américain Daniel Casasanto a consacré de nombreux articles à étudier ces métaphores qui nous servent à structurer et comprendre ce que l’on entend. Ces métaphores sont d’autant plus profondément ancrées qu’elles existent même (une fois acquises) sans le langage : la compréhension spatiale peut s’exprimer sous forme de gestes, de dessins, d’orientation du regard...
À ce titre, l’étude de la perception du son chez le très jeune enfant (précédant l’acquisition du langage verbal) apporte des informations précieuses... mais difficiles à évaluer. Ainsi, une étude de 2010 (Preverbal infants' sensitivity to synaesthetic cross-modality correspondences, ici en PDF) menée par une équipe britannique dirigée par Peter Walker, semble montrer que la métaphore verticale (aigu/haut, grave/bas) existe déjà chez des enfants préverbaux de trois à quatre mois. Cependant, deux études plus récentes, réalisées par une équipe néerlandaise dirigée par la chercheuse allemande Sarah Dolscheid (The Thickness of Musical Pitch: Psychophysical Evidence for Linguistic Relativity en collaboration avec Casasanto, et When high pitches sound low: Children’s acquisition of space-pitch metaphors, présentée lors du colloque Cogsci 2015), portent sur deux métaphores différentes : la métaphore "son haut"/"son bas", mais aussi la métaphore "son mince/son épais" présente notamment en Moyen-Orient (dans la langue farsi et le turc), mais aussi chez les précolombiens zapotèques. Or il semble que chez les adultes persans, mais également chez les enfants hollandais n’ayant pas encore acquis le schéma occidental classique, la métaphore verticale n’aille pas de soi : après qu’on la leur ait expliquée, une majorité des sujets (enfants et adultes) l’attribue même de façon inversée (l’aigu arrivant en bas plutôt qu’en haut).
Il faudrait par ailleurs examiner (ce qu’aucune de ces études, à notre connaissance, ne fait) un possible impact de plusieurs siècles d’une notation musicale écrite : la métaphore haut/bas ne se serait-elle pas trouvée renforcée depuis le Moyen-Âge, dans les pays occidentaux en regard des régions de tradition exclusivement orale, par l’existence de partitions où chacun peut constater que la mélodie (visuellement) "monte" et "descend" ?
Quoi qu’il en soit, il nous est donc strictement impossible de continuer à penser que la métaphore verticale des perceptions auditives serait une évidence universellement partagée (de façon innée ou non) par l’espèce humaine. Une recontextualisation culturelle et historique s’impose donc -- du même ordre, pourrait-on dire, que la prise de conscience par les musiciens occidentaux, au cours du XIXe siècle, de ce que leur langage harmonique (censément fait de tempérament "égal", de quintes "justes", d’accords "parfaits" et de cadences "parfaites") n’était pas un aboutissement universel, naturel et absolu, mais une construction culturelle parfaitement datée et arbitraire.
De surcroît, à la métaphore élémentaire en elle-même s’ajoute un ensemble culturel de références, d’imaginaire et de symboles : ainsi l’Occident associe-t-il communément des valeurs positives à la notion de "haut", et négatives à celle de "bas" (l’on pourrait d’ailleurs en dire autant de l’axe "fin"/"épais", ou encore -- d’un point de vue historique à tout le moins -- de "droite"/"gauche"). Notre métaphore de "hauteurs" nous a-t-elle donc conduits à favoriser les notes aigües plutôt que les graves ? Sans y voir nécessairement une corrélation directe, quiconque visitera un de "nos" conservatoires ne pourra manquer d’y remarquer combien les classes de violon ou de flûte sont nettement plus remplies que les classes de contrebasse ou de basson...
Heureusement qu’il reste le tuba.
Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer les curieuses créations sonores de Luc Étienne (1908-1984, co-opté à l’Oulipo en 1970). Cet écrivain contrepèteur (il fut l’une des "Comtesses" du Canard Enchaîné) s’intéressait particulièrement au langage en tant qu’objet sonore, que ce soit en manipulant les syllabes ou même la piste magnétique directement. À ce titre, il fit partie des premiers à se déclarer "Oumupien" dès les années 1970.
Dans un dossier consacré à l’Oulipo en 2006, le webzine anglophone Drunken Boat publie quelques-unes des expériences sonores de Luc Étienne : des palindromes et rétrogradations sonores, mais également quelques fragments musicaux joués sur un clavier accordé en tempérament décimal (ET10).
D’autres expériences de Luc Étienne (entreprises à partir de 1957 et regroupées sous le titre Les Après-midi d’un Magnétophone, parfois orthographié Magnétofaune) sont à entendre sur le disque remarquable Pataphysics paru en 2005 chez le label anglais (aujourd’hui disparu) Sonic Arts Network.
Une copie des travaux d’expérimentation sonore de Luc Étienne nous a aimablement été transmise par Alain Zalmanski (du Collège de ’Pataphysique et de la Liste Oulipo) ; nous avons fait le choix de publier en ligne cette copie, pour son intérêt historique et en hommage à l’inventivité de ce tout premier oumupien.
Toujours à l’affût, Martin Granger nous signale à l’instant cette expérience menée en ce moment par le site Flow Machines (façade ''trendy'' du laboratoire privé Sony CSL Paris, dirigé par François Parchet).
Dans ce test «à l’aveugle», le visiteur/auditeur est invité à écouter un fragment de choral de Bach et à estimer s’il est authentique ou non : à savoir, s’il a bien été écrit par le maître baroque, ou par une «Intelligence Artificielle». Derrière ce terme pompeux (que nous avons eu l’occasion de critiquer) se cache en fait l’un des nombreux algorithmes propriétaires actuellement développés par les acteurs industriels (Sony, en l’occurrence), affublés chacun de noms tous plus ''marketables'' les uns que les autres : ''Continuator'', ''Brazyle'', ''NeOpus'', ''Virtuoso'', ''MusicSpace'', ''VirtualBand'', ''Lrn2Cre8'' et l’on en passe.
Dans un tel cadre, s’agit-il vraiment d’une expérience à valeur scientifique, ou d’un gadget "viral" à emballage vaguement musical (dont nous savons que les publicitaires raffolent) ? S’il est vrai que l’expérience est en elle-même intéressante (quoique rudimentaire) et qu’aucune marque ni logo d’entreprise n’apparaît sur la page en question, le fait même que cette confusion puisse exister n’est pas sans affecter la crédibilité de l’initiative... et nous amener à nous demander, par exemple, pourquoi le visiteur souhaitant se prêter à l’expérience est obligé de fournir un nom et une adresse mail.
Il existe même un niveau supérieur d’ambiguïté : à supposer que l’on parvienne effectivement à réduire l’écriture de Bach (ou de tout autre compositeur) à un ensemble d’algorithmes, quel serait alors le statut de ce programme ? Serait-il légitime de revendiquer un copyright (ou, pire, un brevet) dessus (voire, cela s’est déjà vu, sur les ''œuvres'' en résultant) ? Et quid alors du langage de l’auteur d’origine, ou pire, des compositeurs et élèves qui encore aujourd’hui l’imitent et s’y réfèrent : ne seraient-ils pas en situation de ''copyvio'' involontaire quoiqu’inévitable ?
Quant à ces algorithmes proclamés «intelligents», quel est vraiment leur degré de sophistication ? Dans l’impossibilité de le savoir (faute de code source accessible), nous ne pouvons que poser l’hypothèse que ces systèmes prétendument révolutionnaires ne font que suivre le chemin emprunté depuis dix ans (sous licence Libre) par Strasheela et bien d’autres -- ou même, deux siècles plus tôt, par un simple jeu de dés.
Créé en 2016, le «Festival des cultures LGBT» a choisi, non sans sagesse, d’adopter le pluriel pour ne pas sembler postuler l’existence d’une culture unitaire qui rassemblerait, subsumerait, résumerait (et, pour finir, caricaturerait) l’ensemble des personnes homosexuelles, bi-sexuelles et inter- ou trans-genre. (Ce petit jeu sémiologique autour du pluriel n’est d’ailleurs pas sans rappeler la grotesque valse-hésitation qui conduisit à rebaptiser la station de radio «France Musique» en «France Musiques» pendant quelques années, avant de revenir au singulier... en attendant la prochaine lubie à la mode.)
Et pourtant : l’existence de menaces affectant l’ensemble de ces personnes (à commencer par l’épidémie de SIDA et la dénégation de certains droits civiques) a bel et bien suscité un mouvement de solidarité et l’apparition de ce que l’on peut désigner globalement comme une «communauté LGBT», même si cette dernière est faite de nombreux regroupements et courants divers et, parfois, rivaux. Dans le domaine musical, l’avènement de clubs et discothêques puis de larges manifestations, l’existence de vedettes pop assumant leur homosexualité (Elton John en est un exemple, que nous évoquions récemment), et la montée en puissance d’une esthétique queer, ont nettement dessiné un panorama musical associant les identités LGBT à des musiques «branchées» (dans tous les sens du terme : c’est-à-dire, notamment, amplifiées et électroniques).
Qu’en est-il, pour autant, de la musique savante et instrumentale ? À partir des années 1990, des regroupements se forment autour des pratiques musicales dites «classiques», à commencer par le London Gay Symphony Orchestra qui, rassemblant des musiciens de haut niveau, entame dès 1996 une trajectoire remarquable et (encore aujourd’hui) couronnée de succès, au point de susciter deux sous-ensembles autonomes : les London Gay Symphonic Winds et le London Gay Big Band. Dans son sillage se formeront d’autres orchestres, en Angleterre (le Birmingham Gay Symphony Orchestra ouvert à tous -- peut-être en mémoire de l’orchestre de Portsmouth, expérience marquante en la matière), mais aussi en Allemagne (le Rainbow Symphony de Cologne, le Concentus Alius de Berlin), au Canada (le Counterpoint Community Orchestra de Toronto), et aux États-Unis (le Queer Urban Orchestra de New-York City, les ensembles symphoniques, jazz et harmonies de Lakeside Pride à Chicago, le Bay Area Rainbow Symphony à San Francisco, le Atlanta Philharmonic Orchestra et le Minnesota Philharmonic Orchestra), et en Australie (le Melbourne Rainbow Band).
La France, pour sa part, est représentée par diverses associations, notamment son propre Rainbow Symphony Orchestra depuis 2002, et plus récemment les Concerts Gais. De fait, les orchestres LGBT semblent se développer plus aisément dans les pays anglophones, où ils sont notamment fédérés par la Lesbian and Gay Band Association. Ceci pour ne rien dire des groupes vocaux LGBT, qui sont encore plus nombreux ; l’on se contentera de mentionner ici la fédération américaine GALA et son homologue européenne Legato, qui propose notamment le festival Various Voices tous les quatre ans. La musique ne semble, en revanche, pas représentée au Festival International du Théâtre Gay de Dublin.
L’opéra est un autre champ où s’expriment des problématiques LGBT. Là encore, les pays anglo-saxons sont en première ligne : dès 1995 est créé (à Houston) un opéra sur Harvey Milk, puis peu après l’opéra Patience and Sarah à New York. C’est également à New York que sera commandé, dans la décennie suivante, l’opéra Brokeback Mountain (finalement créé à Madrid) ; ou, encore, de nouveau à Houston, l’opéra en un acte Edalat Square portant sur les exécutions d’homosexuels en Iran. Une autre création importante sera celle de Fellow Travelers en 2016 à Cincinatti. Le Royaume-Uni n’est pas en reste (à titre symbolique, l’opéra royal a d’ailleurs arboré un drapeau arc-en-ciel en 2016) ; on y trouve notamment la compagnie Secret Opera qui se plaît par exemple à réécrire Carmen... en n’y mettant que des rôles masculins (CarMen).
Un point commun aux orchestres LGBT est de ne pas prétendre exclure les interprètes cisgenre-hétérosexuels, mais de se proclamer ouverts à «toutes» les orientations et identités (les chœurs et ensembles vocaux LGBT, en revanche, sont plus exclusifs) . Ce qui ne fait qu’exprimer, en creux, le climat de discrimination existant d’ordinaire dans le milieu musical -- de fait, les travaux de Claudia Goldin et Cecilia Rouse, dès la fin des années 1990, et ceux plus récents d’Amy Louise Phelps, ont montré combien les jugements sexistes (conscients ou non) peuvent sous-tendre le milieu des orchestres symphoniques.
Le mouvement LGBT cherche également à s’ancrer dans un héritage historique, notamment en s’intéressant à l’orientation sexuelle des musiciens et artistes du passé (laquelle constitue, depuis plusieurs décennies déjà, un sujet d’étude prisé des universitaires). Les archives de la défunte encyclopédie glbtq en témoignent ; ainsi, surtout, que cette chronologie de la vie musicale LGBT au Royaume-Uni, de la Renaissance à nos jours, proposée par l’Archive LBGT UK. D’une rigueur pas toujours universitaire, cette page n’en demeure pas moins particulièrement intéressante ; il n’est que trop souhaitable que voie le jour un équivalent de ce travail à l’échelle européenne, voire mondiale.
En avril 2016, la totalité de la presse et des sites web britanniques se sont retrouvés instantanément censurés par une décision de justice aussi abjecte qu’ignare, d’une stupidité crasse que l’on avait jusque là pu croire confinée à ce côté-ci de la Manche. En effet, une célébrité anglaise avait saisi la haute cour de justice royale pour éviter que ne s’ébruitent les frasques extra-conjugales de son époux ; à quoi les juges Jackson, King et Simon se sont empressés d’acquiescer -- transformant paradoxalement, de ce fait, les plus infâmes tabloids en hérauts de la liberté d’expression.
Si la presse (sauf en Écosse, où l’injonction ne s’appliquait pas) s’est montrée remarquablement obéissante, le Web s’est -- évidemment -- déchaîné en rivalisant de traits d’esprit, tournant en ridicule tant la célébrité en question que le système judiciaire britannique post-féodal, propulsant le hashtag #SuperInjunction en tête des trending topics sur Twitter, et offrant à quelques aigrefins une occasion d’exercer leur savoir-faire : ainsi, l’auteur de ces lignes lui-même a-t-il eu l’occasion de recevoir dernièrement pas moins de trois courriers de menace émanant d’un prétendu cabinet d’avocats, concernant une malheureuse notice de microblog postée à l’époque.
L’Oumupo étant évidemment respectueux des lois et sensibilités de tous pays, nous nous empresserons bien évidemment de clore ici ce débat afin de respecter pleinement la vie privée de chacun, y compris en protégeant l’identité de célébrités qui croient pouvoir s’arroger le droit de censurer le reste de leurs contemporains.
Cette question étant définitivement écartée, intéressons-nous maintenant à un tout autre sujet, plus directement en lien avec nos préoccupations d’ordre musical : saviez-vous que le chanteur (multi-millionnaire) britannique Elton John, marié avec le réalisateur canadien David Furnish, est par ailleurs un improvisateur brillant ? (Brillant... ou à tout le moins, passable -- surtout en comparaison d’un Richard Grayson.)
Dans cette émission télévisée de la fin des années 1990, on le voit inventer une (vague) mélodie sur le manuel d’utilisation d’un appareil électro-ménager ; dans cet autre clip extrait d’une conférence en 2005, il lit en chantant quelques phrases de la pièce Peer Gynt. Dans un cas comme dans l’autre, le public (qui n’inclut manifestement pas de musiciens dignes de ce nom) se montre très impressionné.
Comme quoi.
Charles Darwin est l’un des premiers savants à s’être penché, dès 1871 (dans La Filiation de l’Homme, son deuxième ouvrage majeur après L’Origine des espèces), sur l’apparition de la musique dans l’espèce humaine -- un siècle après Rousseau, qui aimait à s’interroger (comme nous l’avons vu sur l’hypothèse d’une «mélodie» primordiale ayant pu précéder toute civilisation humaine. Darwin, pour sa part, imagine que le chant aurait pu participer, comme chez l’oiseau, d’un rituel de séduction et constituer par là un avantage reproductif. Ce champ d’étude restera peu ou prou en sommeil pendant le XXe siècle, jusqu’à la publication en 2001 du recueil trans-disciplinaire The Origins of Music, où se trouvent réunis des archéologues, anthropologues, chercheurs en neuro-sciences, qui chacun proposent d’autres facteurs ayant pu contribuer à l’avènement de l’Homo cantans : en particulier, la dimension sociale de cette activité, augmentant la cohésion du groupe et par là sa capacité de survie, ou encore répercutant et amplifiant les premiers moments de la vie, structurés par le lien entre la mère et son enfant (l’éthologue Ellen Dissanayake y voit la source de tout devenir expressif, qu’il soit linguistique ou artistique). Dix ans plus tard, l’ethnomusicologue Joseph Jordania récapitule très clairement l’état actuel de la recherche dans son livre magistral Why Do People Sing? (disponible intégralement en ligne, et à lire de toute urgence avant que les robots du copyright ne fassent leur sinistre moisson).
Appréhender avec certitude une chronologie de l’évolution de la communication humaine est quasiment impossible ; tout au plus les chercheurs peuvent-ils poser l’hypothèse que le langage était déjà apparu vers le 50 ou 60e millénaire avant l’Ère commune -- après un processus de formation qui aurait lui-même pu s’étaler sur plusieurs centaines de milliers d’années. Quant à savoir si l’acquisition du chant précède ou accompagne celle du langage parlé, cette question reste ouverte.
L’avènement d’une musique instrumentale est aujourd’hui un peu mieux connu grâce aux découvertes paléontologiques faites depuis le début du XXe siècle, et tout particulièrement ces vingt dernières années. En 1995, un fragment d’os découvert dans grotte de Divje Babe en Slovénie, suscite une controverse déchaînée -- malgré sa forme évoquant incontestablement une flûte. (Un ethnomusicologue de Berkeley, Bob Fink, ira même jusqu’à spéculer que l’emplacement des trous traduirait l’emploi d’une gamme diatonique...) Ce fragment a été daté d’au moins 43 millénaires avant l’Ère Commune, ce qui en fait l’instrument le plus ancien connu -- mais également le seul pouvant être associé à l’homo neanderthalensis. Des découvertes plus récentes, en 2008 puis en 2012, ont permis de montrer qu’il existait en Allemagne d’autres flûtes aussi anciennes (de 35 à 42 millénaires avant l’Ère Commune)... ce qui n’empêche pas certains chercheurs de persister dans leur contestation du fragment slovène. Diverses reconstitutions ont été proposées de ces flûtes.
Au delà des flûtes et sifflets, cette période de l’ère paléolithique supérieure (correspondant à la civilisation aurignacienne) est plus largement connue pour ses grottes aménagées et décorées, dont certains chercheurs se demandent si l’acoustique n’était pas une caractéristique majeure et volontairement recherchée par leurs habitants -- ce qui pourrait même contribuer à expliquer la présence de peintures rupestres, qui permettent une meilleure réverbération du son. S’ajoutant à notre compréhension croissante des «pierres chantantes» et lithophones préhistoriques (que nous avions mentionnés précédemment), l’on pourrait bien assister à l’émergence d’un véritable champ de recherche archéoacoustique.
Du reste, les groupes de recherches trans-disciplinaires et internationaux abondent (où la France semble d’ailleurs remarquablement peu représentée) : International Study Group on Music Archæology, International Council for Traditional Music Study Group, European Music Archæology Project. Ce dernier regroupement propose d’ailleurs, depuis juin 2016, une exposition intitulée Archæomusica, qui sera visible dans divers pays d’Europe -- mais non la France -- jusqu’à fin 2017, et où l’on peut voir (et même tester soi-même) plusieurs reconstitutions d’instruments, non limitées à l’ère paléolithique.
Il n’empêche que nous n’avons -- et n’aurons certainement jamais -- strictement pas la moindre idée de ce à quoi pouvaient ressembler ces musiques. Tout au plus les quelques traces connues suffisent-elles à susciter l’imagination, et la rêverie ; ainsi, la «sagesse des anciens», notamment en matière de musique, reste un sujet de choix pour les sites de pseudoscience plus ou moins farfelus. (Plutôt plus que moins, à vrai dire.)
Cet enregistrement de juin 1944 (dont un extrait, légèrement meilleur, est disponible ici) nous présente l’actrice allemande Marlene Dietrich (1901-1992, naturalisée américaine en 1939), pratiquant la scie musicale.
Elle y mentionne (mais sans doute cela fait-il partie de la routine d’introduction, de connivence avec le présentateur) qu’elle a autrefois rêvé d’une carrière dans la musique classique ; et de fait, elle avait commencé l’étude du violon après le lycée (avant qu’une blessure au poignet ne l’interrompe au bout d’un an). En 1927, sur le tournage du film (muet) Café Elektric, l’acteur autrichien Igo Sym l’initie à la scie musicale et lui offre même la sienne. Quelques années plus tard, le succès international du film Der Blaue Engel (L’Ange bleu, 1930 ; premier long-métrage parlant produit en Allemagne, et tourné à la fois en allemand et en anglais) la fait connaître d’Hollywood (ainsi que son réalisateur), où son style (et notamment sa voix, car nous sommes au début du cinéma parlant) s’imprimeront durablement. Elle finit par s’y exiler définitivement, tant pour développer sa carrière que pour se désolidariser du régime nazi.
Dietrich participera même activement à l’effort de guerre américain en se rendant sur les bases militaires pour divertir les troupes ; la scie musicale y rencontre un succès notable, peut-être parce qu’elle l’obligeait à remonter quelque peu sa robe... Ainsi n’est-il pas anodin que notre extrait précité date de 1944 ; le seul autre fragment disponible, plus bref, date de 1948, mais la guerre y est encore évoquée.
Elle se fera également remarquer sur le tournage de ses films en pratiquant fréquemment la scie musicale entre les prises de vue ; sa productrice racontera notamment les séances préparatoires, en 1943, de la comédie musicale One Touch of Venus avec Marlene Dietrich (qui refusera finalement le rôle) et Kurt Weill :
J’étais habituée à toutes sortes d’excentricités chez les vedettes, mais je dois avouer que lorsque Marlene disposa cette énorme scie entre ses jambes élégantes, et commença à jouer, je fus plus qu’éberluée. [...] Le soir, on discutait de la pièce pendant un moment, puis Marlene s’emparait de la scie et commençait à jouer : nous avons fini par comprendre que ce signal nous indiquait la fin des discussions.
Le premier extrait mentionné ci-dessus, mérite qu’on y revienne pour évoquer les fragments musicaux présentés : il s’agit d’un mélange (mash-up) entre la chanson hawaienne Aloha ʻOe et la chanson à boire munichoise In München steht ein Hofbräuhaus. Si cette dernière ne présente rigoureusement pas le moindre intérêt, la première est beaucoup plus intéressante, même si le public occidental ne la connaît (en particulier depuis la seconde guerre mondiale, où Hawaii fut un important théâtre d’opérations américain) que comme un cliché paresseux de musique océanique indolente -- un peu à l’instar des quatre notes de la chinoiserie, que nous avons pu examiner précédemment. (Même si Jack London s’y réfère dès 1919, dans un beau texte.)
C’est, en fait, de 1878 que date la mélodie Aloha ʻOe (peut-être originellement à trois temps), dont le titre pourrait être traduit par «adieu à toi». Plus surprenant encore, elle fut écrite par Liliʻuokalani, qui allait bientôt devenir la première et dernière reine de Hawaii. Personnalité remarquable, Liliʻuokalani (née Liliʻu Loloku Walania Kamakaʻeha, 1838-1917) était l’aînée de quatre enfants royaux (dont chacun fut également auteur et artiste) ; on lui doit plus de 165 chansons originales, ainsi qu’une traduction du Kumulipo, le chant traditionnel exposant la cosmogonie hawaiienne. Elle dut faire face, de son vivant, à la colonisation larvée de Hawaii par les puissances occidentales sous couvert d’évangélisation et de «républicanisme» : elle-même fut d’ailleurs baptisée (sous le prénom de Lydia), ce qui ne l’empêcha pas de soutenir plus tard la diversité religieuse de l’archipel, et notamment les minorités bouddhistes et shintoïstes.
Dès 1887, le roi précédent (son frère Kalākaua) avait été contraint sous la menace d’une baïonnette à signer une constitution inique transférant le pouvoir aux exploitants américains. Elle monte sur le trône à la mort de celui-ci, en janvier 1891 ; deux ans plus tard, un coup d’état (maquillé en révolution républicaine, inaugurant ainsi une pratique perpétuée encore aujourd’hui sans vergogne en Amérique du Sud) mené par des troupes occidentales, prétendument déployées pour «assurer une présence neutre», met un terme à la monarchie -- et, de fait, à l’indépendance de la nation : les U.S.A. eux-même le reconnaîtront en présentant leurs excuses 100 ans plus tard.
Partisane d’une résistance non-violente, la reine Liliʻuokalani est immédiatement détrônée (l’acte de capitulation sera même signé en son absence) au profit d’un gouvernement fantoche. Après l’échec d’une tentative de restauration menée en 1895 par son compatriote indépendantiste Robert Wilcox, la ci-devant reine se voit accusée de trahison et se retrouve condamnée à cinq ans de travaux forcés. C’est pendant son emprisonnement (qui ne durera finalement qu’un an), qu’elle travaille à sa traduction du patrimoine traditionnel, et quelques-unes de ses chants :
N’ayant aucun instrument, je dus transcrire les notes à la voix seulement ; je trouvai cependant, quels que soient les inconvénients, une grande consolation dans la composition : je transcrivis un certain nombre de chansons. Trois d’entre elles parvinrent, de ma prison, à la ville de Chicago, où on les imprima. Parmi elles se trouvait «Aloha ʻOe» ou «adieu à toi», qui devint une chanson très connue.
Autre part dans ses mémoires, la reine ajoute :
Composer était pour moi aussi naturel que de respirer ; ce don de la nature, n’ayant jamais eu à pâtir d’être mal employé, reste à ce jour la plus grande source de consolation. [...] Les heures où il n’est pas à propos de parler, qui m’auraient sans cela parues longues et solitaires, passaient rapidement et joyeusement lorsqu’elles étaient consacrées à exprimer mes pensées en musique.
En 2005, l’universitaire et néo-marxiste britannique Adrian Bowyer imagine d’adapter les techniques d’impression en volume (connues depuis les années 1990) pour en faire un outil portable et de faible coût. Le projet RepRap sera ainsi la première «imprimante 3D» capable de s’auto-répliquer, permettant ainsi de la diffuser, à condition de disposer des matières premières et du savoir faire ; le schéma électronique et les modèles numériques en trois dimensions, pour leur part, seront diffusés sous licence Libre.
En séduisant une large part du monde occidental, l’idée lance une mode fulgurante et manque en partie sa cible : les intentions humanitaires et généreuses seront allègrement oubliées dès 2008-2009 au profit d’un milieu de startupeurs néocapitalistes aux dents longues, qui à coup de fab-labs et de business ventures, se saisit de l’invention et en fait l’apanage du design contemporain branchouille. Et de fait, la possibilité de concrétiser aisément (presque) n’importe quel objet que l’on conçoit de façon purement imaginaire, ouvre des possibilités intéressantes y compris dans le domaine de la facture instrumentale :
- Ainsi par exemple, le studio Monad de Miami présente une série d’instruments -- ici en vidéo -- aux formes extraordinaires (et présentés par des mannequins à gros seins, tant il est vrai que l’on ne peut quand même pas tout révolutionner à la fois).
- Dans un autre style, l’entrepreneur toulousain Laurent Bernadac a lancé en fanfare sa propre start-up intitulée 3Dvarius qui prétend fabriquer "le premier" (ah ?) violon imprimé en 3D. S’il se déclare inspiré des modèles de Stradivarius, ce violon électrique ne fait pourtant intervenir aucune caisse de résonance (contrairement à celui en soie d’araignée que nous évoquions dernièrement) et repose -- tout comme les instruments Monad -- sur de simples capteurs piézo-électroniques, le son étant traité et amplifié par des moyens externes. À ce compte-là, une simple tige permettant de tendre des cordes suffirait.
- Plus sérieusement, l’ingénieur suédois Olaf Diegel propose sur son site ODD des guitares électriques au design fouillé et souvent magnifique (l’impression 3D s’adjoignant, il est vrai, d’un certain travail manuel de finition) ; il a ajouté à son catalogue rock des guitares basses, instruments de percussion, un clavier électronique (en fait un simple carénage pour clavier acheté indépendamment), et même un saxophone.
- Un autre ingénieur, américain, a conçu une véritable guitare, mais ne semble pas l’avoir partagée avec le reste du monde.
- Des étudiants de Boston ont conçu quelques instruments qu’ils s’apprêtent à présenter lors de la conférence Inside3D fin 2016 à Bombay.
- Dans un même ordre d’idées, un étudiant de Floride s’est dessiné un violoncelle qu’il a baptisé Str3Dvarius... tout juste un an avant le projet précité du citoyen Bernadac.
- Quelques années auparavant, l’étudiant israélien Amit Zoran avait fabriqué une guitare, une flûte et une autre guitare.
- Il nous serait évidemment impossible de prétendre énumérer tous les projets de ce genre : rien que lors des récentes rencontres (branchées quoique confidentielles) "Maker Faire® Paris" de mai 2016, pas moins de cinq entreprises différentes proposaient des instruments de musique confectionnés pas impression en volume.
À la lutherie traditionnelle et amplifiée (surtout cette dernière, comme on peut le voir) s’ajoute des inventions plus inattendues : citons par exemple les recherches d’un collectif new-yorkais, ce contrôleur MIDI qui met en œuvre les bras et la tête, ou encore ce procédé consistant à utiliser des fichiers sonores numériques pour imprimer... des disques analogiques 33-tours.
L’impression 3D pourrait également permettre à des instruments oubliés de revivre ou survivre. L’emblème de cette renaissance organologique est sans doute le cornet à bouquin (cornett), auquel deux instrumentistes-chercheurs (le britannique Jamie Savan et le chilien Ricardo Simian, fondateurs respectifs des sites Cyberzink et 3D Music Instruments) ont consacré un article universitaire en 2014. Ils vendent l’un comme l’autre des instruments (au demeurant remarquables) "imprimés" et façonnés par leurs soins... mais n’ont pas, à ce jour, franchi le pas de mettre à disposition du public leurs modèles eux-même. Une autre équipe de l’Université du Connecticut, travaille à une méthode (brevetée) permettant de reproduire fidèlement n’importe quel instrument.
En effet, l’avantage énorme de ces nouveaux outils est d’étendre au domaine matériel le processus qui a déjà permis à une partie conséquente de la population mondiale de s’approprier et de partager les richesses immatérielles : connaissance, culture, art. N’importe quel instrumentiste en possession d’une imprimante 3D peut ainsi envisager de l’utiliser pour réparer son instrument : embouchures, becs ou anches, chevalets, chevilles et autres accessoires... ou, pourquoi pas, pour découvrir, fabriquer et essayer d’autres instruments.
L’impression 3D est le terrain de jeu naturel des bidouilleurs, et le violon en donne, précisément, un bon exemple. Loin des glorieuses échappées entrepreneuriales d’un Bernadac, de nombreux bricoleurs généreux mettent volontiers leurs modèles à la disposition du public, souvent assortis de conseils détaillés : en voici un exemple par S. Takahashi, musicien japonais. Le violon électrique F-F-Fiddle (sous licence by-nc-sa), par David Perry (entrepreneur à Portland, Oregon) connaît un certain succès, et a suscité le projet ElViolin du chercheur sibérien Stepan Ignatovitch, qui lui-même a donné lieu à deux violons dérivés par un technicien audiovisuel mexicain... On touche ici à l’idéal du mouvement Libre, dans lequel les idées sont propagées, étudiées et améliorées par-delà les continents. Signalons enfin deux projets particulièrement remarquables de violons acoustiques Libres : celui de Brian Chan sous licence by-nc, et le magnifique Hovalin de Matt et Kaitlyn Hova.
Cette effervescence ne peut avoir lieu qu’à une condition : disposer des modèles numériques, afin de pouvoir les visualiser et les manipuler avant de les transmettre à l’imprimante (c’est là l’équivalent du code source pour un logiciel). Or si, dans le domaine des outils, le projet RepRap est pour l’instant parvenu à rester en première ligne sans aucunement perdre son intégrité (malgré de nombreuses imprimantes concurrentes aux pratiques commerciales bien plus agressives), on ne peut en dire autant des modèles 3D qui deviennent le nouvel enjeu de plusieurs sites de commerce en ligne : en lieu et place des catalogues entièrement accessibles rêvés par le milieu Libriste, se mettent en place des intermédiaires aux noms marketables qui encouragent (non sans prélever leur commission et/ou ajouter des publicités) la diffusion crowdsourcée de modèles non-libres et payants : Shapeways, Turbosquid, Sketchfab, Pinshape, TF3DM, 3Dupndown, Sculpteo et tant d’autres... Pour ne rien dire des fabricants qui, on l’a vu, gardent jalousement leurs modèles et ne commercialisent que les produits déjà façonnés.
Fort heureusement, les internautes n’ont besoin de personne pour leur dire quoi partager ni selon quelles conditions ou modalités. Ainsi, le célèbre (et apparemment indestructible) site de "piratage" The Pirate Bay (censuré en République Populaire de France, mais accessible ici ou ici par des proxys, et ici par Tor) s’est-il empressé d’ouvrir une section consacrée aux "Physibles", c’est-à-dire aux modèles 3D prêts-à-imprimer. Plus symbolique qu’autre chose, ce geste de résistance a déjà permis de contourner les mesures prises par certains acteurs (entreprises et gouvernements) pour tenter -- en vain, faut-il le dire -- de supprimer certains objets copyrightés ou dangereux : en particulier, un modèle de pistolet à imprimer soi-même, bientôt suivi d’autres armes, la censure à vue basse ne pouvant qu’exciter l’ardeur des libertariens les plus épais.
Il ne se trouve pour l’instant aucun instrument de musique sur The Pirate Bay. Peut-être, précisément, parce que l’existence de modèles Librement accessibles et non-censurés n’a pas rendu nécessaire de les contourner (cela pourrait changer toutefois, si les fabricants cherchent à faire valoir on ne sait quel copyright grotesque). Peut-être parce que le cornet à bouquin ou le violon électrique toulousain n’intéressent finalement pas grand-monde. Ou peut-être, parce que les musiciens sont juste plus patients que les trafiquants d’armes.
Le sifflement est un mode de communication méconnu mais particulièrement intéressant, utilisé par les habitants de certains villages un peu partout dans le monde (particulièrement dans les espaces montagneux, où il était nécessaire de pouvoir transmettre des messages d’un versant à l’autre d’une même vallée avant l’avènement des communications électroniques). Le site Le Monde siffle, animé par le chercheur français Julien Meyer (auteur d’une monographie et de nombreuses publications sur le sujet), recense plus de 60 langues sifflées sur tous les continents ; l’on peut également se référer à la page Wikipédia anglophone, quoique moins complète.
Si les langues sifflées sont connues et répertoriées depuis le XVe siècle au moins, ce n’est qu’au XXe siècle qu’elles commencent à être étudiées : une première description de l’anthropologue Joseph Lajard sur «le langage sifflé des Canaries» en 1891 sera suivie par les travaux de Georges Cowan sur les indiens mazatèques du Mexique en 1948, auxquels s’ajouteront d’autres descriptions des indiens Kickapoo en 1954 et 1968 (cette tribu située entre le Texas et le Mexique ayant la particularité d’utiliser parfois des flûtes en plus du sifflement).
En Europe, les études essentielles sont surtout celles, à partir des années 1960, de René-Guy Busnel sur les Pyrénées puis la Turquie. Les langues sifflées font, depuis lors, le bonheur des linguistes puis des psycho-acousticiens et des neurosciences cognitives (la compréhension d’une langue sifflée mettant en jeu différemment ou non le rapport asymétrique entre les deux hémisphères du cerveau). Malheureusement, cette époque est également celle qui voit disparaître beaucoup de ces langues, sous l’effet cumulé de l’exode rural et de la révolution des télécommunications ; ainsi, la seule langue sifflée de France (ici et ici en vidéo), à Aas dans le Béarn, est aujourd’hui perdue ; celle du village d’Antia sur l’île d’Eubée en Grèce semble condamnée, et l’Unesco a été conduite à protéger en 2009 celle de l’île de Gomera, dans les Canaries, afin qu’elle ne connaisse pas le même sort.
Ce dernier cas, le Silbo de la Gomera, est certainement le plus étudié. Comme toutes les langues sifflées non-tonales, il ne s’agit pas d’une langue à proprement parler (pourvue d’un vocabulaire et d’une syntaxe propres) mais d’une façon de prononcer le langage oral existant (en l’occurrence, l’espagnol), une transphonation pourrait-on dire, ou plus exactement une trans-tonation dans la mesure où les sons-voyelles sont restitués plus aisément (en reproduisant leur deuxième formant) que les sons-consonnes, traduits par des interruptions et accentuations dans le dessin mélodique. De fait, même l’auditeur inexpérimenté peut reconnaître, au bout d’un moment, certaines inflexions de la langue-souche (l’espagnol dans le cas du silbo), pour peu que l’on juxtapose la version orale et la version sifflée. (De ce fait, l’auditeur reconstruit a posteriori les mots employés et le sens du discours, tout comme dans l’expérience Sine-Wave Speech consistant à transformer de la voix parlée en ondes sinusoïdales.) L’on peut donc décrire ce procédé comme une "parole musicale" (musical speech), ou comme un "substitut de parole" (speech surrogate), tout comme il en existe d’autres mettant en œuvre des instruments (flûtes, luths ou tambours) et sur lesquels nous serons amenés à revenir un jour prochain.
Il en résulte un objet musical étonnant et d’une grande beauté, qui n’est pas sans évoquer certains chants d’oiseaux -- même si les langues sifflées ne cherchent pas, historiquement, à imiter les oiseaux mais semblent chacune avoir été inventées de façon entièrement autonome (et assez récemment : certaines n’existeraient que depuis le début du XXe siècle) à partir des sifflements utilisés par les bergers pour rassembler leurs troupeaux.
Plusieurs régions du Mexique gardent des traces de langues sifflées tonales, plus complexes et ne correspondant pas forcément à un langage parlé (et dont la pratique est souvent réservée aux hommes) ; un documentaire américain en présente quelques exemples. Le sifflement joue également un rôle dans la culture traditionnelle Hmong, où il est employé pour séduire (mais où une superstition interdit par ailleurs de siffler la nuit).
Une forme particulière -- et beaucoup plus ancienne -- de langue sifflée, est à trouver dans le sifflement transcendental utilisé par les moines chinois depuis au moins le XIe siècle avant l’Ère Commune, et sous diverses formes successives tout au long du premier millénaire de l’Ère Commune. Cette tradition ésotérique quoiqu’abondamment documentée trouve ses racines dans les fondements même du taoïsme, où le souffle est un élément symbolique majeur reliant l’homme à la nature. (Ou quelque chose comme ça.)
L’usage purement musical du sifflement est connu et répandu, à la fois emblème kitsch (cette émission de 1984 en est un meme exemplaire) et gimmick inusable : comme le remarque un listicle de 2011, de nombreuses chansons à la mode incluent une ritournelle simplement sifflotée. Cette pratique s’étend notamment à la France (ce beau Pays Libre™ où l’on peut, par ailleurs, avoir la joie de se faire défoncer pour avoir sifflé l’Internationale, ou pour avoir sifflé pendant la Marseillaise).
L’on n’y connaît guère, cependant, la «flûte de mains» (hand flute) consistant à disposer ses mains devant la bouche pour former une cavité dans laquelle l’on peut souffler comme dans un ocarina (ou une conque), et qui permet de disposer d’un véritable instrument de musique, riche et expressif -- pour ne rien dire de son prix éminemment abordable. Deux techniques existent, selon que les doigts sont croisés ou non (dans le deuxième cas, la tessiture est plus grave et plus restreinte). Pour peu que l’on s’y penche sérieusement, de grandes choses sont à inventer pour cet ocarina bimane.
Enfin, le sifflement le plus connu et sans doute le plus pratiqué en occident, est certainement le «sifflement du loup» (wolf-whistling, interprété littéralement par Tex Avery en 1943), qui se fait en deux glissandos ascendants (le deuxième généralement plus bas). Selon une hypothèse séduisante, ce sifflement trouverait son origine dans la marine, où le bosco utilise son sifflet pour transmettre des ordres à l’équipage : les deux coups ascendants constituent l’appel à tous et auraient donc été utilisés par les marins à terre pour attirer l’attention de leurs collègues sur telle passante aux alentours. De fait, la mode de ce sifflement semble concorder avec le déploiement de l’armée américaine pendant la seconde guerre mondiale : outre le dessin animé déjà mentionné, l’on se doit évidemment de citer ici la scène du film To Have and Have Not (Le port de l’angoisse, 1944) qui scella le destin partagé de Lauren Bacall et Humphrey Bogart : en mémoire de cette scène, ce dernier offrit à l’actrice un sifflet d’or, qu’elle déposa parmi les cendres de Bogart après son décès treize ans plus tard.
D’un autre côté, le sifflement servait déjà de langage codé à diverses corporations : dès sa publication de 1891 précitée, le français Joseph Lajard comparait le silbo des îles Canaries aux sifflements servant de moyen de communication, dans sa propre patrie, aux charpentiers, aux maçons ou encore aux maraudeurs et repris de justice. Il se peut donc que le «sifflement du loup» ne soit qu’un avatar de cet héritage ; dans une explication comme dans l’autre, nous avons affaire, de toute façon, à un langage porteur de sens.
Les autorités ne s’y trompent d’ailleurs pas, qui envisagent gravement d’interdire cette pratique, assimilée à du harcèlement sexuel -- de fait, le récent succès médiatique de l’expression «harcèlement de rue» montre combien l’Europe se montre empressée à importer des États-Unis une idéologie de la microagression selon laquelle le ressenti des «victimes» importe davantage que la dangerosité objective des faits. (Laquelle «objectivité» étant, il est vrai, trop longtemps restée synonyme de «point de vue de l’homme-blanc-hétérosexuel-aisé».)
Et si l’on exilait les siffleurs ? Sur l’île d’Eubée ou de Gomera, des villages ne demandent qu’à être repeuplés...
Sports d’été : plusieurs lecteurs nous demandent les règles du tennis russe qui fera fureur, cette saison, dans tous les châteaux. Elles peuvent se résumer ainsi : la partie se joue la nuit, sur des corbeilles de fleurs éclairées par des lampes à arc ; elle n’admet que trois partenaires ; le filet est supprimé ; la balle est remplacée par un ballon de foot-ball ; l’usage de la raquette est interdit. Dans une tranchée, creusée à l’extrémité du terrain, on dissimule un orchestre qui accompagne les ébats des joueurs. Ce sport a pour objet de développer une extrême souplesse dans les articulations des poignets, du cou et des chevilles. Il a reçu l’approbation de l’Académie de médecine.
C’est ainsi qu’un certain «Swift» (pseudonyme sous lequel se cache – à peine – Érik Satie) décrit en 1913, dans la revue S.I.M. que nous avions déjà évoquée, la récente création de Jeux aux Ballets russes... (Qu’aurait-il dit si le ballet s’était achevé sur la chute impromptue non d’une balle de tennis, mais d’un dirigeable comme le souhaitait Nijinsky...). De fait, le tennis servira d’inspiration non seulement à Debussy mais également à Satie lui-même dans ses Sports et divertissements pour piano seul. Pour autant, Debussy jouait-il lui-même au tennis ? Telle est l’anecdote – non-corroborée par la moindre source, et franchement douteuse – qu’avance un listicle du BBC Music Magazine : «Debussy appréciait effectivement à l’occasion de jouer au tennis avec Ravel». (Entre autres articles de ce style, on en trouvera notamment un sur le cyclimse.)
Parmi les autres compositeurs figurant dans cette même liste, Britten est sans aucun doute le plus digne d’y figurer : adepte de la natation, du criquet et du croquet, ce sportif accompli jouait aussi au tennis, notamment avec son compagnon Peter Pears. Ces activités ne semblent pas avoir joué de rôle dans son lien tardif avec la Russie, et en particulier son amitié avec Chostakovitch et Rostropovitch – il n’a jamais pu rencontrer Prokofiev, dont il connaissait et admirait cependant l’œuvre. Quant à Chostakovitch lui-même, l’on sait qu’il était un ardent supporter de football.
Serge Prokofiev, lui-même, jouait à l’occasion au tennis (qu’il pratiqua notamment lors de son séjour dans le golf de Finlande à l’été 1916), et s’essaya également au volley comme en témoigne son fils – le verbe "essayer" est ici charitable, à en croire un autre témoignage précieux et surprenant : celui de Kabalevsky, qui le fréquenta régulièrement pendant une quinzaine d’années. Prokofiev jouait également aux cartes, à en croire son fils : enfant, il pratiqua le whist, le chemin de fer et un jeu intitulé 66. À l’âge de 20 ans il découvre le bridge, auquel il jouera plus tard notamment avec Francis Poulenc lors de ses séjours à Paris – ils prirent même part, de concert (si l’on peut dire), à des tournois de bridge confortablement rémunérateurs. Comme il l’indique dans ses écrits autobiographiques, Poulenc faisait partie des admirateurs de Prokofiev ; il l’accompagna au second piano lorsque ce dernier se préparait à sa tournée américaine de 1932, et lui dédia sa dernière œuvre, la Sonate pour hautbois et piano.
Le sport d’excellence de Prokofiev, toutefois, reste le jeu d’échecs, qu’il apprend dès l’âge de sept ans ; à dix-huit ans, il contribue aux tournois du club d’échecs de l’Institut Technologique de Saint-Pétersbourg où il peut voir jouer les plus grands maîtres, et se mesure lui-même à de futurs champions tels que Levenfish ou l’immense Alekhine, dont il se vantera toute sa vie de l’avoir vaincu un jour (en fait lors d’une partie double en aveugle) et qui deviendra de ses amis. Les champions qu’il fréquentera par la suite incluent Lasker, Tartakover, Botvinnik et surtout Capablanca (lui-même mélomane), à qui il se mesure dès 1914 (enregistrant une victoire à son actif) et avec qui il se lie d’amitié. Joueur offensif et opiniâtre, Prokofiev ne dédaigne pas de se servir des échecs pour écraser sans vergogne ses collègues moins aguerris en la matière : Poulenc, Maurice Ravel lors d’une partie en 1924, ou encore Vernon Duke (de son vrai nom Vladimir Dukelsky, dont l’autobiographie Passport to Paris regorge de récits intéressants sur Prokofiev). (Aucune partie d’échecs n’aura été disputée, toutefois, lors de son unique rencontre avec Debussy à l’âge de 22 ans.)
Après son retour en Russie en 1936, il joue fréquemment avec le violoniste David Oistrakh (qui se trouve être son voisin), lequel témoignera : «Prokofiev était un joueur avide ; il pouvait réfléchir à ses coups pendant des heures. [...] Vous auriez dû le voir, tout excité, dessinant pour ses victoires et défaites toutes sortes de schémas pleins de couleurs ; combien il était heureux de chaque victoire et combien chaque défaite le ravageait...» En 1937, un véritable championnat en miniature sera organisé entre les deux : l’évènement est annoncé avec battage, et se soldera par une défaite par abandon pour le violoniste. L’âpreté du compositeur au jeu est telle que les médecins lui interdisent de s’y adonner à partir de 1945, à la suite de sa première attaque d’hypertension chronique ; Kabalevsky raconte qu’il invente alors un nouveau jeu intitulé «les généraux Allemands prisonniers». (Il ne se privera au demeurant pas de poursuivre son vice, allant jusqu’à prendre part à un ultime tournoi d’échecs en 1951.)
À l’été 1933, Arnold Schönberg se trouve en vacances en France lorsque parviennent des nouvelles peu rassurantes d’Allemagne, où le nazisme bat son plein et où ses œuvres sont interdites en tant que «dégénérées». Au lieu de regagner l’Allemagne, la famille tente de s’expatrier ; refusée par l’Angleterre, elle se tourne vers les États-Unis où se lance immédiatement une souscription pour leur venir en aide. Le plus visible, et peut-être le plus empressé des donateurs, n’est autre que George Gershwin. Le musicien américain (dont nous avons déjà évoqué le goût pour les expériences musicales inédites) y voit une occasion de côtoyer enfin ce compositeur qu’il admire depuis longtemps : il lui demandera même des leçons d’écriture, que le maître autrichien, de 25 ans son aîné, lui refusera avec fermeté et gentillesse. Schoenberg s’installe donc aux États-Unis, à Boston puis en Californie pour un climat plus favorable ; ses nombreuses fréquentations inclueront des célébrités hollywoodiennes telles que Charlie Chaplin et Harpo Marx, mais aussi son compatriote Ernst Toch, que nous avons eu l’occasion de présenter ici. John Cage et Lou Harrison seront au nombre de ses élèves.
Une amitié étonnante et durable naît entre Schoenberg et Gershwin, d’autant plus improbable pour qui connaît leurs esthétiques antipodales. De fait, une (un?) musicienne japonaise du nom de Kyo Yoshida a eu en 1997 l’idée amusante de superposer des fragments musicaux de l’un et de l’autre ; cette réalisation ingénieuse (présentée sur YouTube dans un rendu synthétique, mais la partition est également disponible) s’intitule I got rhythm and played tennis with Mr. Schoenberg ; elle a d’ailleurs été reprise par l’Association des professeurs de piano japonais sur sa propre chaîne YouTube en 2016.
Les deux amis sont liés non seulement par un sens de la générosité qu’ils ont en commun (Gershwin vient à nouveau en aide à Schoenberg en finançant l’enregistrement phonographique de ses œuvres ; pendant ce temps, ce dernier consacrera son propre argent à aider toutes ses connaissances restées en Europe) mais aussi par leur pratique occasionnelle de la peinture (ils feront d’ailleurs chacun le portrait de l’autre)... Enfin, et surtout, ils partagent une passion pour le tennis – le 26 mai 1937, Schoenberg persiste même à rester sur le court alors que sa femme est en train d’accoucher à l’hôpital. D’ailleurs, le petit conte pour enfants qu’il rédigera et enregistrera quelques années plus tard, Die Prinzessin (la princesse), s’ouvre sur cette phrase : «Un après-midi, alors que la princesse avait, comme à son habitude, joué sa partie de tennis avec la duchesse, ce fut balle de match en sa faveur, five to three and advantage pour la princesse» (en anglais dans le texte).
Un autre document laissé par Schönberg a attiré l’attention de la "musicologue" Theresa Sauer, qui a éprouvé le besoin de l’inclure dans son ouvrage Notations 21 consacré aux notations musicales graphiques et exotiques – ce qui a conduit à des titres tels que : La notation musicale de Schoenberg fondée sur le tennis : un hommage à George Gershwin. Il suffit pourtant d’examiner le document lui-même pour se convaincre qu’il n’a pas le moindre rapport avec la musique : comme le récapitule un article de la presse suisse-allemande, il s’agissait tout simplement d’un système graphique inventé par Schoenberg pour noter avec précision les parties de tennis disputées par son fils.
Il existe de cette période, pour l’un comme pour l’autre, quelques traces filmées et photographiques. Cependant, le témoignage le plus poignant est certainement le texte rédigé (et prononcé) par Schoenberg après la mort de son ami en 1937 :
Beaucoup de musiciens ne voient pas en George Gershwin un compositeur sérieux. Mais il faut qu’ils comprennent que, sérieux ou non, c’est un compositeur – à savoir un homme qui vit dans la musique et dont toute l’expression, sérieuse ou non, profonde ou superficielle, se fait par la musique car c’est là son langage premier. Il existe des compositeurs, sérieux (comme ils le croient) ou non (comme je le sais), qui ont appris à aligner des notes. Mais s’ils sont sérieux, c’est uniquement du point de vue de leur absence totale d’humour et d’âme. Il me semble que cette différence justifie à elle seule de qualifier l’un de compositeur, mais pas l’autre.
Les amateurs de sport et/ou de terroirs (catégories excluant toutes deux l’auteur de ces lignes, mais faisons comme si) savent qu’une des particularités de la Pelote basque est que les points (dont le décompte est hérité du jeu de paume : 15, 30, 40) étaient autrefois annoncés en chantant.
On en trouve ainsi quelques traces dans des publications anciennes : une planche de la bande dessinée Sylvain et Sylvette parue dans l’illustré Fripounet et Marisette en 1960, le manuel de conversation française French in action daté de 1985 (leçon 16/5), la Revue bleue de 1931 (page 92), ou encore -- et surtout -- cette brève archive audiovisuelle (ici en vidéo) de 1962.
Las : nulle mention de cette tradition vocale (pourtant remarquable et, à notre connaissance, unique) dans la page Wikipédia consacrée à ce sport, ni sur le site de sa fédération française, ni dans l’inventaire du Patrimoine culturel immatériel présenté par l’État français, ni dans les médias ni même sur YouTube. Il faut dire que le sport lui-même a bien changé : tout au long du XXe siècle, il est devenu plus compétitif et professionnalisé ; les frontons publics ont cédé le pas aux stades clos et protégés par des vitres blindées, le port du casque et de lunettes de protection est devenu obligatoire à la fin du siècle ; il n’a eu de cesse, enfin, de se subsumer corps et âme dans cet antre de profit industriel et de corruption éhontée qu’est le milieu olympique. L’on peut comprendre, dès lors, que pousser la chansonnette à chaque point marqué ne soit plus guère de mise.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est l’homme de tous les espoirs manqués, des amitiés brouillées, des trajectoires convolutées, des intransigeances et des crispations, inattendues et parfois contradictoires. Son activité de musicien en est peut-être le reflet le plus criant, alternant ambitions glorieuses et basses besognes alimentaires, tiraillée entre son éternel penchant sérieux et austère, et son goût pour les mélodies légères, pastorales et plaisantes.
Assez compact, le corpus musical laissé en héritage par Rousseau se résume à quelques partitions :
- Il aurait rédigé entre 25 et 30 ans deux opéras-tragédies : Iphis et Anaxète et La découverte du nouveau monde (peut-être inspirée de Alzire), qu’il déclare avoir eu "le bon sens de jeter au feu" ; de fait, seul le texte nous en est parvenu.
- Son premier opéra Les Muses galantes, commencé à l’âge de 31 ans peu après son arrivée à Paris. Projet ambitieux qu’il mit plus de deux ans à achever et ne put mener à bien qu’avec l’aide de Philidor, cet ouvrage suscita des réactions vives (il fut accusé, notamment par Rameau, d’avoir pillé certains passages chez des maîtres italiens ; le duc de Richelieu, pour sa part, l’adorait) et ne fut représenté que trois fois, sous des formes lacunaires. Les fragments qui nous en sont parvenus n’ont cependant rien d’effroyable, bien au contraire. De surcroît, le fait qu’une seule personne soit l’auteur à la fois du texte et de la musique était alors sans précédent.
- En 1745, il fut chargé d’ajouter des scènes et récitatifs à l’opéra-ballet Les Fêtes de Ramire, de Rameau sur un livret de Voltaire.
- Son second opéra, Le Devin du village, est le plus important. Cet «Intermède» en un acte créé en 1752 connut un véritable et durable succès, même si Rousseau fut, encore une fois — et manifestement à tort — accusé d’en avoir usurpé la paternité. De fait, l’ouvrage, écrit dans un style léger et volontiers italien, participa à enflammer la querelle des bouffons. Les pastiches en furent nombreux, et inspirèrent même l’opéra Bastien und Bastienne de Mozart seize ans plus tard.
- En 1762, il écrit le texte d’un monologue intitulé Pygmalion, auquel il souhaite par la suite adjoindre une musique mais «le petit faiseur» (qu’il reconnaissait être) «ne peut enfler que les pipeaux. Il y faudrait un grand faiseur. Je ne connais que M. Gluck en état d’entreprendre cet ouvrage, et je voudrais bien qu’il daignât s’en charger.» C’est cependant un négociant lyonnais parfaitement inconnu, Horace Coignet, qui s’en chargera, hormis deux airs mis en musique par Rousseau lui-même. L’apport essentiel que représente cet ouvrage, toutefois, ne réside pas dans sa musique mais dans l’esthétique et la forme nouvelle de cet opéra-pantomime à un seul personnage où la musique de scène n’est pas purement illustrative et dispensable mais s’intégre dans la narration même. Se trouve ainsi préfiguré le mélodrame romantique que l’on trouvera des décennies plus tard avec Egmont (de Beethoven sur une pièce de Goethe) ou Manfred (de Schumann d’après Byron).
- Il reviendra à l’opéra douze ans plus tard, autour d’un projet sur Daphnis et Chloé, dont le texte n’est cette fois plus de lui mais de son ami Olivier de Corancez.
- Dans les six ans précédant sa mort (à partir de 1772), son activité musicale redouble (il estime lui-même son activité de simple copiste à plus de mille pages par an pour cette seule période). Il se met notamment en devoir de refaire la musique de certains airs du Devin, nonobstant le succès de celui-ci.
- On lui doit également (surtout pendant cette dernière période) de nombreuses mélodies sur des poèmes divers, sommairement harmonisées (souvent sous forme d’une simple ligne de basse non-chiffrée, mais parfois aussi des réalisations pour quatuor ou clavier). Après sa mort, son ami Pierre-Antoine Benoit (1721?-1796?) en regroupera près d’une centaine dans un recueil au titre ô combien rousseauiste : Les consolations des misères de ma vie.
- Ce recueil n’est en fait que l’un des six volumes envisagés (par Rousseau lui-même avant sa mort) pour regrouper de façon raisonnée ses nombreux fragments musicaux. Ils seront publiés dans un ordre quelque peu différent dans ce que les historiens nommeront le «recueil Benoit», qui reste le corpus le plus complet nous étant parvenu — on y trouve également des partitions plus inattendues de Rousseau : quatre duos pour clarinettes, cinq chœurs liturgiques en latin et des marches militaires. Ce recueil (dont l’histoire étonnante est récapitulée dans un article d’une conservatrice de la Bibliothèque nationale) fait l’objet de beaucoup de soins : ses partitions sont minutieusement authentifiées (précaution rendue nécessaire par les accusations de falsification ayant poursuivi Rousseau), une souscription est levée par Benoit et la comtesse d’Egmont en vue de son impression, et les fonds récupérés sont versés à l’hôpital des Enfants-Trouvés — geste symbolique s’il en est, pour un auteur qui avait lui-même abandonné ses cinq enfants.
Au-delà de son activité de compositeur (et, de façon plus rémunératrice, de copiste), Rousseau est aussi un critique et théoricien de la musique. Il sera d’ailleurs rejoint sur ce terrain par Diderot, qui, même s’il n’était pas musicien lui-même, publie en 1771 d’étonnantes et malicieuses Leçons de clavecin et principes d’harmonies de Bemetzrieder en forme de dialogues philosophiques entre lui-même, sa fille Angélique et un musicien fictif inspiré par Antoine Bemetzrieder ; il est aussi l’auteur d’une dissertation Sur les systèmes de musique des anciens peuples analysant de façon fine et, pour l’époque, moderne, l’organisation des hauteurs en musique pythagoricienne et «chinoise». Son collègue encyclopédiste D’Alembert est également un théoricien de la musique : il met notamment en application ses connaissances en physique, mathématique et acoustique en 1752 dans des Élémens de Musique, théorique et pratique qui prennent pour point de départ le traité d’harmonie de Rameau (paru en 1722) avant de s’en émanciper audacieusement. Tout comme Rousseau, ses contributions à l’Encyclopédie dans ce domaine constitueront également un corpus théorique digne d’intérêt.
Pour en revenir à Rousseau, ce dernier n’a pas attendu l’Encyclopédie pour s’interroger sur le langage musical et entreprendre de le révolutionner. Dès son arrivée à Paris en 1742, il présente à l’Académie des sciences un Projet concernant de nouveaux signes pour la musique, comme il le contera plus tard dans ses Confessions :
En réfléchissant à la peine que j’avais eue d’apprendre à déchiffrer les notes, et à celle que j’avais encore de chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu’en général apprendre la musique n’était pour personne chose aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j’avais pensé à noter l’échelle par chiffres pour éviter d’avoir toujours à tracer des lignes et portées lorsqu’il fallait noter le moindre petit air. [...] J’y rêvai avec succès, et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite.
L’idée de Rousseau, simple mais hardie, est de désigner chaque note par son degré dans la gamme (en chiffres arabes, l’ajout de points au-dessus ou au-dessous servant à désigner les octaves, et des traits ascendants ou descendants indiquant les altérations). Des points et virgules indiquent le rythme, et les barres de mesure sont conservées (quoique dans une métrique simplifiée). Cette notation présente l’avantage d’être absolue (intégrant la notion de transposition jusqu’à en abolir toute difficulté), et d’un degré conceptuel supérieur par rapport à la notation classique purement descriptive ; de surcroît elle n’est pas si choquante que cela en une époque où tout le monde sait encore lire les chiffrages de basse continue. Pour citer à nouveau Rousseau,
La seule objection solide qu’il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. À peine le lui eus-je expliqué, qu’il en vit le côté faible. Vos signes, me dit-il, sont très bons en ce qu’ils déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu’ils représentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire ; mais ils sont mauvais en ce qu’ils exigent une opération de l’esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l’exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l’œil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l’une très haute, l’autre très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup d’œil le progrès de l’une à l’autre par degrés conjoints ; mais, pour m’assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j’épelle tous vos chiffres l’un après l’autre ; le coup d’œil ne peut suppléer à rien. L’objection me parut sans réplique, et j’en convins à l’instant : quoiqu’elle soit simple et frappante, il n’y a qu’une grande pratique de l’art qui puisse la suggérer, et il n’est pas étonnant qu’elle ne soit venue à aucun académicien ; mais il l’est que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu que chacun ne devrait juger que de son métier.
Hélas, quelques pontes de l’académie font obstacle à son système, qu’ils jugent (non sans quelque raison) moins opportun pour la musique instrumentale que vocale. Un désaccord se crée, et s’envenime lorsque l’on déterre les travaux d’un moine du siècle précédent qui avait eu une idée similaire quoique plus rudimentaire : pour la première fois de sa carrière, Rousseau se trouve accusé de faire du neuf avec du vieux. Piqué au vif, il se remet au travail et rédige une Dissertation sur la musique moderne d’une centaine de pages, qu’il parviendra à faire publier à ses propres frais. Cet ouvrage ébauche également une réflexion sur l’histoire des langages musicaux et de leur notation, des Grecs anciens jusqu’à Guido d’Arezzo. (Ce champ d’étude continuera d’intéresser Rousseau jusqu’à la fin de sa vie ; l’on sait notamment qu’il parvint à un certain degré d’érudition concernant la musique médiévale.) Il insiste également — non sans clairvoyance — sur les applications pédagogiques de son invention :
[...] Le plus grand obstacle à l’essai de mon système était la crainte que, s’il n’était pas admis, on ne perdît le temps qu’on mettrait à l’apprendre. Je disais à cela que la pratique de ma note rendait les idées si claires, que pour apprendre la musique par les caractères ordinaires on gagnerait encore du temps à commencer par les miens. Pour en donner la preuve par l’expérience, j’enseignai gratuitement la musique à une jeune Américaine, appelée mademoiselle des Roulins, dont M. Roguin m’avait procuré la connaissance. En trois mois elle fut en état de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût, et même de chanter à livre ouvert mieux que moi-même toute celle qui n’était pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant, mais ignoré. Un autre en aurait rempli les journaux ; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles je n’en eus jamais pour les faire valoir.
Le début des années 1750 sera marqué par la Querelle des bouffons, qui achève d’entériner la dichotomie avec Rameau, que Rousseau continue cependant à estimer. Rousseau se fait polémiste avec des pamphlets tels que la Lettre d’un symphoniste puis, plus développée, la Lettre sur la musique françoise. (Il doit également se défendre, on l’a vu, des accusations entourant ses opéras successifs.)
Sous l’argutie — fort mondaine et, somme toute, anecdotique — quant à la suprématie de la musique française sur la musique italienne (débat récurrent à l’époque, avant qu’il ne se transfère plus tard sur la musique allemande), se dessine néanmoins peu à peu un enjeu véritablement philosophique, qui est celui de la naturalité (ou non) de la musique et de la langue — préoccupation évidemment chère à Rousseau, comme l’indique le titre d’un essai qu’il entreprend alors (mais n’achèvera pas) : Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la Mélodie & de l’Imitation Musicale. Ces travaux nourrissent également son texte essentiel : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Rameau ayant refusé de contribuer à l’Encyclopédie, c’est à Rousseau qu’est proposé de contribuer aux articles musicaux. Il en rédigera près de quatre cents en trois mois à peine, qu’il livre d’un bloc début 1749 pour répondre au délai imposé. Se plaignant de n’avoir pas eu le temps de développer ses contributions, Rousseau les reprend et les retravaille à partir de 1753 ; elles se nourrissent en 1755 d’une n-ième polémique avec Rameau qui a publié des Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, et auxquelles Rousseau se doit de répondre. Chassé de Paris l’année suivante (ce qui le prive de ses ressources bibliographiques), brouillé peu à peu avec Diderot et les encyclopédistes, Rousseau travaille péniblement à son grand Dictionnaire de musique (qui paraîtra finalement en 1767), alors que chaque année le trouve davantage isolé et qu’il se voit (ou s’imagine) chassé successivement de toutes les villes et nations où il croit trouver refuge.
Fort de 904 entrées (dont certains articles particulièrement longs et développés), cet ouvrage complexe et d’une érudition impressionnante mérite qu’on y consacre des livres et des colloques entiers ; fort de l’expérience encyclopédique, Rousseau tisse entre les articles un réseau de renvois et de références qui cherche à donner l’impression d’un traité unitaire et cohérent. Hommage s’il en est, près de 350 de ces articles seront reproduits dix ans plus tard dans le Supplément de l’Encyclopédie ; c’est, encore aujourd’hui, l’un des textes majeurs, non seulement du ci-devant «citoyen de Genève», mais de son siècle tout entier.
Pour les écrits de Rousseau se rapportant à la musique, l’on peut se reporter à l’édition en ligne de ses œuvres complètes mise à disposition par la Bibliothèque de Genève. Une bibliographie est proposée par le site musicologie.org ; un numéro de la revue Orages est également disponible en ligne et propose quelques articles intéressants. Enfin, le site de l’universitaire japonais Yoshihiro Naito regorge d’articles intéressants traduits en français (l’on consultera également avec profit l’ancienne version de son site, qui contient quelques articles différents).
Fin juin 2016, le Web et la presse se sont fait l’écho de l’initiative originale d’un doctorant en design et ingéniérie. Luca Alessandrini a en effet fabriqué un prototype de violon au moyen (notamment) de soie d’araignée.
Il s’agit bien ici du corps du violon, fabriqué dans un matériau composite mêlant résine et toile d’araignée ; de plus, il semble que trois brins de soie d’araignée tressée soient tendus à l’intérieur de façon à amplifier le son. Des expériences précédentes avaient déjà tenté d’utiliser ce matériau, mais pour les cordes du violon. (Dans le cas de Luca Alessandrini, les cordes utilisées semblent être en acier habituel.)
En tout cas, cette invention a permis à Alessandrini de s’offrir une belle exposition médiatique, de demander une bourse et de déposer un brevet ; il annonce la prochaine création d’une start-up en vue de commercialiser ses instruments. Sans doute l’arachnophilie n’est-elle pas incompatible avec la macrodontie.
Où est donc passé le quart de ton ? De 1925 à 1975, la musique micro-intervallique est le signe de modernité par excellence, et sera cultivé avec amour par les compositeurs expérimentaux -- en particulier aux États-Unis (comme nous l’avions vu), où la musique savante cherche à s’inventer une tradition spécifiquement américaine, mais aussi en Europe : notamment en république tchèque, mais aussi en Suisse-allemande où existe une véritable école micro-intervallique. Pourtant, après trois générations de compositeurs (les pionniers avant 1920, l’âge d’or entre les deux guerres mondiales, et les tardifs nés dans les années 1950-60), le quart de ton ne semble guère enthousiasmer les musiciens d’aujourd’hui.
Établir un panorama de la musique micro-intervallique instrumentale serait une tâche insurmontable. On peut en proposer, néanmoins, un panorama partiel mais pas insignifiant, en choisissant de nous concentrer sur les musiques impliquant un ou plusieurs pianos. En effet, beaucoup de compositeurs parmi les plus importants du monde micro-intervalliste se sont essayés à inventer un langage de hauteurs spécifique aux claviers, ce qui impose une démarche a priori plus rigoureuse et délibérée que dans le cadre de l’écriture des cordes ou des vents. Une musique micro-intervallique pour claviers porte en général le signe d’une démarche systémique, où l’usage des quarts de ton procède d’une construction langagière intrinsèque, plutôt que d’un simple effet instrumental pas forcement indispensable : en d’autres termes, dès qu’il s’insère sur un clavier, le quart de ton présuppose l’existence d’une gamme.
On pourra consulter ici une présentation synthétique de l’histoire de la musique micro-intervallique par l’universitaire Franck Jedrzejewski ; Wikipédia fournit par ailleurs une liste (affreusement incomplète) de pièces en quarts de ton. Une nomenclature plus spécifiquement dédiée au piano reste à établir ; voici celle que nous proposons.
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Nicola Vicentino (1511-1576)
Cet étonnant musicien et inventeur ferrarais conçoit dès le XVIe siècle un clavecin microtonal : l’archicembalo, découpant l’octave en 36 intervalles. On lui doit également un traité mettant en application ses théories sur l’intonation, d’une finesse et d’une modernité difficilement concevables même aujourd’hui.
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Georg August Behrens-Senegalden (1868?-1900?)
Difficile d’en apprendre beaucoup sur ce musicien allemand de la fin du XIXe siècle ; on lui doit au moins un Im Walde op.1 pour piano seul, et des Lotosblätter op.3 pour voix grave et piano. Plus intéressant, en revanche, est le brevet qu’il dépose en 1892 pour un piano en quarts de ton -- dont on ne sait s’il a été effectivement construit et utilisé.
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Willy von Möllendorff (1872-1934)
Ce précurseur allemand s’intéressa également à l’invention d’un clavier microtonal (en quarts de ton), qu’il voulait le plus proche possible du clavier habituel afin qu’il puisse convenir même à des instrumentistes classiques. Il publia dès 1917 un traité établissant un système de notation et même une théorie harmonique entière, adaptée à ce nouveau langage tempéré.
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Charles Ives (1874-1954), Trois pièces en quarts de ton, S. 128 (K. 3C3)
Achevées en 1924 peu avant sa décision de cesser d’écrire, ces trois pièces pour deux pianos de Ives (peut-être le compositeur américain de cette époque le plus connu en Europe) constituent pour lui une tentative d’explorer par des moyens pianistiques un matériau d’étude qui le fascine de longue date. Au moins deux de ces pièces étaient destinées à être jouées par un seul interprète muni de deux claviers.
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Julián Carrillo (1875-1965)
Ce compositeur mexicain fut un pionnier de la musique microtonale, inventeur notamment du système théorique «sonido 13». Après s’être essentiellement intéressé aux instruments à cordes, il se penche sur les pianos «métamorphosés», décomposés en divers microintervalles, et dont l’étendue du clavier ne permet de jouer qu’une tessiture très restreinte (de une à quatre octaves). Il en fait fabriquer une quinzaine par la maison Sauter, qui le feront connaître à travers l’Europe -- en particulier son piano en seizièmes de ton qui est encore utilisé aujourd’hui. Il écrira pour ces instruments un Capricho (1959), et surtout Balbuceo pour piano en seizièmes de ton et orchestre (1960).
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Mildred Couper (1887-1974)
L’une des très rares compositrices de notre liste, Mildred Couper propose une écriture personnelle et originale quoique passée de mode. Dès la fin des années 1920, elle commence à mêler à un langage assez hollywoodien (volontiers tonal et souvent nostalgique) des colorations en quarts de ton. Ces expériences déboucheront sur son ballet Xanadu de 1930 (dont elle réalise également une version pour deux pianos à un quart de ton d’intervalle) ; quelques années plus tard, elle signera également un cycle autour des Neuf muses, une Plainte et une Rumba pour deux pianos.
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Arthur Lourié (1892-1966), Prélude Op. 12, n°2
Tout comme Léo Ornstein, que nous avions évoqué précédemment, Arthur Lourié est d’origine russe ; initalement engagé aux côtés de la jeune avant-garde communiste révolutionnaire (il sera notamment cosignataire d’un des trop nombreux manifestes du futurisme), il finit par émigrer en France (où il se liera avec Stravinsky) puis aux États-Unis. Son œuvre comprend un répertoire intéressant pour piano, notamment ses Cinq préludes fragiles d’inspiration romantique ainsi que de nombreuses pièces plus avant-gardistes. Ce prélude de 1912 pour piano en quarts de ton, peu connu, est sa seule expérience micro-intervalliste.
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Alois Hába (1893-1973)
Largement connu comme «le» grand maître tchèque du quart de ton, il est l’auteur d’un corpus majeur et abondant, dont une trentaine d’œuvres pour piano en quarts de ton : de nombreuses suites et fantaisies, ainsi qu’une sonate.
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Ivan Wyschnegradsky (1893-1979)
Né la même année que Hába, Wyschnegradsky est une référence non moins incontournable en matière d’écriture micro-intervalliste (pouvant aller du tiers ou quart de ton jusqu’au douzième de ton), particulièrement en France où il émigre quelques années après la Révolution Russe. Présenter ici toute son œuvre serait largement impossible ;
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Hans Barth (1897-1956)
Il semble que ce compositeur américain d’origine allemande, aujourd’hui largement oublié, ait exploré le monde des quarts de ton à travers de nombreuses œuvres : Concerto pour piano (1928), Concerto pour piano en quarts de ton et cordes en quarts de ton (1930), 10 études pour piano en quarts de ton (1942-1944).
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Alan Hovhaness (1911-2000), O Lord, Bless Thy Mountains, Op. 276
Parmi le catalogue surabondant (estimé à plus de 500 œuvres) de ce compositeur américain d’origine arménienne, se trouvent quelques exemples d’écriture micro-intervallique, mais cette brève pièce de 1974, en trois mouvements et pour deux pianos, est la seule qui requiert un accord spécifique (ici à un quart de ton d’intervalle). Dans deux interviews, il examine la place du piano (trop importante dans la musique occidentale à son avis, ce qui a résulté dans l’hégémonie du tempérament égal), et émet le souhait que soient inventés et popularisés des instruments facilitant l’emploi des micro-intervalles. Quelques extraits peuvent être entendus de cette pièce étrange et séduisante, en forme d’invocation mystique, inspirée par les chaînes de montagne du Nord-Ouest des États-Unis.
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Donald Lybbert (1923-1981), Lines for the fallen
Ce compositeur américain peu connu s’est principalement intéressé à la musique vocale, comme en témoigne cette cantate pour soprano et deux pianos en quart de ton, écrite en 1971 sur des textes de William Blake et qui fait évidemment référence à la guerre du Vietnam.
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Henry Mancini (1924-1994), Wait Until Dark
De la même génération que Jerry Goldsmith (évoqué précédemment ici) et Ennio Morricone (qui ne travaillera à Hollywood qu’à la fin des années 1960), Henry Mancini marque à partir de 1960, en particulier avec ses musiques pour les films de Blake Edwards et Stanley Donen qui seront également publiées, nouveauté à l’époque, sous forme de disques stéréo à écouter en eux-mêmes -- ce qui confère au compositeur une reconnaissance publique jamais obtenue auparavant, phénomène qui se confirmera ensuite avec son apprenti et future star, John Williams. Au-delà de son aspect smooth jazz très reconnaissable, il est arrivé à Mancini de s’essayer à des écritures plus novatrices, que ce soit du côté des musiques non-occidentales traditionnelles, de l’atonalité ou des instruments électroniques. La bande-son du film Seule dans la nuit (1967, avec Audrey Hepburn) fait ainsi appel à deux pianos accordés à un quart de ton d’intervalle, dans une approche évidemment dramatisée et angoissante.
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Tui St. George Tucker (1924-2004)
Cette compositrice américaine importante quoique peu connue a travaillé de longue date avec les quarts de ton (notamment à la flûte à bec, son instrument d’élection). Avec générosité et intelligence (hélas peu communes), son exécuteur testamentaire Robert Jurgrau a mis à disposition ses partitions gracieusement sur le site web qui lui est consacré, ainsi que sur IMSLP.
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Claude Ballif (1924-2004)
Héritier (littéralement) de Wyschnegradsky, ce compositeur français a beaucoup travaillé sur le micro-intervalle mais il ne semble pas que ces recherches se soient traduites dans sa musique pour piano.
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Teo Macero (1925-2008), One-Three Quarters
Ce saxophoniste de jazz américain, volontiers expérimental (il a notamment travaillé avec Charles Mingus), est également l’auteur de nombreux arrangements et musiques de films ou de ballets. Dans cette pièce des années 1960, il confronte deux pianos en quarts de ton à un ensemble de cordes.
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György Kurtág (né en 1926), Életút
La composante micro-intervallique n’est présente qu’occasionnellement (à partir des Microludes des années 1970) dans l’œuvre de ce maître hongrois discret et économe, chez qui le piano tient d’ailleurs toujours une place privilégiée. On peut pourtant y trouver cette brève partition de 1992 dédiée à son ancien professeur Sándor Veress, pour deux pianos à un quart de ton d’intervalle, auxquels s’adjoignent deux cors de basset.
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Ben Johnston (né en 1926)
Bien que n’ayant pas écrit stricto sensu en quarts de ton, cet auteur américain mérite d’être mentionné ici pour deux pièces conçues pour un piano accordé de façon spécifique : sa Sonate pour piano microtonal de 1964, et sa Suite pour piano microtonal de 1978 (en voici un extrait).
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Klaus Linder (1926-2009), *Requiebrosù
Ce pianiste suisse-allemand a exercé à Bâle où il a notamment dirigé l’académie de musique. Il s’est parfois essayé à l’écriture, notamment avec cette partition pour deux pianos en quart de ton.
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John Diercks (né en 1927), Reminiscences
Cette pièce pour deux pianos de 1971 occupe une place à part dans l’œuvre (par ailleurs abondant) de ce pianiste et professeur américain ; s’il ne recule pas devant les écritures microintervalliques, sa musique pour piano reste principalement d’inspiration néoclassique.
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Štěpán Koníček (1928-2006), Prélude, Blues et Toccata
Éminent compositeur de musiques de film (on lui doit plus de 300 bandes sonores ; il a également été scénariste, producteur et réalisateur), Koníček est un compatriote du tchèque Alois Hába avec lequel il a étudié et dont il a dirigé de nombreuses œuvres. Ainsi en est-il venu à s’intéresser au micro-intervallisme, qu’il a, paraît-il, intégré dans certaines musiques de films (cela ne s’entend pas toujours, il faut l’avouer). En 1982, il rédige sa seule œuvre entièrement micro-intervallique pour deux pianos en quarts de ton, en trois mouvements, dont voici un extrait.
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Gerd Zacher (1929-2014), L’heure qu’il est
Cet essayiste et organiste allemand s’est toujours intéressé à la création musicale contemporaine (il a notamment créé plusieurs œuvres de Mauricio Kagel, Morton Feldman ou John Cage), et s’est lui-même essayé à la composition (notamment dans un langage sériel). Cette pièce pour deux pianos en quart de ton semble être la seule de son catalogue pour une telle formation ; restée inédite, elle doit sa résurgence au pianiste Thomas Bächli qui l’a intégrée à son répertoire.
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Easley Blackwood (né en 1933), 12 études microtonales
Ces pièces amusantes de 1980 constituent un point d’étape marquant dans l’histoire de la musique micro-intervallique américaine ; elles ne sont cependant pas écrites pour instruments réels, mais pour synthétiseurs (ce qui les rend d’ailleurs affreusement datées aujourd’hui) : le «seul moyen technique pratiquable pour leur réalisation», note l’auteur. Au demeurant, Blackwood est également pianiste ; on lui doit notamment un intéressant concerto précédant sa période micro-intervallique.
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James Tenney (1934-2006), Flocking
Les œuvres pour piano (rarement seul) occupent un bon quart du catalogue de ce compositeur New-Yorkais, qui a eu l’occasion de côtoyer aussi bien Edgar Varèse que John Cage, Conlon Nancarrow, Harry Partch et, dans les années 1960, Steve Reich et le groupe Fluxus. Il conçoit alors de nombreuses pièces et performances aux titres volontiers humoristiques, avant de se tourner vers les écritures micro-intervalliques à la fin des années 1960, ce qui le conduira notamment vers sa pièce Bridge (1984), pour deux pianos en tempérament inégal très précis, sur laquelle il rédige une notice intéressante. Plus tardive, Flocking (1993) est écrite pour deux pianos à un quart de ton d’intervalle.
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Alain Bancquart (né en 1934)
Personnalité bien placée dans l’édifice instutionnel et administratif français, ce compositeur néo-sériel a produit de nombreuses œuvres d’écriture micro-intervalliste (notamment pour piano en seizième de tons).
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Pierre Mariétan (né en 1935), Transmusique II : Par-delà le temps, l’espace
Contrairement à beaucoup de musiciens suisse-allemands présentés ici, ce compositeur est originaire de Suisse francophone et s’est toujours rapproché de la France (où il a d’ailleurs accédé à un certain degré de légitimation institutionnelle). Si ses expériences musicales les plus caractéristiques sont plutôt constituées d’objets sonores enregistrés (bruits urbains, voix parlée), on lui doit quelques pièces instrumentales, notamment cette partition pour deux pianos en quart de ton datée de 1987.
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John Eaton (1935-2015), Fantaisie microtonale
Cette partition pour un instrumentiste jouant sur deux pianos à un quart de ton d’intervalle date de 1964, au debut de la carrière de ce compositeur américain (à ne pas confondre avec le pianiste de jazz du même nom et du même âge), principalement réputé pour ses opéras et son usage des synthétiseurs (notamment en collaboration avec le célèbre ingénieur Robert Moog). Seuls de maigres extraits sont disponibles en ligne.
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John Corigliano (né en 1938), Chiaroscuro
Une œuvre envoûtante de 1997, en trois mouvements : Light (lumière), Shadow (ombre) et Strobe (clignotement), de ce compositeur américain peu connu mais essentiel.
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Calvin Hampton (1938-1984)
Terrassé à l’âge de 45 ans par l’épidémie de Sida, cet organiste américain a laissé de nombreuses œuvres liturgiques, mais aussi de la musique pour orgues et pour divers instruments, comme ce vertigineux Catch-Up pour deux pianos en quarts de ton et bande magnétique, ou encore Triple Play qui fait également intervenir des ondes Martenot.
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Bruce Mather (né en 1939)
Ce pianiste et compositeur canadien a joué (notamment en duo avec son épouse, également pianiste) puis prolongé l’œuvre de Wyschnegradsky, notamment à travers des pièces pour deux pianos en quart de ton telles que Régime 11, Type A (1978), Des laines de lumière (1996) ou Hommage à Wyschnegradsky (2009), mais aussi pour piano en huitième ou seizième de ton comme son Hommage à Carrillo (1996).
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Alain Moëne, De l’ange
Adminstrateur de diverses institutions françaises, ce musicien a également écrit quelques œuvres, notamment cette partition de 2015 pour deux pianos créée par Martine Joste.
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Roland Moser (né en 1943), Kabinett Mit Vierteltönen
Ce compositeur et professeur suisse-allemand propose un «Cabinet de curiosités» musical (daté de 1986) pour deux pianos à un quart de ton d’intervalle ; on peut en entendre quelques extraits qui ne présentent, il faut le reconnaître, guère d’intérêt musical.
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Peter Streiff, (né en 1944) Handwerk-Hörwerk
En activité depuis les années 1970, ce compositeur bernois écrit pour des formations instrumentales classiques mais non sans avoir fréquemment recours au intervalles restreints, tel que dans cette pièce pour deux pianos en quart de ton datée de 1999.
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Clarence Barlow (né en 1945), Çoǧlu otobüs işletmesi
Une fresque hallucinante pour quatre pianos, rédigée de 1975 à 1979. Barlow se tourne ensuite vers une approche intéressante de l’écriture instrumentale influencée par les techniques électroacoustiques. Il est notamment l’auteur du logiciel Autobusk, mis à disposition sous une licence non-libre.
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Viktor Ekimovsky (né en 1947)
Ce pianiste et compositeur russe a commencé sa carrière sous l’Union Soviétique, où il se décrit comme dissident du fait de son intérêt pour l’œuvre d’Olivier Messiaen. Le piano tient une place primordiale dans son œuvre, d’inspiration manifestement post-modale (le pianiste Youri Khanon a notamment joué son répertoire) ; cependant il semble s’être également intéressé aux quarts de ton de façon ponctuelle.
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Ernst Helmuth Flammer (né en 1949), Klavierstuck VIII
Cet organiste originaire du sud de l’Allemagne a peu écrit pour le piano, excepté cette partition écrite en 2001 pour le piano en seizièmes de ton inspiré par Carillo, qu’on a pu entendre en 2009 dans un concert de Martine Joste.
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Georg Friedrich Haas (né en 1953)
Compositeur spectral à la mode dans les cercles légitimés, l’autrichien Georg Haas écrit principalement pour orchestre mais s’intéresse aussi, à l’occasion, au piano (on lui doit notamment des pièces solistes ainsi qu’un Concerto écrit en 2007). L’écriture micro-intervallique qu’il utilise se rattache au courant suisse-allemand qu’il a en partie suscité (notamment autour du piano en seizièmes de ton conçu par Carrillo au début du siècle). Signalons notamment Approximations limitées (2010) pour six pianos et orchestre, ainsi que, trois décennies plus tôt, dans ses trois Hommages pour pianiste seul (jouant sur deux pianos en quart de ton), notamment Hommage à Steve Reich et Hommage à Ligeti. Comme chez Ives, ces pièces sont éventuellement jouées par un seul interprète.
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Edu Haubensak (né en 1954)
D’origine finlandaise, ce compositeur de la «jeune» génération suisse-allemande a écrit notamment pour cordes, mais également pour piano solo [dés]accordé de diverses façons.
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Martin Wehrli (1957-2013), Klavierstücke
Cet autre compositeur suisse-allemand est disparu assez jeune, et reste méconnu (il ne figure d’ailleurs pas sur Wikipédia). Le pianiste Tomas Bächli a entrepris de le faire connaître en jouant notamment des pièces pour piano écrites dans les années 1980.
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Dieter Jordi (né en 1958), 4 arabesques
Guitariste de formation (tout comme Wehrli, qu’il fréquentait d’ailleurs), ce compositeur zurichois a parfois écrit pour piano, notamment ces quatre brèves pièces pour deux pianos en quarts de ton présentées à la fin des années 1980.
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Martin Imholz (né en 1961), 6 Klavierstücke
Ces pièces de jeunesse de la fin des années 1980 sont écrites pour piano en seizième de ton, par un musicien d’origine zurichoise et bernoise.
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Manfred Werder (né en 1965), Klavierstücke
Ce pianiste zurichois est également un compositeur radical et prolifique. Au-delà de ses pièces de jeunesse pour deux pianos en quarts de ton (publiées à partir de 1991), il publie maintenant des partitions dont le titre n’est que leur année de parution, et à l’instrumentation laissée libre.
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Scott Crothers (né en ... ?)
Ce bassiste de rock/blues américain est à la fois très présent sur le Web (dont il est un vétéran), et très bien caché : impossible d’identifier sa date de naissance ni sa ville. Il s’intéresse aussi bien à Miles Davis qu’à Penderecki, et a écrit (sous le pseudonyme de Diesel Bodine) aussi bien de nombreuses chansons que toute une collection de préludes pour piano en quarts de ton.
Dans un bref témoignage paru en 2003, le chroniqueur américain Lawrence Weschler (à qui l’on doit notamment une crypto-biographie d’Oliver Sachs, et l’intéressant recueil Uncanny Valley) évoque son grand-père, le compositeur allemand Ernst Toch (1887-1964), auquel l’on doit près de deux cent œuvres (un certain nombre ayant été perdu ou détruit), dont une vingtaine de musiques de film (écrites après son exil aux États-Unis) et surtout de nombreux opus pour piano, souvent très bien écrits.
Et pourtant, ce qui fait que l’on se souvient de Toch aujourd’hui, n’était pour lui qu’une plaisanterie musicale («ein musikalischer Scherz») : il présente le 18 juin 1930, à l’occasion du festival de musique contemporaine de Berlin (Berliner Festtage für zeitgenössische Musik) et en collaboration avec Hindemith, une suite de trois pièces, intitulée Gesprochene Musik (musique parlée). Les deux premières de ces pièces (intitulées Ta-Tam et O-a) sombreront presqu’immédiatement dans l’oubli ; cependant c’est la troisième et dernière, Fuge aus der Geographie, qui est appelée à connaître un succès aussi remarquable qu’intempestif.
Construite comme une fugue d’école à quatre voix, la partition fait apparaître des paroles consistant uniquement en noms de lieux exotiques aux consonnances marquées et souvent amusantes : Titicaca, Mississipi, Canada, Popocatepetl etc., notées uniquement sous forme de rythme, nuances (très importantes) et accentuation. L’auditeur un tant soit peu familier avec la fugue s’amusera à reconnaître les entrées et le contre-sujet ; de surcroît, la pièce n’est pas sans évoquer une récitation scolaire (on se situe d’ailleurs à l’époque précise des premières Lehrstücke de Brecht et Hindemith). Ce qui contribue sans doute à expliquer la popularité jamais démentie de l’œuvre auprès des chorales et classes de musique de tous âges et de tous pays.
Là n’est pas, pour autant, la seule explication. Après avoir fui le nazisme et s’être expatrié dans la banlieue de Los Angeles, Ernst Toch reçoit la visite, en 1935, d’un musicien d’une vingtaine d’années dont les parents habitent le quartier, qui a claqué la porte de l’université et étudie depuis peu la composition avec Arnold Schönberg. Un échange surréaliste s’ensuit : «Êtes-vous bien Ernst Toch, le fameux compositeur de la Fugue Géographique, une des compositions les plus décisives de notre époque ?» Toch n’en peut mais : son interlocuteur, qu’il ne parviendra jamais à convaincre qu’il ne s’agissait que d’une plaisanterie, s’empresse de traduire l’œuvre en anglais -- le premier mot «Ratibor!» devient ainsi «Trinidad!», le public des États-Unis étant plus familier des Caraïbes visitées par Christophe Colomb que des duchés de Silésie. C’est sous cette forme qu’elle accédera à la postérité qu’on lui connaît, et deviendra l’œuvre la plus jouée non seulement de Toch, mais aussi de son jeune traducteur : un certain John Cage.
Ironie du sort, là ne s’arrête pas le quiproquo : en effet, la méprise est double. L’aspect le plus ignoré de cette œuvre est également son caractère le plus fondamentalement expérimental, lequel ne réside pas dans la «plaisanterie» de Toch, mais dans sa réelle innovation technologique. En effet, le programme co-écrit avec Hindemith en 1930, intitulé Grammophonmusik, n’était même pas destiné à être interprété par des humains, mais présenté au public entièrement sous forme d’enregistrements manipulés, "mixés" (rudimentairement) et retouchés, puis joués par un phonographe. En particulier, l’on sait que Toch faisait jouer sa Gesprochene Musik à une vitesse supérieure, altérant donc le tempo, la hauteur et le timbre des voix. Cet enregistrement a hélas été perdu lorsque Toch a dû quitter l’Allemagne précipitamment, mais il ne fait aucun doute que Cage connaissait cette particularité : il utilisera lui-même une technique fortement similaire dans son œuvre mixte Imaginary Landscape n°1 (1939), souvent considérée comme pionnière de la musique électro-acoustique (quoique prédatée, nous l’avons vu, par les travaux de Toch et d’Hindemith).
Comme l’analyse finement la musicienne et universitaire israelo-américaine Carmel Raz dans un intéressant article, l’on a donc affaire ici à un cas probablement unique dans l’histoire de la musique : une œuvre initialement électro-acoustique (avant la lettre) qui se voit réinterprétée, et finalement éclipsée, sous forme de musique vivante.
Mais de fait, les nombreux remix et versions modifiées et irrévérencieuses de cette fugue (le plus souvent dans sa traduction anglophone), en font une œuvre étonamment vivante pour son âge vénérable. En l’élevant in fine à un statut de meme, la trajectoire de cette fugue n’en souligne que davantage, paradoxalement, la pertinence et la clairvoyance de son auteur. La vision d’Ernst Toch ne s’est-elle pas trouvée confirmée et validée, à plus d’un titre ? Son «rap de Weimar», comme le qualifie son petit-fils, est resté d’une actualité mordante pour les musiciens d’aujourd’hui (y compris ceux-là que l’on dit amateurs) ; qui plus est, l’usage de médiateurs technologiques a déferlé sur l’entièreté de la création musicale, qu’elle soit savante (électro-acoustique) ou non (industrie du disque, musiques amplifiées, sampling et techno) -- sa technique même du gramophone, trouve une traduction quasi-inchangée dans la pratique contemporaine du scratching des microsillons.
Depuis les années 1970, les travaux de la chercheuse américaine Diana Deutsch (née en 1938), spécialiste en psychologie de la perception, ont mis en évidence d’intéressantes particularités de notre façon d’appréhender les phénomènes sonores. Ces illusions auditives trahissent les structures cérébrales (purement neurologiques, mais dans lesquelles entre parfois aussi un facteur culturel et linguistique) qui construisent du sens à partir de sons perçus, et les organisent en tant que langage verbal ou musical.
Au-delà du champ de recherche privilégié que constituent ces découvertes, il reste encore aux musiciens et compositeurs à s’en saisir. Le ponte électro-acousticien français Jean-Claude Risset (également né en 1938) s’y est notamment employé dès la fin des années 1960 -- souvent avec bonheur, quoique dans un langage aujourd’hui fortement daté. Toutefois, il n’est pas avéré à ce jour qu’elles puissent donner lieu à une orientation artistique et expressive : à supposer qu’elle existe, celle-ci reste à explorer.
Le pianiste américain Richard Grayson est mort ce 3 juillet 2016, à l’âge de 75 ans. Ce très grand maître de l’improvisation était également vulgarisateur et pédagogue : il avait notamment mis à disposition sur sa page Web son excellent manuel d’improvisation (en anglais).
De fait, si on lui doit de nombreuses compositions et expériences musicales intéressantes (notamment dans le domaine des instruments électroniques et programmables), c’est surtout par ses étonnantes improvisations que Grayson restera connu : sa chaîne YouTube recense près de 130 exemples d’arrangements improvisés de thèmes connus (souvent suggérés par le public) dans le style de tel ou tel compositeur, du Baroque jusqu’à l’époque contemporaine. Bien souvent, le thème ne sert que de point de départ, permettant ensuite à Grayson de déployer une construction formelle d’envergure maîtrisée, dans un style irréprochable, qui trahit de plus son impressionnante connaissance du répertoire.
Le Fluid Piano (Piano fluide) est un instrument conçu au début du XXIe siècle par le musicien anglais Geoffrey Smith (né en 1961, à ne pas confondre avec le compositeur du même nom). Le principe de fonctionnement de cet instrument est aussi simple qu’utile : sur chaque corde (ou plus exactement, chaque chœur de deux cordes correspondant à une même note) se trouve une glissière que l’instrumentiste peut manipuler afin de corriger la hauteur, que ce soit pour accorder l’instrument a priori dans le tempérament de son choix ou pour donner des effets de glissando micro-intervallique pendant l’inteprétation d’une musique.
S’il évoque effectivement le piano à queue, de par son aspect, sa structure, son clavier, et son mécanisme de cordes frappées, cet instrument acoustique (d’une facture manifestement très soignée) s’en éloigne pourtant à plus d’un titre : sa tessiture plus restreinte (deux octaves en moins), ses cordes doublées sur toute l’étendue (et non triplées dans l’aigu ou simples dans le grave, comme sur un piano), ses deux pédales de tenue (gauche et droite) gouvernant chacune une moitié des cordes, marteaux à simple échappement (et non double), d’une forme particulière (ils sont d’ailleurs échangeables individuellement)... On le voit, la différence avec le piano s’étend au-delà de l’ajout des glissières d’accord, et l’on aurait tort de s’imaginer avoir affaire à un piano habituel sur lequel le tempérament aurait été rendu aisément ajustable. (Cette dernière modification, elle-même, n’est pas sans affecter l’instrument au-delà de sa seule justesse : en effet, rendre ce mécanisme utilisable nécessite de réduire considérablement la tension des cordes -- ainsi, toutes les notes trop aigues sont exclues ; de plus, le cadre est en bois et non en fonte, ce qui permet de diviser par deux le poids de l’instrument.)
Au final, l’on se retrouve donc avec un instrument manifestement bien moins puissant que le piano, et qui fait l’impasse sur plusieurs innovations de la première moitié du XIXe siècle (doublé échappement, cadre en fonte) pour se rapprocher davantage du pianoforte voire du clavicorde. Autant dire que cette "révolution" (au sens premier du terme, puisque d’une certaine façon la boucle est bouclée) nécessite de se défaire de la conception commune du piano que nous avons héritée de ces deux derniers siècles.
Non que cet instrument, pour mal nommé qu’il soit, ne présente pas en lui-même un potentiel d’expressivité musicale considérable et inégalable. C’est à raison que Geoffrey Smith insiste sur le fait que cet instrument de son invention permet (enfin) d’interpréter des musiques non-occidentales dans des tempéraments qui leur conviennent, (maigre) revanche sur le rôle de rouleau compresseur d’acculturation colonialiste qu’a joué le piano depuis deux siècles. Et de fait, toutes les démonstrations proposées à ce jour sont d’inspiration hindoue ou carnatique -- et, pour ce que l’on peut en entendre, d’une couleur brumeuse et éthérée, jolie quoique peu variée.
Plutôt que de se contenter de jouer la carte du dépaysement (qui, au-delà d’un intérêt somme toute anecdotique, ne pourra manquer de s’épuiser), il reste donc à imaginer un répertoire propre à cet instrument. Et à en assurer une diffusion suffisamment large : pour l’heure, l’atelier britannique de G. Smith est le seul fabriquant existant, et dispose d’un brevet lui garantissant l’exclusivité sur son instrument, au péril peut-être de sa pérennisation. Difficile de révolutionner la musique avec un piano dont il n’existe que quelques copies au monde -- fluides ou non.
À comparer des langages textuels (oraux et écrits), la musique reste à ce jour rétive à l’analyse linguistique et ses outils. Tout au plus disposons-nous de quelques moteurs de recherche dits «QbH» (query by humming, recherche en fredonnant) : Melodyhound (plus connu en tant que Musipedia) en est sans doute l’exemple le plus marquant. Plus récemment, la tribu des Shazam, Midomi et autres Name my tune, s’oriente davantage vers la musique de consommation industrielle. Au-delà de la prouesse technique qu’ils constituent en termes de traitement du signal, ces outils permettent également de trouver des silimitudes intéressantes entre des thèmes musicaux que l’on n’aurait pas forcément pensé à associer. Dans un sens nettement plus discutable, de tels algorithmes servent également aux nervis robotisés de l’industrie médiatique, à censurer de larges pans Web.
Le codage de la musique est un problème particulier à résoudre pour tous ces outils : du niveau moins conceptualisé (l’onde sonore) à des représentations intermédiaires (reconnaître des hauteurs, une courbe mélodique, voire une transcription sous forme de partition) ou même de haut niveau (reconnaissance indépendante de la tonalité, du tempo ou même de la métrique, analyse automatisée de la structure du discours musical), les possibilités d’analyse et de traitement sont évidemment très différentes -- comme on le sait depuis plus d’un siècle.
Pendant les années 1990, le format MIDI, nonobstant ses limites flagrantes, a permis l’édification de grandes bases de données telles que Classical Archives, CrestMuse ou MIDIZone, pour lesquelles existaient de nombreux moteurs de recherche. D’autres formats moins connus et plus spécialisés se prêtent également à l’archivage et au référencement : ABC pour les airs traditionnels populaires (exemples : 0, 1, 2, 3 en flash) ; ou encore MOD pour les musiques synthétiques de jeux vidéo et démos (exemples : 0, 1, 2, 3. Ces deux dernières décennies, des formats permettent de meilleures représentations conceptuelles de la musique : MusicXML (2004), XML-MEI (2011)... et, bien sûr, GNU LilyPond (depuis 1996).
Peachnote est un autre outil (signalé par notre collègue oumupien Martin Granger en mars 2013), qui fonctionne selon un principe similaire au Ngram Viewer de Google : fonctionnant principalement à partir de partitions numérisées (notons au passage que la reconnaissance optique de partitions est encore un domaine où l’analyse musicale est très en retard sur la linguistique textuelle), Peachnote permet de chercher des similitudes mélodiques ou harmoniques (et prochainement, rythmiques) sur un corpus conséquent et -- ce n’est d’ailleurs pas là la moindre de ses nouveautés -- authentiquement diachronique.
Développé depuis 2007 par Vladimir Viro, un universitaire allemand, Peachnote est mis à disposition avec son code source et ses données brutes (même si le lien est actuellement indisponible). Sans nul doute, cet outil est appelé à devenir l’allié essentiel des chercheurs, musiciens et compositeurs avertis.
Un article daté du 24 février 2016 signé par trois chercheurs en éthologie (deux allemandes et un américain) et résumé dans New Scientist, présente un phénomène intéressant : de nombreux grands singes (en particulier les gorilles mâles dominants) ont l’habitude de fredonner pendant leurs repas, particulièrement s’ils mangent une nourriture qu’ils apprécient particulièrement. Chaque individu a son propre style mélodique, et l’âge est également un facteur dans la construction de ces chansons improvisées.
S’il ne s’agit manifestement pas -- contrairement aux chants d’oiseaux ou de grenouilles par exemple -- d’un rituel nuptial, ces chants pourraient tout de même avoir une fonction sociale : signaler aux autres membres du groupe que l’on est en train de manger et que l’on ne souhaite pas être dérangé.
Il n’y a plus qu’à attendre que, après les chants d’oiseaux et ceux des baleines, un compositeur d’inspiration biomusicale se saisisse de ces chants simiens...
Dans le livre Rethinking Debussy publié en 2011 par les presses universitaires d’Oxford, un article intéressant de l’universitaire américaine Marie Rolf, spécialiste de Claude Debussy, attire notre attention sur «les sacres du Printemps de Debussy».
Aucun rapport (si ce n’est pour le jeu de mots) avec le ballet d’Igor Stravinsky créé en 1913 (et que Debussy déchiffra lui-même au piano, en compagnie de l’auteur, trois jours après la première -- son commentaire sur l’œuvre est d’ailleurs resté célèbre : «de la musique de sauvage, avec tout le confort moderne») ; il s’agit ici des années de jeunesse de notre Claude-Achille national, et en particulier de son rapport difficile avec le Prix de Rome, vénérable institution de l’académisme pompier franchouillard.
L’affaire commence en 1882 lorsque le jeune compositeur (qui n’est alors en activité que depuis environ deux ans) tente de se présenter au premier tour du concours ; il s’essaye ainsi pour la première fois à l’écriture orchestrale avec une pièce pour chœur de femmes et orchestre : Le Printemps (aujourd’hui connu sous l’intitulé Salut, printemps), sur un poème d’une laideur achevée du marquis Anatole de Ségur (le fils de). Il s’agit d’un texte imposé (Rolf note que, le concours prenant place chaque année au mois de mai, il n’est guère étonnant que les sujets donnés soient fréquemment en rapport avec le printemps), mais Debussy lui-même ne dédaigne pas les sujets bucoliques : la même année il met en musique une hideuse chanson des brises, et un peu plus tard, un Voici que le printemps de Paul Bourget.
Éliminé au premier tour en 1882, Debussy retente sa chance l’année suivante avec des partitions aux titres tels que Invocation («Élevez-vous, voix de mon âme») et Le Gladiateur («Mort aux Romains, tuez jusqu’au dernier»). Il accèdera au dernier tour, mais pas au-delà.
C’est en 1884 qu’il parvient enfin à remporter le premier prix, avec sa cantate L’enfant prodigue mais aussi, au premier tour... un nouveau printemps : L’aimable printemps, sur un poème imposé de Jules Barbier, librettiste pompier ayant travaillé avec Gounod et Ambroise Thomas -- lequel semble d’ailleurs obsédé par le printemps : outre plusieurs mélodies, il a même ajouté des paroles à la Romance «sans paroles» de Mendelssohn.
Une fois à Rome, en résidence à la Villa Médicis, Debussy tourne à vide. Sa maîtresse lui manque, et le souffle compositionnel également : «l’Inspiration et moi, sommes un peu brouillés, et j’arrache les idées de ma tête avec la douce facilité qu’on a de se faire arracher une dent», écrit-il dans une lettre de septembre 1886. Il travaille, sans grande conviction, à une ode lyrique intitulée Zuleima «... qui décidément ne me satisfait pas», écrit-il. «C’est trop vieux et sent trop la vieille ficelle. Ces grands imbéciles de vers qui ne sont grands que par la longueur, m’assomment, et ma musique serait dans le cas de tomber sous le poids -- puis autre chose de plus sérieux, c’est que je crois que jamais je ne pourrais enfermer ma musique dans un moule trop correct.» Le projet finira avorté et la partition sera perdue à jamais, de même qu’une autre tentative à partir du Salammbô de Flaubert, restée à l’état de vague ébauche. Autre projet, envisagé dès avant le concours et auquel il travaillera plusieurs années de suite avant de finalement l’abandonner : Diane au bois, mini-opéra sur un texte de Théodore de Banville -- l’on retrouve d’ailleurs ici les thématiques bucoliques. Cette partition n’aboutira pas non plus ; comme Debussy l’avoue en octobre 1885 : «J’ai du reste entrepris un travail peut-être au-dessus de mes forces.»
De ce séjour à Rome, il ne parviendra à achever que deux partitions -- et encore. La damoiselle élue ne sera terminée qu’à Paris (et Debussy éprouvera le besoin de refaire entièrement l’orchestration quinze ans plus tard) ; quant à l’autre partition, elle s’intitule, ô surprise, Printemps et se présente comme une suite symphonique (plus tard vendue par l’auteur comme un ballet) incluant des chœurs de femmes sans parole, en pure vocalise -- formule orchestrale utilisée plus tard dans Sirènes. Ainsi, ce Printemps de 1887 peut-il être lu comme une revanche sur les Salut, printemps et Aimable printemps qui l’ont précédé. De cette partition, Debussy déclare alors :
Je me suis mis dans la tête de faire une œuvre dans une couleur spéciale et devant donner le plus de sensations possibles. Cela a pour titre Printemps, non plus le Printemps pris dans le sens descriptif mais par le côté humain.
Je voudrais exprimer la genèse lente et souffreteuse des êtres et des choses dans la nature, puis l’épanouissement ascendant et se terminant par une éclatante joie de renaître à une vie nouvelle, en quelque sorte : Tout cela naturellement sans programme, ayant un profond dédain pour la musique devant suivre un petit morceau de littérature qu’on a eu le soin de vous remettre en entrant. Alors vous devez comprendre combien la musique doit avoir de puissance évocatrice, et je ne sais si je pourrai arriver à l’exécution parfaite de ce projet.
Sauf que : de cette partition d’orchestre, nulle trace. Debussy expliquera (justification douteuse) que la partition a été perdue dans un incendie ; seule trace disponible, une «transcription» de l’auteur pour chœur et piano à quatre mains, qui lui permet d’espérer sauver la face aux yeux des commanditaires du Prix de Rome. Ce n’est qu’en 1912 qu’il déterrera la partition et confiera le soin au tacheron Henri Büsser de la réorchestrer -- cette version orchestrale, toutefois, omet les voix de femme, qui ne seront ajoutées que dans d’autres réorchestrations plus récentes et, nécessairement, posthumes.
Le rapport de Debussy avec l’influence littéraire et la musique dite descriptive ne fera que se complexifier au fil des ans, comme l’exprime cette opinion qu’il formulera plus tard dans la revue Le Mercure musical datée de décembre 1912 :
Si l’on se mêle de vouloir comprendre ce qui se passe dans un poème symphonique, il vaut mieux renoncer à en écrire. -- Ce n’est certes pas la lecture de ces petits guides, où les lettres de l'alphabet représentent des membres de phrases-rébus, que l'on essaie de résoudre pendant l’exécution, qui fera cesser les fréquents malentendus entre l'auteur et l'auditeur. [...]
Il n'est pas du tout prouvé que la musique se meuve plus aisément dans le surhumain que dans l’humain tout court. C'est une opinion forcée et généralement, littéraire. Et même, dans ce cas il n'est pas besoin de programme, qui attire la littérature "comme miel", la musique la plus simple, la plus nue, y suffit.
Et pourtant : même sans «petit guide», la musique de Claude Debussy reste très évocatrice et figurative, avec très souvent (jusqu’aux années 1910 du moins) des titres tout à fait explicites (Rondes de printemps en sera un ultime exemple, plus tardif). Au-delà de la modernité incontestable de son langage harmonique et orchestral, Debussy reste tributaire de l’imaginaire suranné de son temps (au même titre que son cadet Maurice Ravel, qui transparaît à travers des titres tels que Jeux d’eau ou Daphnis et Chloé)... qui ne sera que d’autant plus violemment mis à bas au sortir de la Grande Guerre.
La chanson française Il est cinq heures, Paris s’éveille s’inscrit dans un corpus considérable de chansons de variété ayant pour thème la ville de Paris. Son premier interprète, Jacques Dutronc (né en 1943), rejoint ainsi à l’âge de 25 ans une lignée de chanteurs et chanteuses glorieusement franchouillards : Artistide Bruant, Mistinguett, Maurice Chevalier, Charles Trenet, André Claveau (injustement méconnu aujourd’hui), Édith Piaf, Yves Montand, Juliette Gréco, Serge Gainsbourg, Barbara... Écrite en une soirée par Dutronc avec le littérateur Jacques Lanzmann et sa femme de l’époque, cette chanson que l’on pourrait dire «à texte» repose sur une base harmonique simple, sinon simpliste (Am | Dm | C | E
, puis refrain en majeur : A | Bm | E | A
), avec un mouvement relativement entraînant (accompagnement en «pompes»). Lors du premier enregistrement, un flûtiste qui passait par là (Roger Bourdin, excellent musicien de variété mais aussi compositeur aimable) improvise un solo de flûte qui deviendra l’un des signes distinctifs de la chanson. Les paroles, mettant en scène la vie nocturne et interlope de la capitale et critiquant ses monuments les plus éculés, s’inscrivent dans la pseudo-subversivité «yéyé» de ces années 1960, qui ne les empêchera pas de se fondre immédiatement dans une culture de consommation mainstream entièrement inoffensive et dépolitisée. De fait, la chanson sortira en mars 1968, dans cette « France qui s’ennuie et s’animera quelques mois plus tard d’un soulèvement bref et partiel, qui ne fera que consacrer in fine la victoire de l’Ordre et de la Réaction, fût-ce sous l’apparence cosmétiquement rajeunie du néolibéralisme décomplexé.
Les auteurs de la chanson déclareront s’être inspirés d’une chanson bien plus ancienne, intitulée Tableau de Paris à cinq heures du matin et que l’on doit, en 1802, à l’inoubliable Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers (1772-1827, auteur notamment de la chanson Bon voyage, monsieur Dumollet). Monument du kitsch le plus atroce que l’époque pouvait produire, la partition est d’une pauvreté affligeante ; l’on ne s’étonnera sans doute pas d’apprendre qu’elle est en fait copiée d’une contredanse tirée du ballet La Rosière signé en 1783 par Maximilien Gardel. Quant aux paroles de Désaugiers, elles dressent -- littéralement -- une image d’Épinal de ce Paris idéal où tout le monde s’affaire et commerce sans distinction de classe ni de fortune. On assiste ainsi à l’édification de ce Paris de carte postale qui fera fureur dans les siècles à venir ; de fait, cette chanson sera chantée jusqu’au début du XXe siècle (et fera par exemple les choux gras du Lapin agile. (Ce qui explique peut-être comment elle a pu parvenir jusqu’à Dutronc et Lanzmann.)
Faut-il voir dans le Paris s’éveille de 1968 une tentative de prendre à contre-pied cette image traditionnelle ? Manifestement oui, mais la subversion manque entièrement sa cible. Ainsi, évoquer «les stripteaseuses» dans le vague but de choquer le bourgeois, est absolument inopérant tant l’on a pu voircombien, de Édith Piaf à Irma la douce et autres Amélie Poulain, le travail du sexe fait partie intégrante de la «couleur locale» traditionnellement associée à Paris. Ce qui n’empêchera pas certains commentateurs postérieurs d’opérer une audacieuse retcon en notant que cette chanson permet au bas-peuple d’exister dans le discours médiatique, et en se fixant notamment sur des vers tels que «Les ouvriers sont déprimés / Les gens se lèvent, ils sont brimés». De fait, quelques années plus tard (en 1974), cette chanson sera incluse, avec l’autorisation de ses auteurs, dans un album militant de tendance anarcho-situationniste. Les paroles sont réécrites pour l’occasion, non sans, comment dire, un certain punch -- qui n’a rien perdu de sa vigueur.
Quant à la chanson officielle, une simple recherche sur YouTube suffit à montrer combien elle est restée vivante dans les dernières décennies, mais aussi combien elle s’est institutionnalisée. Si l’on en trouve relativement peu d’enregistrements dits «amateurs», les captations légitimées (et en particulier télévisuelles), elles, abondent -- réservant parfois quelques surprises intéressantes. Les arrangements instrumentaux suivent l’air du temps, parfois de façon assez réussie ; l’aspect «à texte» permet aux interprètes à la mode de s’essayer à l’infâme parlando hérité de Piaf, voire sous une forme rajeunie pouvant aller jusqu’au slam.
Que ce soit entre 1783 et 1802 ou entre 1968 et aujourd’hui, des airs simples continuent d’être fredonnés, par-delà les bouleversements politiques, par-delà les troubles sociaux, la détresse ou la misère. Et c’est, sans doute, tout ce qu’on leur demande.
Le site personnel d’André Hautot, enseignant-chercheur en physique à l’université de Liège, propose depuis 2008 des billets mensuels consacrés à des personnalités ou thématiques musicales. On notera en particulier quelques articles très documentés consacrés aux compositrices femmes, actuelles ou passées.
Hautot note, à juste titre, que les exemples de femmes compositrices remontent au Moyen-Âge avec une vingtaine de trobairitz répertoriées. Il affirme (de façon peut-être un peu rapide) que la Renaissance n’a guère laissé de place aux femmes, et qu’il faut attendre le Baroque italien pour rencontrer les deux exemples les plus marquants : Francesca Caccini (fille du compositeur) et Barbara Strozzi. Il évoque également la grande claveciniste française Élisabeth Jacquet de la Guerre, à la fin du XVIIe siècle.
De fait, c’est en France que l’on trouvera un peu plus tard, à l’époque pré-romantique, plusieurs exemples de femmes compositrices : Hautot évoque le cas d’Hélène de Montgeroult ainsi que les très intéressantes Louise Farrenc et Louise Bertin ; l’on pourrait également mentionner Rose-Adélaïde Ducreux (fille du célèbre peintre rappeur Joseph Ducreux, et également peintre elle-même), Sophie Bawr (plus dramaturge que compositrice), Pauline Duchambge et Marie Bigot (toutes deux pianistes). Suivra la génération des Fanny Mendelssohn, Clara Schumann et autres Alma Mahler.
Reste un problème épistémologique et philosophique inhérent à toute énumération de ce type (le plus souvent établie par des commentateurs de genre masculin, au demeurant) : au nom de quoi serait-il pertinent de juxtaposer des écritures et époques aussi différentes ? Prétendre valoriser «les compositrices» tout en les circonscrivant d’une façon grossière (voire paternaliste) ne revient-il pas à anéantir le but même que l’on prétend poursuivre ? Ce questionnement pourrait paraître purement théorique ; il acquiert pourtant une douloureuse actualité en notre époque où des politiques de parité stricte, aux intentions louables et à la vue courte, ont permis à certaines auteurs de sortir d’un oubli injuste, mais conduisent également de nombreux lieux culturels à faire tourner en boucle une poignée de compositrices à l’écriture parfois paresseuse et médiocre.
En 1966 voit le jour la série télévisée Star Trek, qui laissera une empreinte durable sur l’imaginaire et la vie culturelle des cinq décennies suivantes (et au-delà, sans nul doute). Si d’innombrables commentaires ont été faits quant à l’univers (pour une fois, le terme n’est pas entièrement inapproprié) de la série, ses arrières-plans philosophiques, scientifiques et linguistiques, un aspect mérite d’être souligné ici : l’omniprésence d’éléments musicaux surprenants et marquants.
Tout d’abord, il est frappant de constater combien les personnages de Star Trek (tant dans la série d’origine que dans les séries et films suivants, à l’exception des plus récents) ont de propension à chanter et jouer de la musique sous divers prétextes (c’est même un ressort narratif dans le film Star Trek: Insurrection). Des dizaines d’œuvres et chansons ont été jouées par les personnages à ce jour, et cette discussion sur Reddit fait le point sur les diverses compétences instrumentales des personnages majeurs : Riker et son trombone, Data au violon, Nella Daren et Seven of Nine au piano (mais aussi Spock), Uhura à l’épinette, Harry Kim à la clarinette, etc. De nombreux compositeurs sont mentionnés, et certains font même une apparition (Beethoven et surtout Brahms, qui donne même son nom à un personnage).
Au répertoire musical connu s’ajoute tout un corpus musical fictionnel : ainsi par exemple des opéras klingons, évoqués régulièrement par des personnages. Cette tradition musicale s’est d’ailleurs vue concrétisée sur Terre au XXIe siècle, lorsqu’un groupe de hollandais a effectivement créé un véritable opéra Klingon, en 2010 (en voici un extrait).
De même, outre les instruments de musique connus, Star Trek donne naissance à tout un instrumentarium spécifique, d’au moins une trentaine de spécimens divers, de la harpe vulcaine de Spock (pour laquelle nous disposons de plans détaillés) à la flûte acquise par Picard dans le village de Ressik où il vit une existence entière et fonde une famille, avant de tout perdre en un instant -- ce qui donne lieu à un moment mémorable de la série.
De surcroît, beaucoup d’acteurs de Star Trek sont eux-même mélomanes : tant Leonard Nimoy que William Shatner ont entrepris de se lancer dans la chanson (avec un bonheur discutable pour ce dernier) ; Jonathan Frakes a réellement joué du trombone dans sa jeunesse, et Brent Spiner est un habitué de Broadway.
Enfin, l’accompagnement musical de la série et des films subséquents, mérite qu’on s’y attarde. Différents thèmes musicaux ont été réalisés par de nombreux compositeurs pour les génériques et musiques d’arrière-plan ; le thème d’origine est dû à Alexander Courage et a donné lieu à de nombreuses anecdotes intéressantes :
- le compositeur déclara s’être inspiré d’une chanson des années 1930.
- le texte parlé sur l’introduction est lui-même inspiré d’une brochure du gouvernement américain encourageant à l’exploration spatiale.
- les «wooosh» faits par le vaisseau spatial montré à l’image sont des bruitages ajoutés à la musique par Courage lui-même, qui les produisit avec sa bouche.
- le créateur de la série, Gene Rodenberry, écrivit des paroles pour ce thème musical, non pour qu’elles soient chantées mais simplement pour s’arroger la moitié des droits de diffusion.
- même si le thérémine est devenu une sonorité emblématique de la série, le thème original n’est pas joué par un instrument électronique mais par une vocalise de soprano (Loulie Jean Norman), mêlée à un son de flûte et d’orgue. (Le mixage était à l’origine égal et difficilement identifiable, mais Rodenberry insista pour en faire un véritable solo de soprano.)
Le matériau thématique et timbrique de Star Trek s’élargit en 1979 avec le premier long-métrage consacré à ces personnages. Confiée à Jerry Goldsmith, la musique sera terminée dans l’urgence (la dernière séance d’enregistrement se termine à deux heures du matin cinq jours avant la sortie du film), et fait intervenir un thème d’inspiration plus nettement hollywoodienne (Star Wars est sorti quelques mois auparavant et John Williams est à son pinnacle), qui servira plus tard non seulement à la lignée de longs-métrages mais aussi à la nouvelle série télévisée Star Trek: The Next Generation.
Ce premier film surprend par son sérieux et sa lenteur, qui -- lorsqu’elle ne s’empêtre pas dans les lourdeurs du treknobabble -- atteint à des aspects presque contemplatifs. Sous l’influence de Goldsmith et du réalisateur Robert Wise (à qui l’on doit, presque trente ans plus tôt, Le Jour où la Terre s’arrêta, qui fit date dans l’histoire de la musique de film et de la science-fiction), la partition donne tout leur sens à de longues séquences d’images hallucinées, quasi-abstraites. On peut notamment y entendre un instrument unique : le Blaster Beam.
Cet instrument électronique de taille impressionnante (5 à 6 mètres) a été découvert et popularisé au début des années 1970 par le jeune musicien Craig Huxley qui venait lui-même de renoncer à une carrière d’acteur (enfant, il était d’ailleurs apparu dans... la série Star Trek). Mettant en œuvre une série de cordes tendues sous un panneau d’acier (plus tard remplacé par de l’aluminium), cet instrument produit du son par percussion ou vibrations diverses (on peut utiliser aussi bien un archet qu’une masse, et allonger ou réduire la zone de vibration), le son étant ensuite capté par une série de pickups électro-magnétiques. Le timbre résultant est grave, profond et riche, à la fois violent et grandiose ; parfaitement adapté à des mondes intersidéraux où se fondent musique et effets sonores. De fait, le Blaster Beam restera l’apanage de ce type d’écriture... jusqu’au début des années 1990, où il acquiert une réputation nouvelle et inattendue : en effet, naît sur Usenet une légende urbaine, selon laquelle cet instrument procurerait au public féminin des sensations, comment dire, particulièrement plaisantes. Where no man has gone before?