… aussitôt il s’accroupit comme un musicien qui se met au clavecin. […] je pris le parti de le laisser faire. Le voilà donc assis au clavecin, les jambes fléchies, la tête élevée vers le plafond, où l’on eût dit qu’il voyait une partition notée, chantant, préludant, exécutant une pièce d’Alberti ou de Galuppi, je ne sais lequel des deux. Sa voix allait comme le vent, et ses doigts voltigeaient sur les touches, tantôt laissant le dessus pour prendre la basse, tantôt quittant la partie d’accompagnement pour revenir au-dessus. Les passions se succédaient sur son visage ; on y distinguait la tendresse, la colère, le plaisir, la douleur : on sentait les piano, les forte ; et je suis sûr qu’un plus habile que moi aurait reconnu le morceau au mouvement, au caractère, à ses mines, et à quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle. Mais ce qu’il avait de bizarre, c’est que de temps en temps il tâtonnait, se reprenait comme s’il eût manqué, et se dépitait de n’avoir plus la pièce dans les doigts.
Rédigé dans les années 1760, Le Neveu de Rameau peut se lire, en filigrane, comme un témoignage sur la vie musicale européenne de la période médiane du XVIIIe siècle, cette génération postérieure à J.S. Bach, Händel, Vivaldi ou même Rameau-oncle, mais antérieure à Haydn, Gluck ou Mozart, et qui reste finalement assez peu connue aujourd’hui – même C.P.E. Bach, pourrait-on arguer, n’est sauvé que par son nom de famille. Si Diderot évoque ici Alberti et Galuppi (deux compositeurs vénitiens), ce n’est pas un hasard : l’époque est toute entière sous le charme de l’Italie, et de Venise au premier chef.
Prenons-en pour illustration l’aimable pastorale Il pastor fido, rédigée à la fin du XVIe siècle par le poète vénitien Guarini (et qui avait alors suscité l’intérêt de plusieurs madrigalistes vénitiens et crémonais de l’époque : Monteverdi, Merula, Grandi) ; un siècle plus tard, c’est le reste de l’Europe qui s’en saisit : Händel en fait un opéra en 1712, et Rameau une cantate en 1728. Il pastor fido est également le titre d’un recueil de sonates en trio publié en France en 1737 et présenté par son éditeur Jean-Noël Marchand comme «l’opus 13» d’Antonio Vivaldi. Il s’agit d’une supercherie ; la partition est en fait due au hautboïste et musettiste français Nicolas Chédeville. Deux décennies plus tard, Vivaldi étant passé de mode et mort dans la pauvreté, un éditeur italien fera cette fois passer d’authentiques œuvres de Vivaldi pour des partitions de Galuppi (imposture qui ne sera dévoilée que deux siècles et demi plus tard).
De telles manigances ne sont pas rares en cette époque pré-industrielle (leur succéderont plus tard, sous le régime de la soi-disant «propriété intellectuelle», une protection nominalement meilleure mais également des spoliations d’une toute autre envergure). Ce qui nous amène à l’autre nom cité par Diderot : celui de Domenico Alberti, chanteur et musicien vénitien qui fut lui-même victime d’un coup éditorial frauduleux. C’est l’historien érudit britannique Charles Burney qui rend compte, dans sa General History of Music publiée en 1789, de l’anecdote suivante, survenue à Londres vers 1745 :
À cette époque Jozzi, un castrato [qui avait pris des leçons de chant avec Alberti] et chanteur d’opéra de second rang, amena [en Angleterre] les «leçons» d’Alberti [c’est-à-dire ses sonates], qu’il joua, imprima et mit en vente comme si elles étaient de lui, à une guinée l’exemplaire. Il fut démasqué par un gentleman revenant de Venise, qui avait connu personnellement Alberti, et se trouvait en possession d’une copie manuscrite de sa propre main. Pour dévoiler l’impudence et le plagiat de Jozzi, il l’offrit à [l’imprimeur] Walsh, qui imprima et mit en vente, pour six shillings [c’est-à-dire bien moins cher], les huit leçons élégantes et gracieuses du véritable compositeur.
Il ajoutera dans un article ultérieur (sur lequel nous reviendrons), quelques mots d’épilogue :
Ces huits charmantes sonates étant d’un style nouveau, et bien plus abordable pour le niveau instrumental des gentlemen et ladies que les pièces riches et complexes de Handel ou les tours de prestidigitation originaux et extravagants de Scarlatti, se vendirent prodigieusement bien, et contraignirent bientôt Jozzi à fuir précipitamment vers la Hollande, où il s’essaya à la même imposture, mais sans en tirer autant de bénéfices.
Pour ne rien simplifier, Jozzi était par ailleurs un indéniable compositeur : de fait, l’historien britannique Barry Cooper a émis (dans un article de 1978 intitulé Alberti and Jozzi: Another view) l’hypothèse que Jozzi serait en fait bel et bien l’auteur de plusieurs œuvres attribuées à Alberti. Quand bien même il n’en serait pas l’auteur, il semble bien que c’est à lui qu’on doive d’avoir (à ses dépens) précipité la publication de ce recueil de sonates, qui rencontre dès 1748 un succès remarquable et ne tarde pas à se diffuser en France et partout en Europe.
Pour en revenir à Burney et sa General History, il n’est pas inutile de traduire la suite du texte, qui donne lieu à un développement intéressant sur l’écriture pour clavier à cette époque :
Bien que n’étant pas l’auteur de ces pièces charmantes, qui furent les premières d’un style que l’on n’a depuis lors que trop imité sans jamais l’égaler, Jozzi avait le mérite de les jouer avec un soin et une précision d’un niveau admirable. Le clavecin n’ayant pas de sostenuto ni d’expression [c’est-à-dire de longues tenues ni de nuances], ne conservait sa réputation que grâce à l’excellence de l’exécution : et il y avait dans le toucher de Jozzi une accentuation, un élan et une intelligence que je n’avais alors jamais entendues. À cette époque dans notre nation, la seule bonne Musique pour instruments à clavier était les leçons pour clavecin de Händel ainsi que ses concertos pour orgue, et les deux premiers livres de leçons de Scarlatti ; or ces œuvres étaient originales, difficiles, et dans un style complètement différent de celles d’Alberti. Les concertos pour orgue de Händel restèrent longtemps en tête du répertoire préféré de tous les organistes du royaume, et les pièces de Scarlatti étaient non seulement celles par lesquelles chaque jeune interprète faisait étalage de sa dextérité, mais elles faisaient aussi le bonheur de tout auditeur capable de la moindre étincelle d’enthousiasme, et à même de ressentir les effets nouveaux et audacieux obtenus en brisant intrépidement presque toutes les règles de composition anciennes et établies.
L’on voit ici à l’œuvre une tendance qui s’avère constante au fil des écrits de cette époque : évoquer le nom d’Alberti semble conduire inévitablement à considérer des questions de style, d’écriture du clavier et, plus généralement, d’esthétique musicale. On en trouve un autre exemple chez Diderot lui-même, dans un autre ouvrage auquel il travaille à la même époque que Le Neveu de Rameau : il s’agit des Leçons de clavecin et principes d’harmonie attribuées au jeune claveciniste Anton Bemetzrieder qui était alors le professeur de clavecin d’Angélique Diderot, la fille unique de l’écrivain. Dans cet étonnant ouvrage où sont joyeusement hybridés méthode instrumentale, leçons théorique et dialogue philosophique, l’on peut en effet lire le passage suivant des leçons de Diderot-Bemetzrieder :
LE MAÎTRE. Quel Auteur prendrons-nous ? Voyons de l’Alberti : il eſt toujours nouveau.
L’ÉLÈVE. Et toujours difficile.
LE MAÎTRE. Vous vous moquez, cela ſe compare-t-il à Muthel, aux Bachs, à Beecke où vous allez tout courant.
L’ÉLÈVE. Alberti veut être joué avec délicateſſe & goût ; il en eſt de même des piéces de mon Amie, Mad. Louis. Les autres forts d’harmonie, chargés de ſons, variés de modulations, n’exigent que de la préciſion & de la meſure. Alberti ſera ma derniere lecture, lorſque déchiffrant tout ſans peine, je voudrai perfectionner quelque choſe.
Cette opposition entre «délicateſſe & goût» et les «forts d’harmonie» renvoie à un contexte de tensions esthétiques dans le milieu musical français. La question de l’influence italienne traverse le XVIIIe siècle entier, et donne lieu, tous les vingt ans environ, à de vives polémiques : querelles des lullistes, querelle des bouffons, puis querelle des gluckistes. Objet tour à tour de subjugation et de résistance, le goût vénitien (et plus largement, du nord de l’Italie) induit une modification nettement perceptible de l’écriture musicale, qualifiée dès cette époque de style galant (l’on pourrait aussi parler de période pré-classique, ou un peu moins gentiment, de rococo). Beaucoup moins complexe que l’écriture polyphonique et contrapuntique d’une certaine époque baroque, cette esthétique prétend privilégier l’expressivité, c’est-à-dire la mélodie simple. Cette mélodie, nonobstant ses ornements éventuels, se débarrasse de tout ce qui pourrait (censément) nuire à son intelligibilité : pas d’harmonies trop complexes ou ambigües, pas de polyphonie (sauf à la rigueur dans des situations très temporaires et en tout cas clairement subalternes à la mélodie principale : contrechants élémentaires, réponses en imitation), pas de rupture dans la structure du discours musical.
D’Alberti est donc fait le héraut (posthume et bien involontaire) du style galant, de la sensibilité vénitienne et du goût mélodique ; ainsi comme nous allons le voir, alors même que la totalité de ses partitions vocales sombre dans l’oubli, pas un de ses biographes ne manquera d’insister sur ses qualités de chanteur. Et de fait, en matière biographique, nous savons finalement très peu de choses sur lui : si sa vie est généralement datée entre 1710 et 1740 (les dates rondes restant toujours suspectes), ce n’est que plus tard que d’autres commentateurs proposeront des dates plus précises : au XIXe siècle François-Joseph Fétis propose 1717 pour sa naissance, et dans un ouvrage beaucoup plus récent (voir plus bas), l’historienne et musicienne Eve Badura-Skoda indique pour sa mort la date du 14 octobre 1746.
Cette imprécision s’explique par le fait que l’appareil critique et historiographique est, dans le cas d’Alberti, totalement dissocié de son existence : s’il a connu de son vivant quelques années de relative célébrité à Madrid et surtout à Rome, les écrits traitant de sa vie et (plus lointainement) de son œuvre n’existeront qu’en langue française et anglaise, et lui seront postérieurs de près d’un demi-siècle. Avant même Charles Burney, que nous évoquions ci-dessus et vers lequel nous reviendrons, l’une des premières sources est l’Essai sur la musique ancienne et moderne publié en 1780 par Jean-Benjamin-François de La Borde, dont le troisième volume comprend l’entrée suivante :
ALBERTI (Dominique), Vénitien, amateur, éleve de Biffi & de Lotti. Il alla en Eſpagne, en qualité de Page d’un Ambaſſadeur de Veniſe; & il y étonna, par ſa maniere de chanter, le célebre Farinelli, qui ſe réjouiſſait de ce qu’Alberti d’était qu’un amateur : car, diſait-il, j’aurais en lui un rival trop redoutable. Il paſſa à Rome avec le Marquis Molinari, où il ſe perfectionna pour le chant & pour le clavecin. Il mit en Muſique, à Veniſe, l’Endimione, charmant morceau de poéſie de Metaſtaſe, l’an 1737, & quelque tems après, la Galatea du même. Ces deux ouvrages ſont très eſtimés : la compoſition en eſt fort agréable & pleine de ſentiment. Tous les Profeſſeurs ſe ſouviennent de lui avec entouſiaſme : rien ne peut égaler les grâces de ſon chant ; & en préludant ſur le clavecin, il charmait une nombreuſe aſſemblée pendant des nuits entieres. Pendant qu’il demeurait à Rome, il ſe promenait la nuit dans les rues en chantant, & il était toujours ſuivi d’une foule d’amateurs qui l’aplaudiſſaient ſans ceſſe. Il y mourut fort jeune & très regretté. Il a compoſé trente-ſix Sonates, qu’on n’a pu parvenir encore à retirer des mains d’un particulier de Milan, qui en eſt le ſeul poſſeſſeur. On les dit ſuperbes & d’un genre neuf.
Comme souvent à cette époque, l’historiographie est indistincte de la fable (un exemple édifiant nous en est ici fourni par l’anecdote sur Farinelli, invérifiable et qui sera pourtant reprise par la totalité des auteurs ultérieurs) ; néanmoins se dessine l’image, frappante et, pourrait-on dire, mythologique, d’un «amateur» brillant, issu de bonne famille, de très bon goût, mort prématurement. Et si les questions de style («charmant», «ſuperbes & d’un genre neuf») sont déjà présentes dans cet article, La Borde y revient plus loin dans le même volume, à l’occasion d’un autre article consacré au claveciniste Eckard :
ECKARD (M.), Profeſſeur de clavecin, d’une grande réputation, & bon Peintre en miniature, eſt un des premiers qui ait introduit en France l’uſage de faire travailler en batteries les baſſes dans les pieces de clavecin, uſage inventé en Italie par le célebre Alberti, & qui fait quelquefois plaiſir, lorſque le chant l’exige, mais qui devient inſipide quand on l’emploie ſans ceſſe, ainſi qu’on le fait aujourd’hui.
Arrêtons-nous un instant sur ces «batteries». Nous avons vu qu’avec le style galant, la basse perd une large partie de son rôle mélodique, et que la voix du haut devient prééminente sur celle du bas. Il n’est d’ailleurs pas anodin que cette même période voie les prémices de l’avénement du pianoforte, dont le clavier unique permet (contrairement à l’orgue et au clavecin où toutes les voix de la polyphonie sont à égalité), et invite à, une claire différenciation de la main droite et la main gauche – cette dernière se voyant de plus en plus confinée à un strict rôle d’accompagnement. Quelle forme donner à ce dernier ? Une partie du répertoire de cette époque se contente de reproduire une écriture d’ensemble de cordes ou de continuo, sans grand intérêt ; cependant les compositeurs prennent de plus en plus conscience de l’utilité rythmique et motorique de la main gauche. Même de simples accords parfaits peuvent aider à scander le discours musical, pour peu qu’on les répète percussivement :
% En blanches, en noires ou en croches
<do mi sol> <do mi sol> <do mi sol> <do mi sol> …
Tout comme le clavecin, le pianoforte est un instrument dont on entend beaucoup plus l’attaque de chaque note que la suite du son tenu. Diminuer les valeurs rythmiques (pour des notes plus rapide) permet de démultiplier le nombre d’attaques, partant, le volume général obtenu. Ainsi, pour plus d’effet, un accompagnement en accords parfaits peut se jouer en alternant une double (ou triple) note et une note seule :
<>8 % En croches
<do mi>[ sol'] <do, mi>[ sol'] <do, mi>[ sol']
On peut aussi lui préférer des formules entièrement monodiques (note par note), pour plus de légèreté et moins de fatigue :
% En structures ternaires…
do[ mi sol] do,[ mi sol] do,[ mi sol] do,[ mi sol]
% … ou binaires :
do[ mi sol mi] do[ mi sol mi] do[ mi sol mi]
Cette dernière formule, que l’on pourrait qualifier de «proto-albertine», est notamment utiliée par le claveciniste français Jacques Du Phly dès ses deux premiers livres de Pièces de clavecin, parues en 1744 et 1748. Dans ses publications ultérieures, deux décennies plus tard, il utilisera enfin la fameuse «batterie» à laquelle fait référence La Borde, et à laquelle Alberti donne son nom encore aujourd’hui. Il s’agit tout simplement d’une permutation de la formule précédente ; en arpège brisé, elle alterne entre la fondamentale et la tierce de l’accord, entrecoupées par sa quinte :
<>16 % Généralement en double-croches
do[ sol' mi sol] do,[ sol' mi sol] do,[ sol' mi sol]
Une telle formule peut paraître évidente, et l’on est en droit non seulement de supposer qu’elle a certainement existé longtemps avant Alberti, mais aussi de douter qu’il puisse être pertinent de lui chercher un «inventeur» clairement identifié. Et pourtant, à ce jour n’a été retrouvé aucun exemple probant daté d’avant 1740. Le Dizionario biografico, dont l’article sur Alberti fut rédigé au milieu du XXe siècle par Guido Piamonte, croit pouvoir estimer que ce serait le compositeur Franz Anton Maichelbeck qui aurait «introduit en Allemagne» la basse albertine, dans ses huit sonates de 1736 ; il suffit cependant de lire lesdites sonates pour constater que ladite formule de main gauche n’y apparait qu’à deux endroits de la 4e variation du 1er mouvement de la 3e sonate. Même si rien ne prouve que Maichelbeck ait eu connaissance des travaux d’Alberti à cette époque, il n’a en tout cas pas fait de ces arpèges brisés une composante essentielle de son écriture, comme elle l’est chez le compositeur vénitien.
Ce n’est qu’improprement, notons-le, que certains commentateurs de l’époque en viennent à désigner cette formule en tant que «basse d’Alberti)» (basso albertino en italien) : d’un point de vue harmonique devrait seule être qualifiée de «basse» la note la plus grave de l’harmonie (ici la fondamentale, do), ce pourquoi le terme de batterie utilisé par La Borde semble plus correct (ou encore le mot anglais base, que nous avons d’ailleurs choisi ici de traduire tel quel). Quelque nom qu’on lui donne toutefois, attribuer cette formule à Alberti ne semble pas illégitime, et il est tout à fait possible qu’elle se soit popularisée tout d’abord auprès des auditeurs ayant pu l’entendre à Madrid et à Rome, puis auprès du public londonien et parisien lorsque se diffusent ses huit sonates imprimées à partir de 1748 (et donc à titre posthume). Au succès de cette partition (qui ne représente d’ailleurs qu’une petite fraction de son œuvre), il faut ensuite ajouter la masse des œuvres écrites par d’autres mais dans un style proche : tous les commentateurs de l’époque et des décennies suivantes déplorent la cohorte de compositeurs-suivistes qui, dans le sillage d’Alberti, utilisent chacun à qui mieux mieux cette même formule de main gauche – et c’est pourtant bien cet effet de mode qui, seul, explique que l’on s’intéresse encore à ce compositeur, ne fût-ce que nominalement.
Ainsi, le fait que La Borde, dans son Essai, n’éprouve même pas le besoin de préciser à quelle formule d’accompagnement il fait allusion, montre combien le lectorat français de 1780 est pleinement familiarisé avec le «célebre Alberti», tout comme l’est Diderot dès les années 1760, et tout comme le sera l’écrivain allemand Goethe lorsqu’en 1805 ce dernier découvre et traduit en allemand Le Neveu de Rameau, jusqu’alors inédit. À la suite du texte de Diderot, Goethe prend d’ailleurs l’initiative de rédiger lui-même quelques commentaires (Anmerkungen), par ordre alphabétique, dont voici précisément le premier :
Alberti.
Un talent musical hors du commun doté d’une voix merveilleuse, qui suscita l’envie de Farinelli lui-même, et en même temps un bon claviériste, mais qui ne fit bénéficier ses contemporains de ses dons qu’en tant que dilettante et pour son propre plaisir ; de plus il mourut très jeune.
(Ce qui n’empêchera pas, en 1950, un certain Jean Fabre, professeur à la Sorbonne™, de contredire Goethe dans son édition critique du Neveu de Rameau, en allant inventer que Diderot se serait en fait référé à un autre compositeur antérieur, le violoniste Giuseppe Matteo Alberti – élucubration bizarrement reprise dans plusieurs éditions modernes.)
Si Goethe se sent conduit à ajouter cette note, c’est peut-être parce que son lectorat germanique est moins sensible aux charmes vénitiens que le public français ou britannique. Ainsi dès 1790, le premier volume du Lexicon der Tonküstler publié en Allemagne par Ernst Ludwig Gerber (lui-même pétri de l’héritage de J.S. Bach dont son père avait été l’élève), évoque Alberti en traduisant mot-à-mot l’article de La Borde cité plus haut, mais y ajoute un paragraphe quelque peu méprisant :
On lui doit d’avoir découvert la basse arpégée, aussi dite «basse Albertique» : par ex.|do.sol.mi.sol.|si.sol.re.sol.|etc. L’invention de cette basse peut lui avoir été inspirée par son goût pour la badinerie, son manque de technique instrumentale et de connaissances harmoniques, et par la mauvaise qualité des instruments à clavier en en Italie. Il n’a eu depuis lors que bien trop d’imitateurs.
On trouve un jugement encore plus sévère chez un autre commentateur allemand : le poète et compositeur Christian Friedrich Daniel Schubart, pendant son emprisonnement de 1777 à 1787, dicta à son voisin de cachot de nombreux fragments, que son fils publia après sa mort sous le titre Ideen zu einer Ästhetik der Tonkunst. On y trouve notamment la note suivante, du reste assez énigmatique d’un point de vue géographique et chronologique (il n’existe aucune trace d’un voyage d’Alberti à Vienne, et dans l’hypothèse où Alberti serait mort en 1746, Schubart lui-même n’était alors âgé que de sept ans). Il se peut qu’il n’ait eu vent que de lointaines rumeurs, ou qu’il confonde avec quelqu’un d’autre – et pourtant son insistance sur les arpèges brisés semble bien renvoyer à Domenico Alberti :
Alberti, fit du bruit à Vienne. Il était l’un des claviéristes les plus appréciés de son temps. Les arpèges brisés qu’il inventa, ont occupé ses mains depuis longtemps jusqu’à les paralyser. Ses mélodies de choix étaient certes souvent très chantantes, et dissimulaient les insuffisances de l’accompagnement ; cependant comme il n’avait que bien trop peu étudié la nature du clavier, il ne pouvait que, pour ainsi dire, dérouler des notes autour de son parcours tonal [traduction incertaine] ; et de ce fait, son succès ne pouvait être que de courte durée. D’abord ébaubi, le public devait finir par réaliser l’effet pernicieux de ses artifices sur la véritable technique du clavier. Un arpège brisé ne fait jouer que trois doigts et en laisse deux immobiles. Quiconque ne mobilise pas, comme Bach, la totalité de la main, ne mérite pas de devenir un maître à penser de la technique du clavier.
À l’opposé de ces allemands, nous pouvons revenir vers l’anglais Charles Burney, cité plus haut, bien plus enthousiaste envers Alberti. Sa General History publiée en 1789, dont nous avons cité plus haut quelques extraits, consacre au musicien vénitien un article qui reprend, lui aussi, celui de La Borde, et y ajoute simplement une phrase plus personnelle :
Parmi les compositions vocales d’Alberti, qui ne sont que peu connues en Angleterre et que, de fait, l’on trouve difficilement où que ce soit, j’ai pu m’en procurer plusieurs à Venise, et je les considère comme les plus exquises de l’époque où elles furent produites.
Une quinzaine d’années plus tard, Burney évoquera à nouveau Alberti dans ses articles pour la Cyclopaedia de Rees rédigés entre 1801 et 1805 :
Alberti, Domenico, un dilettante vénitien, doué de génie et d’un goût exquis. Membre du corps diplomatique [en français], et secrétaire de l’ambassadeur vénitien à Madrid. En une époque où l’on trouvait peu de mélodie dans les leçons de clavecin, il suscita une révolution dans le style de jeu de cet instrument, en faisant chanter la voix de dessus sur une base rapide, composée d’accords brisés en double-croches, qu’il était si facile d’imiter que les compositeurs et instrumentistes s’en sentirent bientôt lassés et honteux. Jerig à Paris, et Vento à Londres, inondèrent le public de volumes entiers de leçons sur la base d’Alberti, mais aucun ne composa jamais d’aussi élégantes parties de dessus pour les instruments à clavier ; ses mélodies tiennent toujours le haut du pavé, après 60 ans de vicissitudes — une longévité prodigieuse en matière de goût !
Tout comme chez La Borde, il est instructif de se rapporter également à l’article sur Eckard, où Burney revient non seulement sur Alberti mais postule même une possible influence sur Rousseau (lequel avait séjourné à Venise de 1743 à 1744) :
On le dit, mais à tort, être celui qui introduisit en France, à la manière du célèbre Alberti, une base perpétuelle en double-croches ; mais Jerig, Edelmann, et Balbastre, bien avant qu’Eckard arrive à Paris, avaient lassé tous les auditeurs en abusant de cet expédient facile.
La voix du haut des sonates d’Alberti est si élégante, elle est de ces mélodies dont sont faites les chansons de première classe, à tel point qu’elle excuse largement le peu de variété dans la base.
Ce dilettante admirable (Alberti) qui chantait et jouait d’une façon exquise, trouvant les notes du clavecin trop fugaces pour soutenir les passages vocaux, et pour maintenir l’intérêt d’un public pendant tout un mouvement, nous a donné une base inspirée, qui fait vivre le son sans détourner l’attention de la voix du haut ni déranger l’unité de la mélodie tant recommandée par Rousseau, et nous pensons d’ailleurs que ce dernier a largement pris modèle sur ces pièces pour en concevoir ses principes. Alberti était un gentleman vénitien, extrêmement admiré pour ses compositions et interprétations, à l’époque où Rousseau résidait dans cette ville en tant que secrétaire de l’ambassadeur de France.
Il est significatif de voir que Burney parle bien ici de clavecin (harpsichord), voire plus généralement les instruments à clavier (keyed-instruments)… mais pas encore le pianoforte qui, dès l’époque où il écrit, commence à supplanter le clavecin dans les salons aristocrates et dans l’écriture des compositeurs. En effet, la la «révolution» stylistique dont il parle (qui est celle du style galant), précède en fait, et préfigure même, celle qui se jouera à l’époque classique puis pré-romantique avec l’avènement du piano. D’ailleurs, Eve Badura-Skoda émet l’hypothèse que Alberti ait pu composer, à Madrid ou à Rome, sur un clavecin «à marteaux», ce qui laisserait penser que sa «batterie» ne fut pas entendue comme une suite de notes rapides et brillantes mais comme un tapis sonore mouvant mais estompé, sur lequel la main droite se détacherait très nettement. Elle renvoie notamment à la Lettre sur la musique françoise rédigée par Rousseau quelques années après avoir vécu à Venise, et dans laquelle il fait l’éloge d’«un accompagnement contraint & continu, qui fit plutôt un leger murmure qu’un véritable chant, comme ſeroit le bruit d’une riviere ou le gazouillement des oiſeaux : car alors le Compoſiteur pourroit ſéparer tout à fait le chant de l’accompagnement» ; cependant si Rousseau prend effectivement la musique italienne comme modèle, il se réfère ici davantage à l’écriture orchestrale qu’à celle du clavier.
Le nom d’Alberti est associé à l’idée de «révolution» dans un autre article encyclopédique, dû à Framery et Hüllmandel, tous deux contributeurs de l’Encyclopédie méthodique. Plus de dix ans après le texte de La Borde, cette encyclopédie ne comporte pas d’entrée sur Alberti – mais celui-ci est cependant évoqué au détour de l’article Clavecin :
À meſure que la muſique inſtrumentale s’eſt perfectionnée le ſtyle du clavecin à éprouvé des changemens. Il ſe reſſentoit encore trop, il y a 60 ans, de celui de l’orgue. On a fait depuis une diſtinction plus juſte entre ces deux inſtrumens. On a donné à la muſique de clavecin le genre d’harmonie & d’exécution, la grace & la légèreté qui lui conviennent. Alberti, Scarlatti, Rameau, Mütel, Wagenſeil, puis Schobert, on preſqu’en même temps opéré cette révolution. Les différens ſtyles de ces auteurs ont ſervi pendant plus de vingt-cinq ans de modèle à ceux qui après eux ont compoſé pour le clavecin. Emanuel Bach, par ſa muſique ſavante, agréable & piquante, meriteroit peut-être la première place parmi les artiſtes originaux ; mais comme il compoſoit pour le pianoforte, uſité en Allemagne avant d’être pour ainſi dire connu ailleurs, il ne doit pas être confondu parmi eux. Il en eſt de même de divers auteurs qui, donnant à leur muſique des nuances graduées, des oppoſitions & une mélodie convenables au ſon & aux reſſources du piano-forté, ont préparé ou décidé la chûte du clavecin.
L’importance historique accordée à Alberti malgré l’étisie du répertoire lui ayant survécu – qui se résume, pour le public de l’époque, à un unique recueil d’une trentaine de pages – s’explique en partie, nous l’avons vu, par la mode «galante» avec laquelle il s’est trouvé en adéquation (voire qu’il a lui-même contribué à susciter), et par l’étonnant acharnement autour de la «basse d’Alberti» sur laquelle nous reviendrons dans un instant. Si son destin posthume lui est étranger, Alberti n’en manifeste pas moins des qualités certaines dans son écriture, où l’on peut notamment discerner une certaine modernité formelle : toutes en deux mouvements (dans le style de la «sonate à l’italienne» alors naissant), elles juxtaposent un premier mouvement en binaire et un deuxième mouvement sous forme de danse (menuet, allemande), parfois en ternaire rapide (sous forme de gigue, ce qui n’était pas courant dans les sonates pour instrument seul de l’époque). Le premier mouvement fait apparaître un bref passage en développement, ce qui peut effectivement laisser entrevoir l’avénement de la forme ternaire qui prédominera ensuite chez Mozart voire Beethoven ; s’il n’y a pas encore de thème à proprement parler, de nombreux passages (en général de deux mesures) sont joués deux fois de suite (certains historiens modernes y voient une façon de «tirer à la ligne», d’autres pensent que c’est une façon d’insister sur les terminaisons cadentielles et donc de renforcer l’aspect tonal du discours ; nous pourrions émettre une autre hypothèse, à savoir qu’il pourrait s’agir d’un changement de nuance sous-entendu, en écho ou en insistance, comme dans le concerto grosso ou dans les futures partitions classiques pour pianoforte). Quant à la main gauche, son discours s’avère plus varié que la simple «batterie d’Alberti» dont l’usage sera du reste plus systématique chez certains auteurs ultérieurs.
D’une facilité d’exécution sans comparaison avec l’écriture de Scarlatti ou de Händel, l’œuvre pour clavier d’Alberti s’inscrit effectivement dans l’esthétique «galante» qui, de fait, se caractérise toute entière par sa totale innocuité : enchaînements harmoniques simples et prévisibles, mélodies souvent ornées mais essentiellement construites sur des mouvements conjoints,… Eve Badura-Skoda note d’ailleurs que plus de 80% des sonates de style galant sont en majeur ; cette proportion est encore plus déséquilibrée chez Alberti, où le mode mineur est rarissime. Et pourtant : les mélodies de la main droite, nonobstant leurs répétitions presque systématiques, y sont effectivement plutôt expressives (notamment au moyen de quelques sauts disjoints, généralement ascendants comme dans un geste vocal), et emploient des rythmes fluides et plus variés que dans la période précédente, plus purement baroque ; de plus il ne s’interdit pas quelques finesses chromatiques et modulations parfois recherchées. Le style évoque finalement davantage les futures sonates de Eckard ou Haydn, que celles d’auteurs italiens de la génération précédente (Scarlatti, Marcello ou Durante) ou de la même génération qu’Alberti. Du reste, ses sonates se diffusent bien davantage que celles d’auteurs tels Platti ou Rutini dont les noms ne figurent dans aucun des dictionnaires de l’époque, ou encore du père bolonais Giovanni Baptista Martini, connu surtout pour ses écrits théoriques. Pietro Domenico Paradies, ayant vécu en Angleterre, fait l’objet d’un brève mention par Burney… qui le compare, en termes peu flatteurs, à Scarlatti et Alberti.
De fait, plusieurs musiciens italiens, et en particulier vénitiens, séjournent à Londres au cours de leur carrière. C’est notamment le cas de Giambattista Pescetti, auteur de plusieurs opéras mais également de quelques sonates, ce qui conduit Daniel Freeman à noter : «Pescetti fut d’une certaine façon le prototype de tous ces compositeurs italiens qui accouraient à Londres pour y écrire des opéras, mais produisaient également des sonates pour clavier afin de rentabiliser leur notoriété. Les classes moyennes aisées d’Angleterre étaient un marché avide de partitions récréatives pour clavier.» Parmi ces expatriés vénitiens, un seul peut se prévaloir d’un succès comparable (et même supérieur) à celui d’Alberti : il s’agit du vénitien Baldassare Galuppi, également évoqué, l’on s’en souvient, dans Le Neveu de Rameau. Sa renommée s’étend à toute l’Europe du fait de ses voyages à Vienne, Londres, Berlin et Saint-Pétersbourg. S’il se fait avant tout connaître comme compositeur d’opéra, il est également l’auteur de nombreuses sonates pour clavier seul : on lui en attribue plus de 120, de date incertaine mais probablement écrites surtout à partir des années 1750 (et, d’une certaine façon, dans le sillage d’Alberti dont il partage de nombreux traits d’écriture quoique de façon souvent moins cohérente). Et pourtant : Galuppi, comme tous ses concitoyens (à l’exception de Scarlatti), a fini par sombrer dans l’oubli au XIXe siècle, tandis que le nom d’Alberti a survécu grâce à une dérisoire formule de quatre notes.
Ce n’est que depuis une quarantaine d’années que des historiens et musiciens, enfin débarassés – on l’espère – de «querelles» esthétiques et idéologiques (nous avons vu qu’avant cela sa simple mention chez Diderot suscitait des contorsions hasardeuses, et nous verrons ci-dessous un autre exemple édifiant du début du XXe siècle), semblent avoir pris conscience d’une éventuelle valeur intrinsèque des œuvres d’Alberti. Outre quelques pages dans un ouvrage récent d’Eve Badura-Skoda (The Eighteenth-century Fortepiano Grand and Its Patrons: From Scarlatti to Beethoven, paru fin 2017), l’on peut se référer à un mémoire soutenu en 2008 par Jun Kwon, étudiant à l’université de Cincinnati, et à un article publié en 1994 par Daniel Freeman : Johann Christian Bach and early classical Italian masters, accessible en ligne dans son intégralité ; on ne peut que souhaiter que cette recherche se poursuive, et que d’autres œuvres d’Alberti soient retrouvées parmi les innombrables manuscrits encore perdus ou jalousement gardés par des descendants de collectionneurs.
Signes de ce regain d’intérêt, l’on peut aujourd’hui trouver en ligne quelques pages s’intéressant à Alberti – non sans présenter quelques affirmations parfois douteuses et non-étayées. Ainsi s’est tenu, dans la dernière décennie, un concours international de piano baptisé Alberti, et dont le site affirme (sans citer de sources) que :
La basse d’Alberti ne fut pas la seule contribution d’Alberti au monde de la musique. Il fut probablement le premier compositeur à utiliser la forme ternaire plutôt que binaire dans ses [premiers mouvements de] sonates. Ses sonates reflétaient aussi une nouvelle vision esthétique qui allait dominer la deuxième moitié du XVIIIe siècle : la sonate instrumentale en tant que reflet de la forme dramatique musicale. Le premier mouvement de la plupart de ses sonates rappelle cette forme en faisant alterner des épisodes ressemblant à des récitatifs et à des airs.
Alberti annonça également le style Allegro cantabile de Mozart […] en utilisant des mélodies d’écriture vocale pour la main droite dans les mouvements rapides plutôt que les mélodies abstraites plus habituelles à l’époque, faites d’arpèges brisés et de segments de gamme. Cette innovation était probablement le reflet de son expérience d’interprète, non seulement en tant que chanteur de récital mais en tant que l’un des rares chanteurs-clavecinistes en Italie, capables de s’accompagner eux-mêmes.
Le succès et l’influence d’Alberti fut perceptible plus tard au XVIIIe siècle. Dans les années 1760, Leopold Mozart donna à son fils un album de sonates d’Alberti pour lui servir de modèle de composition. Le jeune Wolfgang s’en imprégna. Ses premières sonates pour violon sont inspirées directement d’Alberti. Et même dans ses œuvres plus tardives telles que la sonate K.545 ou les variations K.264, on peut entendre l’influence d’Alberti. Dans les années 1760 et 1770, selon Diderot, les œuvres d’Alberti étaient admirées du tout-Paris.
L’histoire de cet «album» offert à Wolfgang Mozart par son père n’est étayée par aucune des sources que nous ayons pu trouver ; il est au demeurant tout à fait possible que le recueil des huit sonates d’Alberti qui remporta tant de succès à Londres et Paris ait pu parvenir jusqu’à Salzburg. L’on sait cependant avec certitude que Mozart a grandi avec les sonates de Wagenseil (ce qui explique probablement pourquoi il commença par rédiger, tout comme ce dernier, des sonates avec «accompagnement de violon») et surtout les six sonates op.1 du jeune Johann Gottfried Eckard (à qui son père le présente lors de sa première visite à Paris à l’âge de sept ans), dans lesquelles, comme le notent Burney et La Borde, la main gauche tend à prendre un aspect fréquemment albertoïde. Influence déplorable sur le jeune musicien ! se lamentera plus tard le critique Théodore Wyzewa dans un long article aux inflexions emphatiques (sinon franchement hystériques), publié en 1904 par la Revue des deux mondes :
L’Europe entière, à cette date, commençait à éprouver le double besoin d’une musique qui «chantât» et d’une musique qui, pleinement, franchement, exprimât les nuances des émotions du cœur : et il faut bien reconnaître que le contrepoint traditionnel, sauf quand il était manié par la main souveraine d’un Haendel, d’un Sébastien Bach, ou d’un Corelli, n’avait guère de quoi répondre à ces deux désirs. […] Ainsi, d’année en année, et du vivant même des plus forts contrapontistes qu’ait connus la musique, — car on sait que Sébastien Bach n’est mort qu’en 1750, et Hændel en 1759, — la langue de la sonate évoluait vers une homophonie plus complète : soit que le contrepoint n’y intervînt plus que pour faire ressortir ensuite la ligne unique d’un chant, ou qu’il se réduisît déjà à un simple rôle d’accompagnement, enroulant le feuillage léger de ses imitations autour d’une mélodie principale nettement accusée ; en attendant que, aux approches de l’année 1740, le coup mortel lui fût porté par une déplorable invention de l’amateur vénitien Domenico Alberti. Cette invention, qui longtemps a gardé le nom de basse d’Alberti, — après quoi, hélas ! elle est devenue jusqu’à nous d’un usage si commun que personne ne s’est plus soucié d’en connaître l’auteur, — consistait à briser les accords de l’accompagnement, de façon à occuper la main gauche pendant que la main droite dessinait le chant. Procédé éminemment commode pour les mauvais musiciens, qu’il dispensait d’étoffer le revêtement harmonique de leurs idées[…].
Et vlan. La suite du texte mérite peut-être d’être résumée ici, moins pour son ton inénarrable que pour la phrase suivante, qui, préfigurant par inadvertance une célèbre citation de Georges Perec, ne manquera pas d’interpeller les Ou-x-potes de tout poil :
Les hommes de ce temps n’admettaient pas qu’un genre artistique, si libre qu’il fût, — et celui-là avait précisément pour essence d’être libre, — pût se passer d’un certain appareil de conventions extérieures fixes et stables, délimitant ses ressources et garantissant sa durée. On estimait alors (comme Mozart allait continuer à le penser toute sa vie) qu’une part de contrainte était la condition indispensable de la vraie liberté[…]. À l’heure où le petit Mozart s’apprêtait à écrire sa première sonate, il ne restait plus guère, de par le monde, que deux types de sonate, très nettement distincts l’un de l’autre[…]. La sonate «italienne» avait, dans son ensemble, un caractère plus libre, mais aussi plus léger, et avec une signification expressive presque toujours plus superficielle. […] La sonate rivale, plus particulièrement cultivée par des maîtres allemands […] était un monument artistique de l’équilibre le plus harmonieux, élégant et solide, simple et divers, capable de traduire toutes les nuances des passions, et de les revêtir toutes d’une commune beauté. […]
Tel était, très brièvement esquissé, l’état de la musique de clavecin (ou plutôt déjà de piano, car ces transformations artistiques du style avaient coïncidé avec une transformation non moins importante de la nature et des ressources de l’instrument lui-même) à l’instant où, en octobre 1763, dans sa chambre d’auberge de Bruxelles, le petit Mozart s’était mis à écrire sa première sonate. Substitution du piano au clavecin, substitution de l’homophonie au contrepoint, substitution de la sonate à la suite, rivalité entre deux types de sonate différens : c’était là, non pas en vérité une révolution, comme celle qu’allait amener, un demi-siècle plus tard, le mouvement romantique, mais une crise générale d’évolution et de remaniement. […] Comment s’étonner que, dans ces conditions, le petit Mozart ait, lui aussi, oscillé durant plusieurs années d’un système à l’autre, suivant les goûts et les habitudes des différens milieux où il s’est trouvé ? Son génie ne l’empêchait point de n’être encore qu’un enfant ; et il n’y a pas d’enfant qui, transporté d’une province à l’autre, ne prenne involontairement l’accent qu’il entend parler dans chacune d’elles. […]
S’il avait écrit sa première sonate six mois plus tôt, avant son départ de Salzbourg, tout porte à croire qu’il l’aurait construite, d’un bout à l’autre, sur le modèle «allemand» de celles de Philippe-Emmanuel Bach. Car bien que nous n’ayons aucune donnée positive sur les œuvres qu’il connaissait à cette époque, nous savons cependant que pas un des grands maîtres italiens ne lui avait encore été révélé ; il ignorait aussi la musique de Sébastien Bach et celle de Haendel, que Léopold Mozart méprisait trop lui-même pour les juger dignes de l’attention de son fils[…].
Ou plutôt, si le petit Mozart avait écrit sa première sonate avant de quitter Salzbourg, tout porte à croire qu’il y aurait simplement imité les sonates de son père, orgueil de la maison familiale et des rues voisines. Nous connaissons trois de ces sonates de Léopold Mozart, toutes trois gravées dans le recueil nurembergeois que je viens de nommer. Au point de vue du chant et de l’expression, ce sont des œuvres absolument sans valeur[…]. Telles étaient les œuvres que Wolfgang, à Salzbourg, avait été instruit à vénérer comme les modèles les plus parfaits de leur genre. Et en effet sa sonate de Bruxelles, au premier coup d’œil, ne laisse pas de leur ressembler[…]. Le pauvre enfant aura été si pénétré de l’importance de son entreprise, — ne se hasardait-il pas à rivaliser avec son illustre père ? — que, sans doute, il se sera appliqué à son travail comme à un devoir d’écolier. Mais si la sonate ne nous révèle encore presque rien de son génie créateur, […] elle nous prépare à la merveilleuse floraison de passion et de poésie qui bientôt, demain, au contact de modèles plus parfaits, va jaillir tout à coup du cœur de l’enfant.
«Jaillira» de Mozart, comme de beaucoup d’autres, une quantité considérable de compositions dans lesquelles la basse albertine tiendra une place incontournable… et qui, certes, ne témoignent pas toutes de la plus grande inventivité : chez Mozart comme partout ailleurs à cette époque, l’emploi de cette formule d’accompagnement relève d’un pur réflexe idiomatique, plutôt que d’un choix esthétique délibéré. Son adéquation à la musique tonale est évidente : suffisamment simple pour que l’on entende très clairement l’accord parfait qui la constitue, suffisamment sinueuse pour sembler intéressante (et même «virtuose» pour peu qu’on la joue très très très vite), suffisamment abordable pour être maîtrisée par n’importe quel claviériste à la petite semaine, sa qualité première réside certainement dans son aspect prévisible. D’une structure limpide, d’une construction harmonique absolument univoque, elle est deviendra le signe par excellence de cette musique que l’on dit (par paresse intellectuelle) «classique» – ce qui autorise effectivement à voir en elle la tarte à la crème de l’écriture pianistiques pour compositeurs propres-à-rien que le beau linge musical se complait à décrier depuis qu’elle est passée de mode. Ces prises de position sont d’autant plus incompréhensibles (pour ne pas dire risibles) que la basse albertine, en tant que simple composante du discours, est parfaitement neutre ; en linguistique ce serait par exemple l’équivalent d’une négation, ou d’un embrayeur. Une gamme ascendante a-t-elle une valeur esthétique en soi ? Et une phrase en octaves ? Et un trille ?
Cette neutralité de la basse albertine se constate dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle : il suffit par exemple de comparer chez Mozart la sonate dite «facile» et celle en La mineur pour constater combien une même formule peut prendre un sens plaisant ou intensément dramatique. Mozart, du reste, l’a si bien intégrée à son langage qu’il lui arrive même d’en faire usage en-dehors du répertoire pour piano, par exemple dans des parties orchestrales de seconds violons. On la trouve bientôt dans le répertoire de harpe, de guitare ; chez les auteurs du XXe siècle on la verra resurgir, que ce soit sous forme de citation néoclassique explicite (chez Stravinsky, au basson dans Pulcinella ou avec un solo de cornet en do Majeur dans Œdipus Rex), d’accompagnement virtuose (la Toccata de Poulenc) ou de référence discrète (la 5e sonate de Prokofiev) ; on peut même en trouver des formes détournées, par exemple dans l’accompagnement du Nocturne op.27 n°2 de Chopin ou encore dans le 3e mouvement de la quatrième sonate de Prokofiev. Encore aujourd’hui, les formules albertinesques remplissent des rayonnages entiers d’easy-listening piano plus ou moins vaguement dérivés de musiques de films et de minimalisme : Philip Glass, Yann Tiersen, Ludovic Einaudi et l’on en passe. La musique pop s’en est également emparée avec des chansons telles que Pipeline, dans le riff de basse de Riders on the storm ou encore dans le célèbre vamp de No Surprises. De façon nettement plus intéressante, le compositeur (et membre de l’Oumupo) Tom Johnson a montré dès 1996 que la boucle albertine est un exemple minimal de mélodie auto-similaire, ouvrant la voie à de nombreux travaux musicaux et mathématiques.
Si la précieuse exquisité du style galant, où tout n’était que «délicateſſe & goût», a fait long feu pour laisser la place à des modes d’expression artistique (fort heureusement) moins inoffensifs, la batterie d’Alberti lui a survécu pour s’adapter à des modes nouvelles ; quoique datée historiquement (comme tout objet culturel), elle semble finalement vieillir plutôt bien. Et sans doute mieux, même, que certains procédés pianistiques plus récents, tels que ceux que l’on trouve dans la littérature musicale la plus boursouflée du XIXe et du XXe siècle. Il ne fait aucun doute que l’écriture d’Alberti, simple et sans esbroufe, modeste et accessible, trouvera encore longtemps des interprètes et des auditeurs bienveillants – il serait hélas difficile d’en dire autant, pour prendre un exemple (presque) au hasard, d’un certain Eugen d’Albert, pianiste écossais (1864-1932) interprète de Brahms et Liszt, et auteur lui-même d’œuvres d’un romantisme tardif. On le dit pourtant lointain descendant de… Domenico Alberti.
Il y a 150 ans, en 1867, était jouée pour la première fois une partition à laquelle l’Europe (puis l’Amérique du Nord) serait condamnée à ne plus jamais échapper : Le beau Danube bleu.
An der schönen blauen Donau, op. 314 est une suite de valses rédigée en 1866 par Johann Strauſs, deuxième du nom (1825-1899, parfois orthographié Strauss ou Strauß). Le jeune musicien viennois est alors en pleine gloire dans l’empire austro-hongrois (lequel vient de perdre une guerre contre la Prusse et l’Italie) ; déja abondante à l’époque, sa production comptera au final plus de deux cent suites de valses, cent quatre-vingt polkas, cent quarante quadrilles, quatre-vingt marches, une petite vingtaine d’opérettes (dont seulement quinze achevées) et un opéra-bouffe. Il est d’ailleurs lui-même issu d’une véritable dynastie : son père (du même nom, 1804-1849) était également compositeur de valses viennoises — il se raconte que son fils dut apprendre la musique en grand secret et se trouva durement tancé lorsqu’il fut un jour surpris à jouer du violon — et ses deux frères sont également devenus compositeurs.
Cette suite de valses est à l’origine commandée en tant que partition vocale (pour chœur d’hommes) ; Strauſs n’apprécie pas particulièrement la musique chorale, et se contente de laisser un parolier de l’association commanditaire ajouter des paroles sur sa mélodie (et remplacer ensuite les mots à chaque fois que le compositeur la retravaille). Parallèlement à la version chorale, Strauſs élabore une version purement instrumentale (pour grand orchestre), dont il tirera également une réduction pour piano seul. La suite complète regroupe une dizaine de thèmes présentés en cinq mouvements à travers une forme de rondo, dans des tonalités variés et avec une orchestration plus finement soignée qu’on ne le croirait au premier abord. Nous savons cependant aujourd’hui que non seulement tous les thèmes présents sont en fait recyclés de partitions antérieures, mais Strauſs a eu recours à plusieurs collaborateurs pour écrire la partition.
Si cette pièce reste aujourd’hui connue, c’est avant tout pour son thème principal d’une simplicité indépassable (ce qui rend d’ailleurs son abord aisé pour les pianistes débutants). Écrit en Majeur sous forme d’une phrase mélodique entrecoupée de ponctuations plus aigües, il se déploie sur un rythme de valse assez lente, construit exclusivement en noires et valeurs longues autour d’arpèges sur l’accord de tonique et de dominante. Le seul discret signe de modernité (qui permet de dater cette mélodie, mais lui confère également son aspect sucré et viennois) réside sans doute dans l’emploi du sixième degré non résolu (sauf à la toute fin), que ce soit comme neuvième de dominante (majeure) ou comme sixte ajoutée à l’accord de tonique.
Après un relatif succès lors de la première (à laquelle le compositeur n’assiste pas, peut-être de crainte que le public n’y reconnaisse des thèmes déjà entendus dans d’autres de ses partitions), Strauſs ajoute en vue de la deuxième représentation le mois suivant une introduction et une coda orchestrales (qu’il rédige cette fois lui-même) ; de surcroît c’est lui-même qui dirigera l’orchestre (à l’archet, tout en intervenant parfois au violon). L’accueil est néanmoins mitigé (il se sentira chagriné de ne s’être vu demander qu’un seul bis !) : peut-être parce qu’elle se trouve noyée dans un programme conséquent (incluant pas moins de 25 créations des frères Strauſs !) ; peut-être sont-ce les paroles humoristiques (et peu seyantes à la capitale d’un empire qui vient d’essuyer une défaite militaire) de l’œuvre qui déplaisent au public viennois — ou, plus probablement, à Strauſs lui-même, qui considère que la partie vocale nuit aux sections instrumentales comme il le confie à un de ses frères :
Den Walzer mag der Teufel holen, nur um die Coda tut’s mir leid – der hätt’ ich einen Erfolg gewünscht.
(«Le diable peut emporter cette valse, mais je suis déçu pour la coda, à laquelle je souhaitais du succès.»)
Quelques mois plus tard, c’est dans une version purement instrumentale qu’il la représente à Paris (lui donnant ainsi son titre français, Le beau Danube bleu), où elle est accueillie à bras ouverts par un public français qui se trouve lui-même, tout comme l’Autriche, en concurrence avec la Prusse (personne ne se doute alors que Strauſs demandera plus tard la nationalité allemande, afin de pouvoir divorcer de sa seconde femme). Quoi qu’il en soit, le succès de cette partition ne se démentira dès lors plus jamais, y compris et surtout dans son pays d’origine, dont elle viendra à tenir lieu d’hymne national non-officiel (encore aujourd’hui à chaque Nouvel An, alors que la radio britannique diffuse le carillon de Westminster, les médias autrichiens jouent cette valse). (Une douzaine d’années plus tard, afin de susciter en son œuvre un intérêt renouvelé, Strauſs fait appel au magistrat, poète et musicien Franz von Gernerth pour mettre sur sa valse de nouvelles paroles, enfin dignes de son intitulé.)
Si Johann Strauſs semble n’avoir jamais eu de prétention à une écriture particulièrement savante, il n’en reste pas moins un excellent et talentueux faiseur de musique légère, et suscita à ce titre l’éloge bienveillant de nombreux compositeurs : son futur homonyme Richard Strauss (aucun lien de parenté) déclarerait qu’«il est bien plus difficile d’écrire une jolie valse qu’une symphonie d’intérêt moyen». Verdi disait le «révérer en tant qu’un de [ses] collègues les plus géniaux». Cependant, le plus frappant est probablement l’amitié et l’estime dont l’honora, pendant les dernières décennies du XIXe siècle, Johannes Brahms — estime quelque peu asymétrique du reste, puisque ce dernier rapporta que sa propre musique «horripilait» Strauſs. Témoignent notamment de cette relation quelques clichés photographiques des vacances que passeront les deux compositeurs ensemble en 1894, en compagnie de la dernière épouse de Strauſs, Adele. Peut-être est-ce elle (ou, selon d’autres sources, sa fille Alice, née d’un premier mariage avec le banquier Anton Strauss — autre homonyme sans lien de parenté), qui demanda un jour à Brahms de lui écrire un autographe sur son éventail. Au lieu de lui écrire quelques mesures d’une de ses propres partitions, Brahms choisit de recopier le début du beau Danube bleu, et y ajouta les mots Leider nicht von Johannes Brahms («malheureusement pas de Johannes Brahms»), en témoignage de son admiration pour cette musique. Les deux compositeurs moururent quelques années plus tard (Brahms en 1897, Strauſs en 1899), et furent enterrés côte à côte au cimetière central de Vienne.
L’histoire trouve un épilogue inattendu quelques décennies plus tard… avec un autre compositeur viennois majeur. En 1937, le compositeur autrichien Arnold Schönberg, en exil aux États-Unis, entreprend une magistrale orchestration du premier quatuor avec piano de Brahms (envers lequel il a toujours témoigné d’une admiration sans bornes et indéfectible). En marge de sa partition, a été conservé un étonnant feuillet de la main de Schönberg, où il semble avoir tenté de reproduire la dédicace de Brahms sur l’éventail précédemment mentionné — incluant à la fois le fragment du beau Danube bleu, et l’inscription, allant même jusqu’à imiter l’écriture et la signature de Brahms. Juste en-dessous, il recopie cette fois un fragment du quatuor de Brahms, et y indique dans un mélange d’allemand et d’anglais :
Leider von Johannes Brahms / only orchestrated by Arnold Schoenberg
(«Malheureusement de Johannes Brahms / seulement orchestré par Arnold Schönberg»).
Comme quoi.
Dans notre imaginaire musical occidental se superposent quelques thèmes de ces musiques que l’on dit légères, des mélodies d’apparence anodine mais que l’on retient vaguement sans en connaître ni l’auteur ni l’origine, toutes sortes d’époques et de pays finissant par coexister indistinctement en une paisible bouillie esthétiquement inoffensive, partagée au-delà des générations et des différences de classe. Les anglo-saxons ont une expression pour désigner ces thèmes : earworm, littéralement «ver d’oreille». Faut-il chercher dans les motifs mélodiques eux-même une qualité intrinsèquement mémorable, un aspect entraînant (ou, pour employer un autre mot anglais, catchy) ? Nous en doutons, et postulerions plutôt que n’importe quelle mélodie suffisamment brève peut être inculquée à quasiment n’importe qui, à deux conditions : être répétée suffisamment souvent, et être associée à un stimulus non-musical — des paroles, une image, une thématique, un contexte affectif, un souvenir personnel…
Un exemple particulièrement frappant à ce titre nous est donné par la célèbre «marche des clowns» (ce qui n’est pas son vrai titre, nous allons le voir). Il s’agit d’une mélodie remarquablement complexe (ce qui n’a manifestement empêché personne de la retenir), immédiatement reconnaissable de par son rythme et son phrasé (en particulier sur les appoggiatures en chromatisme ascendant) ; il suffit d’en entendre les deux premiers temps pour conjurer l’image d’un clown (ce qui a probablement conduit, dans les années 1960, les producteurs britanniques du Benny Hill Show à choisir comme musique de générique le blues-rock instrumental Yakety Sax dans lequel le saxophoniste Boots Randolph cite précisément le début de cette marche — l’association comique burlesque + saxophone staccato est d’ailleurs devenue elle-même un cliché musical incontournable).
Il nous faut remonter environ 65 ans en arrière pour rencontrer l’auteur de cette Grande marche chromatique op.68 ; c’est un jeune compositeur tchèque du nom de Julius Fučík (1872-1916) qui l’écrit en 1897 à l’âge de 25 ans et la rebaptise bientôt Vjezd gladiátorů («l’entrée des gladiateurs»), choix d’ailleurs assez incongru pour une musique aussi légère — Fučík ignorait probablement que l’américain John Sousa, grand compositeur de musique de fanfare, avait lui-même écrit une «marche des gladiateurs» quelques années auparavant. Jeune homme brillant, Fučík avait notamment été l’élève d’Antonín Dvořák, qui lui aurait dit : «vous avez du talent et du cœur ; c’est un don rare». Bassoniste dans l’armée austro-hongroise, il rédigera environ 400 œuvres en moins de vingt ans, de musique principalement légère mais parfois également plus savante (une grande partie de sa production étant malheureusement perdue). Toutefois, le public américain ne découvrira la fameuse marche que par le biais d’un arrangement différent, dû au québecois Louis-Philippe Laurendeau, lequel la publie à New York en 1901 sous le titre Thunder and Blazes («le tonnerre et les flammes», choix tout aussi inexplicable) ; elle y perdra également son caractère militaire, et sera adoptée par les cirques (sur un tempo notablement acceléré) sous forme d’une musique screamer (littéralement, une «hurleuse») endiablée.
De fait, les États-Unis (alors en plein développement économique, du moins jusqu’à la Grande dépression) jouèrent un rôle majeur dans l’avènement de ce patrimoine musical léger dont l’ensemble du monde occidental allait, encore aujourd’hui, confusément hériter. Nous avons déjà évoqué Sousa, il faudrait lui ajouter, à la génération suivante, Henry Fillmore (1881-1956) et Karl King (1891-1971). Leurs plus grand succès ne font d’ailleurs que s’ajouter à des airs déjà plus anciens, dont l’origine peut remonter à la guerre de Sécession, à la guerre d’Indépendance ou même au-delà. Des influences différentes coexistent jusqu’à finir par se gommer : ainsi, si l’hymne de l’armée est choisi parmi l’œuvre de Sousa, celui des Marines est emprunté à une opérette française d’Offenbach. Au-delà du milieu militaire, la musique de fanfare et de foire montre combien les États-Unis sont le pays par excellence du melting pot et du syncrétisme ; sous les chapiteaux et sur les parquets de bal, l’on y découvre avec béatitude la valse Les Patineurs du français Émile Waldteufel (1837-1915), la valse Fascination du franco-italien Fermo Dante Marchetti (aussi connu sous le nom de Léo Clavière, 1876-1940), les tubes de Fritz Kreisler (1875-1962)… S’y ajoutent également des morceaux de répertoire savant, volontiers ré-adaptés : la Marche Turque de Mozart, l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini, le Beau Danube bleu (sur lequel nous reviendrons très prochainement)…
L’amérique latine commence également à se faire connaître, avec par exemple la valse Sobre las Olas de l’étonnant mexicain Juventino Rosas (1868-1894), violoniste de rue devenu compositeur avant de mourir à seulement 26 ans ; si l’écriture de cette valse ne trahit pas ouvertement ses origines d’amérique centrale, il en ira autrement pour le tango-milonga La Cumparsita, écrit à seulement 18 ans par l’uruguayen Gerardo Matos Rodríguez (1897-1948) et qui deviendra vite un «signe» à part entière, non pas des clowns, mais de l’hispanisme macho. À ce répertoire s’ajouteront plus tard des chansons telles que Adiós muchachos (1927) ou Bésame Mucho (1940) — le «pittoresque» d’importation sud-américaine enjambant allègrement les frontières, de l’Argentine au Mexique.
Pour revenir à l’Europe, d’autres pans de son répertoire léger semblent s’être moins bien exportés ; c’est le cas des pièces de flûte du français Eugène Damaré (1840-1919), ou encore du galop Souvenir du cirque de Renz pour xylophone de l’allemand Gustav Peter (1833?-1919), aujourd’hui incontournable pour tous les claviéristes.
Il conviendrait également de mentionner ici la chanson Si tu veux [faire mon bonheur], Marguerite, mise en musique par le chef d’orchestre Albert Valsien pour le chanteur franco-britannique Harry Fragson, qui la chanta lors de sa dernière tournée avant de mourir dans des circonstances tragiques (le 31 décembre 1913, il fut tué d’un coup de pistolet alors qu’il tentait d’empêcher son père octogénaire et malade mental de se suicider). Cette chanson a été adoptée à la fois par les cirques de toute l’Europe, en France par les régiments de corps de garde (dans des versions parfois grivoises), et on l’entend encore fréquemment dans les rues lors des manifestations.
Notons que le patrimoine musical des populations amérindiennes, aborigènes, ou africaines, ne figure nulle part dans l’imaginaire collectif occidental quant au continent asiatique et à l’océanie, s’ils en sont quasiment absents (à l’exception du «motif chinoiserie» que nous avions déjà évoqué), c’est plutôt dans la musique savante qu’on en trouve quelques traces lointaines et hautement approximatives, voire carrément racistes. Notons également l’émergence, depuis quelques décennies, d’une mode de l’exotisme autour par exemple des J-Pop et K-Pop (musique «pop» d’origine japonaise ou sud-coréenne), toutes sortes de langages au demeurant déjà largement occidentalisés. Est-ce à dire que la dématérialisation des échanges culturels pourrait cesser d’être un simple outil d’impérialisme et d’acculturation pour devenir un véritable dialogue ? Pourrait-on assister à l’émergence d’une cohabitation musicale réellement pluraliste ? L’avenir prochain nous le dira.
Le marasme politique dans lequel se trouve actuellement le Royaume-Uni n’est probablement pas le plus apparent des troubles qui l’affectent : depuis quelques mois en effet, Big Ben ne sonne plus. On ne l’entendra à nouveau qu’au terme de quatre longues (et coûteuses) années de rénovations, un laps inédit en plus d’un siècle et demi d’existence— au demeurant non dénuée d’aléas : ainsi dès 1859, sa cloche principale, de plus de treize tonnes, se fissura après seulement deux mois d’activité, et le timbre qu’on lui connaît depuis lors résulte précisément de cette fêlure jamais comblée.
Si la renommée de Big Ben dépasse largement les rivages du Royaume-Uni, peu de non-britanniques savent que ce surnom (dont l’origine reste d’ailleurs indéterminée) désigne en fait la plus grosse des cinq cloches de la tour nord du palais de Westminster ; ce n’est qu’improprement que l’expression en est venue à désigner la tour elle-même — à cette synecdoque s’en ajoute d’ailleurs une autre, puisque l’édifice est devenu si emblématique qu’il sert couramment à résumer «l’Angleterre» toute entière : de même qu’une scène de film se déroulant en France ne semble pouvoir s’ouvrir que sur une vue de la Tour Eiffel sur fond d’accordéon, l’équivalent côté britannique sera constitué de «Big Ben» et son carillon à quatre notes. Ce petit indicatif (un jingle, au sens littéral) berce la vie quotidienne des londoniens, de la nation entière et même du monde anglophone, puisque la BBC s’en sert pour indiquer l’heure juste, les dimanches et le jour de l’an. Qu’on ne dise pas que le sound design est une invention récente !
Arrêtons-nous justement sur ce carillon, dont le motif musical doit être l’une des mélodies les plus connues au monde. Son origine est largement antérieure à Big Ben, puisqu’on l’entendit tout d’abord à la fin du XVIIIe siècle au clocher de l’église St-Mary The Great de l’Université de Cambridge (soit à une centaine de kilomètres de Londres). Lorsque celle-ci se dota d’une nouvelle horloge en 1793, c’est un des professeurs de l’université qui fut chargé de «composer» la mélodie du nouveau carillon. Joseph Jowett, professeur regius de droit civil au Trinity College, est donc considéré officiellement comme l’auteur du carillon ; il n’était cependant pas musicien, et dès le XIXe siècle se firent jour plusieurs théories selon lesquelles il aurait été suppléé par plus talentueux que lui. La plus séduisante de ces hypothèses — et non la moins probable — y voit l’œuvre d’un jeune homme brillant du nom de William Crotch (il aurait alors été âgé de 17 ans), l’assistant de John Randall, organiste titulaire de Cambridge. Enfant prodige (donnant ses premiers concerts dès quatre ans), Crotch semblait promis à un avenir glorieux : il fait jouer son premier oratorio à l’âge de 14 ans, devient même peintre occasionnel en fréquentant Malchair et Constable. Sa production ultérieure reste cependant limitée en envergure et en intérêt ; sa contribution la plus intéressante réside sans doute dans son anthologie critique Specimens of Various Styles of Music, document essentiel sur la musique britannique de cette époque.
De quel niveau de compétence musicale, au demeurant, ce carillon témoigne-t-il au juste ? Après tout, assembler quatre notes en divers motifs, ne semble pas requérir de talent considérable, particulièrement en comparaison d’autres carillons sur huit, dix ou jusqu’à seize cloches. L’on raconte ainsi que le carillon de Whittington, au quatorzième siècle, incita un jeune apprenti en fuite à revenir sur ses pas, ce qui lui permit de devenir quatre fois maire de Londres.
Outre le paradoxe d’un tel engouement pour un carillon dans un pays comme l’Angleterre où existe une riche tradition de sonneurs de cloches (par opposition aux carillonneurs, qui sont des percussionnistes à clavier), ce qui fait peut-être aussi le manque d’intérêt du carillon de Westminster, c’est peut-être aussi d’être joué par un mécanisme, si perfectionné soit-il. (Ceci pour ne rien dire des concurrents redoutables, en matière de propagande religieuse, que sont les Mu’addhins. Employer une personne en chair et en os plutôt qu’une grosse cloche avec un gros marteau mécanique ? Décidément, la sauvagerie barbaresque est à nos portes.) Impossible de savoir à ce stade à quoi ressemblera la future horloge de la tour ; il est néanmoins amusant de savoir que celle qui a officié pendant plus d’un siècle et demi n’était réglée qu’au moyen… d’un empilement de pièces de monnaie : chaque penny ajouté ou retranché résultait en un décalage d’une demi-seconde par jour.
Pour en revenir aux quatre notes de Cambridge-Westminster, on peut, tout au plus, noter qu’il s’agit d’un langage relevant de l’harmonie tonale la plus élémentaire — deux notes relèvent de l’accord de tonique, et deux de l’accord de dominante, les motifs se terminant alternativement sur la tonique et la dominante. Cependant le résultat ici imparfait, et d’autant plus frustrant d’un point de vue oumupien, qu’il ne procède même pas d’une permutation rigoureuse : la sus-tonique ne se trouve jamais en position initiale ; le deuxième des motifs (que l’on entend à la demi-heure et à l’heure pile) ne fonctionne pas sur quatre mais sur seulement trois notes ; la combinaison la plus complète (à l’heure pile) semble récapituler tous les motifs précédemment entendus mais celui du premier quart d’heure n’y figure pas… Se dégage finalement de cette écriture une certaine forme de naïveté, qui contribue peut-être au charme du carillon mais ne peut que laisser perplexe quiconque s’y penche un instant. De fait, l’organiste Louis Vierne rédigea en 1927 une pièce pour orgue seul sur ce carillon… en se trompant dans son propre relevé — anecdote amusante qui ne fait qu’illustrer l’aspect arbitraire et approximatif de son écriture.
S’il faut à tout prix un trait de génie quelque part, il serait plutôt à chercher dans la construction a posteriori entourant le carillon, devenu célébrissime lorsqu’il fut reproduit à Westminster en 1858 (et il n’est pas sans ironie, à ce propos, de noter que le motif du carillon qui sonne tous les quarts d’heure, ne fait précisément pas intervenir la cloche Big Ben, qui elle ne sonne que les heures, à la fin du quatrième motif en carillon). En effet, dans la deuxième moitié du XIXe siècle se répand le bruit (dûment colporté par toutes les encyclopédies de l’époque) que l’auteur de cette mélodie, quel qu’il soit, s’est inspiré pour l’écrire… d’un fragment du Messie de Händel. Œuvre emblématique d’un auteur qui l’est tout autant : il rédige cet oratorio à Londres en 1741, au faîte de sa gloire (non seulement auprès de la noblesse et du roi, mais un également un véritable succès populaire) et devenu sujet britannique depuis une quinzaine d’années. Trois siècles plus tard, Händel reste une icône pour le public britannique — il suffit pour s’en convaincre de voir avec quelle vivacité sont accueillies les spéculations de «musicologues», de temps à autre, sur sa sexualité (était-il homosexuel ? Impensable ! Aurait-il été l’amant de la princesse Carolyn, et le père de sa fille ? Allons donc !).
D’un emblème l’autre ; l’histoire n’a malheureusement pas retenu le nom du faussaire qui est parvenu à faire le lien entre le Messie et le carillon, permettant ainsi au royaume britannique d’écrire une nouvelle page mémorable de son glorieux roman national. Il suffisait certes pour cela d’aller chercher un fragment de quatre notes dans une partition de trois cent pages — mais encore fallait-il y penser. Et le tour est joué : ainsi un vague motif provincial de la fin du XVIIIe siècle sera-t-il dorénavant présenté comme des «variations» sur l’oratorio le plus connu de la langue anglaise, célébrant un sujet religieux qui plus est. C’est ce qu’en narratologie l’on appellerait une retcon. Ou pour employer une métaphore informatique, du reverse engineering fictif. Cependant, c’est un autre mot anglais qu’il convient ici d’employer.
Et ce mot est : bullshit.
Quel compositeur occidental a, pour la première fois, utilisé des quarts de ton dans une œuvre de musique savante ?
L’histoire des tempéraments et de la facture des instruments à claviers montre qu’il n’était pas rare, à la Renaissance, d’avoir recours à des divisions spécifiques de l’octave : comme nous l’avons précédemment mentionné, des instruments tels que l’Archicembalo de Nicola Vicentino (1511-1575) ou le Cembalo universale utilisé notamment par Ascanio Mayone (1565-1627) et John Bull (1562-1628), en témoignent — même si ces efforts visent davantage à pallier les défauts des tempéraments alors en usage qu’à enrichir le langage musical par l’emploi d’intervalles inattendus. Il serait donc anachronique de parler, à ce stade, d’écriture micro-intervallique : l’enjeu est plutôt de doter les claviers d’une flexibilité comparable à celle des instruments à vent et à cordes frottées, dans l’expressivité de leur intonation et dans la perfection pythagoricienne qu’ils peuvent (en théorie) atteindre : tierces pures, quintes parfaitement justes… De fait, les compositeurs se réfèrent alors volontiers aux constructions harmoniques grecques (tétracordes, genre diatonique, genre chromatique et genre enharmonique), en cette époque où l’antiquité est encore un canon indépassable.
À partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle toutefois, cette exploration harmonique, mélodique et organologique, semble tomber en désuétude ; peut-être du fait de l’avénement de tempéraments qui supportent mieux les transpositions, ou peut-être, tout simplement, par commodité pour les musiciens et par économie pour les facteurs d’instruments. Du reste, l’idéal pythagoricien tend à passer de mode : le baroque italien voit le langage musical se simplifier au profit d’une efficacité rythmique et expressive, tandis que les pays protestants développent des constructions polyphoniques dans lesquelles le parcours tonal (et, éventuellement, chromatique) importe finalement davantage que l’ajustement du tempérament.
Aussi n’est-il peut-être pas anodin que ce soit en France que ressurgira discrètement le quart de ton. En 1760, un flûtiste français du nom de Charles de Lusse (né entre 1720 et 1725, mort après 1774) inclut nonchalamment dans son traité sur L’Art de la flûte traversière, un Air à la grecque dont la mélodie est ornée de quarts de ton (accompagnés des doigtés pour les exécuter). Cette petite partition (à laquelle est adjointe une version sans quarts de ton, pour les instrumentistes timorés) est aujourd’hui quasiment inconnue ; il n’en existe aucune version numérisée. De fait la seule mention qui nous l’ait fait connaître, se trouve dans l’ouvrage de l’universitaire italien Luca Conti, Ultracromatiche sensazioni — Il microtonalismo in Europa (autrefois mis à disposition par l’auteur sur son site web, aujourd’hui archivé par nos soins).
Ignorant tout de Charles de Lusse, Wikipédia nous enseigne (sans citer aucune source) que le premier usage des quarts de tons serait à chercher près d’un siècle plus tard, chez un autre compositeur français : le très-peu mémorable Jacques-Fromental Halévy (1799-1862), professeur (et beau-père) de Bizet et rival de Berlioz — et inénarrable façonneur à la chaîne de croûtes académiques franchouillardes (on lui doit pas moins de 40 opéras). Ledit Fromental aurait, donc, utilisé des quarts de ton en 1849 dans son oratorio Orphée enchaîné (sur un texte de son frère Léon, lui-même père du librettiste Ludovic Halévy). De ces quarts de ton, la partition chant-piano ne porte malheureusement aucune trace (laissant perplexes les commentateurs les moins aiguisés), et l’écriture est au contraire d’un style pompier tellement éculé que l’on a peine à croire qu’elle ait jamais pu receler la moindre recherche de nouveauté… et pourtant, l’existence de ces quarts de ton est bien attestée, par deux sources (je souligne) :
- un article de dictionnaire des années 1850 nous indique que
Dans la composition de ce morceau il s'était proposé, prétend son frère, de donner une idée de l'effet que pouvait produire l'emploi du quart de ton, élément caractéristique de la gamme enharmonique des Grecs.
- et surtout, un compte rendu dressé par Berlioz dans le Journal des débats du 4 avril 1849 :
M. Halévy avouait en outre avoir fait dans cette œuvre une petite excursion sur le domaine si peu connu de la musique antique. Malheureusement on a attaché un sens trop étendu aux quelques paroles du compositeur à ce sujet ; on s’est attendu à entendre une mélopée, une rhythmopée, différentes de notre mélodie et de notre rhythme, à entendre même une gamme inconnue, etc., etc. Au lieu de cela, la cantate de Prométhée nous a offert seulement de beaux récitatifs, un duo dialogué plein d’un caractère fier et énergique entre La Forge et Vulcain, et un chœur d’Océanides d’une admirable couleur, sombre, grand, douloureux, dans lequel l’auteur a fait entendre les deux tétracordes de ce qu’on croit être la gamme enharmonique des Grecs, et dans lesquels se trouvent deux progressions par quarts de ton. L’auteur n’avait jamais eu d’autres prétentions à l’endroit de la musique antique, à l’existence de laquelle, comme art constitué et complet, il ne croit pas plus que nous. Ces quarts de ton ainsi placés en succession descendante ont produit une sorte de gémissement étrange et pénible, dont il est difficile de se rendre compte au premier abord ; cela froisse toutes les habitudes de notre oreille, et pourtant, dans le cas dont il s’agit, ces plaintes des violons et des violoncelles n’ont pas déplu à tout le monde, au contraire, j’aurais voulu, pour ma part, les entendre plus longtemps.
La partition de Charles de Lusse et celle de Halévy ont en commun leur référence explicite à la musique grecque antique ; et pourtant, il ne s’agit plus, comme dans les siècles précédents, de s’approcher d’une perfection passée, mais d’un effet dépaysant. Dans ce contexte historique d’impérialisme incontesté du langage tonal et où les tempéraments à peu près égaux sont désormais courants, les divisions plus fines ne sont plus un moyen de se rapprocher de la consonnance théorique idéale, mais bien d’introduire de la dissonance exogène, fût-ce sous forme d’ornements ou sous couvert de pittoresque ou d’archaïsme.
Luca Conti note que, dans les deux dernières décennies du dix-neuvième siècle et la première décennie du siècle suivant, les tentatives microtonales se multiplient à travers l’Europe (et il renonce même à les répertorier, de nombreux documents de cette époque ayant été perdus) ; en Allemagne (nous avions cité les cas de Behrens-Senegalden et de Möllendorff), mais aussi en France et en Russie. C’est cependant sur un musicien britannique que Conti choisit de s’attarder : John Foulds (1880-1939). Connu initialement pour ses partitions de musique légère (notamment de scène), puis sombrant dans l’oubli de son vivant, ce musicien engagé et complexe a été depuis quelques décennies l’objet d’une intense réhabilitation de la part des institutions britanniques, autour d’œuvres majeures telles que A World Requiem op. 60, qui est d’une certaine façon à la première Guerre mondiale ce que le War Requiem de Britten sera à la deuxième. Et pourtant, tout un pan de son activité reste encore peu connu : en effet Foulds fut l’un des premiers auteurs à intégrer pleinement les micro-intervalles dans son langage (que l’on pourrait qualifier de tonal étendu), dès la décennie 1890 (ces premières œuvres ayant hélas été perdues) ; il persiste dans les années suivantes avec des œuvres telles que The Waters of Babylon (1905), Mirage (1910) et Music-Pictures (1912). Si ces premières tentatives semblent, là encore, animées d’un exotisme relativement mal défini, Foulds ira encore plus loin dans sa quête passionnée d’un renouveau des langages musicaux, et partira lui-même aux Indes pour tenter de réaliser une synthèse entre la musique occidentale et les modes micro-tonaux. Une attaque fulgurante de choléra lui coûtera la vie, et plusieurs de ses dernières œuvres ont, là encore, été perdues.
Que diable nous a fait Mozart ? Beaucoup plus que ses petits camarades du panthéon des compositeurs-superstars, c’est constamment à lui que sont attribuées toutes sortes d’anecdotes et expériences musicales, géniales ou simplement amusantes. Sans doute est-ce en partie dû à sa personnalité même : moins austère que Bach, moins intimidant que Beethoven, Mozart semble se situer à l’intersection idéale des caractères brillants et nonobstant accessibles : un copain épatant, plutôt qu’un monstre sacré. Imaginerait-on, ainsi, un austère Kapellmeister se livrer à des pitreries telles que celle colportée par Claude Debussy lui-même ?
Mozart, claveciniste précoce, […] ne pouvant assembler les notes d'un accord, imagina d’en faire une avec le bout de son nez.
(À quoi Wikipédia francophone s’empresse obligeamment d’ajouter un autre compte-rendu, tout aussi douteux… selon lequel Haydn lui-même aurait été présent lors de cette scène, et aurait commenté : «avec un nez comme le vôtre, cela devient plus facile.»)
Dès 1862, dans la première version de son célèbre catalogue, Ludwig von Köchel (1800-1877) consacre une annexe entière aux œuvres d’authenticité douteuse ; dans la version 6 qui fait aujourd’hui référence, cette «annexe C» (Anh. C) comprend pas moins de 150 partitions, constituées en majorité (un peu étonamment) de pièces sacrées et de musique vocale. Un bref survol de cet abondant corpus permet de distinguer plusieurs grandes catégories d’apocryphes, d’ailleurs pas toujours mutuellement exclusives.
Tout d’abord, figurent les pièces d’attribution incertaine mais manifestement rédigées du vivant de notre Wolfgang Amadeus préféré. Du fait de l’imprécision des pratiques éditoriales et archivistiques de l’époque, l’on peut ainsi comprendre que des partitions de Johann Georg Reutter, de Josef Mysliveček, d’Antonio Salieri, aient parfois pu passer pour siennes. Anton Eberl en est un exemple criant : du vivant de Mozart, il restera constamment dans l’ombre de son collègue et ami, dont le nom figurera abusivement sur plusieurs de ses propres œuvres. Un cas un peu plus particulier réside dans les partitions que l’on a pu attribuer au père de Mozart, Leopold : s’il est certain que lui-même a volontiers, dans les premières années d’activité de son jeune fils, contribué à nourrir le mythe de l’enfant-génie en complétant ou même en rédigeant entièrement certaines des pièces signées Wolfgang, il semble aussi que, par la suite, le nom de Leopold Mozart ait parfois servi de «blanchisserie à contrefaçons», en fournissant une explication tout simplement plus originale et vraisemblable qui dispensait par là-même de plus amples recherches. De même s’agissant de Joseph Haydn, autre nom connu (et donc plausible) de l’époque.
Une œuvre résume assez spectaculairement ce parcours : la Symphonie des jouets («Berchtoldsgaden-Musick» [sic]) a été successivement attribuée à Mozart (évidemment), puis à Joseph Haydn, puis à Leopold Mozart (d’autant qu’une authentique copie de sa main a été retrouvée), puis à Michael Haydn (si ce n’est Haydn, ce serait donc son frère)… Avant que la découverte d’un manuscrit plus ancien (probablement de 1765) ne l’attribue à un certain Edmund Angerer (1740-1794), un moine autrichien nettement plus obscur.
Une autre catégorie d’erreurs d’attribution commises, pourrait-on dire, de bonne foi, réside dans les œuvres publiées immédiatement après la mort de Mozart — alors que les deux gros éditeurs du moment, Artaria à Vienne, Breitkopf à Leipzig puis Simrock à Bonn, s’employaient précipitamment à publier le plus de fascicules possibles, au prix quelquefois d’entorses à l’intégrité du catalogue. Là encore, il s’agit d’acteurs ayant eux-même connu le compositeur (fût-ce indirectement), recrutés (parfois à leur insu, comme Ebert mentionné plus haut) pour mettre en ordre, compléter ou parfois même falsifier, le répertoire de Mozart. Évoquons ainsi l’abbé Maximilian Stadler qui compléta plus ou moins discrètement certains fragments inachevés (notamment d’œuvres liturgiques ou pour violon), ou encore Eberhard Müller qui se pencha en urgence sur l’œuvre pour piano. Deux sonates en Si bémol majeur posent ainsi des questions intéressantes : la plus ancienne (KV 400, K⁶ 372a) surnommée «Constanze et Sophie», a été complétée par Stadler, et l’autre (KV Anh.136, K⁶ Anh.C 25:04) est manifestement plus de Müller que de Mozart. Sans parler de la célèbre Fantaisie d’Introduction en ré mineur que Mozart aurait probablement souhaité faire suivre d’une fugue mais qui s’est vue publier avec une fin atroce et bâclée (à laquelle le pianiste Efi Hackmey a consacré un intéressant article), probablement par Müller. (D’autres partitions ont été complétées ultérieurement par le pianiste Sigismund Neukomm ou encore l’organiste Simon Sechter — il conviendra d’y ajouter, naturellement, un défilé ininterrompu de «musicologues» du XXe siècle et d’aujourd’hui (auxquels il faut toutefois reconnaître qu’ils sont davantage enclins à signer de leur nom que de celui de Mozart).
Enfin se pose, dans cette catégorie, la question du Requiem, laissé inachevé par Mozart et pourtant publié sous son nom, à l’instigation de sa veuve Constanze. Un article de Peter Gutmann (avocat à Washington et fan de musique classique) retrace les différentes plumes s’étant succédé : tout d’abord celle de Franz Jakob Freystädtler, puis de Joseph Eybler ; celle enfin de Franz Xaver Süßmayr, un copiste pour qui Mozart n’avait guère d’estime, mais qui rédigea après sa mort plusieurs mouvements entiers de la partition (ainsi d’ailleurs qu’un surprenant concerto pour cor) — Mozart avait-il lui-même laissé des consignes pour cela ? C’est ce qu’ont prétendu plus tard Constanze et Süßmayr… mais une telle assertion demeure invérifiée. Il est toutefois frappant de constater que, tout comme Leopold Mozart avait jadis entrepris de construire un mythe autour de lui, Mozart se trouve immédiatement après sa mort recruté, cette fois par Constanze, au service d’un autre mythe : celui du génie maudit créant dans la douleur jusqu’à ses derniers instants. La falsification du Requiem n’est en tout cas que plus ironique lorsqu’on sait que son propre commanditaire, le comte Walsegg, se proposait peut-être bien de faire paraître l’œuvre… sous son propre nom.
Enfin il y a les faux, purs et simples. Les «coups» éditoriaux sans vergogne, les pastiches astucieux et impostures paresseuses. Cette dernière catégorie inclut, notamment, le Concerto Adélaïde bricolé en 1933 par Marius Casadesus, et que nous avions déjà mentionné ; nous nous attarderons davantage aujourd’hui sur quelques partitions plus brèves mais sûrement plus essentielles de par leur impact sur la culture populaire. Ces pièces ont en commun de présenter un aspect ludique, voire ouvertement enfantin : en s’inscrivant dans le mythe de Mozart-enfant que nous évoquions plus haut, elles ont contribué à démystifier sa personnalité et son écriture toute entière, et à faire de Mozart une référence omniprésente et rassurante dans notre imaginaire collectif. (Ce qui en fait également un candidat idéal, nous l’avions vu, aux récupérations publicitaires et pseudo-scientifiques.)
La première de ces œuvres apocryphes est certainement le fameux «jeu de dés» (Würferspiel) auquel nous avons déjà réglé son compte. Autre partition amusante et présentant un caractère expérimentale, la petite pièce pour piano intitulée Tartine de beurre (K⁶ Anh. C 27:09) et dont la main droite ne se joue — censément — qu’en glissando. Longtemps publiée sous le nom de W.A. Mozart (qui l’aurait imaginée à l’âge de cinq ans), cette partition facile et attrayante fut ensuite attribuée, pour plus de vraisemblance peut-être, à son père Leopold. Et pourtant, à bien y regarder, aucune mention de cette partition n’existe avant les années 1860 où elle apparaît pour la première fois dans une édition du pianiste Henry Charles Litolff (1818-1891). Un autre exemple frappant, toujours dans une orientation enfantine, est la célèbre berceuse Schlafe, mein Prinzchen, schlaf’ ein («Dors, mon petit prince, dors»), dont nous avons aujourd’hui la certitude que Mozart n’est pas l’auteur. Retrouvée au XIXe siècle, elle est probablement due à Friedrich Fleischmann ou à Bernhard Fließ.
Il faudrait toutefois s’attarder un peu plus sur un autre objet musical que les catalogues Köchel successifs ont, pour une raison inexplicable, persisté à classer à côté du «jeu de dés» précédemment cité : KV 294d puis 516f, et enfin K⁶ Anh. C 30:02). Cette petite partition à trois voix, appréciée de toutes les chorales germanophones et francophones, est connue sous le titre d’Alphabet de Mozart, parfois sous-titrée «Une plaisanterie musicale» (Ein musikalischer Scherz). La bibliothèque nationale la date arbitrairement de 1770 (pourquoi ? mystère) ; la référence francophone la plus développée demeure le site du «chœur de mariage» Éolides, selon lequel cet Alphabet aurait été «arrangé par C.F. Par» — et pourtant : nul besoin d’aller chercher bien loin pour trouver la première édition, publiée dans les années 1830 et revendiquée par un certain Carl Eduard Pax (1802-1867 ou 1869). De ce dénommé Pax, peu de traces sont restées ; on trouve, tout au plus, un recueil de chansons pour enfants co-signé avec le poète Fallersleben, ainsi que quelques partitions chorales, sur des textes de Goethe ou des mélodies populaires. Est-il permis de supposer, pour autant, que ce nommé Pax serait également l’auteur de l’Alphabet ? L’hypothèse reste incertaine, puisque ses autres contributions le présentent bel et bien comme un arrangeur et collecteur plutôt que comme un compositeur à part entière ; du reste, son recueil précité qui nous est parvenu, comprend effectivement quelques mélodies célèbres de Mozart, ainsi que des mélodies populaires. Le thème de l’Alphabet reste donc sans source à ce jour, même si l’on peut supposer qu’il est apparu en Allemagne dans les premières décennies du XIXe siècle ; rien n’interdit, toutefois, que l’on doive effectivement à Pax ou à Fallersleben le trait de génie qui a consisté à lui associer les lettres de l’alphabet — non sans nécessiter quelques bricolages, à plus forte raison en une période où l’alphabet allemand est encore loin d’être fixé : le W est présent mais non le J, le L est répété anarchiquement, sans parler des étranges mélismes dans la descente finale sur "yps-lon" [sic]…
Quoi qu’il en soit, cet alphabet apocryphe rencontre un succès considérable, et va même connaître une péripétie étonnante. En effet, le monde anglo-saxon (qui semble, encore aujourd’hui tout ignorer de la partition à trois voix que nous venons d’évoquer), se trouve au dix-neuvième siècle une autre chanson sur laquelle chanter les lettres de l’alphabet. Cette mélodie, d’ailleurs nettement plus simple que la précédente, nous la connaissons sous le nom de Ah, vous dirai-je, Maman, également connue, à l’occasion, en tant que Quand trois poules s’en vont aux champs. Elle existe manifestement en France dès les années 1750; un ouvrage imprimé en 1760 la mentionne déjà (avec ses paroles, contrairement à ce qu’indique une autre référence qui fait dater celles-ci de 1765) ; toutefois, c’est un compositeur français du nom de Robert Bouin qui a retenu l’attention de la plupart des commentateurs : il propose, dans ses Amusements d’une heure et demy, en 1761, de jolies variations sur ce thème, qu’il suppose alors manifestement déjà connu du public. De fait, l’éditeur américain Charles Bradlee, qui associera en 1835 cette mélodie aux lettres de l’alphabet, indiquera (sans plus de détails) qu’elle serait due à un autre compositeur français (obscur sinon entièrement fictif), Louis Le Maire, mort en 1750. N’être l’auteur ni des "paroles" ni de l’air n’empêchera d’ailleurs pas ledit Bradlee de revendiquer immédiatement un copyright sur la chanson ainsi assemblée — alors qu’à l’exacte même époque, ladite mélodie commence également à servir d’air au charmant poème Twinkle twinkle little star de Jane Taylor (1783-1824) : pour comble, l’on chante aussi dessus la comptine Baa baa, black sheep, qui date quant à elle des années 1730 (et se retrouve instrumentalisée depuis une trentaine d’années par des hordes néo-réactionnaires, mais ceci est une autre histoire).
Cette petite mélodie (dont un amusant article du producteur militant Sebastian Doggart retrace la trajectoire) a inspiré de nombreux auteurs de musique savante : Johann Christoph Bach, Joseph Haydn (dans La Suprise et dans Les Saisons), Liszt, Saint-Saens (dans le Carnaval des animaux),… Et, admiror referens, Mozart dans ses Douze variations pour piano seul, bien connues de tous les pianistes débutants. Or s’opère bientôt auprès du public anglo-saxon une confusion étonnante entre l’Alphabet de «Mozart» publié par Pax, que nous évoquions précédemment, et cette mélodie utilisée par Mozart sur laquelle il se trouve que l’on chante désormais l’alphabet : à tel point que plusieurs générations d’enfants américains (et, dans une moindre mesure, britanniques) grandiront désormais avec la conviction que c’est Mozart qui a lui-même écrit cette chanson !
De Mozart/enfant-génie, l’on en vient donc à Mozart/compagnon-de-nos-enfants : Wolfgang Amadeus n’est plus une référence musicale associée à un contexte historique et culturel identifiable, mais un emblème civilisationnel uchronique et intrinsèque, constitutif de notre éducation et de notre langue même. L’imprégnation de cette chanson est telle, qu’elle est même soupçonnée d’avoir modifié l’alphabet lui-même : le blog des fans du jeu de lettres Bananagram nous indique que la «vingt-septième» lettre, à savoir le symbole & (esperluette ou ampersand, contraction de la locution anglo-latine «and per se and»), aurait disparu de la nomenclature habituelle de l’alphabet… à force de chanter cette chanson ; elle aurait également dicté, de surcroît, la prononciation américaine de la lettre Z (prononcée Zi et non Zèd comme en Angleterre, où cette chanson s’est moins répandue), afin de mieux rimer avec les autres vers !
Aussi faudrait-il peut-être, à toutes les catégories de contrefaçons et d’apocryphes que nous avons évoquées, en ajouter une autre : celle à laquelle conduit, de génération en génération, ce que l’on nomme (charitablement)… la «sagesse populaire».
Début juin 2009, la radio associative WMFU (diffusée dans le New-Jersey et à New-York) poste sur son blog une série de pistes inédites, dont l’histoire est peut-être encore plus spectaculaire que le contenu.
De mars à août 1957, se tiennent au Greenwich House de New-York, tous les dimanches, des séances d’enregistrement organisées par le jeune compositeur conceptuel Earle Brown (1926-2002) et le producteur Teo Macero (1925-2008, futur producteur de Dave Brubeck et Miles Davis), lequel avait déjà contribué depuis quelques années aux Jazz Workshops du jazzman Charles Mingus. Cet atelier-là, cependant, est d’une nature très particulière : les séances en sont dirigées par un compositeur contemporain de tout premier plan, Edgard Varèse.
On sait peu, en effet, combien Varèse s’intéressait au jazz : résidant dans le Greenwich Village, il assistait régulièrement aux concerts de John Coltrane. Réciproquement, le monde du jazz ne lui était pas indifférent : ainsi, le flûtiste de jazz Eric Dolphy enregistrerait avec bonheur la pièce de Varèse Density 21.5 ; le saxophoniste Charlie Parker avait tenté d’étudier auprès de lui dans les derniers mois de sa vie, de même que le tout jeune Frank Zappa qui lui adressa à l’âge de seize ans une lettre tout aussi touchante que le témoignage qu’il en ferait ultérieurement.
Pour ces séances de 1957, se réunissent non seulement Mingus à la contrebasse et Macero au saxophone, mais aussi le batteur Ed Shaughnessy, le pianiste Hall Overton, le vibraphoniste Teddy Charles, le trompettiste Art Farmer, le clarinettiste Hal McKusick, les trombonistes Eddie Bert et Frank Rehak, le tubiste Don Butterfield,… À ces séances assistent également des personnalités essentielles de la création artistique de l’époque : John Cage et son compagnon Merce Cunningham, le compositeur James Tenney, ainsi que Earle Brown déjà mentionné.
Le rôle joué par Varèse dans ces improvisations collectives n’est pas entièrement établi : il semble qu’il ait fourni aux musiciens quelques consignes de jeu instrumental, et une partition graphique. En retour, leur langage musical et sonore a contribué à nourrir sa propre inventivité, tout particulièrement dans le Poème électronique qu’il créera l’année suivante (et dans lequel il utilisera même, selon certaines sources, des fragments de ces enregistrements).
Toutefois, c’est peut-être au regard de l’histoire du jazz lui-même que cet atelier prend son importance la plus capitale. En effet, le milieu du XXe siècle est à ce titre une période de redéfinition et de révolution esthétique, que préfigurent les improvisations collectives et poly- (ou a-)tonales de Lennie Tristano et ses épigones dès 1949, et qu’actera publiquement, en 1960, l’album Free Jazz du saxophoniste Ornette Coleman. Et c’est donc trois ans avant la naissance officielle de ce «free jazz», que les sessions de Mingus, Macero et Varèse nous donnent déjà à entendre une musique complètement nouvelle, faite de gestes instrumentaux extraordinairement libres : un moment privilégié de création, s’abstrayant de toute codification pré-existante.
En 1888 paraît un étonnant recueil de six «canons énigmatiques» (énigmatiques, mais pas circulaires toutefois).
Étonnant, tout d’abord, par la notation même de ces canons, qui a de quoi laisser perplexe lorsqu’on les découvre : il s’agit censément de partitions pour clavier à quatre mains mais qui ne sont écrites que sur une seule page, sans clé de sol ni de fa… C’est que les duettistes doivent en fait les jouer en même temps en clé de sol et en clé de fa, avec quelques temps de décalage, le changement de clé (et de tessiture) assurant une transposition diatonique à la tierce qui s’harmonise elle-même. Étonnant, aussi, lorsque l’on découvre leur auteur, qui n’était pas réputé pour être particulièrement plaisantin.
«Faut-il sauver le compositeur Draeseke ?» se demande ainsi, en 2013, le chroniqueur Jochen Berger du quotidien de Coburg.
Felix Draeseke (1835-1913) est en effet un compositeur allemand difficile à appréhender. C’est en tant qu’admirateur de Liszt et Wagner (et ami intime de von Bülow) qu’il commence sa carrière, avec une écriture toute entière tournée vers la Zukunftsmusik («musique de l’avenir», mot d’un critique que Wagner s’approprie en 1860). De fait, sa Germania-Marsch fera scandale en 1861 et l’obligera à s’exiler en Suisse pendant quatorze ans. De retour en Allemagne, il épouse à l’âge de 58 ans une de ses anciennes élèves, et se tourne vers un langage de plus en plus formel et contrapuntique, évoquant davantage Brahms que Liszt. (C’est de cette période que datent les présents «canons», op. 42.)
Cette aspiration au classicisme prend alors, au fil des ans, un ton de plus en plus réactionnaire, qui culmine avec la publication en 1906 d’un pamphlet intitulé Die Konfusion in der Musik, où le compositeur septuagénaire s’en prend notamment à Richard Strauss et dénonce, sur un ton quelque peu aigri, ces musiciens «sociaux-démocrates [qui] veulent renverser l’Art [et] conduire à la ruine totale». Il ne lui reste alors que sept ans à vivre, qu’il emploiera à terminer de nombreuses partitions malgré sa santé défaillante et une surdité presque complète.
Il meurt en 1913 à Dresde ; c’est cependant sa ville natale de Coburg, haut lieu de la Haute-Franconie, qui choisira un siècle plus tard de lui rendre hommage à travers diverses cérémonies, non sans susciter, comme nous l’avons vu, quelques interrogations dans la presse locale. En effet, Draeseke est entre-temps devenu l’un des auteurs-phares du Troisième Reich nazi, grâce aux efforts de sa veuve, de son biographe Erich Roeder et du chef d’orchestre Heinz Drewes. (Voir à ce sujet le livre de Michael Kater, The Twisted Muse: Musicians and Their Music in the Third Reich, dont un extrait est en ligne.)
Nul besoin de le souligner, Draeseke n’est évidemment pas responsable de sa récupération posthume par les nazis — même si sa tribune sur la Konfusion aura un certain retentissement ; elle ouvrira notamment la voie à Hugo Riemann, dont l’essai anti-Schönbergien Degeneration und Regeneration in der Musik paraîtra deux ans plus tard et pavera la voie aux thèses néo-folkloriques des musiciens nazis. Au-delà de ces derniers écrits, sa personnalité abrasive elle-même, sa carrière passée presqu’entièrement dans l’ombre de compositeurs plus célèbres, son jugement esthétique parfois hasardeux, contribuent à expliquer pourquoi sa renommée n’a pas survécu à la Libération et pourquoi il reste, aujourd’hui, largement oublié malgré quelques efforts de ces dernières décennies.
Sa trajectoire parmi le romantisme tardif, son goût pour une certaine démesure, et son écriture d’approche difficile où transparaît parfois un aspect austère voire amer, le rapprochent à nos yeux de Alkan en France, représentant de la génération immédiatement précédente. Comme pour Alkan, de fait, des musiciens et historiens ont entrepris un travail de documentation et de réhabilitation de Draeseke ; depuis les années 1980, une association internationale tente ainsi d’inventorier les partitions et écrits du compositeur (dont beaucoup restent introuvables à ce jour), ainsi que les progrès de l’appareil critique et universitaire l’accompagnant, tout en assumant humblement les ambigüités de son œuvre et de son héritage.
Si nous pouvions hasarder un conseil aux musiciens souhaitant découvrir l’œuvre de Felix Draeseke : ces quelques canons à quatre mains, ne sont peut-être pas sa partition la plus intéressante… mais certainement pas la moins sympathique.