Dans notre imaginaire musical occidental se superposent quelques thèmes de ces musiques que l’on dit légères, des mélodies d’apparence anodine mais que l’on retient vaguement sans en connaître ni l’auteur ni l’origine, toutes sortes d’époques et de pays finissant par coexister indistinctement en une paisible bouillie esthétiquement inoffensive, partagée au-delà des générations et des différences de classe. Les anglo-saxons ont une expression pour désigner ces thèmes : earworm, littéralement «ver d’oreille». Faut-il chercher dans les motifs mélodiques eux-même une qualité intrinsèquement mémorable, un aspect entraînant (ou, pour employer un autre mot anglais, catchy) ? Nous en doutons, et postulerions plutôt que n’importe quelle mélodie suffisamment brève peut être inculquée à quasiment n’importe qui, à deux conditions : être répétée suffisamment souvent, et être associée à un stimulus non-musical — des paroles, une image, une thématique, un contexte affectif, un souvenir personnel…
Un exemple particulièrement frappant à ce titre nous est donné par la célèbre «marche des clowns» (ce qui n’est pas son vrai titre, nous allons le voir). Il s’agit d’une mélodie remarquablement complexe (ce qui n’a manifestement empêché personne de la retenir), immédiatement reconnaissable de par son rythme et son phrasé (en particulier sur les appoggiatures en chromatisme ascendant) ; il suffit d’en entendre les deux premiers temps pour conjurer l’image d’un clown (ce qui a probablement conduit, dans les années 1960, les producteurs britanniques du Benny Hill Show à choisir comme musique de générique le blues-rock instrumental Yakety Sax dans lequel le saxophoniste Boots Randolph cite précisément le début de cette marche — l’association comique burlesque + saxophone staccato est d’ailleurs devenue elle-même un cliché musical incontournable).
Il nous faut remonter environ 65 ans en arrière pour rencontrer l’auteur de cette Grande marche chromatique op.68 ; c’est un jeune compositeur tchèque du nom de Julius Fučík (1872-1916) qui l’écrit en 1897 à l’âge de 25 ans et la rebaptise bientôt Vjezd gladiátorů («l’entrée des gladiateurs»), choix d’ailleurs assez incongru pour une musique aussi légère — Fučík ignorait probablement que l’américain John Sousa, grand compositeur de musique de fanfare, avait lui-même écrit une «marche des gladiateurs» quelques années auparavant. Jeune homme brillant, Fučík avait notamment été l’élève d’Antonín Dvořák, qui lui aurait dit : «vous avez du talent et du cœur ; c’est un don rare». Bassoniste dans l’armée austro-hongroise, il rédigera environ 400 œuvres en moins de vingt ans, de musique principalement légère mais parfois également plus savante (une grande partie de sa production étant malheureusement perdue). Toutefois, le public américain ne découvrira la fameuse marche que par le biais d’un arrangement différent, dû au québecois Louis-Philippe Laurendeau, lequel la publie à New York en 1901 sous le titre Thunder and Blazes («le tonnerre et les flammes», choix tout aussi inexplicable) ; elle y perdra également son caractère militaire, et sera adoptée par les cirques (sur un tempo notablement acceléré) sous forme d’une musique screamer (littéralement, une «hurleuse») endiablée.
De fait, les États-Unis (alors en plein développement économique, du moins jusqu’à la Grande dépression) jouèrent un rôle majeur dans l’avènement de ce patrimoine musical léger dont l’ensemble du monde occidental allait, encore aujourd’hui, confusément hériter. Nous avons déjà évoqué Sousa, il faudrait lui ajouter, à la génération suivante, Henry Fillmore (1881-1956) et Karl King (1891-1971). Leurs plus grand succès ne font d’ailleurs que s’ajouter à des airs déjà plus anciens, dont l’origine peut remonter à la guerre de Sécession, à la guerre d’Indépendance ou même au-delà. Des influences différentes coexistent jusqu’à finir par se gommer : ainsi, si l’hymne de l’armée est choisi parmi l’œuvre de Sousa, celui des Marines est emprunté à une opérette française d’Offenbach. Au-delà du milieu militaire, la musique de fanfare et de foire montre combien les États-Unis sont le pays par excellence du melting pot et du syncrétisme ; sous les chapiteaux et sur les parquets de bal, l’on y découvre avec béatitude la valse Les Patineurs du français Émile Waldteufel (1837-1915), la valse Fascination du franco-italien Fermo Dante Marchetti (aussi connu sous le nom de Léo Clavière, 1876-1940), les tubes de Fritz Kreisler (1875-1962)… S’y ajoutent également des morceaux de répertoire savant, volontiers ré-adaptés : la Marche Turque de Mozart, l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini, le Beau Danube bleu (sur lequel nous reviendrons très prochainement)…
L’amérique latine commence également à se faire connaître, avec par exemple la valse Sobre las Olas de l’étonnant mexicain Juventino Rosas (1868-1894), violoniste de rue devenu compositeur avant de mourir à seulement 26 ans ; si l’écriture de cette valse ne trahit pas ouvertement ses origines d’amérique centrale, il en ira autrement pour le tango-milonga La Cumparsita, écrit à seulement 18 ans par l’uruguayen Gerardo Matos Rodríguez (1897-1948) et qui deviendra vite un «signe» à part entière, non pas des clowns, mais de l’hispanisme macho. À ce répertoire s’ajouteront plus tard des chansons telles que Adiós muchachos (1927) ou Bésame Mucho (1940) — le «pittoresque» d’importation sud-américaine enjambant allègrement les frontières, de l’Argentine au Mexique.
Pour revenir à l’Europe, d’autres pans de son répertoire léger semblent s’être moins bien exportés ; c’est le cas des pièces de flûte du français Eugène Damaré (1840-1919), ou encore du galop Souvenir du cirque de Renz pour xylophone de l’allemand Gustav Peter (1833?-1919), aujourd’hui incontournable pour tous les claviéristes.
Il conviendrait également de mentionner ici la chanson Si tu veux [faire mon bonheur], Marguerite, mise en musique par le chef d’orchestre Albert Valsien pour le chanteur franco-britannique Harry Fragson, qui la chanta lors de sa dernière tournée avant de mourir dans des circonstances tragiques (le 31 décembre 1913, il fut tué d’un coup de pistolet alors qu’il tentait d’empêcher son père octogénaire et malade mental de se suicider). Cette chanson a été adoptée à la fois par les cirques de toute l’Europe, en France par les régiments de corps de garde (dans des versions parfois grivoises), et on l’entend encore fréquemment dans les rues lors des manifestations.
Notons que le patrimoine musical des populations amérindiennes, aborigènes, ou africaines, ne figure nulle part dans l’imaginaire collectif occidental quant au continent asiatique et à l’océanie, s’ils en sont quasiment absents (à l’exception du «motif chinoiserie» que nous avions déjà évoqué), c’est plutôt dans la musique savante qu’on en trouve quelques traces lointaines et hautement approximatives, voire carrément racistes. Notons également l’émergence, depuis quelques décennies, d’une mode de l’exotisme autour par exemple des J-Pop et K-Pop (musique «pop» d’origine japonaise ou sud-coréenne), toutes sortes de langages au demeurant déjà largement occidentalisés. Est-ce à dire que la dématérialisation des échanges culturels pourrait cesser d’être un simple outil d’impérialisme et d’acculturation pour devenir un véritable dialogue ? Pourrait-on assister à l’émergence d’une cohabitation musicale réellement pluraliste ? L’avenir prochain nous le dira.