Que diable nous a fait Mozart ? Beaucoup plus que ses petits camarades du panthéon des compositeurs-superstars, c’est constamment à lui que sont attribuées toutes sortes d’anecdotes et expériences musicales, géniales ou simplement amusantes. Sans doute est-ce en partie dû à sa personnalité même : moins austère que Bach, moins intimidant que Beethoven, Mozart semble se situer à l’intersection idéale des caractères brillants et nonobstant accessibles : un copain épatant, plutôt qu’un monstre sacré. Imaginerait-on, ainsi, un austère Kapellmeister se livrer à des pitreries telles que celle colportée par Claude Debussy lui-même ?
Mozart, claveciniste précoce, […] ne pouvant assembler les notes d'un accord, imagina d’en faire une avec le bout de son nez.
(À quoi Wikipédia francophone s’empresse obligeamment d’ajouter un autre compte-rendu, tout aussi douteux… selon lequel Haydn lui-même aurait été présent lors de cette scène, et aurait commenté : «avec un nez comme le vôtre, cela devient plus facile.»)
Dès 1862, dans la première version de son célèbre catalogue, Ludwig von Köchel (1800-1877) consacre une annexe entière aux œuvres d’authenticité douteuse ; dans la version 6 qui fait aujourd’hui référence, cette «annexe C» (Anh. C) comprend pas moins de 150 partitions, constituées en majorité (un peu étonamment) de pièces sacrées et de musique vocale. Un bref survol de cet abondant corpus permet de distinguer plusieurs grandes catégories d’apocryphes, d’ailleurs pas toujours mutuellement exclusives.
Tout d’abord, figurent les pièces d’attribution incertaine mais manifestement rédigées du vivant de notre Wolfgang Amadeus préféré. Du fait de l’imprécision des pratiques éditoriales et archivistiques de l’époque, l’on peut ainsi comprendre que des partitions de Johann Georg Reutter, de Josef Mysliveček, d’Antonio Salieri, aient parfois pu passer pour siennes. Anton Eberl en est un exemple criant : du vivant de Mozart, il restera constamment dans l’ombre de son collègue et ami, dont le nom figurera abusivement sur plusieurs de ses propres œuvres. Un cas un peu plus particulier réside dans les partitions que l’on a pu attribuer au père de Mozart, Leopold : s’il est certain que lui-même a volontiers, dans les premières années d’activité de son jeune fils, contribué à nourrir le mythe de l’enfant-génie en complétant ou même en rédigeant entièrement certaines des pièces signées Wolfgang, il semble aussi que, par la suite, le nom de Leopold Mozart ait parfois servi de «blanchisserie à contrefaçons», en fournissant une explication tout simplement plus originale et vraisemblable qui dispensait par là-même de plus amples recherches. De même s’agissant de Joseph Haydn, autre nom connu (et donc plausible) de l’époque.
Une œuvre résume assez spectaculairement ce parcours : la Symphonie des jouets («Berchtoldsgaden-Musick» [sic]) a été successivement attribuée à Mozart (évidemment), puis à Joseph Haydn, puis à Leopold Mozart (d’autant qu’une authentique copie de sa main a été retrouvée), puis à Michael Haydn (si ce n’est Haydn, ce serait donc son frère)… Avant que la découverte d’un manuscrit plus ancien (probablement de 1765) ne l’attribue à un certain Edmund Angerer (1740-1794), un moine autrichien nettement plus obscur.
Une autre catégorie d’erreurs d’attribution commises, pourrait-on dire, de bonne foi, réside dans les œuvres publiées immédiatement après la mort de Mozart — alors que les deux gros éditeurs du moment, Artaria à Vienne, Breitkopf à Leipzig puis Simrock à Bonn, s’employaient précipitamment à publier le plus de fascicules possibles, au prix quelquefois d’entorses à l’intégrité du catalogue. Là encore, il s’agit d’acteurs ayant eux-même connu le compositeur (fût-ce indirectement), recrutés (parfois à leur insu, comme Ebert mentionné plus haut) pour mettre en ordre, compléter ou parfois même falsifier, le répertoire de Mozart. Évoquons ainsi l’abbé Maximilian Stadler qui compléta plus ou moins discrètement certains fragments inachevés (notamment d’œuvres liturgiques ou pour violon), ou encore Eberhard Müller qui se pencha en urgence sur l’œuvre pour piano. Deux sonates en Si bémol majeur posent ainsi des questions intéressantes : la plus ancienne (KV 400, K⁶ 372a) surnommée «Constanze et Sophie», a été complétée par Stadler, et l’autre (KV Anh.136, K⁶ Anh.C 25:04) est manifestement plus de Müller que de Mozart. Sans parler de la célèbre Fantaisie d’Introduction en ré mineur que Mozart aurait probablement souhaité faire suivre d’une fugue mais qui s’est vue publier avec une fin atroce et bâclée (à laquelle le pianiste Efi Hackmey a consacré un intéressant article), probablement par Müller. (D’autres partitions ont été complétées ultérieurement par le pianiste Sigismund Neukomm ou encore l’organiste Simon Sechter — il conviendra d’y ajouter, naturellement, un défilé ininterrompu de «musicologues» du XXe siècle et d’aujourd’hui (auxquels il faut toutefois reconnaître qu’ils sont davantage enclins à signer de leur nom que de celui de Mozart).
Enfin se pose, dans cette catégorie, la question du Requiem, laissé inachevé par Mozart et pourtant publié sous son nom, à l’instigation de sa veuve Constanze. Un article de Peter Gutmann (avocat à Washington et fan de musique classique) retrace les différentes plumes s’étant succédé : tout d’abord celle de Franz Jakob Freystädtler, puis de Joseph Eybler ; celle enfin de Franz Xaver Süßmayr, un copiste pour qui Mozart n’avait guère d’estime, mais qui rédigea après sa mort plusieurs mouvements entiers de la partition (ainsi d’ailleurs qu’un surprenant concerto pour cor) — Mozart avait-il lui-même laissé des consignes pour cela ? C’est ce qu’ont prétendu plus tard Constanze et Süßmayr… mais une telle assertion demeure invérifiée. Il est toutefois frappant de constater que, tout comme Leopold Mozart avait jadis entrepris de construire un mythe autour de lui, Mozart se trouve immédiatement après sa mort recruté, cette fois par Constanze, au service d’un autre mythe : celui du génie maudit créant dans la douleur jusqu’à ses derniers instants. La falsification du Requiem n’est en tout cas que plus ironique lorsqu’on sait que son propre commanditaire, le comte Walsegg, se proposait peut-être bien de faire paraître l’œuvre… sous son propre nom.
Enfin il y a les faux, purs et simples. Les «coups» éditoriaux sans vergogne, les pastiches astucieux et impostures paresseuses. Cette dernière catégorie inclut, notamment, le Concerto Adélaïde bricolé en 1933 par Marius Casadesus, et que nous avions déjà mentionné ; nous nous attarderons davantage aujourd’hui sur quelques partitions plus brèves mais sûrement plus essentielles de par leur impact sur la culture populaire. Ces pièces ont en commun de présenter un aspect ludique, voire ouvertement enfantin : en s’inscrivant dans le mythe de Mozart-enfant que nous évoquions plus haut, elles ont contribué à démystifier sa personnalité et son écriture toute entière, et à faire de Mozart une référence omniprésente et rassurante dans notre imaginaire collectif. (Ce qui en fait également un candidat idéal, nous l’avions vu, aux récupérations publicitaires et pseudo-scientifiques.)
La première de ces œuvres apocryphes est certainement le fameux «jeu de dés» (Würferspiel) auquel nous avons déjà réglé son compte. Autre partition amusante et présentant un caractère expérimentale, la petite pièce pour piano intitulée Tartine de beurre (K⁶ Anh. C 27:09) et dont la main droite ne se joue — censément — qu’en glissando. Longtemps publiée sous le nom de W.A. Mozart (qui l’aurait imaginée à l’âge de cinq ans), cette partition facile et attrayante fut ensuite attribuée, pour plus de vraisemblance peut-être, à son père Leopold. Et pourtant, à bien y regarder, aucune mention de cette partition n’existe avant les années 1860 où elle apparaît pour la première fois dans une édition du pianiste Henry Charles Litolff (1818-1891). Un autre exemple frappant, toujours dans une orientation enfantine, est la célèbre berceuse Schlafe, mein Prinzchen, schlaf’ ein («Dors, mon petit prince, dors»), dont nous avons aujourd’hui la certitude que Mozart n’est pas l’auteur. Retrouvée au XIXe siècle, elle est probablement due à Friedrich Fleischmann ou à Bernhard Fließ.
Il faudrait toutefois s’attarder un peu plus sur un autre objet musical que les catalogues Köchel successifs ont, pour une raison inexplicable, persisté à classer à côté du «jeu de dés» précédemment cité : KV 294d puis 516f, et enfin K⁶ Anh. C 30:02). Cette petite partition à trois voix, appréciée de toutes les chorales germanophones et francophones, est connue sous le titre d’Alphabet de Mozart, parfois sous-titrée «Une plaisanterie musicale» (Ein musikalischer Scherz). La bibliothèque nationale la date arbitrairement de 1770 (pourquoi ? mystère) ; la référence francophone la plus développée demeure le site du «chœur de mariage» Éolides, selon lequel cet Alphabet aurait été «arrangé par C.F. Par» — et pourtant : nul besoin d’aller chercher bien loin pour trouver la première édition, publiée dans les années 1830 et revendiquée par un certain Carl Eduard Pax (1802-1867 ou 1869). De ce dénommé Pax, peu de traces sont restées ; on trouve, tout au plus, un recueil de chansons pour enfants co-signé avec le poète Fallersleben, ainsi que quelques partitions chorales, sur des textes de Goethe ou des mélodies populaires. Est-il permis de supposer, pour autant, que ce nommé Pax serait également l’auteur de l’Alphabet ? L’hypothèse reste incertaine, puisque ses autres contributions le présentent bel et bien comme un arrangeur et collecteur plutôt que comme un compositeur à part entière ; du reste, son recueil précité qui nous est parvenu, comprend effectivement quelques mélodies célèbres de Mozart, ainsi que des mélodies populaires. Le thème de l’Alphabet reste donc sans source à ce jour, même si l’on peut supposer qu’il est apparu en Allemagne dans les premières décennies du XIXe siècle ; rien n’interdit, toutefois, que l’on doive effectivement à Pax ou à Fallersleben le trait de génie qui a consisté à lui associer les lettres de l’alphabet — non sans nécessiter quelques bricolages, à plus forte raison en une période où l’alphabet allemand est encore loin d’être fixé : le W est présent mais non le J, le L est répété anarchiquement, sans parler des étranges mélismes dans la descente finale sur "yps-lon" [sic]…
Quoi qu’il en soit, cet alphabet apocryphe rencontre un succès considérable, et va même connaître une péripétie étonnante. En effet, le monde anglo-saxon (qui semble, encore aujourd’hui tout ignorer de la partition à trois voix que nous venons d’évoquer), se trouve au dix-neuvième siècle une autre chanson sur laquelle chanter les lettres de l’alphabet. Cette mélodie, d’ailleurs nettement plus simple que la précédente, nous la connaissons sous le nom de Ah, vous dirai-je, Maman, également connue, à l’occasion, en tant que Quand trois poules s’en vont aux champs. Elle existe manifestement en France dès les années 1750; un ouvrage imprimé en 1760 la mentionne déjà (avec ses paroles, contrairement à ce qu’indique une autre référence qui fait dater celles-ci de 1765) ; toutefois, c’est un compositeur français du nom de Robert Bouin qui a retenu l’attention de la plupart des commentateurs : il propose, dans ses Amusements d’une heure et demy, en 1761, de jolies variations sur ce thème, qu’il suppose alors manifestement déjà connu du public. De fait, l’éditeur américain Charles Bradlee, qui associera en 1835 cette mélodie aux lettres de l’alphabet, indiquera (sans plus de détails) qu’elle serait due à un autre compositeur français (obscur sinon entièrement fictif), Louis Le Maire, mort en 1750. N’être l’auteur ni des "paroles" ni de l’air n’empêchera d’ailleurs pas ledit Bradlee de revendiquer immédiatement un copyright sur la chanson ainsi assemblée — alors qu’à l’exacte même époque, ladite mélodie commence également à servir d’air au charmant poème Twinkle twinkle little star de Jane Taylor (1783-1824) : pour comble, l’on chante aussi dessus la comptine Baa baa, black sheep, qui date quant à elle des années 1730 (et se retrouve instrumentalisée depuis une trentaine d’années par des hordes néo-réactionnaires, mais ceci est une autre histoire).
Cette petite mélodie (dont un amusant article du producteur militant Sebastian Doggart retrace la trajectoire) a inspiré de nombreux auteurs de musique savante : Johann Christoph Bach, Joseph Haydn (dans La Suprise et dans Les Saisons), Liszt, Saint-Saens (dans le Carnaval des animaux),… Et, admiror referens, Mozart dans ses Douze variations pour piano seul, bien connues de tous les pianistes débutants. Or s’opère bientôt auprès du public anglo-saxon une confusion étonnante entre l’Alphabet de «Mozart» publié par Pax, que nous évoquions précédemment, et cette mélodie utilisée par Mozart sur laquelle il se trouve que l’on chante désormais l’alphabet : à tel point que plusieurs générations d’enfants américains (et, dans une moindre mesure, britanniques) grandiront désormais avec la conviction que c’est Mozart qui a lui-même écrit cette chanson !
De Mozart/enfant-génie, l’on en vient donc à Mozart/compagnon-de-nos-enfants : Wolfgang Amadeus n’est plus une référence musicale associée à un contexte historique et culturel identifiable, mais un emblème civilisationnel uchronique et intrinsèque, constitutif de notre éducation et de notre langue même. L’imprégnation de cette chanson est telle, qu’elle est même soupçonnée d’avoir modifié l’alphabet lui-même : le blog des fans du jeu de lettres Bananagram nous indique que la «vingt-septième» lettre, à savoir le symbole & (esperluette ou ampersand, contraction de la locution anglo-latine «and per se and»), aurait disparu de la nomenclature habituelle de l’alphabet… à force de chanter cette chanson ; elle aurait également dicté, de surcroît, la prononciation américaine de la lettre Z (prononcée Zi et non Zèd comme en Angleterre, où cette chanson s’est moins répandue), afin de mieux rimer avec les autres vers !
Aussi faudrait-il peut-être, à toutes les catégories de contrefaçons et d’apocryphes que nous avons évoquées, en ajouter une autre : celle à laquelle conduit, de génération en génération, ce que l’on nomme (charitablement)… la «sagesse populaire».
Dans une notice précédente, nous évoquions cet article du linguiste américain Mark Liberman qui, à son tour, s’amusait d’une vidéo où un musicien avait reproduit des fragments de discours d’un futur (quoiqu’improbable à l’époque) président des États-Unis.
Or, notre contributeur Gilles Esposito-Farese attire notre attention sur le fait qu’a existé, en langue française, un précédent remarquable (identifié grâce à l’aide de l’oumupien Martin Granger) : en 1986, le guitariste de jazz québecois René Lussier a ainsi imaginé, sous le titre Le Trésor de la langue, une performance musicale dans laquelle il mime, à la guitare, différents discours parlés (notamment de De Gaulle).
Au-delà des hauteurs et de l’intonation des phrases, c’est le rythme de l’élocution qui frappe, et inspire. Martin Granger, toujours lui, nous signale ainsi cette récente vidéo dans laquelle un jeune musicien irlandais de 24 ans, David Dockery, restitue à la batterie une scène mémorable de la série It’s Always Sunny in Philadelphia.
Toujours dans les percussions, mais dans un autre style, Jean-François Piette nous renvoie également à «cet exceptionnel compositeur qu'est Vinko Globokar» (fin de citation), dont une pièce intitulée Toucher s’inspire également de la voix parlée, en l’occurrence des fragments de Brecht traduits en français. Au-delà du rythme et de l’accentuation, on peut noter ici un travail relativement fin sur les timbres sonores, visant à reproduire les phonèmes de la voix parlée.
Ce qui nous amène, inévitablement, à évoquer enfin la pratique des tambours parlants, en Afrique de l’Ouest, où des instruments de percussion servent de véritable moyen de communication à distance, selon une démarche qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler (sous d’autres latitudes) celle des langues sifflées que nous avions également abordées. L’étude de ces "substituts de parole" (speech surrogate) est un champ en plein développement : citons un article de l’université du Ghana, et une thèse sur une tribu du Nigeria, parus respectivement en 2009 et 2010.
La page Wikipédia anglophone note par ailleurs que, si cette «langue» instrumentale n’est à l’origine qu’une pure transposition («transphonation» serait, ici encore, un terme plus approprié) de la langue parlée, la syntaxe en est toutefois modifiée pour une meilleure intelligibilité : ainsi les mots courts sont accompagnés de périphrases destinées à empêcher toute confusion possible : ainsi, le mot "lune" serait rendu par "lune qui regarde vers la Terre", le mot "guerre" par "guerre qui nous rend attentifs aux embuscades", et la phrase "viens à la maison" par… "Conduis tes pas sur le chemin d’où ils sont venus, plante tes pieds et tes jambes en contrebas, dans le village qui est le nôtre".
Ou comme le dirait un ingénieur, la redondance du signal minimise la perte d’informations.
Mais c’est sans doute moins poétique.
Joies du Web : malgré l’hégémonie des réseaux soi-disant «sociaux», c’est encore sur de bons vieux forums, bien ringards et bien moches, que l’on trouve encore parfois des questions inattendues engendrant des réponses intéressantes. Le 17 octobre 2009 sur le forum «Genaisse» (dédié, comme l’indique très clairement son nom, aux jeunes ainsi qu’aux débiles légers), une jeune lycéenne grenobloise du nom de «Ptit ChamallOw» pose la question suivante :
Je voudrais savoir s'il existait une musique de l'absurde ?
Car pour les projets de TPE (travaux pratique encadré), nous avons une problematique, ou plutot pour l'instant une piste ; comment la musique donne t-elle vie à l'image ? et pour cela nous prendrons (en tout cas pour l'instant) l'exemple du theatre de l'absurde.
Pour cela nous avons deja fait quelques recherches sur le theatre musical, mais nous voudrions savoir s'il existait une musique de l'absurde ??
Merci bien de faire partager votre savoir
Outre quelques réponses (et un début de flamewar) portant sur le style metal ainsi qu’une définition remarquablement pertinente de la notion d’absurde (le même modérateur notant d’ailleurs que «pour le vulgaire, toutes les tendances avant-gardistes depuis le début du XXème siècle […] paraissent absurdes»), un contributeur anonyme renvoie à un mémoire de thèse : Dimension de l'absurde dans les musiques de György Ligeti et de György Kurtag, soutenue en 2004 par François Polloli à Paris 8 (et dont il n’existe manifestement aucune version en ligne).
Ces deux auteurs hongrois, d’ailleurs proches amis l’un de l’autre, entretiennent effectivement un lien de proximité (voire de parenté) avec une certaine pensée de l’absurde. À commencer peut-être par une influence commune : Franz Kafka, dont Kurtág a mis en musique quarante Kafka-Fragmente pour soprano et violon, et auquel Ligeti se réfère également. L’écriture de l’un et de l’autre s’étend par ailleurs volontiers à une dimension théâtrale, laquelle inclut sans nul doute une composante absurde : chez Ligeti, c’est vrai de son opéra Le Grand Macabre ou encore des moins connues Aventures et Nouvelles Aventures, mini-opéras dont le texte est écrit en gromelo. Kurtág, pour sa part, s’est notamment distingué par sa pièce Siklós István tolmácsolásában Beckett Sámuel üzeni Monyók Ildikóval, mise en musique du texte de Beckett What is the word («comment dire ?»). Pour revenir à Ligeti, nous ne pouvons manquer de mentionner les Nonsense Madrigals (voir sur cette œuvre une imposante monographie de l’universitaire américain Denis Malfatti) dont le titre fait plutôt référence à l’absurde de Lewis Carroll (ou d’Edward Lear) qu’à celui de Ionesco… mais dont le troisième madrigal est notable pour ses paroles uniquement constituées des lettres de l’alphabet. Dans une démarche peut-être pas si éloignée, Kurtág a rédigé l’une des pièces pour chœur constituant son Hommage à Luigi Nono sur une «déclinaison du pronom [russe] чей», lequel constitue de fait l’unique parole de la partition.
Au demeurant, la dimension de «performance» dont se teint un très large pan de la création musicale contemporaine à partir des années 1960, peut assez aisément se lire comme une tentative de prolongement d’une esthétique absurde (même si la référence invoquée est plus fréquemment Dada que le théâtre de l’absurde). Le groupe Fluxus est évidemment en pointe de telles expériences, avec des compositeurs tels que John Cage, La Monte Young, Karlheinz Stockhausen ou Krzysztof Penderecki, voire (dans leur sillage ou à la périphérie) Mauricio Kagel ou encore Luciano Berio.
Ajoutons que c’est de cette même époque que datent les expérimentations radiophoniques de Perec et Drogoz, que nous avons évoquées dernièrement ; ce sera d’ailleurs le metteur en scène Marcel Cuvelier, créateur sur scène des pièces de Ionesco, qui s’attachera à faire de L’Augmentation un texte pleinement théâtral — là encore, on le voit, le théâtre de l’absurde n’est pas loin. Tout comme Kagel et bien d’autres, Perec et Drogoz font intervenir dans leurs pièces hybrides (musico-littéraires) des sons et bruitages extra-musicaux ; la machine à écrire de Perec, nous l’avions souligné, fait de ce point de vue écho (à plus de cinquante ans d’écart) au ballet Parade créé en 1917, où Jean Cocteau avait eu l’idée de mêler à la musique d’Érik Satie divers bruits et bruitages, lequel apparaît finalement comme précurseur tout à fait crédible d’une éventuelle «musique de l’absurde».
En effet, une constante se dégage de l’énumération que nous avons dressée ici succinctement : qu’il s’agisse de Ligeti et Kurtág mettant en musique des paroles incongrues et phonèmes chaotiques, ou des dispositifs bruitistes et scénographiques de certains épigones de Fluxus, tous ces compositeurs ont recours, pour subvertir le processus de construction du sens, à des moyens issus de langages non-musicaux. Est-ce à dire qu’il serait impossible de concevoir une musique dont la dimension «absurde» ne se déploirait qu’au sein d’un langage purement musical ?
À cette question, nous ne pouvons apporter que, à ce stade du moins, quelques tentatives de réponse. Tout d’abord, l’idée de «détraquer» le discours musical pour donner lieu à un geste expressif, créer une surprise ou même, mettre l’auditoire mal à l’aise, ne date pas d’hier : lorsque Jacques Offenbach (1819-1880) fait interrompre l’air d’Olympia, révélant sa véritable nature inhumaine et inartistique en faisant descendre sa belle note aigüe de façon dysharmonieuse, ne dénonce-t-il pas en quelque sorte nos attentes d’auditeurs ? Bien avant même, lorsque Heinrich Biber (1644-1704), comme nous l’avions vu, superpose des chansons d’ivrogne dans une véritable cacophonie, ne se livre-t-il pas à un procédé «absurde» ?
Pourrait alors ainsi être qualifiée toute musique se jouant de ce qui est attendu d’elle, que ce soit par convention, par logique structurelle, par exigence de style et de langage. Cela inclue, notamment, la plupart des partitions en bitonalité (par exemple chez Stravinsky ou Prokofiev, pour ne citer que les plus ouvertement provocateurs), mais aussi beaucoup de parodies ou d’œuvres qui se réfèrent à une écriture pour la déconstruire ou la détourner (pensons par exemple au Concerto grosso de Schnittke).
Une autre direction est celle explorée par une certaine forme de composition que l’on pourrait qualifier de «conceptuelle» : par exemple le travail sur la partition (notations graphiques ou non-conventionnelles, partitions biscornues — auxquelles nous consacrerons d’ailleurs une notice à venir), ou les œuvres reposant sur une large part d’improvisation… mais l’on revient ici, insensiblement, à un aspect de «performance» et de théâtralité : que les 4′33″ de silence de John Cage aient un aspect absurde, c’est indéniable, mais peut-on vraiment dire qu’elles ne reposent que sur un langage purement musical ?
Un autre cas-limite est celui de l’hyper-complexité. Certes, plus d’un instrumentiste affirmera sans sourciller être en mesure de jouer les partitions de FerneyHough exactement telles qu’elles sont orthographiées, moyennant bien sûr un peu de travail en amont — mais l’auteur de ces lignes doit ici avouer son incrédulité à cet égard, d’autant qu’il lui a été rapporté (par notre Oumupote Gilles Esposito-Farèse) que Ferneyhough lui-même a recours à des versions simplifiées de ses œuvres, qui sont effectivement lisibles… mais qu’il se garde bien de publier en tant que telles. Du reste, si cette musique venait à être effectivement jouable, c’est probablement qu’elle aurait manqué son objectif véritable : il s’agit là, à notre avis, d’objets essentiellement conceptuels, dont la ressemblance lointaine avec des partitions pouvant être effectivement déchiffrées et travaillées ne doit être lue que comme un amusant clin d’œil.
Finalement, peut-être gagnerait-on à prendre la question en sens inverse. Le théâtre de l’absurde, se jouant des conventions habituelles selon lesquelles le théâtre est censé faire sens, défaisant sa propre syntaxe, exposant ses rouages et articulations, ne cherche-t-il pas lui-même à se rapprocher d’une universalité qui est plutôt, d’ordinaire, le domaine de la musique ? Il faut pour s’en convaincre se pencher — comme nous l’avions fait naguère ici-même — se pencher sur l’œuvre de Jean Tardieu, poète à l’état d’esprit très empreint de cette pensée «absurde», qui s’est attaché à penser sa propre démarche comme étant celle d’un compositeur musical qui s’exprimerait avec des mots plutôt qu’avec des notes.
Nous avions d’ailleurs pu constater, avec Ernst Toch, que les mots eux-mêmes peuvent finir par déboucher sur un discours musical. Une autre expérience étonnante et plus récente, en langue anglaise cette fois, est le curieux objet théâtral intitulé Philip Glass Buys a Loaf of Bread («Philip Glass va acheter son pain»), créé en 1990. Sous ce titre faisant évidemment référence à un célèbre compositeur minimaliste, l’auteur David Ives (né en 1950) parodie — sans aucune musique — l’opéra et la comédie musicale, l’écriture en boucles répétitives et la quasi-absence de narration.
Au fond, c’est peut-être là, précisément, une manière de définir ce qu’est la musique : cette vague ritournelle, absurde, qui nous reste lorsque le langage n’a plus de sens, ni l’existence, de justification.
Il n’est pas dit, pour autant, que «Ptit ChamallOw» aurait eu intérêt à répondre ça dans son TPE.
Depuis une vingtaine d’années, de nombreux chercheurs en neuro-sciences s’intéressent aux schémas métaphoriques qui permettent à l’espèce humaine d’organiser et conceptualiser ses perceptions auditives : au premier rang desquels, la notion de "hauteur" qui nous permet de décrire les sons aigus ou graves en tant que "hauts" ou "bas".
Dès 1998, un article de Lawrence Zbikowski (Metaphor and Music Theory: Reflections from Cognitive Science, publié dans la revue Music Theory Online) fait le point sur cette question (et en profite pour réfuter soigneusement quelques élucubrations du philosophe réactionnaire Roger Scruton) :
Même si Scruton a postulé que les sons n’étaient concevables qu’en termes de hauteurs envisagées dans un espace vertical, des sources diverses prouvent le contraire. Les théoriciens grecs de l’antiquité ne parlaient pas de "haut" et "bas" mais de "pointu" et "lourd" ; à Bali et à Java les sons ne sont pas "hauts" et "bas" mais "petits" et "grands" ; et chez les indiens Suyá du bassin amazonien, les sons ne sont pas décrits comme "hauts" et "bas" mais "jeunes" et "vieux". Les variations dans ces manières de décrire les hauteurs musicales montrent combien la compréhension de la musique est profondément métaphorique : non seulement la hauteur des sons est une métaphore, mais ce n’en est qu’une parmi d’autres.
L’on pourrait ajouter que les langues occidentales elle-mêmes offrent d’autres métaphores pour qualifier le son, par exemple dans la dénomination des altérations accidentelles : "pointu/plat" (sharp/flat) en anglais, "dur/mou" (dür/mol) en allemand. Dans certains pays de langues romanes, la survivance de signifiants tels qu’aigu et grave en français, directement hérités de l’antiquité greco-latine (voir ci-dessus), prévaut même sur la métaphore verticale "haut/bas" (même si celle-ci reste omniprésente : ainsi pour désigner en français la position acoustique d’une note, le mot hauteur reste à peu près inévitable). Il ne s’agit d’ailleurs même pas d’une métaphore de substitution : l’emploi du mot français aigu est relativement rare en-dehors de son sens acoustique, et le sens moral de l’adjectif grave semble trop abstrait pour fonctionner véritablement en tant que métaphore. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la plupart des recherches sur la métaphore spatiale (voir ci-dessous) sont le fait de chercheurs anglo-saxons ou germaniques, dont la langue rend le recours à cet axe vertical "haut/bas" absolument incontournable.
Le langage joue, de fait, un rôle majeur dans la cognition et la conceptualisation du monde extérieur (et tout particulièrement des phénomènes intangibles tels que le monde sonore) ; le neuro-psychologue américain Daniel Casasanto a consacré de nombreux articles à étudier ces métaphores qui nous servent à structurer et comprendre ce que l’on entend. Ces métaphores sont d’autant plus profondément ancrées qu’elles existent même (une fois acquises) sans le langage : la compréhension spatiale peut s’exprimer sous forme de gestes, de dessins, d’orientation du regard...
À ce titre, l’étude de la perception du son chez le très jeune enfant (précédant l’acquisition du langage verbal) apporte des informations précieuses... mais difficiles à évaluer. Ainsi, une étude de 2010 (Preverbal infants' sensitivity to synaesthetic cross-modality correspondences, ici en PDF) menée par une équipe britannique dirigée par Peter Walker, semble montrer que la métaphore verticale (aigu/haut, grave/bas) existe déjà chez des enfants préverbaux de trois à quatre mois. Cependant, deux études plus récentes, réalisées par une équipe néerlandaise dirigée par la chercheuse allemande Sarah Dolscheid (The Thickness of Musical Pitch: Psychophysical Evidence for Linguistic Relativity en collaboration avec Casasanto, et When high pitches sound low: Children’s acquisition of space-pitch metaphors, présentée lors du colloque Cogsci 2015), portent sur deux métaphores différentes : la métaphore "son haut"/"son bas", mais aussi la métaphore "son mince/son épais" présente notamment en Moyen-Orient (dans la langue farsi et le turc), mais aussi chez les précolombiens zapotèques. Or il semble que chez les adultes persans, mais également chez les enfants hollandais n’ayant pas encore acquis le schéma occidental classique, la métaphore verticale n’aille pas de soi : après qu’on la leur ait expliquée, une majorité des sujets (enfants et adultes) l’attribue même de façon inversée (l’aigu arrivant en bas plutôt qu’en haut).
Il faudrait par ailleurs examiner (ce qu’aucune de ces études, à notre connaissance, ne fait) un possible impact de plusieurs siècles d’une notation musicale écrite : la métaphore haut/bas ne se serait-elle pas trouvée renforcée depuis le Moyen-Âge, dans les pays occidentaux en regard des régions de tradition exclusivement orale, par l’existence de partitions où chacun peut constater que la mélodie (visuellement) "monte" et "descend" ?
Quoi qu’il en soit, il nous est donc strictement impossible de continuer à penser que la métaphore verticale des perceptions auditives serait une évidence universellement partagée (de façon innée ou non) par l’espèce humaine. Une recontextualisation culturelle et historique s’impose donc -- du même ordre, pourrait-on dire, que la prise de conscience par les musiciens occidentaux, au cours du XIXe siècle, de ce que leur langage harmonique (censément fait de tempérament "égal", de quintes "justes", d’accords "parfaits" et de cadences "parfaites") n’était pas un aboutissement universel, naturel et absolu, mais une construction culturelle parfaitement datée et arbitraire.
De surcroît, à la métaphore élémentaire en elle-même s’ajoute un ensemble culturel de références, d’imaginaire et de symboles : ainsi l’Occident associe-t-il communément des valeurs positives à la notion de "haut", et négatives à celle de "bas" (l’on pourrait d’ailleurs en dire autant de l’axe "fin"/"épais", ou encore -- d’un point de vue historique à tout le moins -- de "droite"/"gauche"). Notre métaphore de "hauteurs" nous a-t-elle donc conduits à favoriser les notes aigües plutôt que les graves ? Sans y voir nécessairement une corrélation directe, quiconque visitera un de "nos" conservatoires ne pourra manquer d’y remarquer combien les classes de violon ou de flûte sont nettement plus remplies que les classes de contrebasse ou de basson...
Heureusement qu’il reste le tuba.
Le sifflement est un mode de communication méconnu mais particulièrement intéressant, utilisé par les habitants de certains villages un peu partout dans le monde (particulièrement dans les espaces montagneux, où il était nécessaire de pouvoir transmettre des messages d’un versant à l’autre d’une même vallée avant l’avènement des communications électroniques). Le site Le Monde siffle, animé par le chercheur français Julien Meyer (auteur d’une monographie et de nombreuses publications sur le sujet), recense plus de 60 langues sifflées sur tous les continents ; l’on peut également se référer à la page Wikipédia anglophone, quoique moins complète.
Si les langues sifflées sont connues et répertoriées depuis le XVe siècle au moins, ce n’est qu’au XXe siècle qu’elles commencent à être étudiées : une première description de l’anthropologue Joseph Lajard sur «le langage sifflé des Canaries» en 1891 sera suivie par les travaux de Georges Cowan sur les indiens mazatèques du Mexique en 1948, auxquels s’ajouteront d’autres descriptions des indiens Kickapoo en 1954 et 1968 (cette tribu située entre le Texas et le Mexique ayant la particularité d’utiliser parfois des flûtes en plus du sifflement).
En Europe, les études essentielles sont surtout celles, à partir des années 1960, de René-Guy Busnel sur les Pyrénées puis la Turquie. Les langues sifflées font, depuis lors, le bonheur des linguistes puis des psycho-acousticiens et des neurosciences cognitives (la compréhension d’une langue sifflée mettant en jeu différemment ou non le rapport asymétrique entre les deux hémisphères du cerveau). Malheureusement, cette époque est également celle qui voit disparaître beaucoup de ces langues, sous l’effet cumulé de l’exode rural et de la révolution des télécommunications ; ainsi, la seule langue sifflée de France (ici et ici en vidéo), à Aas dans le Béarn, est aujourd’hui perdue ; celle du village d’Antia sur l’île d’Eubée en Grèce semble condamnée, et l’Unesco a été conduite à protéger en 2009 celle de l’île de Gomera, dans les Canaries, afin qu’elle ne connaisse pas le même sort.
Ce dernier cas, le Silbo de la Gomera, est certainement le plus étudié. Comme toutes les langues sifflées non-tonales, il ne s’agit pas d’une langue à proprement parler (pourvue d’un vocabulaire et d’une syntaxe propres) mais d’une façon de prononcer le langage oral existant (en l’occurrence, l’espagnol), une transphonation pourrait-on dire, ou plus exactement une trans-tonation dans la mesure où les sons-voyelles sont restitués plus aisément (en reproduisant leur deuxième formant) que les sons-consonnes, traduits par des interruptions et accentuations dans le dessin mélodique. De fait, même l’auditeur inexpérimenté peut reconnaître, au bout d’un moment, certaines inflexions de la langue-souche (l’espagnol dans le cas du silbo), pour peu que l’on juxtapose la version orale et la version sifflée. (De ce fait, l’auditeur reconstruit a posteriori les mots employés et le sens du discours, tout comme dans l’expérience Sine-Wave Speech consistant à transformer de la voix parlée en ondes sinusoïdales.) L’on peut donc décrire ce procédé comme une "parole musicale" (musical speech), ou comme un "substitut de parole" (speech surrogate), tout comme il en existe d’autres mettant en œuvre des instruments (flûtes, luths ou tambours) et sur lesquels nous serons amenés à revenir un jour prochain.
Il en résulte un objet musical étonnant et d’une grande beauté, qui n’est pas sans évoquer certains chants d’oiseaux -- même si les langues sifflées ne cherchent pas, historiquement, à imiter les oiseaux mais semblent chacune avoir été inventées de façon entièrement autonome (et assez récemment : certaines n’existeraient que depuis le début du XXe siècle) à partir des sifflements utilisés par les bergers pour rassembler leurs troupeaux.
Plusieurs régions du Mexique gardent des traces de langues sifflées tonales, plus complexes et ne correspondant pas forcément à un langage parlé (et dont la pratique est souvent réservée aux hommes) ; un documentaire américain en présente quelques exemples. Le sifflement joue également un rôle dans la culture traditionnelle Hmong, où il est employé pour séduire (mais où une superstition interdit par ailleurs de siffler la nuit).
Une forme particulière -- et beaucoup plus ancienne -- de langue sifflée, est à trouver dans le sifflement transcendental utilisé par les moines chinois depuis au moins le XIe siècle avant l’Ère Commune, et sous diverses formes successives tout au long du premier millénaire de l’Ère Commune. Cette tradition ésotérique quoiqu’abondamment documentée trouve ses racines dans les fondements même du taoïsme, où le souffle est un élément symbolique majeur reliant l’homme à la nature. (Ou quelque chose comme ça.)
L’usage purement musical du sifflement est connu et répandu, à la fois emblème kitsch (cette émission de 1984 en est un meme exemplaire) et gimmick inusable : comme le remarque un listicle de 2011, de nombreuses chansons à la mode incluent une ritournelle simplement sifflotée. Cette pratique s’étend notamment à la France (ce beau Pays Libre™ où l’on peut, par ailleurs, avoir la joie de se faire défoncer pour avoir sifflé l’Internationale, ou pour avoir sifflé pendant la Marseillaise).
L’on n’y connaît guère, cependant, la «flûte de mains» (hand flute) consistant à disposer ses mains devant la bouche pour former une cavité dans laquelle l’on peut souffler comme dans un ocarina (ou une conque), et qui permet de disposer d’un véritable instrument de musique, riche et expressif -- pour ne rien dire de son prix éminemment abordable. Deux techniques existent, selon que les doigts sont croisés ou non (dans le deuxième cas, la tessiture est plus grave et plus restreinte). Pour peu que l’on s’y penche sérieusement, de grandes choses sont à inventer pour cet ocarina bimane.
Enfin, le sifflement le plus connu et sans doute le plus pratiqué en occident, est certainement le «sifflement du loup» (wolf-whistling, interprété littéralement par Tex Avery en 1943), qui se fait en deux glissandos ascendants (le deuxième généralement plus bas). Selon une hypothèse séduisante, ce sifflement trouverait son origine dans la marine, où le bosco utilise son sifflet pour transmettre des ordres à l’équipage : les deux coups ascendants constituent l’appel à tous et auraient donc été utilisés par les marins à terre pour attirer l’attention de leurs collègues sur telle passante aux alentours. De fait, la mode de ce sifflement semble concorder avec le déploiement de l’armée américaine pendant la seconde guerre mondiale : outre le dessin animé déjà mentionné, l’on se doit évidemment de citer ici la scène du film To Have and Have Not (Le port de l’angoisse, 1944) qui scella le destin partagé de Lauren Bacall et Humphrey Bogart : en mémoire de cette scène, ce dernier offrit à l’actrice un sifflet d’or, qu’elle déposa parmi les cendres de Bogart après son décès treize ans plus tard.
D’un autre côté, le sifflement servait déjà de langage codé à diverses corporations : dès sa publication de 1891 précitée, le français Joseph Lajard comparait le silbo des îles Canaries aux sifflements servant de moyen de communication, dans sa propre patrie, aux charpentiers, aux maçons ou encore aux maraudeurs et repris de justice. Il se peut donc que le «sifflement du loup» ne soit qu’un avatar de cet héritage ; dans une explication comme dans l’autre, nous avons affaire, de toute façon, à un langage porteur de sens.
Les autorités ne s’y trompent d’ailleurs pas, qui envisagent gravement d’interdire cette pratique, assimilée à du harcèlement sexuel -- de fait, le récent succès médiatique de l’expression «harcèlement de rue» montre combien l’Europe se montre empressée à importer des États-Unis une idéologie de la microagression selon laquelle le ressenti des «victimes» importe davantage que la dangerosité objective des faits. (Laquelle «objectivité» étant, il est vrai, trop longtemps restée synonyme de «point de vue de l’homme-blanc-hétérosexuel-aisé».)
Et si l’on exilait les siffleurs ? Sur l’île d’Eubée ou de Gomera, des villages ne demandent qu’à être repeuplés...
Depuis les années 1970, les travaux de la chercheuse américaine Diana Deutsch (née en 1938), spécialiste en psychologie de la perception, ont mis en évidence d’intéressantes particularités de notre façon d’appréhender les phénomènes sonores. Ces illusions auditives trahissent les structures cérébrales (purement neurologiques, mais dans lesquelles entre parfois aussi un facteur culturel et linguistique) qui construisent du sens à partir de sons perçus, et les organisent en tant que langage verbal ou musical.
Au-delà du champ de recherche privilégié que constituent ces découvertes, il reste encore aux musiciens et compositeurs à s’en saisir. Le ponte électro-acousticien français Jean-Claude Risset (également né en 1938) s’y est notamment employé dès la fin des années 1960 -- souvent avec bonheur, quoique dans un langage aujourd’hui fortement daté. Toutefois, il n’est pas avéré à ce jour qu’elles puissent donner lieu à une orientation artistique et expressive : à supposer qu’elle existe, celle-ci reste à explorer.
Un article daté du 24 février 2016 signé par trois chercheurs en éthologie (deux allemandes et un américain) et résumé dans New Scientist, présente un phénomène intéressant : de nombreux grands singes (en particulier les gorilles mâles dominants) ont l’habitude de fredonner pendant leurs repas, particulièrement s’ils mangent une nourriture qu’ils apprécient particulièrement. Chaque individu a son propre style mélodique, et l’âge est également un facteur dans la construction de ces chansons improvisées.
S’il ne s’agit manifestement pas -- contrairement aux chants d’oiseaux ou de grenouilles par exemple -- d’un rituel nuptial, ces chants pourraient tout de même avoir une fonction sociale : signaler aux autres membres du groupe que l’on est en train de manger et que l’on ne souhaite pas être dérangé.
Il n’y a plus qu’à attendre que, après les chants d’oiseaux et ceux des baleines, un compositeur d’inspiration biomusicale se saisisse de ces chants simiens...
Avant l’Oulipo, avant la Nouvelle Vague, avant le postmodernisme et les «nouveaux» «philosophes», avant l’hégémonie boulézienne, se jouaient déjà dans la France de l’immédiat après-guerre un certain nombre de démarches artistiques expérimentales -- quoiqu’avec sans doute moins de radicalité et de forfanterie. C’est là la génération de Michel Butor en littérature, de Pierre Schaeffer en musique concrète, de Ionesco et Beckett dans le domaine théâtral.
Et, à mi-chemin entre ces domaines, se trouve une personnalité plus discrète et plus inclassable : celle de Jean Tardieu (1903-1995). Fils d’un peintre et d’une harpiste (il pratiqua lui-même la musique), Tardieu fut non seulement un poète extrêmement sous-estimé, et un dramaturge essentiel (qui ne se réduit pas aux expériences les plus anecdotiques pour lesquelles il reste connu), mais il occupa aussi des fonctions de direction à la radio-télévision française où son influence s’avéra déterminante.
Comme le fait remarquer l’universitaire Jean-Pierre Longre dans un intéressant article, la musique constitue chez Tardieu une composante constante de son discours tant poétique que théâtral (on pourra également se reporter à ce mémoire plus développé et plus récent d’une étudiante grecque). Il peut s’agir de poésie de la langue (jeu sur les allitérations et les phonèmes mais aussi sur la scansion, comme dans Rythme à trois temps), de méta-discours sur la musique (La Sonate et les trois messieurs : comment parler musiuqe) voire d’allusions plus générales comme l’illustre le titre de ses recueils Théâtre de chambre ou Poèmes à jouer.
Une expérience marquante -- tout au moins dans son concept plus que dans sa réalisation, quelque peu naïve -- est à découvrir dans Conversation-Sinfonietta, pièce brève écrite comme une partition d’ensemble vocal, dont on peut trouver quelques enregistrements en ligne et dont le texte est également disponible -- en toute illégalité mais pour notre plus grand bonheur. En voici un extrait :
LE SPEAKER
Voici d'abord l'Allegro ma non troppo.Le Speaker va s'asseoir sur une chaise dans le studio.
BASSE 1
Bonjour Madame !
CONTRALTO 2
Bonjour Monsieur !
BASSE 2
Bonjour Madame !
BASSE 1 et BASSE 2, ensemble, crescendo.
Bonjour Madame !
CONTRALTO 1 et CONTRALTO 2, ensemble, forte.
Bonjour Monsieur !BASSE 1 et BASSE 2 et CONTRALTO 1 et CONTRALTO 2 continuent à se donner la réplique en sourdine, sur un ton égal, monotone, très martelé : « Bonjour Madame », « Bonjour Monsieur », pendant que le Ténor et la Soprano, qui se sont levés, échangent leurs répliques, très en dehors et avec un phrasé émouvant.
Dès la fin des années 1940, Jean Tardieu fait connaître un jeune auteur en lui commandant des saynètes et pièces pour la radio française : ainsi Roland Dubillard (1923-2011) se fait-il connaître du grand public. Auteur polygraphe lui aussi (poésie, théâtre, nouvelles et romans), il joue fréquemment avec des notions musicales, quoique de manière plus irrévérencieuse, sinon ouvertement burlesque. Dès 1952 (toujours sur une commande de Tardieu), il présente Si Camille me voyait, une «opérette sans musique».
Dans les sketches radiophoniques pour lesquels il reste connu aujourd’hui (bien plus que Tardieu d’ailleurs), réunis postérieurement sous l’intitulé des Diablogues, l’élément musical est omniprésent : BB ou musicologie, Musique de placard, Leçon de piano. Dans plusieurs de ces scènes, le discours se fait même musical (en chantant des notes, en enchaînant des onomatopées bruitistes) ; dans d’autres, le monde de la musique sert plus simplement de terrain de jeu à une caricature d’érudition qui se transforme vite en jeu de massacre. Voici par exemple la mémorable introduction de Le Concert :
La Symphonie Levrette, de Sigmund Freud, qui vous sera donnée ce soir dans le cadre du Festival d’Arcachon-Limoges, sera exécutée par les huîtres de l’Orchestre Psychanalytique du But en Blanc, sous la direction de Jacques Lacan, avec le concours du quatuor à pétrole des usines Renault et des solistes du Purgatoire national.