Il est des instruments qui n’existent que dans l’esprit, le temps d’un rêve ou d’un récit. Bien souvent, ces instruments sont eux-même une porte d’entrée symbolique donnant à imaginer un niveau supplémentaire d’abstraction et d’irréel : la sensation sonore et musicale naissant de leur propre musique (ainsi que l’émerveillement visuel que procure leur aspect et le geste instrumental qui leur est propre).
Prétendre établir une liste complète (ou même simplement satisfaisante) de tels instruments ne pourrait évidemment être que pure chimère ; Wikipédia nous fournit heureusement un point d’entrée commode avec cette liste d’instruments mythologiques qui voit se côtoyer les légendes hindoues (la conche Shankha et Panchajanya), nordiques (la harpe de Bragi et celle de Väinämöinen), grecques (la lyre d’Orphée, la flûte de Pan et de Syrinx) et judéo-chrétiennes (les sept trompettes) ; s’y ajoutent des légendes plus récentes telles que le cor de Roland, la flûte du joueur d’Hamelin ou le tambour de Francis Drake.
S’il est un genre contemporain qui a incontestablement pris le relais en terme de production de civilisations fictives (et des pratiques musicales afférentes), c’est certainement la science-fiction ; nous avions ainsi pu effectuer un alléchant survol du monde musical de Star Trek, dont la richesse reste sans comparaison avec d’autres œuvres qui se résument souvent à un seul instrument (le baliset de Dune, le visi-sonor de la trilogie Foundation et son lointain cousin le holophonor de Futurama) — pour taire pudiquement l’embarrassante étisie de l’autre franchise à succès et sa cantina.
S’il ne fallait retenir qu’un exemple d’instrument inspiré par la science-fiction, pourtant, ce n’est pas à une œuvre narrative qu’on le doit : le zeusaphone, ou «arc chantant», consiste à produire des hauteurs prédéterminées au moyen de bobines Tesla. Le résultat, qui ravit tous les amateurs de festivals depuis maintenant dix ans, est spectaculaire.
À ces mondes futuristes, ceux du merveilleux (fantasy) n’ont pas grand chose à envier. Si la Terre du Milieu de J.R.R. Tolkien (1892-1973) semble se satisfaire principalement d’instruments dérivés des nôtres (harpe elfique, etc.), la série plus récente Redwall de Brian Jacques (1939-2011) inclut plusieurs instruments propres à chaque espèce animale mise en scène (notamment la harpe «harolina», dont une réalisation a été proposée par une luthière américaine). À l’aurore du genre, il faut également mentionner une nouvelle du baron de Dunsany, Bethmoora (1910), dans laquelle la couleur locale s’enrichit de tout un instrumentarium, quoiqu’indéfini — nous traduisons :
C’était un jour radieux, et les habitants de la ville dansaient près des vignobles, cependant qu’ici et là quelqu’un jouait du kalipac. Les arbustes violets étaient tous en fleurs, et la neige brillait sur les collines de Hap.
Au-delà du portail de cuivre, l’on pressait le raisin dans des cuves pour faire le syrabub. Ce millésime serait fameux.
Dans les jardinets juste avant le désert, des hommes battaient le tambang et le tittibuk, et soufflaient mélodieusement dans leur zootibar.
Si l’invention d’instruments est appréciée pour son pouvoir dépaysant et puissamment évocateur, elle peut pourtant prendre, à l’occasion, une tournure plus noire et satirique. Ainsi le savant et inventeur allemand Athanasius Kircher décrit-il dès 1650 un «clavier à chats» peu engageant (nous traduisons) :
Un ingénieux musicien, pour soulager son Prince de la profonde tristesse où le plongeait sa charge, construisit l’instrument suivant. Il captura des chats vivants de tailles différentes, et construisit pour eux des cages alignées de façon à ce que lorsqu’il appuierait sur les touches d’un clavier, une baguette acérée leur perfore la queue. Il disposa les chats selon la tessiture de leur voix, pour qu’à chaque touche du clavier corresponde un chat ; les harmonies de cet instrument résultaient de leurs cris, tantôt de douleur, tantôt de colère. Par les accords ainsi obtenus, qui ne pouvaient manquer de faire rire, le prince fut guéri de sa tristesse.
Cette invention est à rapprocher, quatre siècles plus tard, de l’humour noir de certains comiques britanniques : l’«orgue à souris» des Monty Python, et l’instrument de supplice des Aventures du Baron Munchausen.
Au milieu du vingtième siècle, la littérature francophone donne naissance à quelques instruments fictifs qui marqueront durablement l’imaginaire collectif. Nous évoquions ainsi l’écrivain et homme de théâtre Roland Dubillard (1923-1911), dont le «quatuor à pétrole» ne semble pourtant pas avoir inspiré de luthiers ni de musiciens (même si un concours fut ouvert sur ce thème dans les années 2000).
À la même époque (c’est-à-dire dans les années 1960), l’auteur et dessinateur belge André Franquin dote son personnage fétiche Gaston Lagaffe de toutes sortes d’inventions, dont les nuisances sonores construisent un monde à part entière. Ses instruments de musique se déploient dans plusieurs directions : guitares (discordantes, amplifiées), cuivres (parfois branchés sur l’échappement d’un moteur, ce qui n’aurait peut-être pas déplu à Dubillard). Et, surtout, le «gaffophone» qui suscite dès sa première apparition en 1967 un intérêt des lecteurs de tous âges : dès l’année suivante, le Journal de Spirou organise un concours «Fabriquez un gaffophone», proposant à ses lecteurs de réaliser des versions en grandeur réelle du mastodonte sonore. Quelques documents en témoignent, notamment un film en super 8. D’autres réalisations seront proposées dans les décennies suivantes, comme le montre un reportage suisse en 2001.
Aucun commentateur ne manque de souligner que le gaffophone s’inspire d’un instrument traditionnel africain que Franquin avait pu voir au musée colonial de Tervuren. C’est omettre l’aspect volontairement difforme, disproportionné, protubérant, qui en constitue la raison d’être profonde : tout droit sorti d’une préhistoire fantasmée (tel un «voyageur du Mésozoïque», ou le Marsupilami dans la forêt vierge de Palombie), le gaffophone est ontologiquement l’expression du rejet total et puissant (quoique non-violent) de la civilisation, de la société bureaucrate et militariste. Il est le prolongement idéal de Gaston Lagaffe en tant que symbole (joyeusement destructeur) d’une liberté rousseauiste, enfantine, jouissive et primale.
Ce qui nous amène à un autre instrument imaginaire, peut-être plus mémorable encore : le «pianocktail» proposé par Boris Vian dès le début de l’Écume des jours (1947) :
– Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer.
– Il marche ? demanda Chick.
– Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu, à partir de la Black and Tan Fantasy, un mélange vraiment ahurissant.
– Quel est ton principe ? demanda Chick.
– À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde la quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée – ce qui donnerait un cocktail trop abondant – mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la réduisant, par exemple, au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral.
– C’est compliqué, dit Chick.
Là encore, quelques bricoleurs aventureux ont entrepris de proposer des réalisations concrètes du pianocktail. Les artistes suisses Nicolas et Géraldine Schenkel en emploient un depuis 2005 ; en 2007-2008, ils furent suivis par deux compagnies : Lutherie Urbaine à Bagnolet, et La Rumeur à Marseille ; cette dernière incarnation eut même l’honneur de passer à la télévision en 2011 (le présentateur semblant malheureusement incapable de prononcer son nom autrement que comme «piano-cocktail»).
Est-il, pour autant, si souhaitable que cela de prétendre fabriquer un «authentique» pianocktail ? Les écrits de Vian nous parviennent d’une époque où le jazz était une vraie contre-culture, au pouvoir subversif intact ; et son insistance sur les spiritueux (qui n’est pas sans rappeler, deux décennies plus tard, les pages que consacrera Queneau à l’absinthe) est à lire dans la droite ligne des hydropathes puis des décadents de la fin du XIXe siècle — l’on peut ainsi penser à l’«orgue à bouche» de Des Esseintes :
Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait des symphonies intérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier, des sensations analogues à celles que la musique verse à l’oreille.
À l’aspect que l’on pourrait qualifier d’anti-bourgeois, s’ajoute une dimension fantaisiste et poétique qui tend vers, sinon l’abstraction, du moins une forme de magie (à bien des points de vue, L’Écume des jours fait d’ailleurs signe vers le merveilleux). La critique que l’on aurait pu faire aux fabriquants de gaffophone, opère donc tout aussi bien dans le cas du pianocktail : amener cet objet imaginaire, littéraire, onirique, dans la sphère des objets matérialisés, tangibles et télégéniques, n’est-ce pas précisément lui ôter la plus essentielle de ses qualités ?
Si la transposition d’objets littéraires à l’écran semble vouée à décevoir, la conception d’instruments purement visuels peut pourtant faire preuve d’inventivité et de fantaisie : il suffit pour s’en convaincre de comparer le docte pianocktail-télévisuel bien sage cité précédemment, avec cet épisode de l’émission pour enfants The Banana Splits diffusé aux États-Unis en 1969, et qui présente un instrument dénommé… le Calliopasaxaviatrumparimbaclaribasotrombaphon.
(Du côté francophone, les programmes télévisés pour enfants ont également fait intervenir des trouvailles musicales et sonores. Notre contributeur Gilles Esposito-Farèse attire ainsi notre attention sur les Shadoks, qui doivent en partie leur existence au soutien du compositeur et producteur Pierre Schaeffer : on pourrait aussi mentionner Pingu et beaucoup d’autres, mais ces programmes ne semblent pas mettre en scène d’instruments inventés et nommés en tant que tels. Dans la plupart de ces cas, l’on en reste au trope classique qui consiste à transformer n’importe quel objet en instrument de musique.)
Toujours en matière télévisuelle, sans doute n’est-il pas inopportun de rappeler à ce stade que le mot «bazooka» désigna à l’origine un instrument de musique fantaisiste inventé par l’humoriste Robin Burns (1890-1956), avant de se voir attribuer un sens plus sinistre.
La télévision, enfin, a grandement contribué à populariser une mode d’instruments imaginaires qui serait probablement restée sans cela au stade de simple blague ou de mystification : les «air instruments», dont on ne joue qu’en les mimant.
Non qu’il n’y ait aucune place dans cette énumération pour les bricoleurs et inventeurs, qui conçoivent des instruments souvent frappants et idiosyncrasiques, voire à usage unique. Les arts du spectacles (et tout particulièrement les arts de la rue) du monde francophone semble particulièrement inspirés en la matière : nous avons déjà évoqué les compagnies Lutherie urbaine et La Rumeur, auxquelles l’on pourrait ajouter Royal de luxe et sa catapulte à pianos, Max Vandervorst et sa Pataphonie, Michel Risse et ses décors sonores, ainsi que des sites tels que Insolutherie, ou encore le très complet Chercheurs de sons.
La comparaison de cet inventaire avec des ressources anglophones n’est peut-être pas inintéressante. Outre quelques «listicles» intéressants ou amusants, tels que celui-ci ou celui-là, l’on trouve des sites tels que Odd Music, qui fêtera bientôt ses vingt ans d’existence, ou encore le Museum of Imaginary Musical Instruments. Au-delà de leurs différences (du reste frappantes), ces sites donnent à entendre, à lire, mais surtout à voir, toutes sortes d’instruments inattendus, en mettant volontiers l’accent sur des galeries d’images. L’instrument, particulièrement dans sa dimension visuelle, prend le pas sur les gens qui le fabriquent ou qui en jouent, la dimension scénique — quand elle existe — n’étant mentionnée que de façon accessoire.
L’inventivité organologique dans le spectacle vivant semble donc bien rester une spécialité francophone. Certains membres de l’Oumupo y ont d’ailleurs contribué à leur façon, qu’il s’agisse de Martin Granger avec sa Symphonie électro-ménagère ou de Mike Solomon avec… euh… ceci par exemple ?