Le plus célèbre exemple de contrefaçon musicale est sans doute l’Adagio en sol mineur dit «d’Albinoni», dont on sait qu’il n’est en réalité pas dû au maître vénitien baroque (1671-1751) mais, bien plus récemment, au chercheur et critique Remo Giazotto (1910-1998), lequel avait au départ déclaré n’en être que l’humble éditeur/transcripteur, avant de s’en attribuer précipitamment la pleine paternité dès qu’il fut question de royalties à collecter. Exista-t-il, toutefois, un authentique fragment ancien à l’origine de cette partition ? C’est l’hypothèse que laissent envisager — sans toutefois la corroborer suffisamment — les travaux d’un étudiant en thèse du nom de Nicola Schneider, qui affirma en 2007 s’être vu transmettre par un ci-devant secrétaire de Giazotto la copie d’une photographie d’une transcription d’un fragment aujourd’hui perdu, se trouvant avant 1945 à la bibliothèque de Dresde. Ce fragment (dont il existe une restitution en ligne) aurait comporté l’ébauche d’un second mouvement pour une sonate en trio, incluant une ligne de basse assez développée et quatre mesures (plus éventuellement deux autres) de mélodie. Face à autant d’intermédiaires et d’imprécisions, impossible de se faire une idée arrêtée (et la page de discussion Wikipédia témoigne de cette incertitude).
De telles mystifications n’étaient pas rares dans la première moitié du vingtième siècle. Un exemple marquant en est le violoniste Fritz Kreisler (1875-1962), qui se fit «découvreur» d’une vingtaine d’œuvres de compositeurs du passé avant d’avouer, à l’âge de soixante ans, qu’il en était l’unique auteur. À la même époque en France, les frères Casadesus (Marius, violoniste, et Henri, altiste), se plaisaient à inventer de fausses œuvres de Händel ou des fils Bach : leur pastiche le plus efficace est sans doute le Concerto pour Adélaïde, prétendûment écrit par Mozart à l’âge de 10 ans avant d’être «retrouvé» en 1933 par Marius Casadesus… lequel s’empressera plus tard, là encore, d’avouer la supercherie afin d’empocher des émoluments. Il faut dire que Mozart semble se prêter particulièrement bien à ces abus ; l’édition en ligne de ses œuvres complètes nous renvoie pas moins de 158 partitions dont l’authenticité ou la paternité sont à considérer avec scepticisme.
Une autre partition pour violon reste d’une origine incertaine : il s’agit de la Chaconne en sol mineur de Vitali (1663-1745), sur laquelle il suffit de poser un regard distrait pour se convaincre qu’elle date au moins de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, mais dont certaines pochettes de disque nous assurent (non sans louer l’audacieuse modernité du compositeur) que le manuscrit est nécessairement antérieur à 1730. (Quel crédit doit-on, pour autant, accorder à l’emballage promotionnel d’un produit discographique ?)
De tels pastiches semblent, rétrospectivement, bien peu crédibles et quasiment aimables dans leur aspect folklorique ; après tout, ne renvoient-ils pas à une époque où il était encore courant de présenter aux foules crédules l’«authentique femme à barbe» et autres «crâne de Voltaire enfant» ? Et pourtant, la question du copyright (qui, nous l’avons vu, s’est posée plus d’une fois) nous rappelle leur réalité bien sonnante et trébuchante.
Dans le cas du violoniste ukrainien Mikhail Goldstein (1917-1989), s’y ajoute une autre dimension, cette fois idéologique. Ce musicien aussi talentueux que courageux (l’on raconte qu’il était venu jouer à Stalingrad sur la ligne de front le soir du 31 décembre 1942, un programme incluant de la musique allemande aussi bien que russe, et qu’au moment où il s’arrêta, les soldats allemands hélèrent les forces soviétiques pour que le cessez-le-feu fût prolongé afin que puisse continuer la musique), était aussi un pasticheur talentueux ; il alla jusqu’à inventer un compositeur ukrainien pré-romantique, Mykola Ovsianiko-Kulikovsky (1768-1846), dont il rédigea et fit jouer en 1949 une «Symphonie n°21» qui rencontra un succès d’autant plus important qu’elle permettait au pouvoir soviétique de s’inventer ainsi un héritage symphonique ne devant plus rien à Haydn ou Beethoven, ni au bloc de l’Ouest. La révélation de son origine véritable fut très mal acceptée par les autorités politiques et culturelles, qui préférèrent tout simplement ignorer le rôle de Goldstein, aidés en cela par l’antisémitisme régnant alors en Ukraine. Sa carrière de compositeur fut interrompue net (même s’il parvint en 1963 à remporter trois prix de composition dans un même concours, sous trois pseudonymes différents), et il parvint à s’installer à l’Ouest quelques années plus tard. Sa page Wikipédia nous indique que sa Symphonie est, encore aujourd’hui, présentée aux musiciens ukrainiens comme une authentique œuvre du dix-neuvième siècle ; cette information non-sourcée est invérifiable, mais un webzine ukrainien indique tout de même que «pour de nombreux musicologues, l’histoire [de cette falsification] demeure douteuse».
Le vénérable pianiste Paul Badura-Skoda, qui fêtera dans quelques mois son quatre-vingt-dixième anniversaire, s’est trouvé être il y a une vingtaine d’années, en compagnie de sa femme Eva (elle-même historienne de la musique), l’infortuné témoin d’une supercherie plus audacieuse encore. Fin 1993, un flûtiste d’apparence respectable leur apporta un recueil de partitions qu’il avait retrouvées chez une vieille femme désirant garder l’anonymat : il s’agissait de six sonates pour pianoforte, inédites, de Joseph Haydn lui-même — autant dire, la plus grande découverte de ce demi-siècle. L’une des pages du recueil était manquante, et ce musicien expliqua avoir lui-même tenté de la reconstituer selon son propre savoir-faire, bien maladroitement d’ailleurs — ce qui montrait bien, pensèrent les Badura-Skoda, qu’il n’était certainement pas l’auteur du reste des pages ; et d’accepter volontiers de lui apporter leur caution, donnant ainsi lieu à une campagne de presse d’envergure… qui dut être démentie en toute hâte quelques semaines plus tard, car il s’agissait évidemment d’une fabrication due au musicien en question, Winfried Michel, faussaire talentueux (et remarquablement malin) qui n’en était pas à son coup d’essai, s’étant auparavant inventé un alter-ego italien baroque sous le nom duquel (Giovanni Paolo Simonetti) il avait publié de nombreuses partitions tout à fait irréprochables. Curieusement, un article qui rend compte de cette affaire, l’accuse d’une infâmie plus grande encore : «il s’avéra que ce monsieur Michel n’était pas un flûtiste, mais un obscur professeur de 45 ans, qui enseignait la flûte à bec dans un lycée». Diantre.
Avec Haydn se pose le même problème que pour Mozart : celui d’un compositeur célébrissime du dix-huitième siècle, époque où les éditeurs n’hésitaient pas à recycler des noms connus pour promouvoir leurs publications, quel qu’en puisse être le contenu (nous avions nous-même décrit le parcours du «jeu de dés» qui fut attribué aussi bien à Mozart qu’à Haydn). Brahms lui-même en fit les frais lorsqu’il rédigea, en 1873 et en toute bonne foi, ses Variations sur un thème de Haydn op.56… alors que le choral en question, si son origine réelle demeure indéterminée, n’a certainement rien à voir avec Haydn. Une mésaventure analogue entoure le Pulcinella de Stravinsky, lequel pensait travailler exclusivement avec des thèmes de Pergolèse alors que nous savons aujourd’hui que le matériau réuni par Diaghilev pour lui était en majorité dû à de nombreux autres compositeurs, encore mal identifiés à ce jour.
On ne prête qu’aux riches ; c’est d’autant plus vrai dans le cas, pour le moins étrange, de Rosemary Brown (1916-2001), humble veuve britannique travaillant comme dame de service dans une école, qui commença dans les années 1960 à «transcrire» des partitions qui, disait-elle, lui étaient dictées par les esprits de compositeurs du passé : Liszt, Chopin, Schubert, Schumann, Brahms, Grieg, mais aussi Bach, Mozart, Beethoven, Rachmaninoff, Debussy, et même Stravinsky (l’année suivant sa mort). De surcroît, chacun avait sa propre manière de lui «dicter» ses partitions (parfois d’ampleur impressionnante) : qui en prenant le contrôle de ses mains sur le clavier, qui en lui chantant les mélodies (dans un anglais parfait). Un témoignage rédigé à sa mort par le compositeur Ian Parrott, rend compte de cette histoire touchante et troublante — pour peu que l’on n’y regarde pas de trop près : ainsi, Brown elle-même semble avoir minimisé l’étendue de ses propres connaissances pianistiques ; quant à l’originalité et la valeur musicale des partitions ainsi produites, la question en reste posée.
Une toute autre ambiguïté entoure le cas Tristan Foison, musicien et escroc français dont la page Wikipédia peine à délimiter les informations vraies et fausses. C’est aux États-Unis que Foison se lance, à la fin des années 1990, dans une carrière prometteuse ; il y arrive, au demeurant, auréolé d’un parcours déjà prestigieux (et manifestement fictif) : il déclare ainsi avoir joué à l’âge de 9 ans en soliste avec l’orchestre de Monaco, posséder deux ondes Martenots (instrument déjà rarissime à l’époque), être titulaire du Prix de Rome (lequel a été supprimé en 1968, quelques années seulement après sa propre naissance) et lauréat de nombreux concours internationaux qui n’ont jamais entendu parler de lui. Mais sa musique est belle et expressive, quoiqu’un peu surranée, et tout se passe bien… jusqu’au jour où, lors d’une création de son Requiem en 1999, un membre du public reconnaît là une autre œuvre : le Requiem d’Alfred Desenclos (1912-1971). Confronté à ce plagiat, Foison affirme tout bonnement qu’il s’agit en fait d’une erreur… dans l’autre sens : son éditeur français aurait mélangé ses propres œuvres avec d’autres noms de compositeurs. Et d’opérer illico, «pour tirer ça au clair», une prudente retraite stratégique en France — d’où l’on est à ce jour sans nouvelles de lui.
Fin de l’histoire ? Pas exactement. Quelques années plus tard, le violoniste Tobias Bröker, qui édite et met à disposition du public un énorme catalogue (non-libre mais gratuit) de 13000 concertos pour violon écrits au vingtième siècle, se penche sur une autre partition de Tristan Foison : son concerto pour violon, antérieur de quelques années, et dont le mouvement lent, avait-il alors déclaré, lui fut inspiré par la mort de sa grand-mère. Bröker est cependant intrigué par une interview du chef d’orchestre ayant créé l’œuvre : «C’est amusant, c’est comme s’il ne l’avait pas écrite pour nous — c’était trop abondant par rapport à notre nombre de répétitions ; de plus il n’accepta de faire aucune modification pour nous accommoder. Nous étions submergés. Je me souviens qu’à la fin, il a même exigé qu’on lui rende la partition.» Et pour cause : Bröker ne tardera pas à découvrir que ladite partition était en fait l’exacte copie de la Symphonie concertante d’un autre compositeur, Raymond Gallois-Montbrun (1918-1994) ! Qu’y a-t-il donc d’authentique chez Foison ? Impossible de le savoir. Il semble qu’il ait été un authentique musicien, sans doute doué, probablement charismatique et pédagogue ; certaines de ses partitions (du moins présentées comme telles) ont laissé un souvenir durable — comment expliquer alors cet enchevêtrement tissé par lui-même ? Malhonnêteté, mythomanie pathologique, naïveté peut-être ; son cas n’est pas le moins énigmatique de tous ceux présentés ici.
Les impostures musicales ont parfois valeur de contre-manifeste esthétique. Le plus exemplaire à ce titre est probablement le compositeur fictif P.D.Q. Bach (1807-1742?), le vingt-et-unième des vingt enfants de J.S. Bach, à qui son créateur américain Peter Schickele a attribué des centaines de créations plus farfelues les unes que les autres, avec autant d’humour que de talent — et une inventivité à faire pâlir d’envie le Collège de ’Pataphysique tout entier. On est ici davantage dans l’absurde et le burlesque gratuit que la satire… mais il n’est pas interdit de lire dans la démarche de Schickele (qui, à plus de 80 ans, continue aujourd’hui à interpréter avec énergie les œuvres de son alter-ego pseudo-baroque) une dénonciation en creux de l’académisme «musicologique».
À la même époque où apparaît ce rejeton oublié de la famille Bach, fait irruption en Angleterre un mystérieux compositeur polonais né en 1939 (pour peu qu’il ait eu le bon goût de bien vouloir exister). Du dénommé Piotr Zak, la BBC diffuse, le 5 juin 1961 (dans le cadre d’une émission tout à fait sérieuse), un Mobile pour percussions et bande magnétique. Cette pièce, qui ne sera pas particulièrement appréciée des critiques mais sans faire scandale non plus, sonne à peu près comme des centaines d’autres œuvres créées à l’époque et dans les décennies suivantes : il s’agit pourtant d’un pur canular, pour lequel ont été enregistrés (s’amusant à taper sur divers objets sans rime ni raison) les musiciens Hans Keller (1919-1985, sur lequel nous serons amenés à revenir dans une future notice) et Susan Bradshaw (1931-2005) — pianiste d’un caractère bien trempé, dont on raconte qu’un jour, lassée d’assister à un concert interminable de musique répétitive, elle y mit un terme en déboulant sur la scène afin d’éjecter sans ménagement le pianiste de son siège. L’affaire Zak est à lire comme une critique d’un certain langage contemporain ; critique d’autant plus explicite que quelques mois plus tard, le musicien britannique Arthur Hutchins (1906-1989) saluera l’exploit de son ancienne élève Bradshaw, en révélant qu’il s’est lui-même amusé par le passé à créer une fausse œuvre d’Hindemith en plaquant les nuances et rythmes d’une sonate de Beethoven sur des notes et accords joués au hasard. Est ici à l’œuvre une idéologie ambigüe, qui n’est pas sans rappeler celle de l’affaire Sokal dans les années 1990 : la critique des milieux contemporains abscons et imbus d’eux-mêmes est parfaitement légitime, mais débouche tout aussi facilement sur des positions anti-intellectualistes réactionnaires et populistes.
Que faire, enfin, de l’Histoire incomplète du Violon funéraire ? Cet ouvrage paru en 2006, sous la plume du compositeur et écrivain britannique Rohan Kriwaczek, établit l’histoire de ce genre méconnu (et pour cause) dont la tradition remonte à la Réforme, et s’essoufle (sous les attaques des catholiques) au cours du dix-neuvième siècle. La corporation des violonistes funéraires, instrumentistes hautement spécialisés à qui il arrivait même de s’affronter en duel lors d’enterrements (le vainqueur étant celui qui parviendrait, par sa musique, à tirer le plus de larmes de l’assistance), existe encore aujourd’hui et s’emploie à défendre ce patrimoine menacé de disparaître : l’ouvrage en question s’accompagne de nombreuses illustrations, gravures et même d’un recueil d’airs funéraires pour violon, dont plusieurs peuvent être achetés sous forme de disque ou écoutés sur la radio NPR ; la guilde des violonistes funéraires possède même un site (hébergé par son président actuel, Kriwaczek, qui a même essayé en vain de l’ajouter sur Wikipédia). Dans cette démarche méta-artistique (où l’on peut voir un écho onirique de Borges), la mystification relève ici plus d’un acte créatif que de l’imposture : Kriwaczek revendique en effet le droit pour un compositeur d’imaginer non seulement une œuvre, mais un genre entier si la fantaisie devait l’en prendre.
Quelqu’attachement l’on puisse avoir pour les partitions et manuscrits en tant qu’objets, la falsification musicale se situe sur un tout autre plan que le faux en peinture : ici c’est le concept même de la partition qui importe davantage que son support matériel (et de fait, plusieurs des faussaires que nous avons évoqués se sont retrouvés démasqués lorsqu’ils s’avérèrent incapables de produire une contrefaçon convaincante du manuscrit ou d’une édition ancienne). Au-delà de son aspect anecdotique, ce tour d’horizon aura toutefois permis d’appréhender la grande diversité, voire la richesse, de ces musiques dont la légende surpasse, ne serait-ce qu’un instant, la vérité historique.
On signale, ce samedi 18 février 2017, la mort du batteur américain Clyde Stubblefield (né en 1943), qui s’était notamment illustré en accompagnant James Brown dans plusieurs chansons qui sont devenues des succès considérables. L’une d’entre elles, Funky Drummer (1970), est notable pour un "solo" de batterie dont a été extrait un échantillon (sample) qui a servi de boucle d’accompagnement à plus d’un millier de chansons ultérieures.
Le site «Who Sampled» établit une liste intéressante des pistes les plus "samplées" à ce jour, dans laquelle figurent en bonne place non seulement Funky Drummer mais aussi d’autres chansons de James Brown (avec d’autres batteurs) : Funky President et Think (About It). Pour autant, elles n’égalent pas la popularité de la piste Amen, Brother, parue en 1969 et dont un sample de six secondes a été utilisé à près de 2500 occasions (répertoriées), comme l’évoque un documentaire fort intéressant datant de 2004.
Se pencher sur ces quelques boucles est, dans un premier temps, absolument fascinant (car l’on se rend soudain compte que de vagues motifs aujourd’hui omniprésents dans notre inconscient, à l’état de clichés aseptisés, ne sont que les maigres bribes de pistes à l’origine conçues et exécutées avec soin et inventivité)… puis très rapidement, assez répugnant (car l’on se rend soudain compte que les maigres bribes de pistes à l’origine conçues et exécutées avec soin et inventivité, ne sont plus aujourd’hui que de vagues motifs omniprésents dans notre inconscient, à l’état de clichés aseptisés).
Le «Amen break», ainsi qu’il est désigné désormais, avait été enregistré par un autre batteur de la même génération, Greg Coleman (1944-2006). Tout comme Stubblefield, il n’a pas bénéficié du succès de son enregistrement car il faisait partie des innombrables cohortes de «session musicians», humble soutiers taillables et corvéables à merci et inéligibles au droit d’auteur ou d’interprète. Stubblefield aussi bien que Coleman seront morts dans la pauvreté et l’anonymat (et même, pour ce dernier, à la rue), cependant que leurs boucles rythmiques, depuis les années 1980, nourrissent copieusement l’imaginaire sonore collectif — et les producteurs de musique de consommation, variété, rap, accompagnements de films et de réclames, dans la plus parfaite ingratitude. (Ce qui serait déjà choquant en soi, si lesdits industriels ne s’engraissaient précisément pas grâce à un régime comiquement intitulé "droit d’auteur".)
Avec Stubblefield disparaît aujourd’hui l’un des derniers témoins d’une époque où les musiques à succès étaient encore fabriquées à la main — et à la baguette.
Quelle est la référence la plus citée par Shakespeare ? Une scène biblique ? Une tragédie antique ? Perdu : c’est une chanson. O Death, Rock Me Asleep, qui apparaît dans pas moins de cinq de ses pièces.
Cette chanson (dont on trouve aisément le texte, une transcription et un enregistrement) est attribuée à Anne de Boleyn (ci-devant reine d’Angleterre et exemple princeps du dicton britannique «qui veut décapiter sa femme, l’accuse de haute trahison»), laquelle l’aurait écrite dans son cachot, à la veille de son exécution (à moins que l’auteur ne soit son frère, qui de toute façon connut le même sort) en 1536. Si l’authenticité de cette circonstance reste indémontrée (mais non improbable), ne peut être déniée l’expressivité poignante de ce lamento sur basse obstinée, qui se développe toute entière sur une formule de trois notes, répétée inlassablement. Le parallèle entre cette écriture claustrale et son contexte historique (l’enfermement du cachot et l’inéluctabilité d’un destin funeste) ne manquera pas de faire frétiller les «musicologues» en verve ; sa justification la plus prosaïque est pourtant la plus raisonnable, à savoir qu’il est plus facile, lorsque l’on s’accompagne soi-même au luth, de se contenter d’une tablature simple et épurée, sur laquelle la voix peut se déployer plus librement, tant en ce qui concerne le sens des paroles que les contours de la mélodie. (Serait ainsi à l’œuvre une logique du même ordre que celle qui conduira, au XXe siècle, les improvisateurs de jazz à ne plus se préoccuper de la succession d’accords en "grille" harmonique, et d’improviser librement sur une boucle minimale, donnant ainsi naissance au jazz dit «modal» ; nous y reviendrons ci-dessous.)
Quelques décennies plus tard, l’écriture en ostinato est utilisée à travers toute l’Europe, des lamentos de Monteverdi à ceux (sur ground) de Purcell en passant par d’innombrables chaconnes et passacailles (auxquelles s’ajoutera, encore plus tard, le célèbre Kanon de Pachelbel). Ce n’est pas, pour autant, à un compositeur particulièrement connu que nous devons l’exemple d’ostinato le plus remarquable : il s’agit de Taquinio Merula (1595-1665), avec sa Canzonetta Spirituale sopra alla nanna (voir la partition et divers enregistrements), publiée vers 1636 et qui est à la fois une berceuse et une pietà. Un siècle précisément après O Death Rock Me Asleep, la basse obstinée sert ici de nouveau à illustrer un texte où se corrèlent le motif de l’endormissement et celui de la mort.
Merula va toutefois encore plus loin dans le dépouillement, puisqu’il propose ici une basse construite sur un ostinato de deux notes seulement. L’étrangeté du langage harmonique, ambigu et jamais résolu, vient de ce que ces deux notes, conjointes, restent confinées autour de la dominante sans regagner la tonique. On peut même y entendre des inflexions modales, au choix archaïsantes ou, au contraire, diablement modernes — il n’est d’ailleurs pas totalement inintéressant de comparer cette berceuse de Merula avec un morceau de jazz, Serenade for the Renegade du pianiste norvégien Esbjörn Svensson (1964-2008), dans lequel chaque "couplet" est sous-tendu par les deux mêmes notes de basse obstinée que chez Merula. (Ces deux notes constituent également le motif saisissant du film Jaws, que nous avions naguère mentionné.)
O Death Rock Me Asleep et Alla nanna sont deux exemples cités (parmi beaucoup d’autres) dans un article fort intéressant de Linda Maria Koldau (de l’université d’Utrecht) publié en 2012 dans le Journal of Seventeenth-Century Music (JSCM), et intitulé The Expressive Use of Ostinato Techniques in Seicento Composition (l’usage expressif de techniques en ostinato dans l’écriture musicale au dix-septième siècle). En voici quelques extraits traduits par nos soins :
[1.2] Les motifs en ostinato, en tant que technique de composition, sont à la fois simples et difficiles. En fournissant un cadre harmonique ou rythmique clair et souvent strict, ils gouvernent l’aspect formel de l’écriture. Leur répétition inlassable impose une structure pré-établie, qui oblige l’auteur à combiner le motif de basse avec d’autres voix, elles, aussi variées que possible. Ces variations peuvent se faire en termes de combinaisons vocales et instrumentales, de changements de métrique, d’emprunts passagers à d’autres tonalités, et de dissonances induites par des décalages entre les parties supérieures et la basse. Naturellement, le motif en ostinato lui-même peut aussi changer et varier au fil de la pièce. Ces procédés, toutefois, ne représentent que l’aspect technique de la composition. Au-delà de cet aspect, l’ostinato sert fréquemment, dans la musique vocale du dix-septième siècle, à mettre en valeur l’expressivité du texte. Il permet de renforcer le caractère (l’affetto, c’est-à-dire le sentiment [NdT]), voire à l’établir pour une pièce ou un passage entier.
[…] Monteverdi amalgame, de façon caractéristique, des procédés techniques et formels avec l’expressivité du texte et son caractère. Ces deux aspects sont, dans toute sa musique, indissociables, qu’il s’agisse d’œuvres dramatiques, de madrigaux ou de musique sacrée. Les ostinatos offrent un angle d’étude intéressant pour examiner cette échange constant, du fait que la technique d’écriture est si visible et semble même primer sur le reste. À cette même époque, dans les années 1630, ces ostinatos deviennent emblématiques d’une certaine écriture musicale, et d’un certain caractère qui détermine la direction prise par une œuvre entière (ou tout au moins dans ses sections construites sur un ostinato). Cet attribut des ostinatos est un point significatif dans le développement de l’*aria* en tant qu’emballage pour exprimer un sentiment, étant donné que beaucoup de motifs en ostinato trouvent leur origine dans la mise en musique de textes poétiques sous forme d’arias assez convenus. Ces motifs brefs et obstinés, une fois confiés à la basse, cristallisent le sentiment devant être exprimé.
Si Koldau soulève ici de nombreuses points judicieux et pertinents d’un point de vue historique, son analyse laisse transparaître un présupposé qui ne correspond pas nécessairement à la réalité du travail d’écriture. Le "défi" (both a simplification and a challenge) que représente selon elle l’écriture d’une partition faisant intervenir un ostinato, consisterait pour le compositeur à compenser de toutes ses forces l’invariance du matériau de base, par une accumulation de voix aussi variées que possible (as much variety in the other parts as possible) : comme si l’ostinato était un carcan dont il faut s’évertuer à se libérer et s’éloigner. C’est pourtant omettre que, en musique, la répétition fait sens par elle-même ; l’ostinato n’est ni un carcan ni un emballage (a vehicle for the expression), mais constitue lui-même un geste expressif essentiel, comme l’ont parfaitement compris les «minimalistes» du XXe siècle, mais également les compositeurs baroques longtemps avant eux. Un point que n’évoque pas non plus Koldau, est l’importance de l’ostinato en tant que geste essentiellement rythmique : il ne dicte pas seulement le chiffre de mesure et l’organisation des durées, mais imprime lui-même un geste et une scansion.
Koldau a donc tout à fait raison de souligner que la répétition est un procédé évident voire simpliste, et de remarquer que les morceaux auxquels ce procédé donne naissance acquièrent pourtant une expressivité musicale et même un poids dramatique indéniable — mais il n’y a là nul paradoxe, et cette expressivité n’est pas due seulement aux voix de dessus et aux éventuels décalages ou frottements qu’elles occasionnent avec la basse. D’ailleurs, dire que ces voix sont elles-mêmes "aussi variées que possible" nous semble, dans le cas de l’ostinato, souvent abusif : l’on peut constater en lisant et en jouant ce répertoire qu’au contraire, ces voix présentent très souvent elles-mêmes un aspect cyclique et une grande économie de moyens. (Le commentaire de Koldau s’appliquerait plutôt à des partitions plus récentes : les chaconnes et folias virtuoses du XVIIIe siècle, ou même au siècle suivant, par exemple la Berceuse op. 57 de Chopin.)
Un compositeur qui fait le choix de ne suivre qu’un cheminement harmonique très restreint (et s’interdit donc beaucoup des étapes habituellement à sa disposition), attire l’attention sur sa ligne de basse qui n’aurait été, en temps normal, qu’une simple formalité purement utilitaire. Ainsi dans la berceuse de Merula, ce n’est pas la basse qui accompagne la mélodie, mais l’inverse : la ligne de chant met en valeur les deux accords de l’ostinato, et n’est d’ailleurs nécessaire que parce qu’elle donne à entendre le texte.
La tension entre liberté et contrainte, entre expressivité et rigueur, entre arbitraire et déterminisme, n’est pas une problématique nouvelle pour quiconque écrit et joue de la musique. Aussi ne serait-il finalement peut-être pas si anachronique que cela de proposer de ces partitions une lecture… «oumupienne».
Signalée par l’indispensable Robert Rapilly («Bob Rap») sur la Liste Oulipo, cette initiative originale propose de recréer les Exercices de style de Raymond Queneau (dans une version légèrement actualisée) en les confiant à… des rappeurs.
Métro bondé. Ligne 12. Le narrateur remarque un personnage A, grand, mince avec une grosse pomme d’Adam qui porte un bob Ricard sur la tête. A engueule son voisin B qui selon lui, en profite pour lui marcher sur les pieds à chaque fois que le métro bouge. Dès qu’une place assise se libère, il file s’asseoir. Deux heures plus tard, devant la gare Saint-Lazare, le narrateur recroise le même personnage A, en vive discussion avec un ami renoi C. C conseille à A de mettre du fromage sur ses frites.
À l’origine de ce projet sympathique, le rappeur Big Daddy SLyM et l’émission Double Neuf, diffusée sur la radio associative marseillaise BAM, en partenariat avec la MJC de Fresnes.
L’importance de Georges Perec, non seulement pour l’Oulipo mais pour la littérature francophone toute entière, n’est plus à démontrer. L’on connaît moins, en revanche, son lien avec l’expérimentation sonore et musicale, qui constitua pourtant une part essentielle (et pourtant largement oubliée par le public français) de son activité. Quelques livres et articles (notamment une contribution de l’universitaire Hans Hartje à un site web aujourd’hui disparu, mais que nous avons pris soin d’archiver), ainsi qu’un inventaire très complet sur Wikipédia en espagnol, permettent cependant d’en reconstituer les traces.
Dès 1966, l’écrivain allemand Eugen Helmlé (1927-2000, lui-même membre du collège de ’Pataphysique et traducteur notamment de Queneau), prend contact avec Perec (donnant naissance à une estime et une amitié mutuelles). Il parvient à faire diffuser par la station SR des adaptations en langue allemande d’écrits de Perec : Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? en 1967, et Un homme qui dort l’année suivante. Son geste le plus décisif, cependant, est qu’il parvient également à convaincre le producteur Johann-Maria Kamps (officiant d’abord sur SR puis sur WDR) de commander à Perec une création radiophonique.
Le Hörspiel est pour le jeune écrivain (alors tout juste trentenaire) un format créatif peu familier, mais dont l’importance en Allemagne de l’Ouest s’explique notamment par l’affaiblissement de l’industrie cinématographique et audiovisuelle sous l’occupation Alliée, et qui séduit beaucoup d’auteurs francophones novateurs (Beckett, Butor, Sarraute,…). Perec commence à être reconnu depuis la parution de son roman Les Choses (1965) ; il vient d’être coopté à l’Oulipo, et déborde de projets (parmi ceux-ci, un automate de «Production Automatique de Littérature Française», qui contribue d’ailleurs à le faire apprécier des Oulipiens). Cette commande, qu’il accepte avec empressement nonobstant son rapport ambivalent avec la culture allemande (du fait notamment de l’extermination de sa famille maternelle par les nazis), lui apporte non seulement un début de reconnaissance à l’étranger – et un apport financier conséquent – mais aussi une méthodologie et une orientation décisives pour la suite de son œuvre :
L’art du Hörspiel est pratiquement inconnu en France. Je le découvris au moment où s’imposa pour moi le besoin de nouvelles techniques et de nouveaux cadres d’écriture. Très vite je m’aperçus qu’une partie de mes préoccupations formelles, de mes interrogations sur la valeur, le pouvoir, les fonctions de l’écriture pouvaient y trouver des réponses, des solutions que je ne parvenais pas encore à trouver dans le cadre de mes recherches purement romanesques. L’espace privilégié du *Hörspiel* – l’échange des voix, le temps mesuré, le déroulement logique d’une situation élémentaire, la réalité de cette relation fragile et vitale que le langage peut entretenir avec la parole – sont ainsi devenus pour moi des axes primordiaux de mon travail d’écrivain.
Le premier projet qu’il propose alors, de façon quelque peu impulsive, s’intitule Der Teufel in der Bibliothek (Le diable dans la bibliothèque, 36 min.), critique acerbe de… la radio française, à commencer par la station France Culture. D’inspiration burlesque et satirique, ce texte lui sera refusé et ne sera enfin produit que plusieurs années après sa mort (en 1991 en Allemagne, et en 1992 en France). Ce projet dans lequel Helmlé est d’ailleurs l’un des personnages (sous son propre nom) montre néanmoins la confiance et la proximité de Perec avec ce traducteur-collaborateur : de fait, ils rédigeront ensemble toutes les créations à venir en langue allemande, Perec n’hésitant pas à noter lui-même en allemand quelques passages de ses brouillons.
La première œuvre radiophonique que Perec et Helmlé parviennent à faire créer, sera aussi la plus mémorable outre-Rhin : constamment rediffusée (et copiée sur YouTube), elle contribuera à montrer que la démarche expérimentale n’est pas nécessairement incompatible avec le succès populaire. Die Maschine (La Machine, 1968, 47 min.) ne met en scène aucun personnage, mais seulement diverses instances logiques dont la combinaison constitue un ordinateur futuriste (pour ne pas dire dystopien), qui prend peu à peu conscience de sa propre existence. Or ce programme informatique est chargé de réécrire (non sans lui faire subir toutes les transformations et recombinaisons de l’arsenal oulipien) une berceuse de Goethe qui est l’un des trésors les plus révérés du patrimoine littéraire allemand – et dont le texte célèbre, en des termes délicats… les vertus du silence. Dans cette œuvre provocante (qui précède d’ailleurs Mai 68 de quelques mois à peine), l’iconoclasme se teinte d’humour, mais aussi d’une réflexion plus profonde sur le statut de la poésie à l’âge de l’automatisation. La modernité est ici non seulement une thématique explicite – l’on a même pu parler de science-fiction – mais les techniques mêmes mises en œuvre dans cette production sont, en termes de montage, de traitement du son et de synthèse vocale, à la pointe de ce que permet la technologie de l’époque.
Quelques mois plus tard est diffusé un nouveau Hörspiel de Perec, là encore traduit par Helmlé : Wucherungen (mot pouvant signifier "grossissements", "inflations" mais aussi "tumeurs", 1969, 44 min.), là encore, ne donne à entendre aucun personnage mais se contente d’établir la description systématique d’un logigramme pioché par Perec dans le magazine Bull Informations (auquel contribuera par ailleurs le compositeur Pierre Barbaud, membre putatif d’un Oumupo embryonnaire), et retravaillé avec l’aide du chercheur et informaticien Bernard Jaulin (1934-2010), mais aussi semble-t-il de Raymond Queneau. Initialement écrit à une seule voix et sans ponctuation ni retours à la ligne, le texte se voit orchestré pour la radio en plusieurs voix-instances, suivant une logique similaire à celle de la Maschine.
Il n’est évidemment pas anodin que ce texte soit initialement créé dans la langue de Kafka ; ce qui n’empêchera pas, dès l’année suivante, le metteur en scène Marcel Cuvelier (spécialiste notamment de Ionesco) de le porter à la scène, en France cette fois : ainsi prend alors forme cette pièce de théâtre essentielle qu’est pour nous L’Augmentation. Ladite pièce rencontrant un succès indéniable, Perec fera peu à peu son entrée dans les médias français (nous y reviendrons ci-dessous).
À cette même époque, il se retrouve également conduit à un autre projet radiophonique, francophone cette fois, passé beaucoup plus inaperçu, et de nature bien différente puisqu’il s’agit d’un feuilleton (diffusé quotidiennement par la station Radio-Abidjan en Côte d’Ivoire), de nature purement narrative plutôt qu’expérimentale ou musicale, et pour lequel Perec invente pas moins de 165 épisodes des Extraordinaires Aventures de Monsieur Eveready, sises dans une contrée lointaine du nom… d’Oulipia.
Pour revenir à l’Allemagne : Kafka, précisément, est au centre d’un autre projet que Perec a promis à ses commanditaires. Intitulé Wie ein Hund (les derniers mots du Procès), il s’agit d’un dispositif d’énonciation à plusieurs voix (mais combien ? Perec semble se décider pour «sept voix, sept œuvres, sept séries d’animaux») visant à recomposer, selon une structure en renga, l’écriture même de Kafka (et incluant éventuellement des références à Klee et à Schumann). Ce projet, toutefois, n’avance pas, ce qui conduit l’écrivain à explorer d’autres pistes en guise de remplacement.
La recherche sur le langage, le son, la voix et la structure, est déjà un travail musical en soi (de fait, nombre de compositeurs de la même époque, tels Mauricio Kagel, s’essayent avec joie à l’exercice du Hörspiel). Aussi Perec s’adjoint-il, à partir de 1969, l’aide du compositeur Philippe Drogoz, qui restera son collaborateur attitré en matière musicale.
De cette influence résultera enfin, en décembre 1970, Tagstimmen (Voix de jour), véritable partition de musique concrète inventoriant et agrégeant des formes de discours (du balbutiement de bébé au sermon religieux en passant par des slogans et cris divers) considérées sous leur aspect phonétique et sonore. Soutenue en haut lieu (le directeur des programmes Werner Klippert ira jusqu’à en offrir le disque à tous les employés de la station), la pièce échouera pourtant à décrocher le Prix Italia, dont le jury n’accepte pas qu’un auteur présente une œuvre entièrement tributaire d’une langue qui n’est pas la sienne.
Faute de Kafka, Perec élabore dès le printemps 1971 (la rédaction n’aura lieu qu’à l’automne) une pièce conceptuelle intitulée Der Mechanismus des Nervensystems im Kopf (Fonctionnement du système nerveux dans la tête, 1972), lecture chorale à trois voix, trois monologues intérieurs coexistant en un même personnage et qui représentent chacun un niveau de représentation/conceptualisation différent – la discrimination des voix étant censément facilitée par le mixage stéréophonique (voire binaural, technique alors en plein développement). À l’été 1971, il rédigera aussi un texte (crypto-)théâtral intitulé La Poche Parmentier, qui ne sera joué qu’en France mais dont Helmlé tirera après sa mort une adaptation radiophonique en allemand (Der Kartoffelkessel, 1987).
Forts de leur relatif succès, et des moyens quasi illimités qui leur sont désormais accordés, Perec et Drogoz sont en quête d’un projet bien plus ambitieux. Conzertstück für Sprecher und Orchester (Koncerto [sic] pour récitant et orchestre, 1974) se présente comme le cheminement d’un protagoniste-témoin à travers les fragments de musique auxquels l’expose une journée ordinaire (reprenant ainsi la structure de Tagstimmen). Se succèdent ainsi dix-sept variations instrumentales (nécessitant une quinzaine d’instrumentistes solistes, auxquels s’adjoignent des instruments synthétiques et des objets concrets, parmi lesquels une machine à écrire – évoquant involontairement Satie et Cocteau), le tout organisé selon une structure improbablement complexe, impliquant un code-couleurs et une langue "polyphonésienne" inventée (faite de mots de quatre lettres), en un labyrinthe de contraintes multiples qui n’est pas sans préfigurer La Vie mode d’emploi : de fait, Perec commence dès cette œuvre à employer le double carré magique d’ordre 10 qu’il emploiera quelques années plus tard pour son «romans» au pluriel.
Cette œuvre démesurée et hors de prix fera l’objet d’âpres et houleuses négociations entre les différents services de la radio (d’autant plus lorsque les auteurs décident soudainement d’ajouter un chœur et orchestre, ou encore spécifient que la machine à écrire doit être impérativement du même modèle que celle de Perec) ; elle ne sera jouée qu’une seule fois en juillet 1974, et il ne semble pas qu’aucun enregistrement en ait subsisté. À quoi attribuer ce flop magistral ? Les biographes de Perec restent perplexes : pour David Bellos, «désacraliser Goethe, passe encore, mais s’en prendre à la musique elle-même est bien plus sacrilège – surtout en Allemagne» ; Ariane Steiner (qui est elle-même allemande) estime quant à elle que «le degré moindre d’originalité, la longueur ou l’inadéquation de l’œuvre au support radiophonique» fournissent une explication plus vraisemblable.
Cependant, parvenu à ce stade, les médias français reconnaissent déjà suffisamment Georges Perec pour lui accorder une place véritable. Outre L’Augmentation et La Poche Parmentier déjà citées, il fait jouer un «opéra miniature» intitulé Diminuendo au festival d’Avignon de 1972 (mis en musique exceptionnellement par Bruno Gillet), et l’année suivante, au même endroit, un Petit abécédaire illustré, de nouveau avec Drogoz. Ces créations seront toutes deux retransmises par l’O.R.T.F. – tout comme l’aurait été, sans nul doute, l’opéra sur cinq notes, intitulé L’Art effaré, qu’il commença à envisager avec Drogoz dès les années 1970, et dont il rédigea quelques scènes.
Il faut y ajouter plusieurs numéros de l’Atelier de Création Radiophonique diffusé sur France Culture, atelier pour lequel Perec se livre à diverses expériences, au demeurant nettement moins flamboyantes que ses créations germaniques (comme on l’a vu, le format du Hörspiel ne s’exporte point). Ainsi dans le numéro 101 du 5 mars 1972 intitulé Audioperec, l’Oulipien se voit laisser carte blanche pendant près de trois heures, et y présente notamment une pièce de musique vocale semi-improvisée pour laquelle il a établi avec son compère Drogoz une amusante partition graphique : Souvenir d’un voyage à Thouars. En 1974, l’Atelier diffuse sous l’intitulé 186.260.374.010, la bande sonore du film Un Homme qui dort. Quelques années plus tard, une autre performance de longue haleine le conduira à passer six heures devant un micro dans une fourgonnette en stationnement, pour établir une Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 (à rapprocher évidemment de sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien dressée par écrit quelques années plus tôt), diffusée dans le numéro 381 de l’Atelier de Création Radiophonique en 1979.
L’œuvre de Georges Perec demande donc, pour être appréhendée dans sa globalité, de ne se limiter ni à ses travaux écrits, ni même à la langue française. Et pourtant : tout autant que sa curiosité jamais démentie et son imagination débordante, ce qui frappe est la cohérence de sa démarche, dans laquelle thèmes, procédés et obsessions se font écho au-delà même du support utilisé.
Tom Johnson nous signale cette expérience musicale réalisée en 2015 par des étudiants anglais, dont l’enregistrement est accessible via cette page.
De Tom Johnson, l’on connaît le Catalogue d’accords (Chord Catalogue) imaginé en 1985-1986, qui explore méthodiquement toutes les combinaisons de notes possibles à l’intérieur d’une octave, et qui a toujours été joué au piano même si rien ne l’exige (encore que peu d’instruments permettent un tel acharnement polyphonique).
Ce qu’ont imaginé David Pocknee Ana Smaragda Lemnaru et Leo Svirsky de l’université de Huddersfield (Royaume-Uni), consiste à s’emparer du catalogue d’accords (qu’ils décrivent, fort justement, comme une attaque de force brute sur le système harmonique occidental), à le faire jouer (sur un vrai piano) par un robot,… et surtout, à le prolonger pour y inclure la totalité des accords possibles sur un clavier de 88 touches.
Le nombre de combinaisons est assez facile à calculer, il s’agit de 2 puissance 88, moins les 88 accords d’une seule note et l’unique accord de zéro notes. Soit :
309485009821345068724780967 accords possibles.
Et de noter, l’air de rien, que l’interprétation de ce catalogue complet, même à un rythme de triple-croches, demanderait environ 73602789626461441382 ans, en d’autres termes que même l’âge total de notre univers serait loin d’y suffire.
Dont acte.
Cartographier le paysage des innombrables ou-x-pos ces cinquante dernières années, est une mission difficile tant ces collectifs ont eu tendance à n’exister que de façon informelle (voire, à se résumer à une seule personne). À partir des années 1990, la tâche se simplifie quelque peu grâce à l’avènement du Web (support toutefois plus fugace qu’on ne l’imagine) -- nous avions ainsi évoqué la difficulté à retrouver des traces de l’OuRapo et de l’OuSoPo ; cela est également vrai d’ouvroirs nettement plus établis puisque l’Oubapo, par exemple, en plus de deux décennies d’existence, n’a toujours pas de site web.
L’Ouchanpo (ou plus exactement LES ouchanpos), Ouvroir de Chanson Potentielle, fait partie de ces idées tellement évidentes qu’elles ont été explorées par plusieurs personnes et dans des directions différentes. S’il est manifeste que la chanson a fait partie de longue date des terrains de jeux ou-x-piens (Raymond Queneau, Paul Braffort et beaucoup d’autres s’y sont essayé), elle semble le plus souvent avoir été amalgamée avec l’Oumupo, dans ses itérations diverses : ce qui a conduit dans les années 2000, un label de variété à intituler une de ses collections «Oumupo», alors qu’il s’agit purement de chanson et non d’expériences musicales. Aujourd’hui encore, l’Oumupo actuel compte parmi ses membres deux spécialistes de la chanson : Martin Granger et Moreno Andreatta.
Ce n’est que vers la fin des années 1990 que l’on trouve quelques traces d’un Ouchanpo formalisé en tant que tel. Comme l’explique le chanteur Emmanuel Dufay dans une brochure :
Amoureux de la chanson, j’ai mis en place, à Rouen, un rendez vous de la création de chansons : l’OuChanPo, Ouvroir de Chansons Potentielles. Depuis 1998, cet atelier d’écriture a vu naître un nombre incalculable de textes dont certains ont été mis en musique.
[...]
À l’aide de jeux d’écriture inspirés de ceux du mouvement surréaliste, [nous avons] constitué en quelques années un répertoire phénoménal de textes variés, hétéroclites, quelquefois surprenants, drôles ou tristes, absurdes ou insolites, qui ont tous cette particularité d’avoir été créés «sous contrainte», mais sans aucun jugement, et dans un temps relativement court. Certains ont été effectivement transformés en chansons.
Cet "Ouchanpo normand" (sic) inclut bientôt d’autres participant(e)s : Benoît Hauchecorne, Nadège Quenouille, Évelyne Boulbar, Manuel Crocis, et semble avoir été en activité jusqu’à au moins début 2012. Il en existe quelques traces sur MySpace ; l’on note toutefois que, si son aspect ludique est effectivement évoqué, peu d’explications sont données quant à une éventuelle démarche d’expérimentation formelle (de surcroît, les puristes s’étonneront peut-être de voir ainsi juxtaposés surréalisme et ou-x-po).
Notons du reste -- et cette remarque s’appliquera également à la totalité des initiatives présentées ci-après -- que ces spécialistes de chanson semblent parfaitement disposés à ne considérer lesdites chansons que de par leur composante textuelle (le poème, autrement dit). L’énoncé même «certains ont été mis en musique» est à ce titre cruellement révélateur : ainsi, il suffirait pour se déclarer "ouchanpo" de ne prendre qu’un substrat des travaux oulipiens, s’appliquant à des textes susceptibles d’être chantés -- mais dans ce cas, lesquels ? Les poèmes ? Les formes courtes ? Les textes inspirés de chansons existantes et connues ? Il y a là une faiblesse conceptuelle fondamentale que l’on n’est que trop heureux de faire passer par pertes et profits.
En 2008, un certain "Lozt" (de son vrai nom François Lozet, auteur-chanteur et producteur) publie une série d’articles au nom de l’Ouchanpo, qu’il déclare fonder ainsi. Outre quelques développements politico-artistiques (parfois un brin fumeux, mais que n’aurait peut-être pas renié l’auteur des présentes lignes à la même époque ?), on lui doit l’ébauche d’un Traité contre la rime dans la chanson, ainsi que le concept de Kaléidophonie, au demeurant assez mal défini :
La kaleidophonie, ou le kaleidophone, est certes une forme particulière de chanson - mais une autre forme de chanson. Elle existe, existe déjà, certes à l'état embryonnaire, au fond de chaque conscience. C'est le babil ressurgi, l'angoisse première qu'il faut rassurer par la répétition, le bégaiement de l'âme qui permet d'être soi. Ce sont ces refrains insensés sur quoi tout en nous se fonde, et qu'il s'agit maintenant de distinguer, de mettre en forme.
Là encore, on le voit, la démarche ou-x-pienne est encore assez étrangère ; au demeurant, ledit Lozt mettra un terme à ses publications dès fin 2008.
Le 21 novembre 2012 (quelques mois après les dernières apparitions publiques de l’Ouchanpo dit "normand", et plus d’un après l’annonce officielle de l’Oumupo actuel), le toujours vigilant Robert Rapilly signale sur la Liste Oulipo :
Chère Liste,
Veux-tu savoir ce qu'est un tougoudougoudou (pluriel tougoudouxgoudous avec x
au milieu et s à la fin) ?
À supposer que oui, voici ce qu'est un tougoudougoudou.
Un tougoudougoudou est un tercet d'octosyllabes à rime unique dont :
- le premier vers désigne le dédicataire,
- le deuxième vers décrit le dédicataire,
- le dernier vers dézingue le dédicataire.
Le tougoudougoudou,on l'aura compris, se veut méchant.
Au contraire l'inventeur du tougoudougoudou semble gentil, que je sache.
Il se nomme Jean Mouchès et son site se visite là :
http://www.jeanmouches.fr/ouchanpo-ouvroir-de-chanson-potentielle-les-tougouxdougoudous/
Jean Mouchès (dont on peut trouver quelques vidéos en ligne) a choisi de donner à ces travaux l’intitulé d’Ouchanpo ; et de fait, même si ses expériences formelles restent peu nombreuses, on peut y trouver un certain esprit oulipien (d’ailleurs, son «tougoudougou» fera pendant quelques jours les délices de la Liste Oulipo toute entière).
Plus récemment (en avril 2016), le mathématicien et informaticien Nicolas Trotignon (de Normale Sup’ Lyon), a consacré sur son blog une série de brefs billets à des travaux qu’il dénomme Ouchanpo :
Je propose ici un travail anouchanpiste («an» veut dire «analytique»). C’est-dire qu’on va analyser les contraintes formelles dans des chansons classiques. Je remets à plus tard le synthouchanpisme («synth» veut dire «synthétique») qui se propose d’inventer et d’appliquer des contraintes nouvelles. Disons à beaucoup plus tard, quand je serai vraiment désespéré de ne plus rien trouver pour ce blog, et après vous avoir fourgué les 5000 chansons de Pierre Delanoë traduites en japonnais. (sic)
De Georges Brassens à Bobby Lapointe, il relève ainsi quelques ouchanpismes par anticipation (que d’aucun nommeraient peut-être "curiosités musicales"?), pas inintéressants quoique restant toujours à l’état d’ébauche.
Ce qui nous amène aux travaux sans doute les plus discrets, mais les plus intéressants, de ce tour d’horizon : ils sont à trouver, sans aucune surprise, du côté de la toujours plus indispensable Liste Oulipo, qui a d’ailleurs fêté ses vingt ans en 2016. La liste est précisément en deuil ces jours-ci : elle pleure la disparition récente de Dider Bergeret (à quelques jours de son soixantième anniversaire) ; présent sur la liste depuis son tout début, il s’y était distingué par sa gentillesse, son humour et la qualité jamais démentie de ses propositions.
Or Didier Bergeret était également fort intéressé par la chanson. Si la plupart de ses travaux restent consultables dans les archives de la Liste (qui requièrent de s’inscrire), l’on peut toutefois trouver, par exemple, sa contribution en forme de chanson à la BLO16 dédiée à Nicolas Graner. De façon peut-être plus marquante (puisque certains s’en souviennent encore dix-huit ans plus tard), Didier Bergeret avait posté la proposition suivante le 22 mars 1999, que voici reproduite in extenso ; elle pourra donner une idée de la qualité et de la finesse d’un travail authentiquement ou-x-pien :
From: DBERGERET < dbergeret@uvcs.uvic.ca>
To: "Oulipo (E-mail)" < oulipo@quatramaran.ens.fr>
Subject: ouchanpo (long)
Date: Mon, 22 Mar 1999 23:57:02 -0800Dans la série des ouXpo, pourquoi pas un sur la chanson?
Un bon nombre des chansons de Brassens qui ont bercé ma jeunesse sont construites sur le modèle "thème et variations": toute l'idée est contenue dans le ou les premier(s) couplet(s), les couplets suivants ne sont que des variations. Une fois le thème exposé, chaque couplet subséquent est construit sur le même moule: on peut en dégager un certain nombre de contraintes de forme, de style, de sens, que l'auteur s'est imposées. On pourrait dire qu'il s'agit de sa part d'une sorte d'auto-pastiche.
En observant les contraintes que Brassens s'est imposées dans la composition de certaines chansons, on peut - sacrilège à part - leur ajouter des couplets inédits. C'est un exercice auquel je me suis livré il y a quelques années, et je me permets d'en livrer ici un exemple.
Chanson de départ: Bécassine (texte original)
Un champ de blé prenait racine
Sous la coiffe de Bécassine,
Ceux qui cherchaient la toison d'or
Ailleurs avaient bigrement tort.
Tous les seigneurs du voisinage,
Les gros bonnets, grands personnages,
Rêvaient de joindre à leur blason
Une boucle de sa toison.
Un champ de blé prenait racine
Sous la coiffe de Bécassine.
C'est une espèce de robin,
N'ayant pas l'ombre d'un lopin,
Qu'elle laissa pendre, vainqueur,
Au bout de ses accroche-cœurs.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Des blés d'or en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.Au fond des yeux de Bécassine
Deux pervenches prenaient racine,
Si belles que Sémiramis
Ne s'en est jamais bien remis'.
Et les grands noms à majuscules,
Les Cupidons à particules
Auraient cédé tous leurs acquêts
En échange de ce bouquet.
Au fond des yeux de Bécassine
Deux pervenches prenaient racine.
C'est une espèce de gredin,
N'ayant pas l'ombre d'un jardin,
Un soupirant de rien du tout
Qui lui fit faire les yeux doux.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Des fleurs bleu's en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.À sa bouche, deux belles guignes,
Deux cerises tout à fait dignes,
Tout à fait dignes du panier
De madame de Sévigné.
Les hobereaux, les gentillâtres,
Tombés tous fous d'elle, idolâtres,
Auraient bien mis leur bourse à plat
Pour s'offrir ces deux guignes-là,
Tout à fait dignes du panier
De madame de Sévigné.
C'est une espèce d'étranger,
N'ayant pas l'ombre d'un verger,
Qui fit s'ouvrir, qui étrenna
Ses joli's lèvres incarnat.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Du temps des c'ris's en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.Résumé: Bécassine était fort belle, à tel point que les personnages les plus riches et les plus haut placés de la région étaient prêts aux plus grands sacrifices pour obtenir ses faveurs. Elle jeta pourtant son dévolu sur un petit roturier sans le sou venu d'ailleurs.
On peut observer les contraintes suivantes:
- Chacun des trois couplets fait référence à un détail spécifique de l'anatomie de Bécassine (les cheveux, les yeux, les lèvres). On remarquera au passage la progression vers le bas.
- Chacun de ces détails anatomiques est assimilé à un élément végétal (le blé, les pervenches et les cerises, respectivement).
- La métaphore végétale est une métaphore filée: le végétal renvoie à son tour à un terrain idoine (un lopin, un jardin, un verger), ainsi qu'au titre d'une chanson connue (la Chanson des Blés d'Or, Fleur Bleue, le Temps
des Cerises).- L'heureux élu du cœur de Bécassine est désigné par un nom plutôt péjoratif qui rime avec le terrain en question (robin, gredin, étranger, rimant respectivement avec lopin, jardin et verger).
- Le caractère exceptionnel de la beauté de Bécassine est souligné dans chaque couplet par une référence mythologique ou littéraire (la Toison d'Or, les jardins de Sémiramis, Madame de Sévigné)
- Brassens s'interdit, comme il se doit, la répétition: les personnages qui convoitent Bécassine et la richesse de ceux-ci sont évoqués par des expressions différentes dans chaque couplet.
- L'exception évidente à (6) ci-dessus est le dernier sizain de chaque couplet, rigoureusement identique (à part le titre de chanson), ce qui lui confère une indéniable qualité de refrain.
Mettons-nous maintenant au travail: compte tenu de la progression vers le bas et du caractère sexuel de plus en plus marqué des attraits de Bécassine, il semblerait normal, dans le quatrième couplet, de décrire ses seins.
Pour la métaphore végétale, si les poires, les pommes ou les oranges s'imposent par leur forme, elles ne brillent pas par leur poésie. En outre, le verger a déjà été utilisé au deuxième couplet. On se souviendra, en revanche, que Baudelaire a comparé avec bonheur les seins de son égérie à des grappes de raisin (dans "Les Bijoux"), ce qui permet aussi l'usage du mot "vignoble," non encore mentionné dans la chanson. Le quatrième couplet, donc, pourrait avoir l'air de ceci:À sa gorge pendaient deux grappes
Qui faisaient songer aux agapes,
Aux agapes du bon Bacchus
Où l'on s'enivrait tant et plus.
Les nobliaux de la province,
Dont les coffres n'était pas minces,
Auraient tout donné sans retard
Pour avoir droit à leur nectar.
A sa gorge pendaient deux grappes
Qui faisaient songer aux agapes.
C'est une espèce de guignol
N'ayant pas l'ombre d'un vignoble,
Un petit paltoquet indigne
Qui tâta des fruits de sa vigne,
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Du P'tit Vin Blanc en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas
Si le diable s'en mêle pas.Je me demande ce que Brassens aurait pensé d'une telle manipulation de ses textes. J'ose espérer qu'il se serait un peu reconnu. S'il y en a que ça amuse, on peut faire un travail analogue sur d'autres chansons qui s'y prêtent particulièrement. Citons par exemple:
L'ancêtre
La non-demande en mariage
Le petit joueur de flûteau
Rien à jeter
La rose, la bouteille et la poignée de mains (et....?)
La route aux quatre (cinq? six?) chansons
Les sabots d'Hélène
Etc.PS: Il y a un site web très complet sur Brassens, avec tous les textes, à:
http://web.archive.org/web/19990429035414/http://www.3cm.com/brassens/index.htm"Virile effusion" à toutes et à tous
DB
S’il doit exister un Ouchanpo un jour, le meilleur vœu que nous puissions lui souhaiter est qu’il soit, au moins un peu, héritier de Didier Bergeret.
Si étonnants que soient certains instruments, peu atteignent le niveau de mystère qui entoure l’harmonica de verre. Son nom lui-même s’avère insaisissable : d’abord intitulé glassicorde (glassychord) en 1761, puis rebaptisé armonica par son illustre inventeur, il se voit rapidement affublé d’un "h" par contamination du mot harmonie ; l’on trouve même dans un cabinet de curiosités le nom hydrodaktulopsychicharmonica. De fait, le terme harmonica lui échappera lorsque l’instrument sombrera brutalement dans l’oubli au début du XIXe siècle, et désignera un tout autre instrument dès les années 1820 : l’instrument à anches métalliques libres que nous connaissons aujourd’hui.
Pendant les quelques décennies qu’auront duré sa gloire, cet instrument aura pourtant côtoyé les plus grandes personnalités historiques, à commencer par son inventeur Benjamin Franklin (futur père fondateur des États-Unis d’Amérique, ce qui explique peut-être que la majorité des études actuelles émanent de chercheurs américains). Dès 1762, la musicienne Marianne Davies en reçoit un exemplaire et le fera découvrir, avec sa sœur Cecilia, à l’Europe entière (laquelle en connaissait déjà, il est vrai, une version primitive : le verrillon) ; leur tournée internationale les conduit à Vienne cinq ans plus tard, où il sera en particulier adopté par le physicien-rebouteux Franz Mesmer (qui en fera notamment jouer à l’une de ses jeunes élèves, la future reine Marie-Antoinette). Prêtant à l’instrument des vertus curatives et (pour ainsi dire) magiques, Mesmer ne peut qu’ajouter à son auréole de mystère et de scandale ; à tel point que l’une des commissions qui, en 1784, mettra en pièce les thèses de Mesmer, compte parmi ses commissaires... Benjamin Franklin lui-même. (Ces épisodes sont fort bien décrits dans The power of a musical instrument: Franklin, the Mozarts, Mesmer, and the glass armonica., David Gallo & Stanley Finger, 2000 -- ici en intégralité.)
Au-delà de sa présence historique, l’instrument fascine les compositeurs : l’on dénombrera ainsi pas moins de 400 œuvres classiques écrites pour lui. Ce qui inclue les plus grands compositeurs de l’époque, de C.P.E. Bach ou Mozart père et fils (introduits à l’instrument par Mesmer) à Beethoven et Donizetti, en passant par Haydn. Chiffre d’autant plus impressionnant qu’il n’existe de cet instrument qu’une poignée d’exemplaires au monde : il est non seulement atrocement cher et extrêmement difficile à fabriquer (l’on raconte que pour obtenir ne serait-ce qu’un cylindre de verre convenable -- sur les 48 que compte l’instrument --, il faut en souffler 100 entièrement inutilisables), mais d’une fragilité qui rend difficile son transport... et même son exécution : les vibrations de l’instrument suffisent parfois à briser ses propres cylindres.
Peut-être est-il particulièrement significatif que le nom de l’instrument se rapproche du mot harmonie, particulièrement chargé d’emplois métaphoriques (le terme harmonia est d’ailleurs lui-même une métaphore : il désignait en Grec ancien la cheville d’assemblage permettant d’équilibrer parfaitement une construction de maçonnerie). L’instrument lui-même, dont le timbre doux et aigu évoque d’ailleurs une voix féminine, n’est joué que par des jeunes femmes -- peut-être parce que la taille de leurs mains convient mieux, ou pour des raisons plus symboliques ou socio-culturelles : la position immobile et silencieuse de l’interprète, le toucher léger (nécessitant beaucoup moins d’effort musculaire qu’aucun autre instrument), et même le pédalier évoquant une machine à coudre ou à tisser. (Voir à ce sujet l’article Sonorous Bodies: Women and the Glass Harmonica de Heather Hadlock, 2000.) Ces réseaux de métaphores et de croyances s’entrecroisent pour finalement cristalliser (c’est le cas de le dire) autour de l’harmonica un fantasme très spécifique, et particulièrement efficace en cette époque où science et superstitions commencent tout juste à se séparer : le son de l’harmonica de verre mettrait en danger la santé nerveuse des femmes.
Ainsi par exemple, lorsque l’instrumentiste Marianne Kirchgäßner meurt prématurément en 1808 (vraisemblablement d’une pneumonie), l’on associera immédiatement son décès à l’harmonica dont elle jouait. Un médecin français signalera de même des cas (quoiqu’exagérément vagues et hautement douteux) de «mélancolie» et même de suicide. La virtuose Marianne Davies cessera de pratiquer l’instrument dès 1784, et devra même rester alitée pendant un an. Cependant, ce qui causera la perte du glassharmonica, au final, est peut-être beaucoup plus simple : à partir des années 1780, le pianoforte se répand comme une traînée de poudre et supplantera définitivement tous les autres instruments à clavier, moins puissants, plus chers et plus limités.
Quant à la théorie associant phénomènes acoustiques et santé nerveuse (particulièrement celle des femmes, tant il est vrai que les théoriciens de l’époque étaient tous mâles), elle continuera de prospérer au long du XIXe siècle -- et même au-delà (voir à ce titre le récent livre Bad Vibrations: The History of the Idea of Music as a Cause of Disease, James Kennaway, 2016). De nouveaux instruments tels que le Panharmonicon, le Physharmonica, l’accordéon et l’harmonium, se verront à leur tour attribuer des vertus expressives voire médicales ; ce sont d’ailleurs tous des instruments à anches métalliques libres, tout comme ce que nous appelons aujourd’hui harmonica.
La musicienne et chercheuse israélo-américaine Carmela Raz (que nous avions croisée au sujet d’Ernst Toch) a consacré plusieurs articles à ces questions, notamment “The Expressive Organ within Us”: Ether, Ethereality, and Early Romantic Ideas about Music and the Nerves (2014). Dans un article plus récent et illustré de photographies saisissantes (Of Sound Minds and Tuning Forks, 2015), elle montre même que le médecin Charcot, bien plus tard, utilisait couramment de grands diapasons métalliques pour traiter (ou diagnostiquer ?) les cas d’hystérie féminine. Un autre article de Carmel Raz, Musical glasses, metal reeds, and broken heart, est à paraître en 2017.
Dans les années 1980, Gerhard Finkenbeiner, un facteur d’instruments américain, avance une théorie audacieuse et séduisante : les problèmes de santé engendrés par l’harmonica de verre ne seraient pas dus aux vibrations sonores, mais tout simplement à une intoxication au plomb -- car le verre dont étaient alors faits les cylindres contenait une proportion non-négligeable de plomb, lequel aurait contaminé les instrumentistes par contact répété avec la peau des doigts. Nonobstant son apparence moins pseudo-scientifique, cette explication n’en est pas moins fausse... Ce qui n’empêche pas Finkenbeiner de se lancer dans la fabrication et la vente de nouveaux modèles de glassharmonica, produits et série et plus solides, faits avec un alliage de quartz plutôt que de plomb.
La malédiction serait-elle donc enfin levée ? Pas totalement, faut-il croire : par un après-midi de mai 1999, Finkenbeiner part pour une simple excursion à bord de son petit avion privé. Personne ne l’a revu depuis lors.