Que diable nous a fait Mozart ? Beaucoup plus que ses petits camarades du panthéon des compositeurs-superstars, c’est constamment à lui que sont attribuées toutes sortes d’anecdotes et expériences musicales, géniales ou simplement amusantes. Sans doute est-ce en partie dû à sa personnalité même : moins austère que Bach, moins intimidant que Beethoven, Mozart semble se situer à l’intersection idéale des caractères brillants et nonobstant accessibles : un copain épatant, plutôt qu’un monstre sacré. Imaginerait-on, ainsi, un austère Kapellmeister se livrer à des pitreries telles que celle colportée par Claude Debussy lui-même ?
Mozart, claveciniste précoce, […] ne pouvant assembler les notes d'un accord, imagina d’en faire une avec le bout de son nez.
(À quoi Wikipédia francophone s’empresse obligeamment d’ajouter un autre compte-rendu, tout aussi douteux… selon lequel Haydn lui-même aurait été présent lors de cette scène, et aurait commenté : «avec un nez comme le vôtre, cela devient plus facile.»)
Dès 1862, dans la première version de son célèbre catalogue, Ludwig von Köchel (1800-1877) consacre une annexe entière aux œuvres d’authenticité douteuse ; dans la version 6 qui fait aujourd’hui référence, cette «annexe C» (Anh. C) comprend pas moins de 150 partitions, constituées en majorité (un peu étonamment) de pièces sacrées et de musique vocale. Un bref survol de cet abondant corpus permet de distinguer plusieurs grandes catégories d’apocryphes, d’ailleurs pas toujours mutuellement exclusives.
Tout d’abord, figurent les pièces d’attribution incertaine mais manifestement rédigées du vivant de notre Wolfgang Amadeus préféré. Du fait de l’imprécision des pratiques éditoriales et archivistiques de l’époque, l’on peut ainsi comprendre que des partitions de Johann Georg Reutter, de Josef Mysliveček, d’Antonio Salieri, aient parfois pu passer pour siennes. Anton Eberl en est un exemple criant : du vivant de Mozart, il restera constamment dans l’ombre de son collègue et ami, dont le nom figurera abusivement sur plusieurs de ses propres œuvres. Un cas un peu plus particulier réside dans les partitions que l’on a pu attribuer au père de Mozart, Leopold : s’il est certain que lui-même a volontiers, dans les premières années d’activité de son jeune fils, contribué à nourrir le mythe de l’enfant-génie en complétant ou même en rédigeant entièrement certaines des pièces signées Wolfgang, il semble aussi que, par la suite, le nom de Leopold Mozart ait parfois servi de «blanchisserie à contrefaçons», en fournissant une explication tout simplement plus originale et vraisemblable qui dispensait par là-même de plus amples recherches. De même s’agissant de Joseph Haydn, autre nom connu (et donc plausible) de l’époque.
Une œuvre résume assez spectaculairement ce parcours : la Symphonie des jouets («Berchtoldsgaden-Musick» [sic]) a été successivement attribuée à Mozart (évidemment), puis à Joseph Haydn, puis à Leopold Mozart (d’autant qu’une authentique copie de sa main a été retrouvée), puis à Michael Haydn (si ce n’est Haydn, ce serait donc son frère)… Avant que la découverte d’un manuscrit plus ancien (probablement de 1765) ne l’attribue à un certain Edmund Angerer (1740-1794), un moine autrichien nettement plus obscur.
Une autre catégorie d’erreurs d’attribution commises, pourrait-on dire, de bonne foi, réside dans les œuvres publiées immédiatement après la mort de Mozart — alors que les deux gros éditeurs du moment, Artaria à Vienne, Breitkopf à Leipzig puis Simrock à Bonn, s’employaient précipitamment à publier le plus de fascicules possibles, au prix quelquefois d’entorses à l’intégrité du catalogue. Là encore, il s’agit d’acteurs ayant eux-même connu le compositeur (fût-ce indirectement), recrutés (parfois à leur insu, comme Ebert mentionné plus haut) pour mettre en ordre, compléter ou parfois même falsifier, le répertoire de Mozart. Évoquons ainsi l’abbé Maximilian Stadler qui compléta plus ou moins discrètement certains fragments inachevés (notamment d’œuvres liturgiques ou pour violon), ou encore Eberhard Müller qui se pencha en urgence sur l’œuvre pour piano. Deux sonates en Si bémol majeur posent ainsi des questions intéressantes : la plus ancienne (KV 400, K⁶ 372a) surnommée «Constanze et Sophie», a été complétée par Stadler, et l’autre (KV Anh.136, K⁶ Anh.C 25:04) est manifestement plus de Müller que de Mozart. Sans parler de la célèbre Fantaisie d’Introduction en ré mineur que Mozart aurait probablement souhaité faire suivre d’une fugue mais qui s’est vue publier avec une fin atroce et bâclée (à laquelle le pianiste Efi Hackmey a consacré un intéressant article), probablement par Müller. (D’autres partitions ont été complétées ultérieurement par le pianiste Sigismund Neukomm ou encore l’organiste Simon Sechter — il conviendra d’y ajouter, naturellement, un défilé ininterrompu de «musicologues» du XXe siècle et d’aujourd’hui (auxquels il faut toutefois reconnaître qu’ils sont davantage enclins à signer de leur nom que de celui de Mozart).
Enfin se pose, dans cette catégorie, la question du Requiem, laissé inachevé par Mozart et pourtant publié sous son nom, à l’instigation de sa veuve Constanze. Un article de Peter Gutmann (avocat à Washington et fan de musique classique) retrace les différentes plumes s’étant succédé : tout d’abord celle de Franz Jakob Freystädtler, puis de Joseph Eybler ; celle enfin de Franz Xaver Süßmayr, un copiste pour qui Mozart n’avait guère d’estime, mais qui rédigea après sa mort plusieurs mouvements entiers de la partition (ainsi d’ailleurs qu’un surprenant concerto pour cor) — Mozart avait-il lui-même laissé des consignes pour cela ? C’est ce qu’ont prétendu plus tard Constanze et Süßmayr… mais une telle assertion demeure invérifiée. Il est toutefois frappant de constater que, tout comme Leopold Mozart avait jadis entrepris de construire un mythe autour de lui, Mozart se trouve immédiatement après sa mort recruté, cette fois par Constanze, au service d’un autre mythe : celui du génie maudit créant dans la douleur jusqu’à ses derniers instants. La falsification du Requiem n’est en tout cas que plus ironique lorsqu’on sait que son propre commanditaire, le comte Walsegg, se proposait peut-être bien de faire paraître l’œuvre… sous son propre nom.
Enfin il y a les faux, purs et simples. Les «coups» éditoriaux sans vergogne, les pastiches astucieux et impostures paresseuses. Cette dernière catégorie inclut, notamment, le Concerto Adélaïde bricolé en 1933 par Marius Casadesus, et que nous avions déjà mentionné ; nous nous attarderons davantage aujourd’hui sur quelques partitions plus brèves mais sûrement plus essentielles de par leur impact sur la culture populaire. Ces pièces ont en commun de présenter un aspect ludique, voire ouvertement enfantin : en s’inscrivant dans le mythe de Mozart-enfant que nous évoquions plus haut, elles ont contribué à démystifier sa personnalité et son écriture toute entière, et à faire de Mozart une référence omniprésente et rassurante dans notre imaginaire collectif. (Ce qui en fait également un candidat idéal, nous l’avions vu, aux récupérations publicitaires et pseudo-scientifiques.)
La première de ces œuvres apocryphes est certainement le fameux «jeu de dés» (Würferspiel) auquel nous avons déjà réglé son compte. Autre partition amusante et présentant un caractère expérimentale, la petite pièce pour piano intitulée Tartine de beurre (K⁶ Anh. C 27:09) et dont la main droite ne se joue — censément — qu’en glissando. Longtemps publiée sous le nom de W.A. Mozart (qui l’aurait imaginée à l’âge de cinq ans), cette partition facile et attrayante fut ensuite attribuée, pour plus de vraisemblance peut-être, à son père Leopold. Et pourtant, à bien y regarder, aucune mention de cette partition n’existe avant les années 1860 où elle apparaît pour la première fois dans une édition du pianiste Henry Charles Litolff (1818-1891). Un autre exemple frappant, toujours dans une orientation enfantine, est la célèbre berceuse Schlafe, mein Prinzchen, schlaf’ ein («Dors, mon petit prince, dors»), dont nous avons aujourd’hui la certitude que Mozart n’est pas l’auteur. Retrouvée au XIXe siècle, elle est probablement due à Friedrich Fleischmann ou à Bernhard Fließ.
Il faudrait toutefois s’attarder un peu plus sur un autre objet musical que les catalogues Köchel successifs ont, pour une raison inexplicable, persisté à classer à côté du «jeu de dés» précédemment cité : KV 294d puis 516f, et enfin K⁶ Anh. C 30:02). Cette petite partition à trois voix, appréciée de toutes les chorales germanophones et francophones, est connue sous le titre d’Alphabet de Mozart, parfois sous-titrée «Une plaisanterie musicale» (Ein musikalischer Scherz). La bibliothèque nationale la date arbitrairement de 1770 (pourquoi ? mystère) ; la référence francophone la plus développée demeure le site du «chœur de mariage» Éolides, selon lequel cet Alphabet aurait été «arrangé par C.F. Par» — et pourtant : nul besoin d’aller chercher bien loin pour trouver la première édition, publiée dans les années 1830 et revendiquée par un certain Carl Eduard Pax (1802-1867 ou 1869). De ce dénommé Pax, peu de traces sont restées ; on trouve, tout au plus, un recueil de chansons pour enfants co-signé avec le poète Fallersleben, ainsi que quelques partitions chorales, sur des textes de Goethe ou des mélodies populaires. Est-il permis de supposer, pour autant, que ce nommé Pax serait également l’auteur de l’Alphabet ? L’hypothèse reste incertaine, puisque ses autres contributions le présentent bel et bien comme un arrangeur et collecteur plutôt que comme un compositeur à part entière ; du reste, son recueil précité qui nous est parvenu, comprend effectivement quelques mélodies célèbres de Mozart, ainsi que des mélodies populaires. Le thème de l’Alphabet reste donc sans source à ce jour, même si l’on peut supposer qu’il est apparu en Allemagne dans les premières décennies du XIXe siècle ; rien n’interdit, toutefois, que l’on doive effectivement à Pax ou à Fallersleben le trait de génie qui a consisté à lui associer les lettres de l’alphabet — non sans nécessiter quelques bricolages, à plus forte raison en une période où l’alphabet allemand est encore loin d’être fixé : le W est présent mais non le J, le L est répété anarchiquement, sans parler des étranges mélismes dans la descente finale sur "yps-lon" [sic]…
Quoi qu’il en soit, cet alphabet apocryphe rencontre un succès considérable, et va même connaître une péripétie étonnante. En effet, le monde anglo-saxon (qui semble, encore aujourd’hui tout ignorer de la partition à trois voix que nous venons d’évoquer), se trouve au dix-neuvième siècle une autre chanson sur laquelle chanter les lettres de l’alphabet. Cette mélodie, d’ailleurs nettement plus simple que la précédente, nous la connaissons sous le nom de Ah, vous dirai-je, Maman, également connue, à l’occasion, en tant que Quand trois poules s’en vont aux champs. Elle existe manifestement en France dès les années 1750; un ouvrage imprimé en 1760 la mentionne déjà (avec ses paroles, contrairement à ce qu’indique une autre référence qui fait dater celles-ci de 1765) ; toutefois, c’est un compositeur français du nom de Robert Bouin qui a retenu l’attention de la plupart des commentateurs : il propose, dans ses Amusements d’une heure et demy, en 1761, de jolies variations sur ce thème, qu’il suppose alors manifestement déjà connu du public. De fait, l’éditeur américain Charles Bradlee, qui associera en 1835 cette mélodie aux lettres de l’alphabet, indiquera (sans plus de détails) qu’elle serait due à un autre compositeur français (obscur sinon entièrement fictif), Louis Le Maire, mort en 1750. N’être l’auteur ni des "paroles" ni de l’air n’empêchera d’ailleurs pas ledit Bradlee de revendiquer immédiatement un copyright sur la chanson ainsi assemblée — alors qu’à l’exacte même époque, ladite mélodie commence également à servir d’air au charmant poème Twinkle twinkle little star de Jane Taylor (1783-1824) : pour comble, l’on chante aussi dessus la comptine Baa baa, black sheep, qui date quant à elle des années 1730 (et se retrouve instrumentalisée depuis une trentaine d’années par des hordes néo-réactionnaires, mais ceci est une autre histoire).
Cette petite mélodie (dont un amusant article du producteur militant Sebastian Doggart retrace la trajectoire) a inspiré de nombreux auteurs de musique savante : Johann Christoph Bach, Joseph Haydn (dans La Suprise et dans Les Saisons), Liszt, Saint-Saens (dans le Carnaval des animaux),… Et, admiror referens, Mozart dans ses Douze variations pour piano seul, bien connues de tous les pianistes débutants. Or s’opère bientôt auprès du public anglo-saxon une confusion étonnante entre l’Alphabet de «Mozart» publié par Pax, que nous évoquions précédemment, et cette mélodie utilisée par Mozart sur laquelle il se trouve que l’on chante désormais l’alphabet : à tel point que plusieurs générations d’enfants américains (et, dans une moindre mesure, britanniques) grandiront désormais avec la conviction que c’est Mozart qui a lui-même écrit cette chanson !
De Mozart/enfant-génie, l’on en vient donc à Mozart/compagnon-de-nos-enfants : Wolfgang Amadeus n’est plus une référence musicale associée à un contexte historique et culturel identifiable, mais un emblème civilisationnel uchronique et intrinsèque, constitutif de notre éducation et de notre langue même. L’imprégnation de cette chanson est telle, qu’elle est même soupçonnée d’avoir modifié l’alphabet lui-même : le blog des fans du jeu de lettres Bananagram nous indique que la «vingt-septième» lettre, à savoir le symbole & (esperluette ou ampersand, contraction de la locution anglo-latine «and per se and»), aurait disparu de la nomenclature habituelle de l’alphabet… à force de chanter cette chanson ; elle aurait également dicté, de surcroît, la prononciation américaine de la lettre Z (prononcée Zi et non Zèd comme en Angleterre, où cette chanson s’est moins répandue), afin de mieux rimer avec les autres vers !
Aussi faudrait-il peut-être, à toutes les catégories de contrefaçons et d’apocryphes que nous avons évoquées, en ajouter une autre : celle à laquelle conduit, de génération en génération, ce que l’on nomme (charitablement)… la «sagesse populaire».
Le plus célèbre exemple de contrefaçon musicale est sans doute l’Adagio en sol mineur dit «d’Albinoni», dont on sait qu’il n’est en réalité pas dû au maître vénitien baroque (1671-1751) mais, bien plus récemment, au chercheur et critique Remo Giazotto (1910-1998), lequel avait au départ déclaré n’en être que l’humble éditeur/transcripteur, avant de s’en attribuer précipitamment la pleine paternité dès qu’il fut question de royalties à collecter. Exista-t-il, toutefois, un authentique fragment ancien à l’origine de cette partition ? C’est l’hypothèse que laissent envisager — sans toutefois la corroborer suffisamment — les travaux d’un étudiant en thèse du nom de Nicola Schneider, qui affirma en 2007 s’être vu transmettre par un ci-devant secrétaire de Giazotto la copie d’une photographie d’une transcription d’un fragment aujourd’hui perdu, se trouvant avant 1945 à la bibliothèque de Dresde. Ce fragment (dont il existe une restitution en ligne) aurait comporté l’ébauche d’un second mouvement pour une sonate en trio, incluant une ligne de basse assez développée et quatre mesures (plus éventuellement deux autres) de mélodie. Face à autant d’intermédiaires et d’imprécisions, impossible de se faire une idée arrêtée (et la page de discussion Wikipédia témoigne de cette incertitude).
De telles mystifications n’étaient pas rares dans la première moitié du vingtième siècle. Un exemple marquant en est le violoniste Fritz Kreisler (1875-1962), qui se fit «découvreur» d’une vingtaine d’œuvres de compositeurs du passé avant d’avouer, à l’âge de soixante ans, qu’il en était l’unique auteur. À la même époque en France, les frères Casadesus (Marius, violoniste, et Henri, altiste), se plaisaient à inventer de fausses œuvres de Händel ou des fils Bach : leur pastiche le plus efficace est sans doute le Concerto pour Adélaïde, prétendûment écrit par Mozart à l’âge de 10 ans avant d’être «retrouvé» en 1933 par Marius Casadesus… lequel s’empressera plus tard, là encore, d’avouer la supercherie afin d’empocher des émoluments. Il faut dire que Mozart semble se prêter particulièrement bien à ces abus ; l’édition en ligne de ses œuvres complètes nous renvoie pas moins de 158 partitions dont l’authenticité ou la paternité sont à considérer avec scepticisme.
Une autre partition pour violon reste d’une origine incertaine : il s’agit de la Chaconne en sol mineur de Vitali (1663-1745), sur laquelle il suffit de poser un regard distrait pour se convaincre qu’elle date au moins de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, mais dont certaines pochettes de disque nous assurent (non sans louer l’audacieuse modernité du compositeur) que le manuscrit est nécessairement antérieur à 1730. (Quel crédit doit-on, pour autant, accorder à l’emballage promotionnel d’un produit discographique ?)
De tels pastiches semblent, rétrospectivement, bien peu crédibles et quasiment aimables dans leur aspect folklorique ; après tout, ne renvoient-ils pas à une époque où il était encore courant de présenter aux foules crédules l’«authentique femme à barbe» et autres «crâne de Voltaire enfant» ? Et pourtant, la question du copyright (qui, nous l’avons vu, s’est posée plus d’une fois) nous rappelle leur réalité bien sonnante et trébuchante.
Dans le cas du violoniste ukrainien Mikhail Goldstein (1917-1989), s’y ajoute une autre dimension, cette fois idéologique. Ce musicien aussi talentueux que courageux (l’on raconte qu’il était venu jouer à Stalingrad sur la ligne de front le soir du 31 décembre 1942, un programme incluant de la musique allemande aussi bien que russe, et qu’au moment où il s’arrêta, les soldats allemands hélèrent les forces soviétiques pour que le cessez-le-feu fût prolongé afin que puisse continuer la musique), était aussi un pasticheur talentueux ; il alla jusqu’à inventer un compositeur ukrainien pré-romantique, Mykola Ovsianiko-Kulikovsky (1768-1846), dont il rédigea et fit jouer en 1949 une «Symphonie n°21» qui rencontra un succès d’autant plus important qu’elle permettait au pouvoir soviétique de s’inventer ainsi un héritage symphonique ne devant plus rien à Haydn ou Beethoven, ni au bloc de l’Ouest. La révélation de son origine véritable fut très mal acceptée par les autorités politiques et culturelles, qui préférèrent tout simplement ignorer le rôle de Goldstein, aidés en cela par l’antisémitisme régnant alors en Ukraine. Sa carrière de compositeur fut interrompue net (même s’il parvint en 1963 à remporter trois prix de composition dans un même concours, sous trois pseudonymes différents), et il parvint à s’installer à l’Ouest quelques années plus tard. Sa page Wikipédia nous indique que sa Symphonie est, encore aujourd’hui, présentée aux musiciens ukrainiens comme une authentique œuvre du dix-neuvième siècle ; cette information non-sourcée est invérifiable, mais un webzine ukrainien indique tout de même que «pour de nombreux musicologues, l’histoire [de cette falsification] demeure douteuse».
Le vénérable pianiste Paul Badura-Skoda, qui fêtera dans quelques mois son quatre-vingt-dixième anniversaire, s’est trouvé être il y a une vingtaine d’années, en compagnie de sa femme Eva (elle-même historienne de la musique), l’infortuné témoin d’une supercherie plus audacieuse encore. Fin 1993, un flûtiste d’apparence respectable leur apporta un recueil de partitions qu’il avait retrouvées chez une vieille femme désirant garder l’anonymat : il s’agissait de six sonates pour pianoforte, inédites, de Joseph Haydn lui-même — autant dire, la plus grande découverte de ce demi-siècle. L’une des pages du recueil était manquante, et ce musicien expliqua avoir lui-même tenté de la reconstituer selon son propre savoir-faire, bien maladroitement d’ailleurs — ce qui montrait bien, pensèrent les Badura-Skoda, qu’il n’était certainement pas l’auteur du reste des pages ; et d’accepter volontiers de lui apporter leur caution, donnant ainsi lieu à une campagne de presse d’envergure… qui dut être démentie en toute hâte quelques semaines plus tard, car il s’agissait évidemment d’une fabrication due au musicien en question, Winfried Michel, faussaire talentueux (et remarquablement malin) qui n’en était pas à son coup d’essai, s’étant auparavant inventé un alter-ego italien baroque sous le nom duquel (Giovanni Paolo Simonetti) il avait publié de nombreuses partitions tout à fait irréprochables. Curieusement, un article qui rend compte de cette affaire, l’accuse d’une infâmie plus grande encore : «il s’avéra que ce monsieur Michel n’était pas un flûtiste, mais un obscur professeur de 45 ans, qui enseignait la flûte à bec dans un lycée». Diantre.
Avec Haydn se pose le même problème que pour Mozart : celui d’un compositeur célébrissime du dix-huitième siècle, époque où les éditeurs n’hésitaient pas à recycler des noms connus pour promouvoir leurs publications, quel qu’en puisse être le contenu (nous avions nous-même décrit le parcours du «jeu de dés» qui fut attribué aussi bien à Mozart qu’à Haydn). Brahms lui-même en fit les frais lorsqu’il rédigea, en 1873 et en toute bonne foi, ses Variations sur un thème de Haydn op.56… alors que le choral en question, si son origine réelle demeure indéterminée, n’a certainement rien à voir avec Haydn. Une mésaventure analogue entoure le Pulcinella de Stravinsky, lequel pensait travailler exclusivement avec des thèmes de Pergolèse alors que nous savons aujourd’hui que le matériau réuni par Diaghilev pour lui était en majorité dû à de nombreux autres compositeurs, encore mal identifiés à ce jour.
On ne prête qu’aux riches ; c’est d’autant plus vrai dans le cas, pour le moins étrange, de Rosemary Brown (1916-2001), humble veuve britannique travaillant comme dame de service dans une école, qui commença dans les années 1960 à «transcrire» des partitions qui, disait-elle, lui étaient dictées par les esprits de compositeurs du passé : Liszt, Chopin, Schubert, Schumann, Brahms, Grieg, mais aussi Bach, Mozart, Beethoven, Rachmaninoff, Debussy, et même Stravinsky (l’année suivant sa mort). De surcroît, chacun avait sa propre manière de lui «dicter» ses partitions (parfois d’ampleur impressionnante) : qui en prenant le contrôle de ses mains sur le clavier, qui en lui chantant les mélodies (dans un anglais parfait). Un témoignage rédigé à sa mort par le compositeur Ian Parrott, rend compte de cette histoire touchante et troublante — pour peu que l’on n’y regarde pas de trop près : ainsi, Brown elle-même semble avoir minimisé l’étendue de ses propres connaissances pianistiques ; quant à l’originalité et la valeur musicale des partitions ainsi produites, la question en reste posée.
Une toute autre ambiguïté entoure le cas Tristan Foison, musicien et escroc français dont la page Wikipédia peine à délimiter les informations vraies et fausses. C’est aux États-Unis que Foison se lance, à la fin des années 1990, dans une carrière prometteuse ; il y arrive, au demeurant, auréolé d’un parcours déjà prestigieux (et manifestement fictif) : il déclare ainsi avoir joué à l’âge de 9 ans en soliste avec l’orchestre de Monaco, posséder deux ondes Martenots (instrument déjà rarissime à l’époque), être titulaire du Prix de Rome (lequel a été supprimé en 1968, quelques années seulement après sa propre naissance) et lauréat de nombreux concours internationaux qui n’ont jamais entendu parler de lui. Mais sa musique est belle et expressive, quoiqu’un peu surranée, et tout se passe bien… jusqu’au jour où, lors d’une création de son Requiem en 1999, un membre du public reconnaît là une autre œuvre : le Requiem d’Alfred Desenclos (1912-1971). Confronté à ce plagiat, Foison affirme tout bonnement qu’il s’agit en fait d’une erreur… dans l’autre sens : son éditeur français aurait mélangé ses propres œuvres avec d’autres noms de compositeurs. Et d’opérer illico, «pour tirer ça au clair», une prudente retraite stratégique en France — d’où l’on est à ce jour sans nouvelles de lui.
Fin de l’histoire ? Pas exactement. Quelques années plus tard, le violoniste Tobias Bröker, qui édite et met à disposition du public un énorme catalogue (non-libre mais gratuit) de 13000 concertos pour violon écrits au vingtième siècle, se penche sur une autre partition de Tristan Foison : son concerto pour violon, antérieur de quelques années, et dont le mouvement lent, avait-il alors déclaré, lui fut inspiré par la mort de sa grand-mère. Bröker est cependant intrigué par une interview du chef d’orchestre ayant créé l’œuvre : «C’est amusant, c’est comme s’il ne l’avait pas écrite pour nous — c’était trop abondant par rapport à notre nombre de répétitions ; de plus il n’accepta de faire aucune modification pour nous accommoder. Nous étions submergés. Je me souviens qu’à la fin, il a même exigé qu’on lui rende la partition.» Et pour cause : Bröker ne tardera pas à découvrir que ladite partition était en fait l’exacte copie de la Symphonie concertante d’un autre compositeur, Raymond Gallois-Montbrun (1918-1994) ! Qu’y a-t-il donc d’authentique chez Foison ? Impossible de le savoir. Il semble qu’il ait été un authentique musicien, sans doute doué, probablement charismatique et pédagogue ; certaines de ses partitions (du moins présentées comme telles) ont laissé un souvenir durable — comment expliquer alors cet enchevêtrement tissé par lui-même ? Malhonnêteté, mythomanie pathologique, naïveté peut-être ; son cas n’est pas le moins énigmatique de tous ceux présentés ici.
Les impostures musicales ont parfois valeur de contre-manifeste esthétique. Le plus exemplaire à ce titre est probablement le compositeur fictif P.D.Q. Bach (1807-1742?), le vingt-et-unième des vingt enfants de J.S. Bach, à qui son créateur américain Peter Schickele a attribué des centaines de créations plus farfelues les unes que les autres, avec autant d’humour que de talent — et une inventivité à faire pâlir d’envie le Collège de ’Pataphysique tout entier. On est ici davantage dans l’absurde et le burlesque gratuit que la satire… mais il n’est pas interdit de lire dans la démarche de Schickele (qui, à plus de 80 ans, continue aujourd’hui à interpréter avec énergie les œuvres de son alter-ego pseudo-baroque) une dénonciation en creux de l’académisme «musicologique».
À la même époque où apparaît ce rejeton oublié de la famille Bach, fait irruption en Angleterre un mystérieux compositeur polonais né en 1939 (pour peu qu’il ait eu le bon goût de bien vouloir exister). Du dénommé Piotr Zak, la BBC diffuse, le 5 juin 1961 (dans le cadre d’une émission tout à fait sérieuse), un Mobile pour percussions et bande magnétique. Cette pièce, qui ne sera pas particulièrement appréciée des critiques mais sans faire scandale non plus, sonne à peu près comme des centaines d’autres œuvres créées à l’époque et dans les décennies suivantes : il s’agit pourtant d’un pur canular, pour lequel ont été enregistrés (s’amusant à taper sur divers objets sans rime ni raison) les musiciens Hans Keller (1919-1985, sur lequel nous serons amenés à revenir dans une future notice) et Susan Bradshaw (1931-2005) — pianiste d’un caractère bien trempé, dont on raconte qu’un jour, lassée d’assister à un concert interminable de musique répétitive, elle y mit un terme en déboulant sur la scène afin d’éjecter sans ménagement le pianiste de son siège. L’affaire Zak est à lire comme une critique d’un certain langage contemporain ; critique d’autant plus explicite que quelques mois plus tard, le musicien britannique Arthur Hutchins (1906-1989) saluera l’exploit de son ancienne élève Bradshaw, en révélant qu’il s’est lui-même amusé par le passé à créer une fausse œuvre d’Hindemith en plaquant les nuances et rythmes d’une sonate de Beethoven sur des notes et accords joués au hasard. Est ici à l’œuvre une idéologie ambigüe, qui n’est pas sans rappeler celle de l’affaire Sokal dans les années 1990 : la critique des milieux contemporains abscons et imbus d’eux-mêmes est parfaitement légitime, mais débouche tout aussi facilement sur des positions anti-intellectualistes réactionnaires et populistes.
Que faire, enfin, de l’Histoire incomplète du Violon funéraire ? Cet ouvrage paru en 2006, sous la plume du compositeur et écrivain britannique Rohan Kriwaczek, établit l’histoire de ce genre méconnu (et pour cause) dont la tradition remonte à la Réforme, et s’essoufle (sous les attaques des catholiques) au cours du dix-neuvième siècle. La corporation des violonistes funéraires, instrumentistes hautement spécialisés à qui il arrivait même de s’affronter en duel lors d’enterrements (le vainqueur étant celui qui parviendrait, par sa musique, à tirer le plus de larmes de l’assistance), existe encore aujourd’hui et s’emploie à défendre ce patrimoine menacé de disparaître : l’ouvrage en question s’accompagne de nombreuses illustrations, gravures et même d’un recueil d’airs funéraires pour violon, dont plusieurs peuvent être achetés sous forme de disque ou écoutés sur la radio NPR ; la guilde des violonistes funéraires possède même un site (hébergé par son président actuel, Kriwaczek, qui a même essayé en vain de l’ajouter sur Wikipédia). Dans cette démarche méta-artistique (où l’on peut voir un écho onirique de Borges), la mystification relève ici plus d’un acte créatif que de l’imposture : Kriwaczek revendique en effet le droit pour un compositeur d’imaginer non seulement une œuvre, mais un genre entier si la fantaisie devait l’en prendre.
Quelqu’attachement l’on puisse avoir pour les partitions et manuscrits en tant qu’objets, la falsification musicale se situe sur un tout autre plan que le faux en peinture : ici c’est le concept même de la partition qui importe davantage que son support matériel (et de fait, plusieurs des faussaires que nous avons évoqués se sont retrouvés démasqués lorsqu’ils s’avérèrent incapables de produire une contrefaçon convaincante du manuscrit ou d’une édition ancienne). Au-delà de son aspect anecdotique, ce tour d’horizon aura toutefois permis d’appréhender la grande diversité, voire la richesse, de ces musiques dont la légende surpasse, ne serait-ce qu’un instant, la vérité historique.
Parodies et pastiches abondent tout au long de l’histoire de la musique (même du temps de Jean-Jacques Rousseau, comme nous l’avions évoqué), qu’elles concernent la musique savante (l’exemple de La Truite en témoigne) ou la chanson ; c’est d’ailleurs dans ce dernier domaine que les imitations et caricatures semblent les plus aisées -- peut-être parce qu’il suffit bien souvent de fabriquer d’autres paroles en conservant la mélodie et l’accompagnement : nous l’avons constaté à propos de Jacques Dutronc (l’on pourrait tout aussi bien évoquer la Vache à mille francs, au succès aujourd’hui incompréhensible). Le pastiche qui consiste à écrire des chansons entièrement nouvelles (paroles et musiques) tout en imitant un style reconnaissable, voire poussé jusqu’à la caricature, est une forme plus rare -- et de ce fait, bien plus impressionnante lorsqu’elle est réussie.
Un mardi de 1980, la chaîne radiophonique britannique BBC Radio 4 laisse l’antenne pendant 28 minutes à une étrange station : Radio Active (c’est son nom) se présente comme «la première radio locale nationale», mais ne se définit guère que par son degré invraisemblable d’amateurisme... Et pour cause : il s’agit en fait d’une radio fictive, au service d’une émission purement parodique imaginée par trois humoristes, une comédienne et un musicien. Radio Active rencontrera un succès certain (sept saisons et plus de 50 épisodes, suivis dans les années 1990 d’une adaptation à la télévision) et durable : outre les innombrables rediffusions et produits dérivés (cassettes, livres) de l’émission elle-même, chacun de ses interprètes et créateurs a connu une carrière remarquable par la suite.
La réussite de Radio Active tient en grande partie à son emballage musical et sonore, entièrement dû au musicien Phil Pope. On y rencontre de nombreuses blagues musicales, des musiques d’ambiance caricaturales ou incongrues et d’excellents jingles toujours subtilement parodiques : voix exagérées, phrases instrumentales inutilement longues, etc. Cependant, ce sont les chansons présentées par cette radio qui méritent qu’on s’y attarde tout particulièrement.
Dès ses tous premiers épisodes, Radio Active introduit, sous un prétexte de pure illustration musicale, ce qui apparaîtra rapidement comme la signature (et sans doute, de fait, la motivation première) de ses auteurs : des chansons évoquant les tubes de l’époque, interprétées par des groupes fictifs aux noms calembouresques. À peu près toute la pop music anglo-saxonne de la décennie aura droit à ce traitement parodique (on peut en trouver quelques exemples sur YouTube) ; les jeux de mots sont en général atroces (et de ce fait, excellents), les voix impeccablement convaincantes (fût-ce dans un style sirupeux), et -- surtout -- l’écriture mélodique, harmonique et les arrangements sont d’une intelligence redoutable : à la fois extrêmement bien construits, et très finement exagérés dans les tics propres à l’auteur parodié.
La première de ces chansons est également la plus mémorable : Meaningless Songs In Very High Voices, interprété par les Hee Bee Gee Bees (à ne pas confondre avec un récent groupe israélien). De fait, c’est sous ce nom que les trois chansonniers de Radio Active (Angus Deayton, Geoffrey Perkins, Michael Fenton Stevens, sans oublier les arrangements de Phil Pope) resteront connus, publieront plusieurs disques, et se retrouveront même propulsés au top 10 des tubes... en Australie (la patrie d’origine des Bee Gees authentiques).
Remarquable par son interprétation autant que par son écriture, cette chanson exemplaire offre plusieurs niveaux de compréhension : du plus farcique (les effets vocaux ridicules, encore que l’original n’est pas sans offrir tout ce qu’il faut en la matière) au plus subtil (l’arrangement instrumental et les interventions des chœurs). Le texte des paroles est un commentaire auto-référentiel portant autant sur la forme que sur l’exécution vocale : on rejoint là l’exercice que l’Oumupo propose de nommer métachant. «Meaningless Songs in Very High Voices»... tout est dit dès le titre.
Comme pour beaucoup de comédies britanniques, l’écriture de Radio Active vieillit remarquablement bien : 37 ans après leur première apparition au festival Fringe d’Edinburgh, ses créateurs et interprètes s’y sont retrouvés en 2016 pour y rejouer un de leurs épisodes -- sans aucune modification nécessaire, tant cet humour reste d’actualité. Et pourtant, notre rire lui-même a changé de nature : l’auditeur d’aujourd’hui a l’habitude de l’humour auto-référentiel et de cet état d’esprit méta qui a contaminé l’ensemble du champ médiatique savant et populaire. Un exemple frappant se trouve dans les radios fictives incluses depuis les années 2000 dans la série de jeux vidéo GTA, et qui comprennent de fausses publicités, des parodies de débats (imaginées notamment par Lazlow Jones, véritable animateur radio), des journaux d’actualité effroyablement propagandistes comme dans la vraie vie, et même de très drôles jingles chantés (la station Flash FM du jeu GTA Vice City Stories est une vraie réussite à ce titre). La comparaison avec Radio Active se fait d’elle-même.
Quant à cette dernière, l’écouter ou la réécouter aujourd’hui permet facilement de penser y déceler un niveau de commentaire absurde, de désabusement caustique et de satire socio-culturelle : il serait pourtant largement anachronique de prêter une telle intention à ses auteurs, qui -- nonobstant leur éducation intellectuelle, leur large culture et leur finesse d’observation -- ne l’ont probablement conçue, à l’époque, que comme une suite de pitreries gratuites et sans conséquence.Parodies et pastiches abondent tout au long de l’histoire de la musique (même du temps de Jean-Jacques Rousseau, comme nous l’avions évoqué), qu’elles concernent la musique savante (l’exemple de La Truite en témoigne) ou la chanson ; c’est d’ailleurs dans ce dernier domaine que les imitations et caricatures semblent les plus aisées -- peut-être parce qu’il suffit bien souvent de fabriquer d’autres paroles en conservant la mélodie et l’accompagnement : nous l’avons constaté à propos de Jacques Dutronc (l’on pourrait tout aussi bien évoquer la Vache à mille francs, au succès aujourd’hui incompréhensible). Le pastiche qui consiste à écrire des chansons entièrement nouvelles (paroles et musiques) tout en imitant un style reconnaissable, voire poussé jusqu’à la caricature, est une forme plus rare -- et de ce fait, bien plus impressionnante lorsqu’elle est réussie.
Un mardi de 1980, la chaîne radiophonique britannique BBC Radio 4 laisse l’antenne pendant 28 minutes à une étrange station : Radio Active (c’est son nom) se présente comme «la première radio locale nationale», mais ne se définit guère que par son degré invraisemblable d’amateurisme... Et pour cause : il s’agit en fait d’une radio fictive, au service d’une émission purement parodique imaginée par trois humoristes, une comédienne et un musicien. Radio Active rencontrera un succès certain (sept saisons et plus de 50 épisodes, suivis dans les années 1990 d’une adaptation à la télévision) et durable : outre les innombrables rediffusions et produits dérivés (cassettes, livres) de l’émission elle-même, chacun de ses interprètes et créateurs a connu une carrière remarquable par la suite.
La réussite de Radio Active tient en grande partie à son emballage musical et sonore, entièrement dû au musicien Phil Pope. On y rencontre de nombreuses blagues musicales, des musiques d’ambiance caricaturales ou incongrues et d’excellents jingles toujours subtilement parodiques : voix exagérées, phrases instrumentales inutilement longues, etc. Cependant, ce sont les chansons présentées par cette radio qui méritent qu’on s’y attarde tout particulièrement.
Dès ses tous premiers épisodes, Radio Active introduit, sous un prétexte de pure illustration musicale, ce qui apparaîtra rapidement comme la signature (et sans doute, de fait, la motivation première) de ses auteurs : des chansons évoquant les tubes de l’époque, interprétées par des groupes fictifs aux noms calembouresques. À peu près toute la pop music anglo-saxonne de la décennie aura droit à ce traitement parodique (on peut en trouver quelques exemples sur YouTube) ; les jeux de mots sont en général atroces (et de ce fait, excellents), les voix impeccablement convaincantes (fût-ce dans un style sirupeux), et -- surtout -- l’écriture mélodique, harmonique et les arrangements sont d’une intelligence redoutable : à la fois extrêmement bien construits, et très finement exagérés dans les tics propres à l’auteur parodié.
La première de ces chansons est également la plus mémorable : Meaningless Songs In Very High Voices, interprété par les Hee Bee Gee Bees (à ne pas confondre avec un récent groupe israélien). De fait, c’est sous ce nom que les trois chansonniers de Radio Active (Angus Deayton, Geoffrey Perkins, Michael Fenton Stevens, sans oublier les arrangements de Phil Pope) resteront connus, publieront plusieurs disques, et se retrouveront même propulsés au top 10 des tubes... en Australie (la patrie d’origine des Bee Gees authentiques).
Remarquable par son interprétation autant que par son écriture, cette chanson exemplaire offre plusieurs niveaux de compréhension : du plus farcique (les effets vocaux ridicules, encore que l’original n’est pas sans offrir tout ce qu’il faut en la matière) au plus subtil (l’arrangement instrumental et les interventions des chœurs). Le texte des paroles est un commentaire auto-référentiel portant autant sur la forme que sur l’exécution vocale : on rejoint là l’exercice que l’Oumupo propose de nommer métachant. «Meaningless Songs in Very High Voices»... tout est dit dès le titre.
Comme pour beaucoup de comédies britanniques, l’écriture de Radio Active vieillit remarquablement bien : 37 ans après leur première apparition au festival Fringe d’Edinburgh, ses créateurs et interprètes s’y sont retrouvés en 2016 pour y rejouer un de leurs épisodes -- sans aucune modification nécessaire, tant cet humour reste d’actualité. Et pourtant, notre rire lui-même a changé de nature : l’auditeur d’aujourd’hui a l’habitude de l’humour auto-référentiel et de cet état d’esprit méta qui a contaminé l’ensemble du champ médiatique savant et populaire. Un exemple frappant se trouve dans les radios fictives incluses depuis les années 2000 dans la série de jeux vidéo GTA, et qui comprennent de fausses publicités, des parodies de débats (imaginées notamment par Lazlow Jones, véritable animateur radio), des journaux d’actualité effroyablement propagandistes comme dans la vraie vie, et même de très drôles jingles chantés (la station Flash FM du jeu GTA Vice City Stories est une vraie réussite à ce titre). La comparaison avec Radio Active se fait d’elle-même.
Quant à cette dernière, l’écouter ou la réécouter aujourd’hui permet facilement de penser y déceler un niveau de commentaire absurde, de désabusement caustique et de satire socio-culturelle : il serait pourtant largement anachronique de prêter une telle intention à ses auteurs, qui -- nonobstant leur éducation intellectuelle, leur large culture et leur finesse d’observation -- ne l’ont probablement conçue, à l’époque, que comme une suite de pitreries gratuites et sans conséquence.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est l’homme de tous les espoirs manqués, des amitiés brouillées, des trajectoires convolutées, des intransigeances et des crispations, inattendues et parfois contradictoires. Son activité de musicien en est peut-être le reflet le plus criant, alternant ambitions glorieuses et basses besognes alimentaires, tiraillée entre son éternel penchant sérieux et austère, et son goût pour les mélodies légères, pastorales et plaisantes.
Assez compact, le corpus musical laissé en héritage par Rousseau se résume à quelques partitions :
- Il aurait rédigé entre 25 et 30 ans deux opéras-tragédies : Iphis et Anaxète et La découverte du nouveau monde (peut-être inspirée de Alzire), qu’il déclare avoir eu "le bon sens de jeter au feu" ; de fait, seul le texte nous en est parvenu.
- Son premier opéra Les Muses galantes, commencé à l’âge de 31 ans peu après son arrivée à Paris. Projet ambitieux qu’il mit plus de deux ans à achever et ne put mener à bien qu’avec l’aide de Philidor, cet ouvrage suscita des réactions vives (il fut accusé, notamment par Rameau, d’avoir pillé certains passages chez des maîtres italiens ; le duc de Richelieu, pour sa part, l’adorait) et ne fut représenté que trois fois, sous des formes lacunaires. Les fragments qui nous en sont parvenus n’ont cependant rien d’effroyable, bien au contraire. De surcroît, le fait qu’une seule personne soit l’auteur à la fois du texte et de la musique était alors sans précédent.
- En 1745, il fut chargé d’ajouter des scènes et récitatifs à l’opéra-ballet Les Fêtes de Ramire, de Rameau sur un livret de Voltaire.
- Son second opéra, Le Devin du village, est le plus important. Cet «Intermède» en un acte créé en 1752 connut un véritable et durable succès, même si Rousseau fut, encore une fois — et manifestement à tort — accusé d’en avoir usurpé la paternité. De fait, l’ouvrage, écrit dans un style léger et volontiers italien, participa à enflammer la querelle des bouffons. Les pastiches en furent nombreux, et inspirèrent même l’opéra Bastien und Bastienne de Mozart seize ans plus tard.
- En 1762, il écrit le texte d’un monologue intitulé Pygmalion, auquel il souhaite par la suite adjoindre une musique mais «le petit faiseur» (qu’il reconnaissait être) «ne peut enfler que les pipeaux. Il y faudrait un grand faiseur. Je ne connais que M. Gluck en état d’entreprendre cet ouvrage, et je voudrais bien qu’il daignât s’en charger.» C’est cependant un négociant lyonnais parfaitement inconnu, Horace Coignet, qui s’en chargera, hormis deux airs mis en musique par Rousseau lui-même. L’apport essentiel que représente cet ouvrage, toutefois, ne réside pas dans sa musique mais dans l’esthétique et la forme nouvelle de cet opéra-pantomime à un seul personnage où la musique de scène n’est pas purement illustrative et dispensable mais s’intégre dans la narration même. Se trouve ainsi préfiguré le mélodrame romantique que l’on trouvera des décennies plus tard avec Egmont (de Beethoven sur une pièce de Goethe) ou Manfred (de Schumann d’après Byron).
- Il reviendra à l’opéra douze ans plus tard, autour d’un projet sur Daphnis et Chloé, dont le texte n’est cette fois plus de lui mais de son ami Olivier de Corancez.
- Dans les six ans précédant sa mort (à partir de 1772), son activité musicale redouble (il estime lui-même son activité de simple copiste à plus de mille pages par an pour cette seule période). Il se met notamment en devoir de refaire la musique de certains airs du Devin, nonobstant le succès de celui-ci.
- On lui doit également (surtout pendant cette dernière période) de nombreuses mélodies sur des poèmes divers, sommairement harmonisées (souvent sous forme d’une simple ligne de basse non-chiffrée, mais parfois aussi des réalisations pour quatuor ou clavier). Après sa mort, son ami Pierre-Antoine Benoit (1721?-1796?) en regroupera près d’une centaine dans un recueil au titre ô combien rousseauiste : Les consolations des misères de ma vie.
- Ce recueil n’est en fait que l’un des six volumes envisagés (par Rousseau lui-même avant sa mort) pour regrouper de façon raisonnée ses nombreux fragments musicaux. Ils seront publiés dans un ordre quelque peu différent dans ce que les historiens nommeront le «recueil Benoit», qui reste le corpus le plus complet nous étant parvenu — on y trouve également des partitions plus inattendues de Rousseau : quatre duos pour clarinettes, cinq chœurs liturgiques en latin et des marches militaires. Ce recueil (dont l’histoire étonnante est récapitulée dans un article d’une conservatrice de la Bibliothèque nationale) fait l’objet de beaucoup de soins : ses partitions sont minutieusement authentifiées (précaution rendue nécessaire par les accusations de falsification ayant poursuivi Rousseau), une souscription est levée par Benoit et la comtesse d’Egmont en vue de son impression, et les fonds récupérés sont versés à l’hôpital des Enfants-Trouvés — geste symbolique s’il en est, pour un auteur qui avait lui-même abandonné ses cinq enfants.
Au-delà de son activité de compositeur (et, de façon plus rémunératrice, de copiste), Rousseau est aussi un critique et théoricien de la musique. Il sera d’ailleurs rejoint sur ce terrain par Diderot, qui, même s’il n’était pas musicien lui-même, publie en 1771 d’étonnantes et malicieuses Leçons de clavecin et principes d’harmonies de Bemetzrieder en forme de dialogues philosophiques entre lui-même, sa fille Angélique et un musicien fictif inspiré par Antoine Bemetzrieder ; il est aussi l’auteur d’une dissertation Sur les systèmes de musique des anciens peuples analysant de façon fine et, pour l’époque, moderne, l’organisation des hauteurs en musique pythagoricienne et «chinoise». Son collègue encyclopédiste D’Alembert est également un théoricien de la musique : il met notamment en application ses connaissances en physique, mathématique et acoustique en 1752 dans des Élémens de Musique, théorique et pratique qui prennent pour point de départ le traité d’harmonie de Rameau (paru en 1722) avant de s’en émanciper audacieusement. Tout comme Rousseau, ses contributions à l’Encyclopédie dans ce domaine constitueront également un corpus théorique digne d’intérêt.
Pour en revenir à Rousseau, ce dernier n’a pas attendu l’Encyclopédie pour s’interroger sur le langage musical et entreprendre de le révolutionner. Dès son arrivée à Paris en 1742, il présente à l’Académie des sciences un Projet concernant de nouveaux signes pour la musique, comme il le contera plus tard dans ses Confessions :
En réfléchissant à la peine que j’avais eue d’apprendre à déchiffrer les notes, et à celle que j’avais encore de chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu’en général apprendre la musique n’était pour personne chose aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j’avais pensé à noter l’échelle par chiffres pour éviter d’avoir toujours à tracer des lignes et portées lorsqu’il fallait noter le moindre petit air. [...] J’y rêvai avec succès, et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite.
L’idée de Rousseau, simple mais hardie, est de désigner chaque note par son degré dans la gamme (en chiffres arabes, l’ajout de points au-dessus ou au-dessous servant à désigner les octaves, et des traits ascendants ou descendants indiquant les altérations). Des points et virgules indiquent le rythme, et les barres de mesure sont conservées (quoique dans une métrique simplifiée). Cette notation présente l’avantage d’être absolue (intégrant la notion de transposition jusqu’à en abolir toute difficulté), et d’un degré conceptuel supérieur par rapport à la notation classique purement descriptive ; de surcroît elle n’est pas si choquante que cela en une époque où tout le monde sait encore lire les chiffrages de basse continue. Pour citer à nouveau Rousseau,
La seule objection solide qu’il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. À peine le lui eus-je expliqué, qu’il en vit le côté faible. Vos signes, me dit-il, sont très bons en ce qu’ils déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu’ils représentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire ; mais ils sont mauvais en ce qu’ils exigent une opération de l’esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l’exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l’œil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l’une très haute, l’autre très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup d’œil le progrès de l’une à l’autre par degrés conjoints ; mais, pour m’assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j’épelle tous vos chiffres l’un après l’autre ; le coup d’œil ne peut suppléer à rien. L’objection me parut sans réplique, et j’en convins à l’instant : quoiqu’elle soit simple et frappante, il n’y a qu’une grande pratique de l’art qui puisse la suggérer, et il n’est pas étonnant qu’elle ne soit venue à aucun académicien ; mais il l’est que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu que chacun ne devrait juger que de son métier.
Hélas, quelques pontes de l’académie font obstacle à son système, qu’ils jugent (non sans quelque raison) moins opportun pour la musique instrumentale que vocale. Un désaccord se crée, et s’envenime lorsque l’on déterre les travaux d’un moine du siècle précédent qui avait eu une idée similaire quoique plus rudimentaire : pour la première fois de sa carrière, Rousseau se trouve accusé de faire du neuf avec du vieux. Piqué au vif, il se remet au travail et rédige une Dissertation sur la musique moderne d’une centaine de pages, qu’il parviendra à faire publier à ses propres frais. Cet ouvrage ébauche également une réflexion sur l’histoire des langages musicaux et de leur notation, des Grecs anciens jusqu’à Guido d’Arezzo. (Ce champ d’étude continuera d’intéresser Rousseau jusqu’à la fin de sa vie ; l’on sait notamment qu’il parvint à un certain degré d’érudition concernant la musique médiévale.) Il insiste également — non sans clairvoyance — sur les applications pédagogiques de son invention :
[...] Le plus grand obstacle à l’essai de mon système était la crainte que, s’il n’était pas admis, on ne perdît le temps qu’on mettrait à l’apprendre. Je disais à cela que la pratique de ma note rendait les idées si claires, que pour apprendre la musique par les caractères ordinaires on gagnerait encore du temps à commencer par les miens. Pour en donner la preuve par l’expérience, j’enseignai gratuitement la musique à une jeune Américaine, appelée mademoiselle des Roulins, dont M. Roguin m’avait procuré la connaissance. En trois mois elle fut en état de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût, et même de chanter à livre ouvert mieux que moi-même toute celle qui n’était pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant, mais ignoré. Un autre en aurait rempli les journaux ; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles je n’en eus jamais pour les faire valoir.
Le début des années 1750 sera marqué par la Querelle des bouffons, qui achève d’entériner la dichotomie avec Rameau, que Rousseau continue cependant à estimer. Rousseau se fait polémiste avec des pamphlets tels que la Lettre d’un symphoniste puis, plus développée, la Lettre sur la musique françoise. (Il doit également se défendre, on l’a vu, des accusations entourant ses opéras successifs.)
Sous l’argutie — fort mondaine et, somme toute, anecdotique — quant à la suprématie de la musique française sur la musique italienne (débat récurrent à l’époque, avant qu’il ne se transfère plus tard sur la musique allemande), se dessine néanmoins peu à peu un enjeu véritablement philosophique, qui est celui de la naturalité (ou non) de la musique et de la langue — préoccupation évidemment chère à Rousseau, comme l’indique le titre d’un essai qu’il entreprend alors (mais n’achèvera pas) : Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la Mélodie & de l’Imitation Musicale. Ces travaux nourrissent également son texte essentiel : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Rameau ayant refusé de contribuer à l’Encyclopédie, c’est à Rousseau qu’est proposé de contribuer aux articles musicaux. Il en rédigera près de quatre cents en trois mois à peine, qu’il livre d’un bloc début 1749 pour répondre au délai imposé. Se plaignant de n’avoir pas eu le temps de développer ses contributions, Rousseau les reprend et les retravaille à partir de 1753 ; elles se nourrissent en 1755 d’une n-ième polémique avec Rameau qui a publié des Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, et auxquelles Rousseau se doit de répondre. Chassé de Paris l’année suivante (ce qui le prive de ses ressources bibliographiques), brouillé peu à peu avec Diderot et les encyclopédistes, Rousseau travaille péniblement à son grand Dictionnaire de musique (qui paraîtra finalement en 1767), alors que chaque année le trouve davantage isolé et qu’il se voit (ou s’imagine) chassé successivement de toutes les villes et nations où il croit trouver refuge.
Fort de 904 entrées (dont certains articles particulièrement longs et développés), cet ouvrage complexe et d’une érudition impressionnante mérite qu’on y consacre des livres et des colloques entiers ; fort de l’expérience encyclopédique, Rousseau tisse entre les articles un réseau de renvois et de références qui cherche à donner l’impression d’un traité unitaire et cohérent. Hommage s’il en est, près de 350 de ces articles seront reproduits dix ans plus tard dans le Supplément de l’Encyclopédie ; c’est, encore aujourd’hui, l’un des textes majeurs, non seulement du ci-devant «citoyen de Genève», mais de son siècle tout entier.
Pour les écrits de Rousseau se rapportant à la musique, l’on peut se reporter à l’édition en ligne de ses œuvres complètes mise à disposition par la Bibliothèque de Genève. Une bibliographie est proposée par le site musicologie.org ; un numéro de la revue Orages est également disponible en ligne et propose quelques articles intéressants. Enfin, le site de l’universitaire japonais Yoshihiro Naito regorge d’articles intéressants traduits en français (l’on consultera également avec profit l’ancienne version de son site, qui contient quelques articles différents).
Le pianiste américain Richard Grayson est mort ce 3 juillet 2016, à l’âge de 75 ans. Ce très grand maître de l’improvisation était également vulgarisateur et pédagogue : il avait notamment mis à disposition sur sa page Web son excellent manuel d’improvisation (en anglais).
De fait, si on lui doit de nombreuses compositions et expériences musicales intéressantes (notamment dans le domaine des instruments électroniques et programmables), c’est surtout par ses étonnantes improvisations que Grayson restera connu : sa chaîne YouTube recense près de 130 exemples d’arrangements improvisés de thèmes connus (souvent suggérés par le public) dans le style de tel ou tel compositeur, du Baroque jusqu’à l’époque contemporaine. Bien souvent, le thème ne sert que de point de départ, permettant ensuite à Grayson de déployer une construction formelle d’envergure maîtrisée, dans un style irréprochable, qui trahit de plus son impressionnante connaissance du répertoire.
La chanson française Il est cinq heures, Paris s’éveille s’inscrit dans un corpus considérable de chansons de variété ayant pour thème la ville de Paris. Son premier interprète, Jacques Dutronc (né en 1943), rejoint ainsi à l’âge de 25 ans une lignée de chanteurs et chanteuses glorieusement franchouillards : Artistide Bruant, Mistinguett, Maurice Chevalier, Charles Trenet, André Claveau (injustement méconnu aujourd’hui), Édith Piaf, Yves Montand, Juliette Gréco, Serge Gainsbourg, Barbara... Écrite en une soirée par Dutronc avec le littérateur Jacques Lanzmann et sa femme de l’époque, cette chanson que l’on pourrait dire «à texte» repose sur une base harmonique simple, sinon simpliste (Am | Dm | C | E
, puis refrain en majeur : A | Bm | E | A
), avec un mouvement relativement entraînant (accompagnement en «pompes»). Lors du premier enregistrement, un flûtiste qui passait par là (Roger Bourdin, excellent musicien de variété mais aussi compositeur aimable) improvise un solo de flûte qui deviendra l’un des signes distinctifs de la chanson. Les paroles, mettant en scène la vie nocturne et interlope de la capitale et critiquant ses monuments les plus éculés, s’inscrivent dans la pseudo-subversivité «yéyé» de ces années 1960, qui ne les empêchera pas de se fondre immédiatement dans une culture de consommation mainstream entièrement inoffensive et dépolitisée. De fait, la chanson sortira en mars 1968, dans cette « France qui s’ennuie et s’animera quelques mois plus tard d’un soulèvement bref et partiel, qui ne fera que consacrer in fine la victoire de l’Ordre et de la Réaction, fût-ce sous l’apparence cosmétiquement rajeunie du néolibéralisme décomplexé.
Les auteurs de la chanson déclareront s’être inspirés d’une chanson bien plus ancienne, intitulée Tableau de Paris à cinq heures du matin et que l’on doit, en 1802, à l’inoubliable Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers (1772-1827, auteur notamment de la chanson Bon voyage, monsieur Dumollet). Monument du kitsch le plus atroce que l’époque pouvait produire, la partition est d’une pauvreté affligeante ; l’on ne s’étonnera sans doute pas d’apprendre qu’elle est en fait copiée d’une contredanse tirée du ballet La Rosière signé en 1783 par Maximilien Gardel. Quant aux paroles de Désaugiers, elles dressent -- littéralement -- une image d’Épinal de ce Paris idéal où tout le monde s’affaire et commerce sans distinction de classe ni de fortune. On assiste ainsi à l’édification de ce Paris de carte postale qui fera fureur dans les siècles à venir ; de fait, cette chanson sera chantée jusqu’au début du XXe siècle (et fera par exemple les choux gras du Lapin agile. (Ce qui explique peut-être comment elle a pu parvenir jusqu’à Dutronc et Lanzmann.)
Faut-il voir dans le Paris s’éveille de 1968 une tentative de prendre à contre-pied cette image traditionnelle ? Manifestement oui, mais la subversion manque entièrement sa cible. Ainsi, évoquer «les stripteaseuses» dans le vague but de choquer le bourgeois, est absolument inopérant tant l’on a pu voircombien, de Édith Piaf à Irma la douce et autres Amélie Poulain, le travail du sexe fait partie intégrante de la «couleur locale» traditionnellement associée à Paris. Ce qui n’empêchera pas certains commentateurs postérieurs d’opérer une audacieuse retcon en notant que cette chanson permet au bas-peuple d’exister dans le discours médiatique, et en se fixant notamment sur des vers tels que «Les ouvriers sont déprimés / Les gens se lèvent, ils sont brimés». De fait, quelques années plus tard (en 1974), cette chanson sera incluse, avec l’autorisation de ses auteurs, dans un album militant de tendance anarcho-situationniste. Les paroles sont réécrites pour l’occasion, non sans, comment dire, un certain punch -- qui n’a rien perdu de sa vigueur.
Quant à la chanson officielle, une simple recherche sur YouTube suffit à montrer combien elle est restée vivante dans les dernières décennies, mais aussi combien elle s’est institutionnalisée. Si l’on en trouve relativement peu d’enregistrements dits «amateurs», les captations légitimées (et en particulier télévisuelles), elles, abondent -- réservant parfois quelques surprises intéressantes. Les arrangements instrumentaux suivent l’air du temps, parfois de façon assez réussie ; l’aspect «à texte» permet aux interprètes à la mode de s’essayer à l’infâme parlando hérité de Piaf, voire sous une forme rajeunie pouvant aller jusqu’au slam.
Que ce soit entre 1783 et 1802 ou entre 1968 et aujourd’hui, des airs simples continuent d’être fredonnés, par-delà les bouleversements politiques, par-delà les troubles sociaux, la détresse ou la misère. Et c’est, sans doute, tout ce qu’on leur demande.
Avant l’Oulipo, avant la Nouvelle Vague, avant le postmodernisme et les «nouveaux» «philosophes», avant l’hégémonie boulézienne, se jouaient déjà dans la France de l’immédiat après-guerre un certain nombre de démarches artistiques expérimentales -- quoiqu’avec sans doute moins de radicalité et de forfanterie. C’est là la génération de Michel Butor en littérature, de Pierre Schaeffer en musique concrète, de Ionesco et Beckett dans le domaine théâtral.
Et, à mi-chemin entre ces domaines, se trouve une personnalité plus discrète et plus inclassable : celle de Jean Tardieu (1903-1995). Fils d’un peintre et d’une harpiste (il pratiqua lui-même la musique), Tardieu fut non seulement un poète extrêmement sous-estimé, et un dramaturge essentiel (qui ne se réduit pas aux expériences les plus anecdotiques pour lesquelles il reste connu), mais il occupa aussi des fonctions de direction à la radio-télévision française où son influence s’avéra déterminante.
Comme le fait remarquer l’universitaire Jean-Pierre Longre dans un intéressant article, la musique constitue chez Tardieu une composante constante de son discours tant poétique que théâtral (on pourra également se reporter à ce mémoire plus développé et plus récent d’une étudiante grecque). Il peut s’agir de poésie de la langue (jeu sur les allitérations et les phonèmes mais aussi sur la scansion, comme dans Rythme à trois temps), de méta-discours sur la musique (La Sonate et les trois messieurs : comment parler musiuqe) voire d’allusions plus générales comme l’illustre le titre de ses recueils Théâtre de chambre ou Poèmes à jouer.
Une expérience marquante -- tout au moins dans son concept plus que dans sa réalisation, quelque peu naïve -- est à découvrir dans Conversation-Sinfonietta, pièce brève écrite comme une partition d’ensemble vocal, dont on peut trouver quelques enregistrements en ligne et dont le texte est également disponible -- en toute illégalité mais pour notre plus grand bonheur. En voici un extrait :
LE SPEAKER
Voici d'abord l'Allegro ma non troppo.Le Speaker va s'asseoir sur une chaise dans le studio.
BASSE 1
Bonjour Madame !
CONTRALTO 2
Bonjour Monsieur !
BASSE 2
Bonjour Madame !
BASSE 1 et BASSE 2, ensemble, crescendo.
Bonjour Madame !
CONTRALTO 1 et CONTRALTO 2, ensemble, forte.
Bonjour Monsieur !BASSE 1 et BASSE 2 et CONTRALTO 1 et CONTRALTO 2 continuent à se donner la réplique en sourdine, sur un ton égal, monotone, très martelé : « Bonjour Madame », « Bonjour Monsieur », pendant que le Ténor et la Soprano, qui se sont levés, échangent leurs répliques, très en dehors et avec un phrasé émouvant.
Dès la fin des années 1940, Jean Tardieu fait connaître un jeune auteur en lui commandant des saynètes et pièces pour la radio française : ainsi Roland Dubillard (1923-2011) se fait-il connaître du grand public. Auteur polygraphe lui aussi (poésie, théâtre, nouvelles et romans), il joue fréquemment avec des notions musicales, quoique de manière plus irrévérencieuse, sinon ouvertement burlesque. Dès 1952 (toujours sur une commande de Tardieu), il présente Si Camille me voyait, une «opérette sans musique».
Dans les sketches radiophoniques pour lesquels il reste connu aujourd’hui (bien plus que Tardieu d’ailleurs), réunis postérieurement sous l’intitulé des Diablogues, l’élément musical est omniprésent : BB ou musicologie, Musique de placard, Leçon de piano. Dans plusieurs de ces scènes, le discours se fait même musical (en chantant des notes, en enchaînant des onomatopées bruitistes) ; dans d’autres, le monde de la musique sert plus simplement de terrain de jeu à une caricature d’érudition qui se transforme vite en jeu de massacre. Voici par exemple la mémorable introduction de Le Concert :
La Symphonie Levrette, de Sigmund Freud, qui vous sera donnée ce soir dans le cadre du Festival d’Arcachon-Limoges, sera exécutée par les huîtres de l’Orchestre Psychanalytique du But en Blanc, sous la direction de Jacques Lacan, avec le concours du quatuor à pétrole des usines Renault et des solistes du Purgatoire national.
Le lied Die Forelle est l’une des partitions les plus connues de Franz Schubert (1797-1828), sur un texte de Christian Friedrich Schubart (1739-1791). Écrite en 1817 (en passant par une demi-douzaine de versions successives), elle semble se prêter à toutes sortes de dérivations, à commencer par les variations de Schubert lui-même pour quintette avec piano, ainsi que les deux transcriptions successives pour piano seul de Franz Liszt. Pour le public francophone d’une certaine génération, l’air reste associé à ses paroles humoristiques des Frères Jacques.
Alain Zalmanski (chercheur, vulgarisateur, ’pataphysicien, auteur polygraphe et éminent contributeur de la Liste Oulipo) nous signale ces Variations sur La Truite du chef de chœur autrichien Franz Schöggl (1930-1982). Intitulée Die launige Forelle («Trout as you like it» dans une traduction anglaise posthume), cette pièce pour chœur mixte à quatre voix présente dix variations successives (dont quatre ou cinq sont souvent omises), qui constituent autant de détournements faisant chacun allusion à un compositeur ou une esthétique différents : Mozart, Beethoven, Weber, Wagner, Liszt, chanson napolitaine, chœur russe, etc.
Cette pièce ne figurant pas encore dans le domaine public, il nous est impossible de la consulter dans son intégralité. Il en existe cependant de nombreux enregistrements en ligne (mais, pour autant que nous puissions voir, tous lacunaires), ainsi qu’un fragment de partition traduit en hongrois.
La variation sur un thème est évidemment un exercice musical universel et immémorial (voir par exemple notre page consacrée à la Folia), qui se prête notoirement bien à des jeux d’allusions et de clins d’œil ; ainsi Beethoven se plaît-il, dans ses variations Diabelli (dont nous avions proposé un résumé, à citer le Notte giorno faticar de Mozart.
Plus récemment, l’Ircam proposa en 1998 à divers compositeurs de rédiger des variations sur la chanson (traduite en français) de la série télévisée Zorro ; on y trouve aussi bien une Histoire du Zorro que le Zorro lunaire, et d’autres pastiches plus savoureux les uns que les autres. L’extrait diffusé en ligne (et archivé ici par nos soins) permet d’entendre un magnifique Zorro et les sortilèges à la manière de Ravel.
Merci à Alain Zalmanski de nous avoir signalé cette Truite de Schöggl ; profitons-en pour mentionner qu’Alain a récemment fêté ses 80 ans et que la liste lui a rendu hommage à cette occasion (comme dix ans auparavant) ; l’Oumupo a d’ailleurs saisi cette occasion pour faire entendre un extrait méconnu du Double Concerto pour violon et contrebasse d’Alban Berg, disparu l’année même où naissait notre Zalmanski national.