Il est des instruments qui n’existent que dans l’esprit, le temps d’un rêve ou d’un récit. Bien souvent, ces instruments sont eux-même une porte d’entrée symbolique donnant à imaginer un niveau supplémentaire d’abstraction et d’irréel : la sensation sonore et musicale naissant de leur propre musique (ainsi que l’émerveillement visuel que procure leur aspect et le geste instrumental qui leur est propre).
Prétendre établir une liste complète (ou même simplement satisfaisante) de tels instruments ne pourrait évidemment être que pure chimère ; Wikipédia nous fournit heureusement un point d’entrée commode avec cette liste d’instruments mythologiques qui voit se côtoyer les légendes hindoues (la conche Shankha et Panchajanya), nordiques (la harpe de Bragi et celle de Väinämöinen), grecques (la lyre d’Orphée, la flûte de Pan et de Syrinx) et judéo-chrétiennes (les sept trompettes) ; s’y ajoutent des légendes plus récentes telles que le cor de Roland, la flûte du joueur d’Hamelin ou le tambour de Francis Drake.
S’il est un genre contemporain qui a incontestablement pris le relais en terme de production de civilisations fictives (et des pratiques musicales afférentes), c’est certainement la science-fiction ; nous avions ainsi pu effectuer un alléchant survol du monde musical de Star Trek, dont la richesse reste sans comparaison avec d’autres œuvres qui se résument souvent à un seul instrument (le baliset de Dune, le visi-sonor de la trilogie Foundation et son lointain cousin le holophonor de Futurama) — pour taire pudiquement l’embarrassante étisie de l’autre franchise à succès et sa cantina.
S’il ne fallait retenir qu’un exemple d’instrument inspiré par la science-fiction, pourtant, ce n’est pas à une œuvre narrative qu’on le doit : le zeusaphone, ou «arc chantant», consiste à produire des hauteurs prédéterminées au moyen de bobines Tesla. Le résultat, qui ravit tous les amateurs de festivals depuis maintenant dix ans, est spectaculaire.
À ces mondes futuristes, ceux du merveilleux (fantasy) n’ont pas grand chose à envier. Si la Terre du Milieu de J.R.R. Tolkien (1892-1973) semble se satisfaire principalement d’instruments dérivés des nôtres (harpe elfique, etc.), la série plus récente Redwall de Brian Jacques (1939-2011) inclut plusieurs instruments propres à chaque espèce animale mise en scène (notamment la harpe «harolina», dont une réalisation a été proposée par une luthière américaine). À l’aurore du genre, il faut également mentionner une nouvelle du baron de Dunsany, Bethmoora (1910), dans laquelle la couleur locale s’enrichit de tout un instrumentarium, quoiqu’indéfini — nous traduisons :
C’était un jour radieux, et les habitants de la ville dansaient près des vignobles, cependant qu’ici et là quelqu’un jouait du kalipac. Les arbustes violets étaient tous en fleurs, et la neige brillait sur les collines de Hap.
Au-delà du portail de cuivre, l’on pressait le raisin dans des cuves pour faire le syrabub. Ce millésime serait fameux.
Dans les jardinets juste avant le désert, des hommes battaient le tambang et le tittibuk, et soufflaient mélodieusement dans leur zootibar.
Si l’invention d’instruments est appréciée pour son pouvoir dépaysant et puissamment évocateur, elle peut pourtant prendre, à l’occasion, une tournure plus noire et satirique. Ainsi le savant et inventeur allemand Athanasius Kircher décrit-il dès 1650 un «clavier à chats» peu engageant (nous traduisons) :
Un ingénieux musicien, pour soulager son Prince de la profonde tristesse où le plongeait sa charge, construisit l’instrument suivant. Il captura des chats vivants de tailles différentes, et construisit pour eux des cages alignées de façon à ce que lorsqu’il appuierait sur les touches d’un clavier, une baguette acérée leur perfore la queue. Il disposa les chats selon la tessiture de leur voix, pour qu’à chaque touche du clavier corresponde un chat ; les harmonies de cet instrument résultaient de leurs cris, tantôt de douleur, tantôt de colère. Par les accords ainsi obtenus, qui ne pouvaient manquer de faire rire, le prince fut guéri de sa tristesse.
Cette invention est à rapprocher, quatre siècles plus tard, de l’humour noir de certains comiques britanniques : l’«orgue à souris» des Monty Python, et l’instrument de supplice des Aventures du Baron Munchausen.
Au milieu du vingtième siècle, la littérature francophone donne naissance à quelques instruments fictifs qui marqueront durablement l’imaginaire collectif. Nous évoquions ainsi l’écrivain et homme de théâtre Roland Dubillard (1923-1911), dont le «quatuor à pétrole» ne semble pourtant pas avoir inspiré de luthiers ni de musiciens (même si un concours fut ouvert sur ce thème dans les années 2000).
À la même époque (c’est-à-dire dans les années 1960), l’auteur et dessinateur belge André Franquin dote son personnage fétiche Gaston Lagaffe de toutes sortes d’inventions, dont les nuisances sonores construisent un monde à part entière. Ses instruments de musique se déploient dans plusieurs directions : guitares (discordantes, amplifiées), cuivres (parfois branchés sur l’échappement d’un moteur, ce qui n’aurait peut-être pas déplu à Dubillard). Et, surtout, le «gaffophone» qui suscite dès sa première apparition en 1967 un intérêt des lecteurs de tous âges : dès l’année suivante, le Journal de Spirou organise un concours «Fabriquez un gaffophone», proposant à ses lecteurs de réaliser des versions en grandeur réelle du mastodonte sonore. Quelques documents en témoignent, notamment un film en super 8. D’autres réalisations seront proposées dans les décennies suivantes, comme le montre un reportage suisse en 2001.
Aucun commentateur ne manque de souligner que le gaffophone s’inspire d’un instrument traditionnel africain que Franquin avait pu voir au musée colonial de Tervuren. C’est omettre l’aspect volontairement difforme, disproportionné, protubérant, qui en constitue la raison d’être profonde : tout droit sorti d’une préhistoire fantasmée (tel un «voyageur du Mésozoïque», ou le Marsupilami dans la forêt vierge de Palombie), le gaffophone est ontologiquement l’expression du rejet total et puissant (quoique non-violent) de la civilisation, de la société bureaucrate et militariste. Il est le prolongement idéal de Gaston Lagaffe en tant que symbole (joyeusement destructeur) d’une liberté rousseauiste, enfantine, jouissive et primale.
Ce qui nous amène à un autre instrument imaginaire, peut-être plus mémorable encore : le «pianocktail» proposé par Boris Vian dès le début de l’Écume des jours (1947) :
– Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer.
– Il marche ? demanda Chick.
– Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu, à partir de la Black and Tan Fantasy, un mélange vraiment ahurissant.
– Quel est ton principe ? demanda Chick.
– À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde la quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée – ce qui donnerait un cocktail trop abondant – mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la réduisant, par exemple, au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral.
– C’est compliqué, dit Chick.
Là encore, quelques bricoleurs aventureux ont entrepris de proposer des réalisations concrètes du pianocktail. Les artistes suisses Nicolas et Géraldine Schenkel en emploient un depuis 2005 ; en 2007-2008, ils furent suivis par deux compagnies : Lutherie Urbaine à Bagnolet, et La Rumeur à Marseille ; cette dernière incarnation eut même l’honneur de passer à la télévision en 2011 (le présentateur semblant malheureusement incapable de prononcer son nom autrement que comme «piano-cocktail»).
Est-il, pour autant, si souhaitable que cela de prétendre fabriquer un «authentique» pianocktail ? Les écrits de Vian nous parviennent d’une époque où le jazz était une vraie contre-culture, au pouvoir subversif intact ; et son insistance sur les spiritueux (qui n’est pas sans rappeler, deux décennies plus tard, les pages que consacrera Queneau à l’absinthe) est à lire dans la droite ligne des hydropathes puis des décadents de la fin du XIXe siècle — l’on peut ainsi penser à l’«orgue à bouche» de Des Esseintes :
Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait des symphonies intérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier, des sensations analogues à celles que la musique verse à l’oreille.
À l’aspect que l’on pourrait qualifier d’anti-bourgeois, s’ajoute une dimension fantaisiste et poétique qui tend vers, sinon l’abstraction, du moins une forme de magie (à bien des points de vue, L’Écume des jours fait d’ailleurs signe vers le merveilleux). La critique que l’on aurait pu faire aux fabriquants de gaffophone, opère donc tout aussi bien dans le cas du pianocktail : amener cet objet imaginaire, littéraire, onirique, dans la sphère des objets matérialisés, tangibles et télégéniques, n’est-ce pas précisément lui ôter la plus essentielle de ses qualités ?
Si la transposition d’objets littéraires à l’écran semble vouée à décevoir, la conception d’instruments purement visuels peut pourtant faire preuve d’inventivité et de fantaisie : il suffit pour s’en convaincre de comparer le docte pianocktail-télévisuel bien sage cité précédemment, avec cet épisode de l’émission pour enfants The Banana Splits diffusé aux États-Unis en 1969, et qui présente un instrument dénommé… le Calliopasaxaviatrumparimbaclaribasotrombaphon.
(Du côté francophone, les programmes télévisés pour enfants ont également fait intervenir des trouvailles musicales et sonores. Notre contributeur Gilles Esposito-Farèse attire ainsi notre attention sur les Shadoks, qui doivent en partie leur existence au soutien du compositeur et producteur Pierre Schaeffer : on pourrait aussi mentionner Pingu et beaucoup d’autres, mais ces programmes ne semblent pas mettre en scène d’instruments inventés et nommés en tant que tels. Dans la plupart de ces cas, l’on en reste au trope classique qui consiste à transformer n’importe quel objet en instrument de musique.)
Toujours en matière télévisuelle, sans doute n’est-il pas inopportun de rappeler à ce stade que le mot «bazooka» désigna à l’origine un instrument de musique fantaisiste inventé par l’humoriste Robin Burns (1890-1956), avant de se voir attribuer un sens plus sinistre.
La télévision, enfin, a grandement contribué à populariser une mode d’instruments imaginaires qui serait probablement restée sans cela au stade de simple blague ou de mystification : les «air instruments», dont on ne joue qu’en les mimant.
Non qu’il n’y ait aucune place dans cette énumération pour les bricoleurs et inventeurs, qui conçoivent des instruments souvent frappants et idiosyncrasiques, voire à usage unique. Les arts du spectacles (et tout particulièrement les arts de la rue) du monde francophone semble particulièrement inspirés en la matière : nous avons déjà évoqué les compagnies Lutherie urbaine et La Rumeur, auxquelles l’on pourrait ajouter Royal de luxe et sa catapulte à pianos, Max Vandervorst et sa Pataphonie, Michel Risse et ses décors sonores, ainsi que des sites tels que Insolutherie, ou encore le très complet Chercheurs de sons.
La comparaison de cet inventaire avec des ressources anglophones n’est peut-être pas inintéressante. Outre quelques «listicles» intéressants ou amusants, tels que celui-ci ou celui-là, l’on trouve des sites tels que Odd Music, qui fêtera bientôt ses vingt ans d’existence, ou encore le Museum of Imaginary Musical Instruments. Au-delà de leurs différences (du reste frappantes), ces sites donnent à entendre, à lire, mais surtout à voir, toutes sortes d’instruments inattendus, en mettant volontiers l’accent sur des galeries d’images. L’instrument, particulièrement dans sa dimension visuelle, prend le pas sur les gens qui le fabriquent ou qui en jouent, la dimension scénique — quand elle existe — n’étant mentionnée que de façon accessoire.
L’inventivité organologique dans le spectacle vivant semble donc bien rester une spécialité francophone. Certains membres de l’Oumupo y ont d’ailleurs contribué à leur façon, qu’il s’agisse de Martin Granger avec sa Symphonie électro-ménagère ou de Mike Solomon avec… euh… ceci par exemple ?
En 1888 paraît un étonnant recueil de six «canons énigmatiques» (énigmatiques, mais pas circulaires toutefois).
Étonnant, tout d’abord, par la notation même de ces canons, qui a de quoi laisser perplexe lorsqu’on les découvre : il s’agit censément de partitions pour clavier à quatre mains mais qui ne sont écrites que sur une seule page, sans clé de sol ni de fa… C’est que les duettistes doivent en fait les jouer en même temps en clé de sol et en clé de fa, avec quelques temps de décalage, le changement de clé (et de tessiture) assurant une transposition diatonique à la tierce qui s’harmonise elle-même. Étonnant, aussi, lorsque l’on découvre leur auteur, qui n’était pas réputé pour être particulièrement plaisantin.
«Faut-il sauver le compositeur Draeseke ?» se demande ainsi, en 2013, le chroniqueur Jochen Berger du quotidien de Coburg.
Felix Draeseke (1835-1913) est en effet un compositeur allemand difficile à appréhender. C’est en tant qu’admirateur de Liszt et Wagner (et ami intime de von Bülow) qu’il commence sa carrière, avec une écriture toute entière tournée vers la Zukunftsmusik («musique de l’avenir», mot d’un critique que Wagner s’approprie en 1860). De fait, sa Germania-Marsch fera scandale en 1861 et l’obligera à s’exiler en Suisse pendant quatorze ans. De retour en Allemagne, il épouse à l’âge de 58 ans une de ses anciennes élèves, et se tourne vers un langage de plus en plus formel et contrapuntique, évoquant davantage Brahms que Liszt. (C’est de cette période que datent les présents «canons», op. 42.)
Cette aspiration au classicisme prend alors, au fil des ans, un ton de plus en plus réactionnaire, qui culmine avec la publication en 1906 d’un pamphlet intitulé Die Konfusion in der Musik, où le compositeur septuagénaire s’en prend notamment à Richard Strauss et dénonce, sur un ton quelque peu aigri, ces musiciens «sociaux-démocrates [qui] veulent renverser l’Art [et] conduire à la ruine totale». Il ne lui reste alors que sept ans à vivre, qu’il emploiera à terminer de nombreuses partitions malgré sa santé défaillante et une surdité presque complète.
Il meurt en 1913 à Dresde ; c’est cependant sa ville natale de Coburg, haut lieu de la Haute-Franconie, qui choisira un siècle plus tard de lui rendre hommage à travers diverses cérémonies, non sans susciter, comme nous l’avons vu, quelques interrogations dans la presse locale. En effet, Draeseke est entre-temps devenu l’un des auteurs-phares du Troisième Reich nazi, grâce aux efforts de sa veuve, de son biographe Erich Roeder et du chef d’orchestre Heinz Drewes. (Voir à ce sujet le livre de Michael Kater, The Twisted Muse: Musicians and Their Music in the Third Reich, dont un extrait est en ligne.)
Nul besoin de le souligner, Draeseke n’est évidemment pas responsable de sa récupération posthume par les nazis — même si sa tribune sur la Konfusion aura un certain retentissement ; elle ouvrira notamment la voie à Hugo Riemann, dont l’essai anti-Schönbergien Degeneration und Regeneration in der Musik paraîtra deux ans plus tard et pavera la voie aux thèses néo-folkloriques des musiciens nazis. Au-delà de ces derniers écrits, sa personnalité abrasive elle-même, sa carrière passée presqu’entièrement dans l’ombre de compositeurs plus célèbres, son jugement esthétique parfois hasardeux, contribuent à expliquer pourquoi sa renommée n’a pas survécu à la Libération et pourquoi il reste, aujourd’hui, largement oublié malgré quelques efforts de ces dernières décennies.
Sa trajectoire parmi le romantisme tardif, son goût pour une certaine démesure, et son écriture d’approche difficile où transparaît parfois un aspect austère voire amer, le rapprochent à nos yeux de Alkan en France, représentant de la génération immédiatement précédente. Comme pour Alkan, de fait, des musiciens et historiens ont entrepris un travail de documentation et de réhabilitation de Draeseke ; depuis les années 1980, une association internationale tente ainsi d’inventorier les partitions et écrits du compositeur (dont beaucoup restent introuvables à ce jour), ainsi que les progrès de l’appareil critique et universitaire l’accompagnant, tout en assumant humblement les ambigüités de son œuvre et de son héritage.
Si nous pouvions hasarder un conseil aux musiciens souhaitant découvrir l’œuvre de Felix Draeseke : ces quelques canons à quatre mains, ne sont peut-être pas sa partition la plus intéressante… mais certainement pas la moins sympathique.
Tom Johnson nous signale cette expérience musicale réalisée en 2015 par des étudiants anglais, dont l’enregistrement est accessible via cette page.
De Tom Johnson, l’on connaît le Catalogue d’accords (Chord Catalogue) imaginé en 1985-1986, qui explore méthodiquement toutes les combinaisons de notes possibles à l’intérieur d’une octave, et qui a toujours été joué au piano même si rien ne l’exige (encore que peu d’instruments permettent un tel acharnement polyphonique).
Ce qu’ont imaginé David Pocknee Ana Smaragda Lemnaru et Leo Svirsky de l’université de Huddersfield (Royaume-Uni), consiste à s’emparer du catalogue d’accords (qu’ils décrivent, fort justement, comme une attaque de force brute sur le système harmonique occidental), à le faire jouer (sur un vrai piano) par un robot,… et surtout, à le prolonger pour y inclure la totalité des accords possibles sur un clavier de 88 touches.
Le nombre de combinaisons est assez facile à calculer, il s’agit de 2 puissance 88, moins les 88 accords d’une seule note et l’unique accord de zéro notes. Soit :
309485009821345068724780967 accords possibles.
Et de noter, l’air de rien, que l’interprétation de ce catalogue complet, même à un rythme de triple-croches, demanderait environ 73602789626461441382 ans, en d’autres termes que même l’âge total de notre univers serait loin d’y suffire.
Dont acte.
Cartographier le paysage des innombrables ou-x-pos ces cinquante dernières années, est une mission difficile tant ces collectifs ont eu tendance à n’exister que de façon informelle (voire, à se résumer à une seule personne). À partir des années 1990, la tâche se simplifie quelque peu grâce à l’avènement du Web (support toutefois plus fugace qu’on ne l’imagine) -- nous avions ainsi évoqué la difficulté à retrouver des traces de l’OuRapo et de l’OuSoPo ; cela est également vrai d’ouvroirs nettement plus établis puisque l’Oubapo, par exemple, en plus de deux décennies d’existence, n’a toujours pas de site web.
L’Ouchanpo (ou plus exactement LES ouchanpos), Ouvroir de Chanson Potentielle, fait partie de ces idées tellement évidentes qu’elles ont été explorées par plusieurs personnes et dans des directions différentes. S’il est manifeste que la chanson a fait partie de longue date des terrains de jeux ou-x-piens (Raymond Queneau, Paul Braffort et beaucoup d’autres s’y sont essayé), elle semble le plus souvent avoir été amalgamée avec l’Oumupo, dans ses itérations diverses : ce qui a conduit dans les années 2000, un label de variété à intituler une de ses collections «Oumupo», alors qu’il s’agit purement de chanson et non d’expériences musicales. Aujourd’hui encore, l’Oumupo actuel compte parmi ses membres deux spécialistes de la chanson : Martin Granger et Moreno Andreatta.
Ce n’est que vers la fin des années 1990 que l’on trouve quelques traces d’un Ouchanpo formalisé en tant que tel. Comme l’explique le chanteur Emmanuel Dufay dans une brochure :
Amoureux de la chanson, j’ai mis en place, à Rouen, un rendez vous de la création de chansons : l’OuChanPo, Ouvroir de Chansons Potentielles. Depuis 1998, cet atelier d’écriture a vu naître un nombre incalculable de textes dont certains ont été mis en musique.
[...]
À l’aide de jeux d’écriture inspirés de ceux du mouvement surréaliste, [nous avons] constitué en quelques années un répertoire phénoménal de textes variés, hétéroclites, quelquefois surprenants, drôles ou tristes, absurdes ou insolites, qui ont tous cette particularité d’avoir été créés «sous contrainte», mais sans aucun jugement, et dans un temps relativement court. Certains ont été effectivement transformés en chansons.
Cet "Ouchanpo normand" (sic) inclut bientôt d’autres participant(e)s : Benoît Hauchecorne, Nadège Quenouille, Évelyne Boulbar, Manuel Crocis, et semble avoir été en activité jusqu’à au moins début 2012. Il en existe quelques traces sur MySpace ; l’on note toutefois que, si son aspect ludique est effectivement évoqué, peu d’explications sont données quant à une éventuelle démarche d’expérimentation formelle (de surcroît, les puristes s’étonneront peut-être de voir ainsi juxtaposés surréalisme et ou-x-po).
Notons du reste -- et cette remarque s’appliquera également à la totalité des initiatives présentées ci-après -- que ces spécialistes de chanson semblent parfaitement disposés à ne considérer lesdites chansons que de par leur composante textuelle (le poème, autrement dit). L’énoncé même «certains ont été mis en musique» est à ce titre cruellement révélateur : ainsi, il suffirait pour se déclarer "ouchanpo" de ne prendre qu’un substrat des travaux oulipiens, s’appliquant à des textes susceptibles d’être chantés -- mais dans ce cas, lesquels ? Les poèmes ? Les formes courtes ? Les textes inspirés de chansons existantes et connues ? Il y a là une faiblesse conceptuelle fondamentale que l’on n’est que trop heureux de faire passer par pertes et profits.
En 2008, un certain "Lozt" (de son vrai nom François Lozet, auteur-chanteur et producteur) publie une série d’articles au nom de l’Ouchanpo, qu’il déclare fonder ainsi. Outre quelques développements politico-artistiques (parfois un brin fumeux, mais que n’aurait peut-être pas renié l’auteur des présentes lignes à la même époque ?), on lui doit l’ébauche d’un Traité contre la rime dans la chanson, ainsi que le concept de Kaléidophonie, au demeurant assez mal défini :
La kaleidophonie, ou le kaleidophone, est certes une forme particulière de chanson - mais une autre forme de chanson. Elle existe, existe déjà, certes à l'état embryonnaire, au fond de chaque conscience. C'est le babil ressurgi, l'angoisse première qu'il faut rassurer par la répétition, le bégaiement de l'âme qui permet d'être soi. Ce sont ces refrains insensés sur quoi tout en nous se fonde, et qu'il s'agit maintenant de distinguer, de mettre en forme.
Là encore, on le voit, la démarche ou-x-pienne est encore assez étrangère ; au demeurant, ledit Lozt mettra un terme à ses publications dès fin 2008.
Le 21 novembre 2012 (quelques mois après les dernières apparitions publiques de l’Ouchanpo dit "normand", et plus d’un après l’annonce officielle de l’Oumupo actuel), le toujours vigilant Robert Rapilly signale sur la Liste Oulipo :
Chère Liste,
Veux-tu savoir ce qu'est un tougoudougoudou (pluriel tougoudouxgoudous avec x
au milieu et s à la fin) ?
À supposer que oui, voici ce qu'est un tougoudougoudou.
Un tougoudougoudou est un tercet d'octosyllabes à rime unique dont :
- le premier vers désigne le dédicataire,
- le deuxième vers décrit le dédicataire,
- le dernier vers dézingue le dédicataire.
Le tougoudougoudou,on l'aura compris, se veut méchant.
Au contraire l'inventeur du tougoudougoudou semble gentil, que je sache.
Il se nomme Jean Mouchès et son site se visite là :
http://www.jeanmouches.fr/ouchanpo-ouvroir-de-chanson-potentielle-les-tougouxdougoudous/
Jean Mouchès (dont on peut trouver quelques vidéos en ligne) a choisi de donner à ces travaux l’intitulé d’Ouchanpo ; et de fait, même si ses expériences formelles restent peu nombreuses, on peut y trouver un certain esprit oulipien (d’ailleurs, son «tougoudougou» fera pendant quelques jours les délices de la Liste Oulipo toute entière).
Plus récemment (en avril 2016), le mathématicien et informaticien Nicolas Trotignon (de Normale Sup’ Lyon), a consacré sur son blog une série de brefs billets à des travaux qu’il dénomme Ouchanpo :
Je propose ici un travail anouchanpiste («an» veut dire «analytique»). C’est-dire qu’on va analyser les contraintes formelles dans des chansons classiques. Je remets à plus tard le synthouchanpisme («synth» veut dire «synthétique») qui se propose d’inventer et d’appliquer des contraintes nouvelles. Disons à beaucoup plus tard, quand je serai vraiment désespéré de ne plus rien trouver pour ce blog, et après vous avoir fourgué les 5000 chansons de Pierre Delanoë traduites en japonnais. (sic)
De Georges Brassens à Bobby Lapointe, il relève ainsi quelques ouchanpismes par anticipation (que d’aucun nommeraient peut-être "curiosités musicales"?), pas inintéressants quoique restant toujours à l’état d’ébauche.
Ce qui nous amène aux travaux sans doute les plus discrets, mais les plus intéressants, de ce tour d’horizon : ils sont à trouver, sans aucune surprise, du côté de la toujours plus indispensable Liste Oulipo, qui a d’ailleurs fêté ses vingt ans en 2016. La liste est précisément en deuil ces jours-ci : elle pleure la disparition récente de Dider Bergeret (à quelques jours de son soixantième anniversaire) ; présent sur la liste depuis son tout début, il s’y était distingué par sa gentillesse, son humour et la qualité jamais démentie de ses propositions.
Or Didier Bergeret était également fort intéressé par la chanson. Si la plupart de ses travaux restent consultables dans les archives de la Liste (qui requièrent de s’inscrire), l’on peut toutefois trouver, par exemple, sa contribution en forme de chanson à la BLO16 dédiée à Nicolas Graner. De façon peut-être plus marquante (puisque certains s’en souviennent encore dix-huit ans plus tard), Didier Bergeret avait posté la proposition suivante le 22 mars 1999, que voici reproduite in extenso ; elle pourra donner une idée de la qualité et de la finesse d’un travail authentiquement ou-x-pien :
From: DBERGERET < dbergeret@uvcs.uvic.ca>
To: "Oulipo (E-mail)" < oulipo@quatramaran.ens.fr>
Subject: ouchanpo (long)
Date: Mon, 22 Mar 1999 23:57:02 -0800Dans la série des ouXpo, pourquoi pas un sur la chanson?
Un bon nombre des chansons de Brassens qui ont bercé ma jeunesse sont construites sur le modèle "thème et variations": toute l'idée est contenue dans le ou les premier(s) couplet(s), les couplets suivants ne sont que des variations. Une fois le thème exposé, chaque couplet subséquent est construit sur le même moule: on peut en dégager un certain nombre de contraintes de forme, de style, de sens, que l'auteur s'est imposées. On pourrait dire qu'il s'agit de sa part d'une sorte d'auto-pastiche.
En observant les contraintes que Brassens s'est imposées dans la composition de certaines chansons, on peut - sacrilège à part - leur ajouter des couplets inédits. C'est un exercice auquel je me suis livré il y a quelques années, et je me permets d'en livrer ici un exemple.
Chanson de départ: Bécassine (texte original)
Un champ de blé prenait racine
Sous la coiffe de Bécassine,
Ceux qui cherchaient la toison d'or
Ailleurs avaient bigrement tort.
Tous les seigneurs du voisinage,
Les gros bonnets, grands personnages,
Rêvaient de joindre à leur blason
Une boucle de sa toison.
Un champ de blé prenait racine
Sous la coiffe de Bécassine.
C'est une espèce de robin,
N'ayant pas l'ombre d'un lopin,
Qu'elle laissa pendre, vainqueur,
Au bout de ses accroche-cœurs.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Des blés d'or en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.Au fond des yeux de Bécassine
Deux pervenches prenaient racine,
Si belles que Sémiramis
Ne s'en est jamais bien remis'.
Et les grands noms à majuscules,
Les Cupidons à particules
Auraient cédé tous leurs acquêts
En échange de ce bouquet.
Au fond des yeux de Bécassine
Deux pervenches prenaient racine.
C'est une espèce de gredin,
N'ayant pas l'ombre d'un jardin,
Un soupirant de rien du tout
Qui lui fit faire les yeux doux.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Des fleurs bleu's en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.À sa bouche, deux belles guignes,
Deux cerises tout à fait dignes,
Tout à fait dignes du panier
De madame de Sévigné.
Les hobereaux, les gentillâtres,
Tombés tous fous d'elle, idolâtres,
Auraient bien mis leur bourse à plat
Pour s'offrir ces deux guignes-là,
Tout à fait dignes du panier
De madame de Sévigné.
C'est une espèce d'étranger,
N'ayant pas l'ombre d'un verger,
Qui fit s'ouvrir, qui étrenna
Ses joli's lèvres incarnat.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Du temps des c'ris's en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.Résumé: Bécassine était fort belle, à tel point que les personnages les plus riches et les plus haut placés de la région étaient prêts aux plus grands sacrifices pour obtenir ses faveurs. Elle jeta pourtant son dévolu sur un petit roturier sans le sou venu d'ailleurs.
On peut observer les contraintes suivantes:
- Chacun des trois couplets fait référence à un détail spécifique de l'anatomie de Bécassine (les cheveux, les yeux, les lèvres). On remarquera au passage la progression vers le bas.
- Chacun de ces détails anatomiques est assimilé à un élément végétal (le blé, les pervenches et les cerises, respectivement).
- La métaphore végétale est une métaphore filée: le végétal renvoie à son tour à un terrain idoine (un lopin, un jardin, un verger), ainsi qu'au titre d'une chanson connue (la Chanson des Blés d'Or, Fleur Bleue, le Temps
des Cerises).- L'heureux élu du cœur de Bécassine est désigné par un nom plutôt péjoratif qui rime avec le terrain en question (robin, gredin, étranger, rimant respectivement avec lopin, jardin et verger).
- Le caractère exceptionnel de la beauté de Bécassine est souligné dans chaque couplet par une référence mythologique ou littéraire (la Toison d'Or, les jardins de Sémiramis, Madame de Sévigné)
- Brassens s'interdit, comme il se doit, la répétition: les personnages qui convoitent Bécassine et la richesse de ceux-ci sont évoqués par des expressions différentes dans chaque couplet.
- L'exception évidente à (6) ci-dessus est le dernier sizain de chaque couplet, rigoureusement identique (à part le titre de chanson), ce qui lui confère une indéniable qualité de refrain.
Mettons-nous maintenant au travail: compte tenu de la progression vers le bas et du caractère sexuel de plus en plus marqué des attraits de Bécassine, il semblerait normal, dans le quatrième couplet, de décrire ses seins.
Pour la métaphore végétale, si les poires, les pommes ou les oranges s'imposent par leur forme, elles ne brillent pas par leur poésie. En outre, le verger a déjà été utilisé au deuxième couplet. On se souviendra, en revanche, que Baudelaire a comparé avec bonheur les seins de son égérie à des grappes de raisin (dans "Les Bijoux"), ce qui permet aussi l'usage du mot "vignoble," non encore mentionné dans la chanson. Le quatrième couplet, donc, pourrait avoir l'air de ceci:À sa gorge pendaient deux grappes
Qui faisaient songer aux agapes,
Aux agapes du bon Bacchus
Où l'on s'enivrait tant et plus.
Les nobliaux de la province,
Dont les coffres n'était pas minces,
Auraient tout donné sans retard
Pour avoir droit à leur nectar.
A sa gorge pendaient deux grappes
Qui faisaient songer aux agapes.
C'est une espèce de guignol
N'ayant pas l'ombre d'un vignoble,
Un petit paltoquet indigne
Qui tâta des fruits de sa vigne,
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Du P'tit Vin Blanc en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas
Si le diable s'en mêle pas.Je me demande ce que Brassens aurait pensé d'une telle manipulation de ses textes. J'ose espérer qu'il se serait un peu reconnu. S'il y en a que ça amuse, on peut faire un travail analogue sur d'autres chansons qui s'y prêtent particulièrement. Citons par exemple:
L'ancêtre
La non-demande en mariage
Le petit joueur de flûteau
Rien à jeter
La rose, la bouteille et la poignée de mains (et....?)
La route aux quatre (cinq? six?) chansons
Les sabots d'Hélène
Etc.PS: Il y a un site web très complet sur Brassens, avec tous les textes, à:
http://web.archive.org/web/19990429035414/http://www.3cm.com/brassens/index.htm"Virile effusion" à toutes et à tous
DB
S’il doit exister un Ouchanpo un jour, le meilleur vœu que nous puissions lui souhaiter est qu’il soit, au moins un peu, héritier de Didier Bergeret.
Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle apparaît au centre de l’Europe (Allemagne, Autriche) un dispositif de composition algorithmique par combinaison semi-aléatoire de fragments pré-existants : le Musikalisches Würfelspiel, ou jeu de dés musical. (C’est également à cette époque, d’ailleurs, que l’on veut voir des automates jouer aux échecs : cette corrélation restera observable deux siècles plus tard à travers la quête de l’intelligence artificielle.) Il n’est sans doute pas anodin que cette démarche intellectuelle se développe dans des pays germanophones : en effet dès le XVIIe siècle, le poète Georg Philipp Harsdörffer avait, dans le cadre de la société des fructifiants, imaginé un dispositif de cinq cercles concentriques mobiles qui permettrait de formuler toutes les phrases de la langue allemande. Dans ces mêmes années, l’essai de jeunesse De Arte Combinatoria de Leibniz ouvre la voie à une approche raisonnée et déterministe du monde en général, et de l’invention humaine en particulier.
Peut-être n’est-il pas non plus une coïncidence que deux des premiers théoriciens à explorer la composition semi-aléatoire soient tous deux liés à Johann Sebastian Bach : son fils Carl Philipp Emmanuel publie vers 1758 un Einfall einen doppelten Contrapunct in der Octave von 6 Tacten zu machen, ohne die Regeln davon zu wissen («méthode pour faire six mesures de contrepoint à deux voix sans en connaître les règles») ; et son élève le plus célèbre, Johann Philipp Kirnberger, fera paraître en 1767 Der allezeit fertige Polonoisen- und Menuettencomponist («La composition toute-prête de polonaises et de menuets») permettant d’élaborer «10 millions de millions» de menuets-trio pour quatuor à cordes (étant lui-même peu lettré, Kirnberger a probablement confié à quelqu’un d’autre la rédaction de ses explications). Si J.S. Bach ne semble pas s’être lui-même adonné à la composition semi-aléatoire, son goût pour la pédagogie et l’expérimentation formelle se retrouvent dans la démarche de Kirnberger et de C.P.E. Bach (ainsi que dans les cercles intellectuels berlinois qu’ils fréquentaient tous deux).
Vers la même époque, en 1781, l’abbé Stadler, en Autriche, fait paraître ses Tabelle, aus welcher man unzählige Menueten und Trio für das Klavier herauswürfeln kann («tables selon lesquelles l’on peut combiner d’innombrables menuets et trios pour clavier»). Quelques années plus tard (sans doute au début du XIXe siècle), un certain Gustav Gerlach gratifie l’Allemagne de son Kunst, Schottische Taenze zu componiren, ohne musicalisch zu sein («art de composer des Écossaises sans être musicien») ; d’après Gerhard Nierhaus, une quinzaine d’autres exemples peuvent être recensés entre 1760 et 1812.
Et Mozart ? On sait qu’il a rédigé, fin mai 1787, quelques fragments de deux mesures numérotés, en marge de son quintette à cordes en sol mineur. Il est impossible d’établir (et, de fait, assez improbable) qu’il eût l’intention de jouer aux dés pour choisir dans quel ordre les combiner. Il convient de noter, toutefois, que Mozart s’intéressait volontiers aux jeux d’esprit : en 1990, un commentateur japonais, Hideo Noguchi, se penche en particulier sur les lettres de l’alphabet par lesquelles Mozart a ponctué l’un de ses brouillons ; en s’intéressant notamment à la combinaison "fanciS" donnée par Mozart, il se demande s’il ne faudrait pas y voir l’indice d’un jeu imaginé par le compositeur pour une de ses élèves, Francisca Jacquin (1769-1853). D’éventuels jeux de combinaisons de mesures auraient donc été donnés, chez Mozart, davantage par des mots et noms propres, que par un lancer de dés.
Ce n’est qu’après sa mort, en 1792, que son éditeur Nicolaus Simrock publie ce que nous connaissons aujourd’hui comme «le» jeu de dés de Mozart. Imposture ? Coup publicitaire ? C’est à la même période, en tout cas, qu’un éditeur italien publie également un Gioco filarmonico en l’attribuant à Haydn (mais il pourrait en fait s’agir de l’ouvrage de l’abbé Stadler mentionné ci-dessus). Un autre jeu sera également attribué à Clementi… de façon tout aussi fantaisiste.
Quoi qu’il en soit, la démarche sous-tendant ces expériences musicales prétend permettre au grand public de «composer» sa propre partition, et de s’approprier ainsi, sous une forme ludique et immédiate (différant en cela des systèmes ludo-éducatifs en vogue aujourd’hui, qui mettent volontiers en avant leur haute technicité), «l’art» mystérieux et ésotérique de la composition savante. Quelque effet de mode ait pu présider à leur avènement, puis à leur disparition au siècle suivant, elles témoignent d’un état d’esprit que nous ferions bien de préserver aujourd’hui.
Le lied Die Forelle est l’une des partitions les plus connues de Franz Schubert (1797-1828), sur un texte de Christian Friedrich Schubart (1739-1791). Écrite en 1817 (en passant par une demi-douzaine de versions successives), elle semble se prêter à toutes sortes de dérivations, à commencer par les variations de Schubert lui-même pour quintette avec piano, ainsi que les deux transcriptions successives pour piano seul de Franz Liszt. Pour le public francophone d’une certaine génération, l’air reste associé à ses paroles humoristiques des Frères Jacques.
Alain Zalmanski (chercheur, vulgarisateur, ’pataphysicien, auteur polygraphe et éminent contributeur de la Liste Oulipo) nous signale ces Variations sur La Truite du chef de chœur autrichien Franz Schöggl (1930-1982). Intitulée Die launige Forelle («Trout as you like it» dans une traduction anglaise posthume), cette pièce pour chœur mixte à quatre voix présente dix variations successives (dont quatre ou cinq sont souvent omises), qui constituent autant de détournements faisant chacun allusion à un compositeur ou une esthétique différents : Mozart, Beethoven, Weber, Wagner, Liszt, chanson napolitaine, chœur russe, etc.
Cette pièce ne figurant pas encore dans le domaine public, il nous est impossible de la consulter dans son intégralité. Il en existe cependant de nombreux enregistrements en ligne (mais, pour autant que nous puissions voir, tous lacunaires), ainsi qu’un fragment de partition traduit en hongrois.
La variation sur un thème est évidemment un exercice musical universel et immémorial (voir par exemple notre page consacrée à la Folia), qui se prête notoirement bien à des jeux d’allusions et de clins d’œil ; ainsi Beethoven se plaît-il, dans ses variations Diabelli (dont nous avions proposé un résumé, à citer le Notte giorno faticar de Mozart.
Plus récemment, l’Ircam proposa en 1998 à divers compositeurs de rédiger des variations sur la chanson (traduite en français) de la série télévisée Zorro ; on y trouve aussi bien une Histoire du Zorro que le Zorro lunaire, et d’autres pastiches plus savoureux les uns que les autres. L’extrait diffusé en ligne (et archivé ici par nos soins) permet d’entendre un magnifique Zorro et les sortilèges à la manière de Ravel.
Merci à Alain Zalmanski de nous avoir signalé cette Truite de Schöggl ; profitons-en pour mentionner qu’Alain a récemment fêté ses 80 ans et que la liste lui a rendu hommage à cette occasion (comme dix ans auparavant) ; l’Oumupo a d’ailleurs saisi cette occasion pour faire entendre un extrait méconnu du Double Concerto pour violon et contrebasse d’Alban Berg, disparu l’année même où naissait notre Zalmanski national.
Notre éminent «oumupote» Jean-François Ballèvre signale ce Petit Canon perpétuel signé Albert Roussel (1869-1937). Sans numéro d’opus, cette brève partition a été rédigée en 1913 mais publiée seulement en 1948, plus d’une décennie après la mort de l’auteur, et reste très rarement jouée -- on ne la trouve guère que dans les recueils d’œuvres complètes pour piano.
Roussel n’est pas le premier à rédiger un «canon perpétuel» : on en trouve un célèbre exemple au XVIIIe siècle dans l’Offrande Musicale de J.S. Bach, et un autre moins connu mais fort réussi un siècle plus tard dans l’opus 18 n°3 de l’organiste Alexandre-Pierre-François Boëly (1785-1858) : http://imslp.org/wiki/12_Pi%C3%A8ces_pour_orgue,_Op.18_%28Bo%C3%ABly,_Alexandre-Pierre-Fran%C3%A7ois%29
De couleur post-fauréenne (et peut-être moins personnelle que la Sonatine, datant pourtant de la même époque), cette pièce est orthographiée de façon quelque peu biscornue sur trois portées (pas toujours aisément appréhensibles à deux mains) ; la main gauche imite rigoureusement la main droite avec un temps de décalage, au point que l’on puisse se demander s’il ne s’agit pas d’un exercice de déchiffrage (tout comme le Prélude en la mineur de Ravel, écrit la même année).
Cependant la particularité majeure de cette partition réside dans sa progression cyclique, que l’auteur veut «perpétuelle» : contrairement aux exemples de Bach et de Boëly précités où la partition est simplement répétée à l’infini, Roussel invite ici l’interprète à enchaîner en reprenant du début, mais une octave au-dessus de l’exécution précédente, «et continuer ainsi autant que le permettra l’étendue du clavier». Que peut-on lire dans cette indication ? Une expérience formelle ? Un travail de mise en évidence des différences de tessiture du piano ? Un simple amusement ?
Peut-être la réponse se trouve-t-elle dans la contradiction entre le mot «perpétuel» et la finitude du clavier, dont l’auteur est parfaitement conscient : dès la troisième reprise, quelques notes disparaissent nécessairement, et si une quatrième reprise est possible, il n’en subsiste plus grand-chose. En d’autres termes, cette musique se répète moins qu’elle ne s’évapore.
Mais peut-être est-ce à l’auditeur d’ajouter mentalement les notes manquantes, de par sa mémoire et son imagination ?
En septembre 2014, le jeune musicien canadien Andrew Yuang a présenté sur YouTube cette vidéo où on le voit interpréter la célèbre chanson allemande Neunundneunzig Luftballons (Nena, 1983) au moyen... de 99 ballons de baudruche.
Certes, Yuang n’en est pas à son coup d’essai : sur son site Web il explique avoir déjà produit plus de 2000 chansons, dont un certain nombre (sa série intitulée Song Challenge) utilisant des objets non-musicaux ou autres contraintes ; on peut notamment le voir rapper en lipogramme en E -- ce qui est d’ailleurs probablement moins difficile en anglais qu’en français.
On peut néanmoins regretter qu’il n’aille pas au bout de son idée : ici les «ballons» (qui sont d’un nombre nettement inférieur à 99) ne servent qu’à alimenter l’échantilloneur, et le résultat relève finalement plus de la musique électronique que d’une vraie recherche instrumentale. Cette sonorité est en parfaite adéquation avec la chanson 99 Luftballons et les années 1980 auxquelles elle renvoie, mais le reste des chansons de Yuang souffre de cette froideur liée à l’utilisation intensive de synthétiseurs programmables, d’échantillons numériques séquencés et bouclés à la milliseconde près, de plugins VST et de pistes vocales Autotunées : d’où un aspect «overproduced» qui afflige aujourd’hui de nombreux YouTubeurs à la mode, masquant à tout prix l’aspect artisanal et personnel de leur démarche pour se conformer aux canons d’une industrie pourtant dépassée.
N’empêche. D’un point de vue Oumupien, il est intéressant de réfléchir à d’autres façons de revisiter une chanson ou une pièce en interprétant littéralement son titre. Notre spécialiste Martin Granger n’étant pas disponible pour l’instant, n’hésitez pas à poster vos suggestions sur notre page de contact !