Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle apparaît au centre de l’Europe (Allemagne, Autriche) un dispositif de composition algorithmique par combinaison semi-aléatoire de fragments pré-existants : le Musikalisches Würfelspiel, ou jeu de dés musical. (C’est également à cette époque, d’ailleurs, que l’on veut voir des automates jouer aux échecs : cette corrélation restera observable deux siècles plus tard à travers la quête de l’intelligence artificielle.) Il n’est sans doute pas anodin que cette démarche intellectuelle se développe dans des pays germanophones : en effet dès le XVIIe siècle, le poète Georg Philipp Harsdörffer avait, dans le cadre de la société des fructifiants, imaginé un dispositif de cinq cercles concentriques mobiles qui permettrait de formuler toutes les phrases de la langue allemande. Dans ces mêmes années, l’essai de jeunesse De Arte Combinatoria de Leibniz ouvre la voie à une approche raisonnée et déterministe du monde en général, et de l’invention humaine en particulier.
Peut-être n’est-il pas non plus une coïncidence que deux des premiers théoriciens à explorer la composition semi-aléatoire soient tous deux liés à Johann Sebastian Bach : son fils Carl Philipp Emmanuel publie vers 1758 un Einfall einen doppelten Contrapunct in der Octave von 6 Tacten zu machen, ohne die Regeln davon zu wissen («méthode pour faire six mesures de contrepoint à deux voix sans en connaître les règles») ; et son élève le plus célèbre, Johann Philipp Kirnberger, fera paraître en 1767 Der allezeit fertige Polonoisen- und Menuettencomponist («La composition toute-prête de polonaises et de menuets») permettant d’élaborer «10 millions de millions» de menuets-trio pour quatuor à cordes (étant lui-même peu lettré, Kirnberger a probablement confié à quelqu’un d’autre la rédaction de ses explications). Si J.S. Bach ne semble pas s’être lui-même adonné à la composition semi-aléatoire, son goût pour la pédagogie et l’expérimentation formelle se retrouvent dans la démarche de Kirnberger et de C.P.E. Bach (ainsi que dans les cercles intellectuels berlinois qu’ils fréquentaient tous deux).
Vers la même époque, en 1781, l’abbé Stadler, en Autriche, fait paraître ses Tabelle, aus welcher man unzählige Menueten und Trio für das Klavier herauswürfeln kann («tables selon lesquelles l’on peut combiner d’innombrables menuets et trios pour clavier»). Quelques années plus tard (sans doute au début du XIXe siècle), un certain Gustav Gerlach gratifie l’Allemagne de son Kunst, Schottische Taenze zu componiren, ohne musicalisch zu sein («art de composer des Écossaises sans être musicien») ; d’après Gerhard Nierhaus, une quinzaine d’autres exemples peuvent être recensés entre 1760 et 1812.
Et Mozart ? On sait qu’il a rédigé, fin mai 1787, quelques fragments de deux mesures numérotés, en marge de son quintette à cordes en sol mineur. Il est impossible d’établir (et, de fait, assez improbable) qu’il eût l’intention de jouer aux dés pour choisir dans quel ordre les combiner. Il convient de noter, toutefois, que Mozart s’intéressait volontiers aux jeux d’esprit : en 1990, un commentateur japonais, Hideo Noguchi, se penche en particulier sur les lettres de l’alphabet par lesquelles Mozart a ponctué l’un de ses brouillons ; en s’intéressant notamment à la combinaison "fanciS" donnée par Mozart, il se demande s’il ne faudrait pas y voir l’indice d’un jeu imaginé par le compositeur pour une de ses élèves, Francisca Jacquin (1769-1853). D’éventuels jeux de combinaisons de mesures auraient donc été donnés, chez Mozart, davantage par des mots et noms propres, que par un lancer de dés.
Ce n’est qu’après sa mort, en 1792, que son éditeur Nicolaus Simrock publie ce que nous connaissons aujourd’hui comme «le» jeu de dés de Mozart. Imposture ? Coup publicitaire ? C’est à la même période, en tout cas, qu’un éditeur italien publie également un Gioco filarmonico en l’attribuant à Haydn (mais il pourrait en fait s’agir de l’ouvrage de l’abbé Stadler mentionné ci-dessus). Un autre jeu sera également attribué à Clementi… de façon tout aussi fantaisiste.
Quoi qu’il en soit, la démarche sous-tendant ces expériences musicales prétend permettre au grand public de «composer» sa propre partition, et de s’approprier ainsi, sous une forme ludique et immédiate (différant en cela des systèmes ludo-éducatifs en vogue aujourd’hui, qui mettent volontiers en avant leur haute technicité), «l’art» mystérieux et ésotérique de la composition savante. Quelque effet de mode ait pu présider à leur avènement, puis à leur disparition au siècle suivant, elles témoignent d’un état d’esprit que nous ferions bien de préserver aujourd’hui.