Si étonnants que soient certains instruments, peu atteignent le niveau de mystère qui entoure l’harmonica de verre. Son nom lui-même s’avère insaisissable : d’abord intitulé glassicorde (glassychord) en 1761, puis rebaptisé armonica par son illustre inventeur, il se voit rapidement affublé d’un "h" par contamination du mot harmonie ; l’on trouve même dans un cabinet de curiosités le nom hydrodaktulopsychicharmonica. De fait, le terme harmonica lui échappera lorsque l’instrument sombrera brutalement dans l’oubli au début du XIXe siècle, et désignera un tout autre instrument dès les années 1820 : l’instrument à anches métalliques libres que nous connaissons aujourd’hui.
Pendant les quelques décennies qu’auront duré sa gloire, cet instrument aura pourtant côtoyé les plus grandes personnalités historiques, à commencer par son inventeur Benjamin Franklin (futur père fondateur des États-Unis d’Amérique, ce qui explique peut-être que la majorité des études actuelles émanent de chercheurs américains). Dès 1762, la musicienne Marianne Davies en reçoit un exemplaire et le fera découvrir, avec sa sœur Cecilia, à l’Europe entière (laquelle en connaissait déjà, il est vrai, une version primitive : le verrillon) ; leur tournée internationale les conduit à Vienne cinq ans plus tard, où il sera en particulier adopté par le physicien-rebouteux Franz Mesmer (qui en fera notamment jouer à l’une de ses jeunes élèves, la future reine Marie-Antoinette). Prêtant à l’instrument des vertus curatives et (pour ainsi dire) magiques, Mesmer ne peut qu’ajouter à son auréole de mystère et de scandale ; à tel point que l’une des commissions qui, en 1784, mettra en pièce les thèses de Mesmer, compte parmi ses commissaires... Benjamin Franklin lui-même. (Ces épisodes sont fort bien décrits dans The power of a musical instrument: Franklin, the Mozarts, Mesmer, and the glass armonica., David Gallo & Stanley Finger, 2000 -- ici en intégralité.)
Au-delà de sa présence historique, l’instrument fascine les compositeurs : l’on dénombrera ainsi pas moins de 400 œuvres classiques écrites pour lui. Ce qui inclue les plus grands compositeurs de l’époque, de C.P.E. Bach ou Mozart père et fils (introduits à l’instrument par Mesmer) à Beethoven et Donizetti, en passant par Haydn. Chiffre d’autant plus impressionnant qu’il n’existe de cet instrument qu’une poignée d’exemplaires au monde : il est non seulement atrocement cher et extrêmement difficile à fabriquer (l’on raconte que pour obtenir ne serait-ce qu’un cylindre de verre convenable -- sur les 48 que compte l’instrument --, il faut en souffler 100 entièrement inutilisables), mais d’une fragilité qui rend difficile son transport... et même son exécution : les vibrations de l’instrument suffisent parfois à briser ses propres cylindres.
Peut-être est-il particulièrement significatif que le nom de l’instrument se rapproche du mot harmonie, particulièrement chargé d’emplois métaphoriques (le terme harmonia est d’ailleurs lui-même une métaphore : il désignait en Grec ancien la cheville d’assemblage permettant d’équilibrer parfaitement une construction de maçonnerie). L’instrument lui-même, dont le timbre doux et aigu évoque d’ailleurs une voix féminine, n’est joué que par des jeunes femmes -- peut-être parce que la taille de leurs mains convient mieux, ou pour des raisons plus symboliques ou socio-culturelles : la position immobile et silencieuse de l’interprète, le toucher léger (nécessitant beaucoup moins d’effort musculaire qu’aucun autre instrument), et même le pédalier évoquant une machine à coudre ou à tisser. (Voir à ce sujet l’article Sonorous Bodies: Women and the Glass Harmonica de Heather Hadlock, 2000.) Ces réseaux de métaphores et de croyances s’entrecroisent pour finalement cristalliser (c’est le cas de le dire) autour de l’harmonica un fantasme très spécifique, et particulièrement efficace en cette époque où science et superstitions commencent tout juste à se séparer : le son de l’harmonica de verre mettrait en danger la santé nerveuse des femmes.
Ainsi par exemple, lorsque l’instrumentiste Marianne Kirchgäßner meurt prématurément en 1808 (vraisemblablement d’une pneumonie), l’on associera immédiatement son décès à l’harmonica dont elle jouait. Un médecin français signalera de même des cas (quoiqu’exagérément vagues et hautement douteux) de «mélancolie» et même de suicide. La virtuose Marianne Davies cessera de pratiquer l’instrument dès 1784, et devra même rester alitée pendant un an. Cependant, ce qui causera la perte du glassharmonica, au final, est peut-être beaucoup plus simple : à partir des années 1780, le pianoforte se répand comme une traînée de poudre et supplantera définitivement tous les autres instruments à clavier, moins puissants, plus chers et plus limités.
Quant à la théorie associant phénomènes acoustiques et santé nerveuse (particulièrement celle des femmes, tant il est vrai que les théoriciens de l’époque étaient tous mâles), elle continuera de prospérer au long du XIXe siècle -- et même au-delà (voir à ce titre le récent livre Bad Vibrations: The History of the Idea of Music as a Cause of Disease, James Kennaway, 2016). De nouveaux instruments tels que le Panharmonicon, le Physharmonica, l’accordéon et l’harmonium, se verront à leur tour attribuer des vertus expressives voire médicales ; ce sont d’ailleurs tous des instruments à anches métalliques libres, tout comme ce que nous appelons aujourd’hui harmonica.
La musicienne et chercheuse israélo-américaine Carmela Raz (que nous avions croisée au sujet d’Ernst Toch) a consacré plusieurs articles à ces questions, notamment “The Expressive Organ within Us”: Ether, Ethereality, and Early Romantic Ideas about Music and the Nerves (2014). Dans un article plus récent et illustré de photographies saisissantes (Of Sound Minds and Tuning Forks, 2015), elle montre même que le médecin Charcot, bien plus tard, utilisait couramment de grands diapasons métalliques pour traiter (ou diagnostiquer ?) les cas d’hystérie féminine. Un autre article de Carmel Raz, Musical glasses, metal reeds, and broken heart, est à paraître en 2017.
Dans les années 1980, Gerhard Finkenbeiner, un facteur d’instruments américain, avance une théorie audacieuse et séduisante : les problèmes de santé engendrés par l’harmonica de verre ne seraient pas dus aux vibrations sonores, mais tout simplement à une intoxication au plomb -- car le verre dont étaient alors faits les cylindres contenait une proportion non-négligeable de plomb, lequel aurait contaminé les instrumentistes par contact répété avec la peau des doigts. Nonobstant son apparence moins pseudo-scientifique, cette explication n’en est pas moins fausse... Ce qui n’empêche pas Finkenbeiner de se lancer dans la fabrication et la vente de nouveaux modèles de glassharmonica, produits et série et plus solides, faits avec un alliage de quartz plutôt que de plomb.
La malédiction serait-elle donc enfin levée ? Pas totalement, faut-il croire : par un après-midi de mai 1999, Finkenbeiner part pour une simple excursion à bord de son petit avion privé. Personne ne l’a revu depuis lors.