Parodies et pastiches abondent tout au long de l’histoire de la musique (même du temps de Jean-Jacques Rousseau, comme nous l’avions évoqué), qu’elles concernent la musique savante (l’exemple de La Truite en témoigne) ou la chanson ; c’est d’ailleurs dans ce dernier domaine que les imitations et caricatures semblent les plus aisées -- peut-être parce qu’il suffit bien souvent de fabriquer d’autres paroles en conservant la mélodie et l’accompagnement : nous l’avons constaté à propos de Jacques Dutronc (l’on pourrait tout aussi bien évoquer la Vache à mille francs, au succès aujourd’hui incompréhensible). Le pastiche qui consiste à écrire des chansons entièrement nouvelles (paroles et musiques) tout en imitant un style reconnaissable, voire poussé jusqu’à la caricature, est une forme plus rare -- et de ce fait, bien plus impressionnante lorsqu’elle est réussie.
Un mardi de 1980, la chaîne radiophonique britannique BBC Radio 4 laisse l’antenne pendant 28 minutes à une étrange station : Radio Active (c’est son nom) se présente comme «la première radio locale nationale», mais ne se définit guère que par son degré invraisemblable d’amateurisme... Et pour cause : il s’agit en fait d’une radio fictive, au service d’une émission purement parodique imaginée par trois humoristes, une comédienne et un musicien. Radio Active rencontrera un succès certain (sept saisons et plus de 50 épisodes, suivis dans les années 1990 d’une adaptation à la télévision) et durable : outre les innombrables rediffusions et produits dérivés (cassettes, livres) de l’émission elle-même, chacun de ses interprètes et créateurs a connu une carrière remarquable par la suite.
La réussite de Radio Active tient en grande partie à son emballage musical et sonore, entièrement dû au musicien Phil Pope. On y rencontre de nombreuses blagues musicales, des musiques d’ambiance caricaturales ou incongrues et d’excellents jingles toujours subtilement parodiques : voix exagérées, phrases instrumentales inutilement longues, etc. Cependant, ce sont les chansons présentées par cette radio qui méritent qu’on s’y attarde tout particulièrement.
Dès ses tous premiers épisodes, Radio Active introduit, sous un prétexte de pure illustration musicale, ce qui apparaîtra rapidement comme la signature (et sans doute, de fait, la motivation première) de ses auteurs : des chansons évoquant les tubes de l’époque, interprétées par des groupes fictifs aux noms calembouresques. À peu près toute la pop music anglo-saxonne de la décennie aura droit à ce traitement parodique (on peut en trouver quelques exemples sur YouTube) ; les jeux de mots sont en général atroces (et de ce fait, excellents), les voix impeccablement convaincantes (fût-ce dans un style sirupeux), et -- surtout -- l’écriture mélodique, harmonique et les arrangements sont d’une intelligence redoutable : à la fois extrêmement bien construits, et très finement exagérés dans les tics propres à l’auteur parodié.
La première de ces chansons est également la plus mémorable : Meaningless Songs In Very High Voices, interprété par les Hee Bee Gee Bees (à ne pas confondre avec un récent groupe israélien). De fait, c’est sous ce nom que les trois chansonniers de Radio Active (Angus Deayton, Geoffrey Perkins, Michael Fenton Stevens, sans oublier les arrangements de Phil Pope) resteront connus, publieront plusieurs disques, et se retrouveront même propulsés au top 10 des tubes... en Australie (la patrie d’origine des Bee Gees authentiques).
Remarquable par son interprétation autant que par son écriture, cette chanson exemplaire offre plusieurs niveaux de compréhension : du plus farcique (les effets vocaux ridicules, encore que l’original n’est pas sans offrir tout ce qu’il faut en la matière) au plus subtil (l’arrangement instrumental et les interventions des chœurs). Le texte des paroles est un commentaire auto-référentiel portant autant sur la forme que sur l’exécution vocale : on rejoint là l’exercice que l’Oumupo propose de nommer métachant. «Meaningless Songs in Very High Voices»... tout est dit dès le titre.
Comme pour beaucoup de comédies britanniques, l’écriture de Radio Active vieillit remarquablement bien : 37 ans après leur première apparition au festival Fringe d’Edinburgh, ses créateurs et interprètes s’y sont retrouvés en 2016 pour y rejouer un de leurs épisodes -- sans aucune modification nécessaire, tant cet humour reste d’actualité. Et pourtant, notre rire lui-même a changé de nature : l’auditeur d’aujourd’hui a l’habitude de l’humour auto-référentiel et de cet état d’esprit méta qui a contaminé l’ensemble du champ médiatique savant et populaire. Un exemple frappant se trouve dans les radios fictives incluses depuis les années 2000 dans la série de jeux vidéo GTA, et qui comprennent de fausses publicités, des parodies de débats (imaginées notamment par Lazlow Jones, véritable animateur radio), des journaux d’actualité effroyablement propagandistes comme dans la vraie vie, et même de très drôles jingles chantés (la station Flash FM du jeu GTA Vice City Stories est une vraie réussite à ce titre). La comparaison avec Radio Active se fait d’elle-même.
Quant à cette dernière, l’écouter ou la réécouter aujourd’hui permet facilement de penser y déceler un niveau de commentaire absurde, de désabusement caustique et de satire socio-culturelle : il serait pourtant largement anachronique de prêter une telle intention à ses auteurs, qui -- nonobstant leur éducation intellectuelle, leur large culture et leur finesse d’observation -- ne l’ont probablement conçue, à l’époque, que comme une suite de pitreries gratuites et sans conséquence.Parodies et pastiches abondent tout au long de l’histoire de la musique (même du temps de Jean-Jacques Rousseau, comme nous l’avions évoqué), qu’elles concernent la musique savante (l’exemple de La Truite en témoigne) ou la chanson ; c’est d’ailleurs dans ce dernier domaine que les imitations et caricatures semblent les plus aisées -- peut-être parce qu’il suffit bien souvent de fabriquer d’autres paroles en conservant la mélodie et l’accompagnement : nous l’avons constaté à propos de Jacques Dutronc (l’on pourrait tout aussi bien évoquer la Vache à mille francs, au succès aujourd’hui incompréhensible). Le pastiche qui consiste à écrire des chansons entièrement nouvelles (paroles et musiques) tout en imitant un style reconnaissable, voire poussé jusqu’à la caricature, est une forme plus rare -- et de ce fait, bien plus impressionnante lorsqu’elle est réussie.
Un mardi de 1980, la chaîne radiophonique britannique BBC Radio 4 laisse l’antenne pendant 28 minutes à une étrange station : Radio Active (c’est son nom) se présente comme «la première radio locale nationale», mais ne se définit guère que par son degré invraisemblable d’amateurisme... Et pour cause : il s’agit en fait d’une radio fictive, au service d’une émission purement parodique imaginée par trois humoristes, une comédienne et un musicien. Radio Active rencontrera un succès certain (sept saisons et plus de 50 épisodes, suivis dans les années 1990 d’une adaptation à la télévision) et durable : outre les innombrables rediffusions et produits dérivés (cassettes, livres) de l’émission elle-même, chacun de ses interprètes et créateurs a connu une carrière remarquable par la suite.
La réussite de Radio Active tient en grande partie à son emballage musical et sonore, entièrement dû au musicien Phil Pope. On y rencontre de nombreuses blagues musicales, des musiques d’ambiance caricaturales ou incongrues et d’excellents jingles toujours subtilement parodiques : voix exagérées, phrases instrumentales inutilement longues, etc. Cependant, ce sont les chansons présentées par cette radio qui méritent qu’on s’y attarde tout particulièrement.
Dès ses tous premiers épisodes, Radio Active introduit, sous un prétexte de pure illustration musicale, ce qui apparaîtra rapidement comme la signature (et sans doute, de fait, la motivation première) de ses auteurs : des chansons évoquant les tubes de l’époque, interprétées par des groupes fictifs aux noms calembouresques. À peu près toute la pop music anglo-saxonne de la décennie aura droit à ce traitement parodique (on peut en trouver quelques exemples sur YouTube) ; les jeux de mots sont en général atroces (et de ce fait, excellents), les voix impeccablement convaincantes (fût-ce dans un style sirupeux), et -- surtout -- l’écriture mélodique, harmonique et les arrangements sont d’une intelligence redoutable : à la fois extrêmement bien construits, et très finement exagérés dans les tics propres à l’auteur parodié.
La première de ces chansons est également la plus mémorable : Meaningless Songs In Very High Voices, interprété par les Hee Bee Gee Bees (à ne pas confondre avec un récent groupe israélien). De fait, c’est sous ce nom que les trois chansonniers de Radio Active (Angus Deayton, Geoffrey Perkins, Michael Fenton Stevens, sans oublier les arrangements de Phil Pope) resteront connus, publieront plusieurs disques, et se retrouveront même propulsés au top 10 des tubes... en Australie (la patrie d’origine des Bee Gees authentiques).
Remarquable par son interprétation autant que par son écriture, cette chanson exemplaire offre plusieurs niveaux de compréhension : du plus farcique (les effets vocaux ridicules, encore que l’original n’est pas sans offrir tout ce qu’il faut en la matière) au plus subtil (l’arrangement instrumental et les interventions des chœurs). Le texte des paroles est un commentaire auto-référentiel portant autant sur la forme que sur l’exécution vocale : on rejoint là l’exercice que l’Oumupo propose de nommer métachant. «Meaningless Songs in Very High Voices»... tout est dit dès le titre.
Comme pour beaucoup de comédies britanniques, l’écriture de Radio Active vieillit remarquablement bien : 37 ans après leur première apparition au festival Fringe d’Edinburgh, ses créateurs et interprètes s’y sont retrouvés en 2016 pour y rejouer un de leurs épisodes -- sans aucune modification nécessaire, tant cet humour reste d’actualité. Et pourtant, notre rire lui-même a changé de nature : l’auditeur d’aujourd’hui a l’habitude de l’humour auto-référentiel et de cet état d’esprit méta qui a contaminé l’ensemble du champ médiatique savant et populaire. Un exemple frappant se trouve dans les radios fictives incluses depuis les années 2000 dans la série de jeux vidéo GTA, et qui comprennent de fausses publicités, des parodies de débats (imaginées notamment par Lazlow Jones, véritable animateur radio), des journaux d’actualité effroyablement propagandistes comme dans la vraie vie, et même de très drôles jingles chantés (la station Flash FM du jeu GTA Vice City Stories est une vraie réussite à ce titre). La comparaison avec Radio Active se fait d’elle-même.
Quant à cette dernière, l’écouter ou la réécouter aujourd’hui permet facilement de penser y déceler un niveau de commentaire absurde, de désabusement caustique et de satire socio-culturelle : il serait pourtant largement anachronique de prêter une telle intention à ses auteurs, qui -- nonobstant leur éducation intellectuelle, leur large culture et leur finesse d’observation -- ne l’ont probablement conçue, à l’époque, que comme une suite de pitreries gratuites et sans conséquence.
John Cage aux champignons, Stravinksy en maillot de bain, Puccini qui fait du catch, Messiaen en pique-nique familial... Depuis sa création début 2014, le compte tumblr (et twitter) Composers Doing Normal Shit recense des photographies montrant des compositeurs et compositrices dans leur vie quotidienne (et se consacrant, de préférence, aux tâches les plus triviales possibles). Cet effet désacralisant (ou sacrilège, dans le meilleur sens du terme) est renforcé par les légendes les accompagnant, lapidaires et prosaïques sur un registre délibérément anachronique : «Debussy chilling out with his dog», «Scriabin kickin’ it on the lawn», «Boulez having a miserable time at lunch»... sans parler, bien évidemment, de l’intitulé même du site (originellement emprunté à un compte consacré... aux rappeurs), intraduisible en français mais suffisamment transparent.
Identifier l’auteur de ce site unique en son genre requiert de fouiller un peu, car son nom n’apparaît nulle part ; il s’agit en fait du jeune guitariste bostonien John Nolan, ce qui explique qu’y figurent une majorité de compositeurs américains. John Nolan (à qui l’on doit quelques albums combinant esthétique easy-listening et humour meta -- ainsi, il signe sous l’intitulé «John `The Nickname’ Nolan») a suivi des études universitaires où il a pratiqué l’histoire de la musique, ainsi que la composition (de musique de film mais aussi de musique savante) ; peut-être est-ce là ce qui l’a conduit à lancer cette initiative (gentiment) irrévérencieuse, par esprit de parodie ou de revanche ? En tout cas, il y a là une manière saine et intéressante d’approcher l’histoire et l’écriture sur un plan personnel ; pas forcément indispensable, mais toujours bienvenue.
Depuis une vingtaine d’années, de nombreux chercheurs en neuro-sciences s’intéressent aux schémas métaphoriques qui permettent à l’espèce humaine d’organiser et conceptualiser ses perceptions auditives : au premier rang desquels, la notion de "hauteur" qui nous permet de décrire les sons aigus ou graves en tant que "hauts" ou "bas".
Dès 1998, un article de Lawrence Zbikowski (Metaphor and Music Theory: Reflections from Cognitive Science, publié dans la revue Music Theory Online) fait le point sur cette question (et en profite pour réfuter soigneusement quelques élucubrations du philosophe réactionnaire Roger Scruton) :
Même si Scruton a postulé que les sons n’étaient concevables qu’en termes de hauteurs envisagées dans un espace vertical, des sources diverses prouvent le contraire. Les théoriciens grecs de l’antiquité ne parlaient pas de "haut" et "bas" mais de "pointu" et "lourd" ; à Bali et à Java les sons ne sont pas "hauts" et "bas" mais "petits" et "grands" ; et chez les indiens Suyá du bassin amazonien, les sons ne sont pas décrits comme "hauts" et "bas" mais "jeunes" et "vieux". Les variations dans ces manières de décrire les hauteurs musicales montrent combien la compréhension de la musique est profondément métaphorique : non seulement la hauteur des sons est une métaphore, mais ce n’en est qu’une parmi d’autres.
L’on pourrait ajouter que les langues occidentales elle-mêmes offrent d’autres métaphores pour qualifier le son, par exemple dans la dénomination des altérations accidentelles : "pointu/plat" (sharp/flat) en anglais, "dur/mou" (dür/mol) en allemand. Dans certains pays de langues romanes, la survivance de signifiants tels qu’aigu et grave en français, directement hérités de l’antiquité greco-latine (voir ci-dessus), prévaut même sur la métaphore verticale "haut/bas" (même si celle-ci reste omniprésente : ainsi pour désigner en français la position acoustique d’une note, le mot hauteur reste à peu près inévitable). Il ne s’agit d’ailleurs même pas d’une métaphore de substitution : l’emploi du mot français aigu est relativement rare en-dehors de son sens acoustique, et le sens moral de l’adjectif grave semble trop abstrait pour fonctionner véritablement en tant que métaphore. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la plupart des recherches sur la métaphore spatiale (voir ci-dessous) sont le fait de chercheurs anglo-saxons ou germaniques, dont la langue rend le recours à cet axe vertical "haut/bas" absolument incontournable.
Le langage joue, de fait, un rôle majeur dans la cognition et la conceptualisation du monde extérieur (et tout particulièrement des phénomènes intangibles tels que le monde sonore) ; le neuro-psychologue américain Daniel Casasanto a consacré de nombreux articles à étudier ces métaphores qui nous servent à structurer et comprendre ce que l’on entend. Ces métaphores sont d’autant plus profondément ancrées qu’elles existent même (une fois acquises) sans le langage : la compréhension spatiale peut s’exprimer sous forme de gestes, de dessins, d’orientation du regard...
À ce titre, l’étude de la perception du son chez le très jeune enfant (précédant l’acquisition du langage verbal) apporte des informations précieuses... mais difficiles à évaluer. Ainsi, une étude de 2010 (Preverbal infants' sensitivity to synaesthetic cross-modality correspondences, ici en PDF) menée par une équipe britannique dirigée par Peter Walker, semble montrer que la métaphore verticale (aigu/haut, grave/bas) existe déjà chez des enfants préverbaux de trois à quatre mois. Cependant, deux études plus récentes, réalisées par une équipe néerlandaise dirigée par la chercheuse allemande Sarah Dolscheid (The Thickness of Musical Pitch: Psychophysical Evidence for Linguistic Relativity en collaboration avec Casasanto, et When high pitches sound low: Children’s acquisition of space-pitch metaphors, présentée lors du colloque Cogsci 2015), portent sur deux métaphores différentes : la métaphore "son haut"/"son bas", mais aussi la métaphore "son mince/son épais" présente notamment en Moyen-Orient (dans la langue farsi et le turc), mais aussi chez les précolombiens zapotèques. Or il semble que chez les adultes persans, mais également chez les enfants hollandais n’ayant pas encore acquis le schéma occidental classique, la métaphore verticale n’aille pas de soi : après qu’on la leur ait expliquée, une majorité des sujets (enfants et adultes) l’attribue même de façon inversée (l’aigu arrivant en bas plutôt qu’en haut).
Il faudrait par ailleurs examiner (ce qu’aucune de ces études, à notre connaissance, ne fait) un possible impact de plusieurs siècles d’une notation musicale écrite : la métaphore haut/bas ne se serait-elle pas trouvée renforcée depuis le Moyen-Âge, dans les pays occidentaux en regard des régions de tradition exclusivement orale, par l’existence de partitions où chacun peut constater que la mélodie (visuellement) "monte" et "descend" ?
Quoi qu’il en soit, il nous est donc strictement impossible de continuer à penser que la métaphore verticale des perceptions auditives serait une évidence universellement partagée (de façon innée ou non) par l’espèce humaine. Une recontextualisation culturelle et historique s’impose donc -- du même ordre, pourrait-on dire, que la prise de conscience par les musiciens occidentaux, au cours du XIXe siècle, de ce que leur langage harmonique (censément fait de tempérament "égal", de quintes "justes", d’accords "parfaits" et de cadences "parfaites") n’était pas un aboutissement universel, naturel et absolu, mais une construction culturelle parfaitement datée et arbitraire.
De surcroît, à la métaphore élémentaire en elle-même s’ajoute un ensemble culturel de références, d’imaginaire et de symboles : ainsi l’Occident associe-t-il communément des valeurs positives à la notion de "haut", et négatives à celle de "bas" (l’on pourrait d’ailleurs en dire autant de l’axe "fin"/"épais", ou encore -- d’un point de vue historique à tout le moins -- de "droite"/"gauche"). Notre métaphore de "hauteurs" nous a-t-elle donc conduits à favoriser les notes aigües plutôt que les graves ? Sans y voir nécessairement une corrélation directe, quiconque visitera un de "nos" conservatoires ne pourra manquer d’y remarquer combien les classes de violon ou de flûte sont nettement plus remplies que les classes de contrebasse ou de basson...
Heureusement qu’il reste le tuba.
Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer les curieuses créations sonores de Luc Étienne (1908-1984, co-opté à l’Oulipo en 1970). Cet écrivain contrepèteur (il fut l’une des "Comtesses" du Canard Enchaîné) s’intéressait particulièrement au langage en tant qu’objet sonore, que ce soit en manipulant les syllabes ou même la piste magnétique directement. À ce titre, il fit partie des premiers à se déclarer "Oumupien" dès les années 1970.
Dans un dossier consacré à l’Oulipo en 2006, le webzine anglophone Drunken Boat publie quelques-unes des expériences sonores de Luc Étienne : des palindromes et rétrogradations sonores, mais également quelques fragments musicaux joués sur un clavier accordé en tempérament décimal (ET10).
D’autres expériences de Luc Étienne (entreprises à partir de 1957 et regroupées sous le titre Les Après-midi d’un Magnétophone, parfois orthographié Magnétofaune) sont à entendre sur le disque remarquable Pataphysics paru en 2005 chez le label anglais (aujourd’hui disparu) Sonic Arts Network.
Une copie des travaux d’expérimentation sonore de Luc Étienne nous a aimablement été transmise par Alain Zalmanski (du Collège de ’Pataphysique et de la Liste Oulipo) ; nous avons fait le choix de publier en ligne cette copie, pour son intérêt historique et en hommage à l’inventivité de ce tout premier oumupien.
Toujours à l’affût, Martin Granger nous signale à l’instant cette expérience menée en ce moment par le site Flow Machines (façade ''trendy'' du laboratoire privé Sony CSL Paris, dirigé par François Parchet).
Dans ce test «à l’aveugle», le visiteur/auditeur est invité à écouter un fragment de choral de Bach et à estimer s’il est authentique ou non : à savoir, s’il a bien été écrit par le maître baroque, ou par une «Intelligence Artificielle». Derrière ce terme pompeux (que nous avons eu l’occasion de critiquer) se cache en fait l’un des nombreux algorithmes propriétaires actuellement développés par les acteurs industriels (Sony, en l’occurrence), affublés chacun de noms tous plus ''marketables'' les uns que les autres : ''Continuator'', ''Brazyle'', ''NeOpus'', ''Virtuoso'', ''MusicSpace'', ''VirtualBand'', ''Lrn2Cre8'' et l’on en passe.
Dans un tel cadre, s’agit-il vraiment d’une expérience à valeur scientifique, ou d’un gadget "viral" à emballage vaguement musical (dont nous savons que les publicitaires raffolent) ? S’il est vrai que l’expérience est en elle-même intéressante (quoique rudimentaire) et qu’aucune marque ni logo d’entreprise n’apparaît sur la page en question, le fait même que cette confusion puisse exister n’est pas sans affecter la crédibilité de l’initiative... et nous amener à nous demander, par exemple, pourquoi le visiteur souhaitant se prêter à l’expérience est obligé de fournir un nom et une adresse mail.
Il existe même un niveau supérieur d’ambiguïté : à supposer que l’on parvienne effectivement à réduire l’écriture de Bach (ou de tout autre compositeur) à un ensemble d’algorithmes, quel serait alors le statut de ce programme ? Serait-il légitime de revendiquer un copyright (ou, pire, un brevet) dessus (voire, cela s’est déjà vu, sur les ''œuvres'' en résultant) ? Et quid alors du langage de l’auteur d’origine, ou pire, des compositeurs et élèves qui encore aujourd’hui l’imitent et s’y réfèrent : ne seraient-ils pas en situation de ''copyvio'' involontaire quoiqu’inévitable ?
Quant à ces algorithmes proclamés «intelligents», quel est vraiment leur degré de sophistication ? Dans l’impossibilité de le savoir (faute de code source accessible), nous ne pouvons que poser l’hypothèse que ces systèmes prétendument révolutionnaires ne font que suivre le chemin emprunté depuis dix ans (sous licence Libre) par Strasheela et bien d’autres -- ou même, deux siècles plus tôt, par un simple jeu de dés.
Créé en 2016, le «Festival des cultures LGBT» a choisi, non sans sagesse, d’adopter le pluriel pour ne pas sembler postuler l’existence d’une culture unitaire qui rassemblerait, subsumerait, résumerait (et, pour finir, caricaturerait) l’ensemble des personnes homosexuelles, bi-sexuelles et inter- ou trans-genre. (Ce petit jeu sémiologique autour du pluriel n’est d’ailleurs pas sans rappeler la grotesque valse-hésitation qui conduisit à rebaptiser la station de radio «France Musique» en «France Musiques» pendant quelques années, avant de revenir au singulier... en attendant la prochaine lubie à la mode.)
Et pourtant : l’existence de menaces affectant l’ensemble de ces personnes (à commencer par l’épidémie de SIDA et la dénégation de certains droits civiques) a bel et bien suscité un mouvement de solidarité et l’apparition de ce que l’on peut désigner globalement comme une «communauté LGBT», même si cette dernière est faite de nombreux regroupements et courants divers et, parfois, rivaux. Dans le domaine musical, l’avènement de clubs et discothêques puis de larges manifestations, l’existence de vedettes pop assumant leur homosexualité (Elton John en est un exemple, que nous évoquions récemment), et la montée en puissance d’une esthétique queer, ont nettement dessiné un panorama musical associant les identités LGBT à des musiques «branchées» (dans tous les sens du terme : c’est-à-dire, notamment, amplifiées et électroniques).
Qu’en est-il, pour autant, de la musique savante et instrumentale ? À partir des années 1990, des regroupements se forment autour des pratiques musicales dites «classiques», à commencer par le London Gay Symphony Orchestra qui, rassemblant des musiciens de haut niveau, entame dès 1996 une trajectoire remarquable et (encore aujourd’hui) couronnée de succès, au point de susciter deux sous-ensembles autonomes : les London Gay Symphonic Winds et le London Gay Big Band. Dans son sillage se formeront d’autres orchestres, en Angleterre (le Birmingham Gay Symphony Orchestra ouvert à tous -- peut-être en mémoire de l’orchestre de Portsmouth, expérience marquante en la matière), mais aussi en Allemagne (le Rainbow Symphony de Cologne, le Concentus Alius de Berlin), au Canada (le Counterpoint Community Orchestra de Toronto), et aux États-Unis (le Queer Urban Orchestra de New-York City, les ensembles symphoniques, jazz et harmonies de Lakeside Pride à Chicago, le Bay Area Rainbow Symphony à San Francisco, le Atlanta Philharmonic Orchestra et le Minnesota Philharmonic Orchestra), et en Australie (le Melbourne Rainbow Band).
La France, pour sa part, est représentée par diverses associations, notamment son propre Rainbow Symphony Orchestra depuis 2002, et plus récemment les Concerts Gais. De fait, les orchestres LGBT semblent se développer plus aisément dans les pays anglophones, où ils sont notamment fédérés par la Lesbian and Gay Band Association. Ceci pour ne rien dire des groupes vocaux LGBT, qui sont encore plus nombreux ; l’on se contentera de mentionner ici la fédération américaine GALA et son homologue européenne Legato, qui propose notamment le festival Various Voices tous les quatre ans. La musique ne semble, en revanche, pas représentée au Festival International du Théâtre Gay de Dublin.
L’opéra est un autre champ où s’expriment des problématiques LGBT. Là encore, les pays anglo-saxons sont en première ligne : dès 1995 est créé (à Houston) un opéra sur Harvey Milk, puis peu après l’opéra Patience and Sarah à New York. C’est également à New York que sera commandé, dans la décennie suivante, l’opéra Brokeback Mountain (finalement créé à Madrid) ; ou, encore, de nouveau à Houston, l’opéra en un acte Edalat Square portant sur les exécutions d’homosexuels en Iran. Une autre création importante sera celle de Fellow Travelers en 2016 à Cincinatti. Le Royaume-Uni n’est pas en reste (à titre symbolique, l’opéra royal a d’ailleurs arboré un drapeau arc-en-ciel en 2016) ; on y trouve notamment la compagnie Secret Opera qui se plaît par exemple à réécrire Carmen... en n’y mettant que des rôles masculins (CarMen).
Un point commun aux orchestres LGBT est de ne pas prétendre exclure les interprètes cisgenre-hétérosexuels, mais de se proclamer ouverts à «toutes» les orientations et identités (les chœurs et ensembles vocaux LGBT, en revanche, sont plus exclusifs) . Ce qui ne fait qu’exprimer, en creux, le climat de discrimination existant d’ordinaire dans le milieu musical -- de fait, les travaux de Claudia Goldin et Cecilia Rouse, dès la fin des années 1990, et ceux plus récents d’Amy Louise Phelps, ont montré combien les jugements sexistes (conscients ou non) peuvent sous-tendre le milieu des orchestres symphoniques.
Le mouvement LGBT cherche également à s’ancrer dans un héritage historique, notamment en s’intéressant à l’orientation sexuelle des musiciens et artistes du passé (laquelle constitue, depuis plusieurs décennies déjà, un sujet d’étude prisé des universitaires). Les archives de la défunte encyclopédie glbtq en témoignent ; ainsi, surtout, que cette chronologie de la vie musicale LGBT au Royaume-Uni, de la Renaissance à nos jours, proposée par l’Archive LBGT UK. D’une rigueur pas toujours universitaire, cette page n’en demeure pas moins particulièrement intéressante ; il n’est que trop souhaitable que voie le jour un équivalent de ce travail à l’échelle européenne, voire mondiale.
En avril 2016, la totalité de la presse et des sites web britanniques se sont retrouvés instantanément censurés par une décision de justice aussi abjecte qu’ignare, d’une stupidité crasse que l’on avait jusque là pu croire confinée à ce côté-ci de la Manche. En effet, une célébrité anglaise avait saisi la haute cour de justice royale pour éviter que ne s’ébruitent les frasques extra-conjugales de son époux ; à quoi les juges Jackson, King et Simon se sont empressés d’acquiescer -- transformant paradoxalement, de ce fait, les plus infâmes tabloids en hérauts de la liberté d’expression.
Si la presse (sauf en Écosse, où l’injonction ne s’appliquait pas) s’est montrée remarquablement obéissante, le Web s’est -- évidemment -- déchaîné en rivalisant de traits d’esprit, tournant en ridicule tant la célébrité en question que le système judiciaire britannique post-féodal, propulsant le hashtag #SuperInjunction en tête des trending topics sur Twitter, et offrant à quelques aigrefins une occasion d’exercer leur savoir-faire : ainsi, l’auteur de ces lignes lui-même a-t-il eu l’occasion de recevoir dernièrement pas moins de trois courriers de menace émanant d’un prétendu cabinet d’avocats, concernant une malheureuse notice de microblog postée à l’époque.
L’Oumupo étant évidemment respectueux des lois et sensibilités de tous pays, nous nous empresserons bien évidemment de clore ici ce débat afin de respecter pleinement la vie privée de chacun, y compris en protégeant l’identité de célébrités qui croient pouvoir s’arroger le droit de censurer le reste de leurs contemporains.
Cette question étant définitivement écartée, intéressons-nous maintenant à un tout autre sujet, plus directement en lien avec nos préoccupations d’ordre musical : saviez-vous que le chanteur (multi-millionnaire) britannique Elton John, marié avec le réalisateur canadien David Furnish, est par ailleurs un improvisateur brillant ? (Brillant... ou à tout le moins, passable -- surtout en comparaison d’un Richard Grayson.)
Dans cette émission télévisée de la fin des années 1990, on le voit inventer une (vague) mélodie sur le manuel d’utilisation d’un appareil électro-ménager ; dans cet autre clip extrait d’une conférence en 2005, il lit en chantant quelques phrases de la pièce Peer Gynt. Dans un cas comme dans l’autre, le public (qui n’inclut manifestement pas de musiciens dignes de ce nom) se montre très impressionné.
Comme quoi.
Charles Darwin est l’un des premiers savants à s’être penché, dès 1871 (dans La Filiation de l’Homme, son deuxième ouvrage majeur après L’Origine des espèces), sur l’apparition de la musique dans l’espèce humaine -- un siècle après Rousseau, qui aimait à s’interroger (comme nous l’avons vu sur l’hypothèse d’une «mélodie» primordiale ayant pu précéder toute civilisation humaine. Darwin, pour sa part, imagine que le chant aurait pu participer, comme chez l’oiseau, d’un rituel de séduction et constituer par là un avantage reproductif. Ce champ d’étude restera peu ou prou en sommeil pendant le XXe siècle, jusqu’à la publication en 2001 du recueil trans-disciplinaire The Origins of Music, où se trouvent réunis des archéologues, anthropologues, chercheurs en neuro-sciences, qui chacun proposent d’autres facteurs ayant pu contribuer à l’avènement de l’Homo cantans : en particulier, la dimension sociale de cette activité, augmentant la cohésion du groupe et par là sa capacité de survie, ou encore répercutant et amplifiant les premiers moments de la vie, structurés par le lien entre la mère et son enfant (l’éthologue Ellen Dissanayake y voit la source de tout devenir expressif, qu’il soit linguistique ou artistique). Dix ans plus tard, l’ethnomusicologue Joseph Jordania récapitule très clairement l’état actuel de la recherche dans son livre magistral Why Do People Sing? (disponible intégralement en ligne, et à lire de toute urgence avant que les robots du copyright ne fassent leur sinistre moisson).
Appréhender avec certitude une chronologie de l’évolution de la communication humaine est quasiment impossible ; tout au plus les chercheurs peuvent-ils poser l’hypothèse que le langage était déjà apparu vers le 50 ou 60e millénaire avant l’Ère commune -- après un processus de formation qui aurait lui-même pu s’étaler sur plusieurs centaines de milliers d’années. Quant à savoir si l’acquisition du chant précède ou accompagne celle du langage parlé, cette question reste ouverte.
L’avènement d’une musique instrumentale est aujourd’hui un peu mieux connu grâce aux découvertes paléontologiques faites depuis le début du XXe siècle, et tout particulièrement ces vingt dernières années. En 1995, un fragment d’os découvert dans grotte de Divje Babe en Slovénie, suscite une controverse déchaînée -- malgré sa forme évoquant incontestablement une flûte. (Un ethnomusicologue de Berkeley, Bob Fink, ira même jusqu’à spéculer que l’emplacement des trous traduirait l’emploi d’une gamme diatonique...) Ce fragment a été daté d’au moins 43 millénaires avant l’Ère Commune, ce qui en fait l’instrument le plus ancien connu -- mais également le seul pouvant être associé à l’homo neanderthalensis. Des découvertes plus récentes, en 2008 puis en 2012, ont permis de montrer qu’il existait en Allemagne d’autres flûtes aussi anciennes (de 35 à 42 millénaires avant l’Ère Commune)... ce qui n’empêche pas certains chercheurs de persister dans leur contestation du fragment slovène. Diverses reconstitutions ont été proposées de ces flûtes.
Au delà des flûtes et sifflets, cette période de l’ère paléolithique supérieure (correspondant à la civilisation aurignacienne) est plus largement connue pour ses grottes aménagées et décorées, dont certains chercheurs se demandent si l’acoustique n’était pas une caractéristique majeure et volontairement recherchée par leurs habitants -- ce qui pourrait même contribuer à expliquer la présence de peintures rupestres, qui permettent une meilleure réverbération du son. S’ajoutant à notre compréhension croissante des «pierres chantantes» et lithophones préhistoriques (que nous avions mentionnés précédemment), l’on pourrait bien assister à l’émergence d’un véritable champ de recherche archéoacoustique.
Du reste, les groupes de recherches trans-disciplinaires et internationaux abondent (où la France semble d’ailleurs remarquablement peu représentée) : International Study Group on Music Archæology, International Council for Traditional Music Study Group, European Music Archæology Project. Ce dernier regroupement propose d’ailleurs, depuis juin 2016, une exposition intitulée Archæomusica, qui sera visible dans divers pays d’Europe -- mais non la France -- jusqu’à fin 2017, et où l’on peut voir (et même tester soi-même) plusieurs reconstitutions d’instruments, non limitées à l’ère paléolithique.
Il n’empêche que nous n’avons -- et n’aurons certainement jamais -- strictement pas la moindre idée de ce à quoi pouvaient ressembler ces musiques. Tout au plus les quelques traces connues suffisent-elles à susciter l’imagination, et la rêverie ; ainsi, la «sagesse des anciens», notamment en matière de musique, reste un sujet de choix pour les sites de pseudoscience plus ou moins farfelus. (Plutôt plus que moins, à vrai dire.)