Charles Darwin est l’un des premiers savants à s’être penché, dès 1871 (dans La Filiation de l’Homme, son deuxième ouvrage majeur après L’Origine des espèces), sur l’apparition de la musique dans l’espèce humaine -- un siècle après Rousseau, qui aimait à s’interroger (comme nous l’avons vu sur l’hypothèse d’une «mélodie» primordiale ayant pu précéder toute civilisation humaine. Darwin, pour sa part, imagine que le chant aurait pu participer, comme chez l’oiseau, d’un rituel de séduction et constituer par là un avantage reproductif. Ce champ d’étude restera peu ou prou en sommeil pendant le XXe siècle, jusqu’à la publication en 2001 du recueil trans-disciplinaire The Origins of Music, où se trouvent réunis des archéologues, anthropologues, chercheurs en neuro-sciences, qui chacun proposent d’autres facteurs ayant pu contribuer à l’avènement de l’Homo cantans : en particulier, la dimension sociale de cette activité, augmentant la cohésion du groupe et par là sa capacité de survie, ou encore répercutant et amplifiant les premiers moments de la vie, structurés par le lien entre la mère et son enfant (l’éthologue Ellen Dissanayake y voit la source de tout devenir expressif, qu’il soit linguistique ou artistique). Dix ans plus tard, l’ethnomusicologue Joseph Jordania récapitule très clairement l’état actuel de la recherche dans son livre magistral Why Do People Sing? (disponible intégralement en ligne, et à lire de toute urgence avant que les robots du copyright ne fassent leur sinistre moisson).
Appréhender avec certitude une chronologie de l’évolution de la communication humaine est quasiment impossible ; tout au plus les chercheurs peuvent-ils poser l’hypothèse que le langage était déjà apparu vers le 50 ou 60e millénaire avant l’Ère commune -- après un processus de formation qui aurait lui-même pu s’étaler sur plusieurs centaines de milliers d’années. Quant à savoir si l’acquisition du chant précède ou accompagne celle du langage parlé, cette question reste ouverte.
L’avènement d’une musique instrumentale est aujourd’hui un peu mieux connu grâce aux découvertes paléontologiques faites depuis le début du XXe siècle, et tout particulièrement ces vingt dernières années. En 1995, un fragment d’os découvert dans grotte de Divje Babe en Slovénie, suscite une controverse déchaînée -- malgré sa forme évoquant incontestablement une flûte. (Un ethnomusicologue de Berkeley, Bob Fink, ira même jusqu’à spéculer que l’emplacement des trous traduirait l’emploi d’une gamme diatonique...) Ce fragment a été daté d’au moins 43 millénaires avant l’Ère Commune, ce qui en fait l’instrument le plus ancien connu -- mais également le seul pouvant être associé à l’homo neanderthalensis. Des découvertes plus récentes, en 2008 puis en 2012, ont permis de montrer qu’il existait en Allemagne d’autres flûtes aussi anciennes (de 35 à 42 millénaires avant l’Ère Commune)... ce qui n’empêche pas certains chercheurs de persister dans leur contestation du fragment slovène. Diverses reconstitutions ont été proposées de ces flûtes.
Au delà des flûtes et sifflets, cette période de l’ère paléolithique supérieure (correspondant à la civilisation aurignacienne) est plus largement connue pour ses grottes aménagées et décorées, dont certains chercheurs se demandent si l’acoustique n’était pas une caractéristique majeure et volontairement recherchée par leurs habitants -- ce qui pourrait même contribuer à expliquer la présence de peintures rupestres, qui permettent une meilleure réverbération du son. S’ajoutant à notre compréhension croissante des «pierres chantantes» et lithophones préhistoriques (que nous avions mentionnés précédemment), l’on pourrait bien assister à l’émergence d’un véritable champ de recherche archéoacoustique.
Du reste, les groupes de recherches trans-disciplinaires et internationaux abondent (où la France semble d’ailleurs remarquablement peu représentée) : International Study Group on Music Archæology, International Council for Traditional Music Study Group, European Music Archæology Project. Ce dernier regroupement propose d’ailleurs, depuis juin 2016, une exposition intitulée Archæomusica, qui sera visible dans divers pays d’Europe -- mais non la France -- jusqu’à fin 2017, et où l’on peut voir (et même tester soi-même) plusieurs reconstitutions d’instruments, non limitées à l’ère paléolithique.
Il n’empêche que nous n’avons -- et n’aurons certainement jamais -- strictement pas la moindre idée de ce à quoi pouvaient ressembler ces musiques. Tout au plus les quelques traces connues suffisent-elles à susciter l’imagination, et la rêverie ; ainsi, la «sagesse des anciens», notamment en matière de musique, reste un sujet de choix pour les sites de pseudoscience plus ou moins farfelus. (Plutôt plus que moins, à vrai dire.)