L’importance de Georges Perec, non seulement pour l’Oulipo mais pour la littérature francophone toute entière, n’est plus à démontrer. L’on connaît moins, en revanche, son lien avec l’expérimentation sonore et musicale, qui constitua pourtant une part essentielle (et pourtant largement oubliée par le public français) de son activité. Quelques livres et articles (notamment une contribution de l’universitaire Hans Hartje à un site web aujourd’hui disparu, mais que nous avons pris soin d’archiver), ainsi qu’un inventaire très complet sur Wikipédia en espagnol, permettent cependant d’en reconstituer les traces.
Dès 1966, l’écrivain allemand Eugen Helmlé (1927-2000, lui-même membre du collège de ’Pataphysique et traducteur notamment de Queneau), prend contact avec Perec (donnant naissance à une estime et une amitié mutuelles). Il parvient à faire diffuser par la station SR des adaptations en langue allemande d’écrits de Perec : Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? en 1967, et Un homme qui dort l’année suivante. Son geste le plus décisif, cependant, est qu’il parvient également à convaincre le producteur Johann-Maria Kamps (officiant d’abord sur SR puis sur WDR) de commander à Perec une création radiophonique.
Le Hörspiel est pour le jeune écrivain (alors tout juste trentenaire) un format créatif peu familier, mais dont l’importance en Allemagne de l’Ouest s’explique notamment par l’affaiblissement de l’industrie cinématographique et audiovisuelle sous l’occupation Alliée, et qui séduit beaucoup d’auteurs francophones novateurs (Beckett, Butor, Sarraute,…). Perec commence à être reconnu depuis la parution de son roman Les Choses (1965) ; il vient d’être coopté à l’Oulipo, et déborde de projets (parmi ceux-ci, un automate de «Production Automatique de Littérature Française», qui contribue d’ailleurs à le faire apprécier des Oulipiens). Cette commande, qu’il accepte avec empressement nonobstant son rapport ambivalent avec la culture allemande (du fait notamment de l’extermination de sa famille maternelle par les nazis), lui apporte non seulement un début de reconnaissance à l’étranger – et un apport financier conséquent – mais aussi une méthodologie et une orientation décisives pour la suite de son œuvre :
L’art du Hörspiel est pratiquement inconnu en France. Je le découvris au moment où s’imposa pour moi le besoin de nouvelles techniques et de nouveaux cadres d’écriture. Très vite je m’aperçus qu’une partie de mes préoccupations formelles, de mes interrogations sur la valeur, le pouvoir, les fonctions de l’écriture pouvaient y trouver des réponses, des solutions que je ne parvenais pas encore à trouver dans le cadre de mes recherches purement romanesques. L’espace privilégié du *Hörspiel* – l’échange des voix, le temps mesuré, le déroulement logique d’une situation élémentaire, la réalité de cette relation fragile et vitale que le langage peut entretenir avec la parole – sont ainsi devenus pour moi des axes primordiaux de mon travail d’écrivain.
Le premier projet qu’il propose alors, de façon quelque peu impulsive, s’intitule Der Teufel in der Bibliothek (Le diable dans la bibliothèque, 36 min.), critique acerbe de… la radio française, à commencer par la station France Culture. D’inspiration burlesque et satirique, ce texte lui sera refusé et ne sera enfin produit que plusieurs années après sa mort (en 1991 en Allemagne, et en 1992 en France). Ce projet dans lequel Helmlé est d’ailleurs l’un des personnages (sous son propre nom) montre néanmoins la confiance et la proximité de Perec avec ce traducteur-collaborateur : de fait, ils rédigeront ensemble toutes les créations à venir en langue allemande, Perec n’hésitant pas à noter lui-même en allemand quelques passages de ses brouillons.
La première œuvre radiophonique que Perec et Helmlé parviennent à faire créer, sera aussi la plus mémorable outre-Rhin : constamment rediffusée (et copiée sur YouTube), elle contribuera à montrer que la démarche expérimentale n’est pas nécessairement incompatible avec le succès populaire. Die Maschine (La Machine, 1968, 47 min.) ne met en scène aucun personnage, mais seulement diverses instances logiques dont la combinaison constitue un ordinateur futuriste (pour ne pas dire dystopien), qui prend peu à peu conscience de sa propre existence. Or ce programme informatique est chargé de réécrire (non sans lui faire subir toutes les transformations et recombinaisons de l’arsenal oulipien) une berceuse de Goethe qui est l’un des trésors les plus révérés du patrimoine littéraire allemand – et dont le texte célèbre, en des termes délicats… les vertus du silence. Dans cette œuvre provocante (qui précède d’ailleurs Mai 68 de quelques mois à peine), l’iconoclasme se teinte d’humour, mais aussi d’une réflexion plus profonde sur le statut de la poésie à l’âge de l’automatisation. La modernité est ici non seulement une thématique explicite – l’on a même pu parler de science-fiction – mais les techniques mêmes mises en œuvre dans cette production sont, en termes de montage, de traitement du son et de synthèse vocale, à la pointe de ce que permet la technologie de l’époque.
Quelques mois plus tard est diffusé un nouveau Hörspiel de Perec, là encore traduit par Helmlé : Wucherungen (mot pouvant signifier "grossissements", "inflations" mais aussi "tumeurs", 1969, 44 min.), là encore, ne donne à entendre aucun personnage mais se contente d’établir la description systématique d’un logigramme pioché par Perec dans le magazine Bull Informations (auquel contribuera par ailleurs le compositeur Pierre Barbaud, membre putatif d’un Oumupo embryonnaire), et retravaillé avec l’aide du chercheur et informaticien Bernard Jaulin (1934-2010), mais aussi semble-t-il de Raymond Queneau. Initialement écrit à une seule voix et sans ponctuation ni retours à la ligne, le texte se voit orchestré pour la radio en plusieurs voix-instances, suivant une logique similaire à celle de la Maschine.
Il n’est évidemment pas anodin que ce texte soit initialement créé dans la langue de Kafka ; ce qui n’empêchera pas, dès l’année suivante, le metteur en scène Marcel Cuvelier (spécialiste notamment de Ionesco) de le porter à la scène, en France cette fois : ainsi prend alors forme cette pièce de théâtre essentielle qu’est pour nous L’Augmentation. Ladite pièce rencontrant un succès indéniable, Perec fera peu à peu son entrée dans les médias français (nous y reviendrons ci-dessous).
À cette même époque, il se retrouve également conduit à un autre projet radiophonique, francophone cette fois, passé beaucoup plus inaperçu, et de nature bien différente puisqu’il s’agit d’un feuilleton (diffusé quotidiennement par la station Radio-Abidjan en Côte d’Ivoire), de nature purement narrative plutôt qu’expérimentale ou musicale, et pour lequel Perec invente pas moins de 165 épisodes des Extraordinaires Aventures de Monsieur Eveready, sises dans une contrée lointaine du nom… d’Oulipia.
Pour revenir à l’Allemagne : Kafka, précisément, est au centre d’un autre projet que Perec a promis à ses commanditaires. Intitulé Wie ein Hund (les derniers mots du Procès), il s’agit d’un dispositif d’énonciation à plusieurs voix (mais combien ? Perec semble se décider pour «sept voix, sept œuvres, sept séries d’animaux») visant à recomposer, selon une structure en renga, l’écriture même de Kafka (et incluant éventuellement des références à Klee et à Schumann). Ce projet, toutefois, n’avance pas, ce qui conduit l’écrivain à explorer d’autres pistes en guise de remplacement.
La recherche sur le langage, le son, la voix et la structure, est déjà un travail musical en soi (de fait, nombre de compositeurs de la même époque, tels Mauricio Kagel, s’essayent avec joie à l’exercice du Hörspiel). Aussi Perec s’adjoint-il, à partir de 1969, l’aide du compositeur Philippe Drogoz, qui restera son collaborateur attitré en matière musicale.
De cette influence résultera enfin, en décembre 1970, Tagstimmen (Voix de jour), véritable partition de musique concrète inventoriant et agrégeant des formes de discours (du balbutiement de bébé au sermon religieux en passant par des slogans et cris divers) considérées sous leur aspect phonétique et sonore. Soutenue en haut lieu (le directeur des programmes Werner Klippert ira jusqu’à en offrir le disque à tous les employés de la station), la pièce échouera pourtant à décrocher le Prix Italia, dont le jury n’accepte pas qu’un auteur présente une œuvre entièrement tributaire d’une langue qui n’est pas la sienne.
Faute de Kafka, Perec élabore dès le printemps 1971 (la rédaction n’aura lieu qu’à l’automne) une pièce conceptuelle intitulée Der Mechanismus des Nervensystems im Kopf (Fonctionnement du système nerveux dans la tête, 1972), lecture chorale à trois voix, trois monologues intérieurs coexistant en un même personnage et qui représentent chacun un niveau de représentation/conceptualisation différent – la discrimination des voix étant censément facilitée par le mixage stéréophonique (voire binaural, technique alors en plein développement). À l’été 1971, il rédigera aussi un texte (crypto-)théâtral intitulé La Poche Parmentier, qui ne sera joué qu’en France mais dont Helmlé tirera après sa mort une adaptation radiophonique en allemand (Der Kartoffelkessel, 1987).
Forts de leur relatif succès, et des moyens quasi illimités qui leur sont désormais accordés, Perec et Drogoz sont en quête d’un projet bien plus ambitieux. Conzertstück für Sprecher und Orchester (Koncerto [sic] pour récitant et orchestre, 1974) se présente comme le cheminement d’un protagoniste-témoin à travers les fragments de musique auxquels l’expose une journée ordinaire (reprenant ainsi la structure de Tagstimmen). Se succèdent ainsi dix-sept variations instrumentales (nécessitant une quinzaine d’instrumentistes solistes, auxquels s’adjoignent des instruments synthétiques et des objets concrets, parmi lesquels une machine à écrire – évoquant involontairement Satie et Cocteau), le tout organisé selon une structure improbablement complexe, impliquant un code-couleurs et une langue "polyphonésienne" inventée (faite de mots de quatre lettres), en un labyrinthe de contraintes multiples qui n’est pas sans préfigurer La Vie mode d’emploi : de fait, Perec commence dès cette œuvre à employer le double carré magique d’ordre 10 qu’il emploiera quelques années plus tard pour son «romans» au pluriel.
Cette œuvre démesurée et hors de prix fera l’objet d’âpres et houleuses négociations entre les différents services de la radio (d’autant plus lorsque les auteurs décident soudainement d’ajouter un chœur et orchestre, ou encore spécifient que la machine à écrire doit être impérativement du même modèle que celle de Perec) ; elle ne sera jouée qu’une seule fois en juillet 1974, et il ne semble pas qu’aucun enregistrement en ait subsisté. À quoi attribuer ce flop magistral ? Les biographes de Perec restent perplexes : pour David Bellos, «désacraliser Goethe, passe encore, mais s’en prendre à la musique elle-même est bien plus sacrilège – surtout en Allemagne» ; Ariane Steiner (qui est elle-même allemande) estime quant à elle que «le degré moindre d’originalité, la longueur ou l’inadéquation de l’œuvre au support radiophonique» fournissent une explication plus vraisemblable.
Cependant, parvenu à ce stade, les médias français reconnaissent déjà suffisamment Georges Perec pour lui accorder une place véritable. Outre L’Augmentation et La Poche Parmentier déjà citées, il fait jouer un «opéra miniature» intitulé Diminuendo au festival d’Avignon de 1972 (mis en musique exceptionnellement par Bruno Gillet), et l’année suivante, au même endroit, un Petit abécédaire illustré, de nouveau avec Drogoz. Ces créations seront toutes deux retransmises par l’O.R.T.F. – tout comme l’aurait été, sans nul doute, l’opéra sur cinq notes, intitulé L’Art effaré, qu’il commença à envisager avec Drogoz dès les années 1970, et dont il rédigea quelques scènes.
Il faut y ajouter plusieurs numéros de l’Atelier de Création Radiophonique diffusé sur France Culture, atelier pour lequel Perec se livre à diverses expériences, au demeurant nettement moins flamboyantes que ses créations germaniques (comme on l’a vu, le format du Hörspiel ne s’exporte point). Ainsi dans le numéro 101 du 5 mars 1972 intitulé Audioperec, l’Oulipien se voit laisser carte blanche pendant près de trois heures, et y présente notamment une pièce de musique vocale semi-improvisée pour laquelle il a établi avec son compère Drogoz une amusante partition graphique : Souvenir d’un voyage à Thouars. En 1974, l’Atelier diffuse sous l’intitulé 186.260.374.010, la bande sonore du film Un Homme qui dort. Quelques années plus tard, une autre performance de longue haleine le conduira à passer six heures devant un micro dans une fourgonnette en stationnement, pour établir une Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 (à rapprocher évidemment de sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien dressée par écrit quelques années plus tôt), diffusée dans le numéro 381 de l’Atelier de Création Radiophonique en 1979.
L’œuvre de Georges Perec demande donc, pour être appréhendée dans sa globalité, de ne se limiter ni à ses travaux écrits, ni même à la langue française. Et pourtant : tout autant que sa curiosité jamais démentie et son imagination débordante, ce qui frappe est la cohérence de sa démarche, dans laquelle thèmes, procédés et obsessions se font écho au-delà même du support utilisé.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est l’homme de tous les espoirs manqués, des amitiés brouillées, des trajectoires convolutées, des intransigeances et des crispations, inattendues et parfois contradictoires. Son activité de musicien en est peut-être le reflet le plus criant, alternant ambitions glorieuses et basses besognes alimentaires, tiraillée entre son éternel penchant sérieux et austère, et son goût pour les mélodies légères, pastorales et plaisantes.
Assez compact, le corpus musical laissé en héritage par Rousseau se résume à quelques partitions :
- Il aurait rédigé entre 25 et 30 ans deux opéras-tragédies : Iphis et Anaxète et La découverte du nouveau monde (peut-être inspirée de Alzire), qu’il déclare avoir eu "le bon sens de jeter au feu" ; de fait, seul le texte nous en est parvenu.
- Son premier opéra Les Muses galantes, commencé à l’âge de 31 ans peu après son arrivée à Paris. Projet ambitieux qu’il mit plus de deux ans à achever et ne put mener à bien qu’avec l’aide de Philidor, cet ouvrage suscita des réactions vives (il fut accusé, notamment par Rameau, d’avoir pillé certains passages chez des maîtres italiens ; le duc de Richelieu, pour sa part, l’adorait) et ne fut représenté que trois fois, sous des formes lacunaires. Les fragments qui nous en sont parvenus n’ont cependant rien d’effroyable, bien au contraire. De surcroît, le fait qu’une seule personne soit l’auteur à la fois du texte et de la musique était alors sans précédent.
- En 1745, il fut chargé d’ajouter des scènes et récitatifs à l’opéra-ballet Les Fêtes de Ramire, de Rameau sur un livret de Voltaire.
- Son second opéra, Le Devin du village, est le plus important. Cet «Intermède» en un acte créé en 1752 connut un véritable et durable succès, même si Rousseau fut, encore une fois — et manifestement à tort — accusé d’en avoir usurpé la paternité. De fait, l’ouvrage, écrit dans un style léger et volontiers italien, participa à enflammer la querelle des bouffons. Les pastiches en furent nombreux, et inspirèrent même l’opéra Bastien und Bastienne de Mozart seize ans plus tard.
- En 1762, il écrit le texte d’un monologue intitulé Pygmalion, auquel il souhaite par la suite adjoindre une musique mais «le petit faiseur» (qu’il reconnaissait être) «ne peut enfler que les pipeaux. Il y faudrait un grand faiseur. Je ne connais que M. Gluck en état d’entreprendre cet ouvrage, et je voudrais bien qu’il daignât s’en charger.» C’est cependant un négociant lyonnais parfaitement inconnu, Horace Coignet, qui s’en chargera, hormis deux airs mis en musique par Rousseau lui-même. L’apport essentiel que représente cet ouvrage, toutefois, ne réside pas dans sa musique mais dans l’esthétique et la forme nouvelle de cet opéra-pantomime à un seul personnage où la musique de scène n’est pas purement illustrative et dispensable mais s’intégre dans la narration même. Se trouve ainsi préfiguré le mélodrame romantique que l’on trouvera des décennies plus tard avec Egmont (de Beethoven sur une pièce de Goethe) ou Manfred (de Schumann d’après Byron).
- Il reviendra à l’opéra douze ans plus tard, autour d’un projet sur Daphnis et Chloé, dont le texte n’est cette fois plus de lui mais de son ami Olivier de Corancez.
- Dans les six ans précédant sa mort (à partir de 1772), son activité musicale redouble (il estime lui-même son activité de simple copiste à plus de mille pages par an pour cette seule période). Il se met notamment en devoir de refaire la musique de certains airs du Devin, nonobstant le succès de celui-ci.
- On lui doit également (surtout pendant cette dernière période) de nombreuses mélodies sur des poèmes divers, sommairement harmonisées (souvent sous forme d’une simple ligne de basse non-chiffrée, mais parfois aussi des réalisations pour quatuor ou clavier). Après sa mort, son ami Pierre-Antoine Benoit (1721?-1796?) en regroupera près d’une centaine dans un recueil au titre ô combien rousseauiste : Les consolations des misères de ma vie.
- Ce recueil n’est en fait que l’un des six volumes envisagés (par Rousseau lui-même avant sa mort) pour regrouper de façon raisonnée ses nombreux fragments musicaux. Ils seront publiés dans un ordre quelque peu différent dans ce que les historiens nommeront le «recueil Benoit», qui reste le corpus le plus complet nous étant parvenu — on y trouve également des partitions plus inattendues de Rousseau : quatre duos pour clarinettes, cinq chœurs liturgiques en latin et des marches militaires. Ce recueil (dont l’histoire étonnante est récapitulée dans un article d’une conservatrice de la Bibliothèque nationale) fait l’objet de beaucoup de soins : ses partitions sont minutieusement authentifiées (précaution rendue nécessaire par les accusations de falsification ayant poursuivi Rousseau), une souscription est levée par Benoit et la comtesse d’Egmont en vue de son impression, et les fonds récupérés sont versés à l’hôpital des Enfants-Trouvés — geste symbolique s’il en est, pour un auteur qui avait lui-même abandonné ses cinq enfants.
Au-delà de son activité de compositeur (et, de façon plus rémunératrice, de copiste), Rousseau est aussi un critique et théoricien de la musique. Il sera d’ailleurs rejoint sur ce terrain par Diderot, qui, même s’il n’était pas musicien lui-même, publie en 1771 d’étonnantes et malicieuses Leçons de clavecin et principes d’harmonies de Bemetzrieder en forme de dialogues philosophiques entre lui-même, sa fille Angélique et un musicien fictif inspiré par Antoine Bemetzrieder ; il est aussi l’auteur d’une dissertation Sur les systèmes de musique des anciens peuples analysant de façon fine et, pour l’époque, moderne, l’organisation des hauteurs en musique pythagoricienne et «chinoise». Son collègue encyclopédiste D’Alembert est également un théoricien de la musique : il met notamment en application ses connaissances en physique, mathématique et acoustique en 1752 dans des Élémens de Musique, théorique et pratique qui prennent pour point de départ le traité d’harmonie de Rameau (paru en 1722) avant de s’en émanciper audacieusement. Tout comme Rousseau, ses contributions à l’Encyclopédie dans ce domaine constitueront également un corpus théorique digne d’intérêt.
Pour en revenir à Rousseau, ce dernier n’a pas attendu l’Encyclopédie pour s’interroger sur le langage musical et entreprendre de le révolutionner. Dès son arrivée à Paris en 1742, il présente à l’Académie des sciences un Projet concernant de nouveaux signes pour la musique, comme il le contera plus tard dans ses Confessions :
En réfléchissant à la peine que j’avais eue d’apprendre à déchiffrer les notes, et à celle que j’avais encore de chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu’en général apprendre la musique n’était pour personne chose aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j’avais pensé à noter l’échelle par chiffres pour éviter d’avoir toujours à tracer des lignes et portées lorsqu’il fallait noter le moindre petit air. [...] J’y rêvai avec succès, et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite.
L’idée de Rousseau, simple mais hardie, est de désigner chaque note par son degré dans la gamme (en chiffres arabes, l’ajout de points au-dessus ou au-dessous servant à désigner les octaves, et des traits ascendants ou descendants indiquant les altérations). Des points et virgules indiquent le rythme, et les barres de mesure sont conservées (quoique dans une métrique simplifiée). Cette notation présente l’avantage d’être absolue (intégrant la notion de transposition jusqu’à en abolir toute difficulté), et d’un degré conceptuel supérieur par rapport à la notation classique purement descriptive ; de surcroît elle n’est pas si choquante que cela en une époque où tout le monde sait encore lire les chiffrages de basse continue. Pour citer à nouveau Rousseau,
La seule objection solide qu’il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. À peine le lui eus-je expliqué, qu’il en vit le côté faible. Vos signes, me dit-il, sont très bons en ce qu’ils déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu’ils représentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire ; mais ils sont mauvais en ce qu’ils exigent une opération de l’esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l’exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l’œil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l’une très haute, l’autre très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup d’œil le progrès de l’une à l’autre par degrés conjoints ; mais, pour m’assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j’épelle tous vos chiffres l’un après l’autre ; le coup d’œil ne peut suppléer à rien. L’objection me parut sans réplique, et j’en convins à l’instant : quoiqu’elle soit simple et frappante, il n’y a qu’une grande pratique de l’art qui puisse la suggérer, et il n’est pas étonnant qu’elle ne soit venue à aucun académicien ; mais il l’est que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu que chacun ne devrait juger que de son métier.
Hélas, quelques pontes de l’académie font obstacle à son système, qu’ils jugent (non sans quelque raison) moins opportun pour la musique instrumentale que vocale. Un désaccord se crée, et s’envenime lorsque l’on déterre les travaux d’un moine du siècle précédent qui avait eu une idée similaire quoique plus rudimentaire : pour la première fois de sa carrière, Rousseau se trouve accusé de faire du neuf avec du vieux. Piqué au vif, il se remet au travail et rédige une Dissertation sur la musique moderne d’une centaine de pages, qu’il parviendra à faire publier à ses propres frais. Cet ouvrage ébauche également une réflexion sur l’histoire des langages musicaux et de leur notation, des Grecs anciens jusqu’à Guido d’Arezzo. (Ce champ d’étude continuera d’intéresser Rousseau jusqu’à la fin de sa vie ; l’on sait notamment qu’il parvint à un certain degré d’érudition concernant la musique médiévale.) Il insiste également — non sans clairvoyance — sur les applications pédagogiques de son invention :
[...] Le plus grand obstacle à l’essai de mon système était la crainte que, s’il n’était pas admis, on ne perdît le temps qu’on mettrait à l’apprendre. Je disais à cela que la pratique de ma note rendait les idées si claires, que pour apprendre la musique par les caractères ordinaires on gagnerait encore du temps à commencer par les miens. Pour en donner la preuve par l’expérience, j’enseignai gratuitement la musique à une jeune Américaine, appelée mademoiselle des Roulins, dont M. Roguin m’avait procuré la connaissance. En trois mois elle fut en état de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût, et même de chanter à livre ouvert mieux que moi-même toute celle qui n’était pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant, mais ignoré. Un autre en aurait rempli les journaux ; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles je n’en eus jamais pour les faire valoir.
Le début des années 1750 sera marqué par la Querelle des bouffons, qui achève d’entériner la dichotomie avec Rameau, que Rousseau continue cependant à estimer. Rousseau se fait polémiste avec des pamphlets tels que la Lettre d’un symphoniste puis, plus développée, la Lettre sur la musique françoise. (Il doit également se défendre, on l’a vu, des accusations entourant ses opéras successifs.)
Sous l’argutie — fort mondaine et, somme toute, anecdotique — quant à la suprématie de la musique française sur la musique italienne (débat récurrent à l’époque, avant qu’il ne se transfère plus tard sur la musique allemande), se dessine néanmoins peu à peu un enjeu véritablement philosophique, qui est celui de la naturalité (ou non) de la musique et de la langue — préoccupation évidemment chère à Rousseau, comme l’indique le titre d’un essai qu’il entreprend alors (mais n’achèvera pas) : Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la Mélodie & de l’Imitation Musicale. Ces travaux nourrissent également son texte essentiel : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Rameau ayant refusé de contribuer à l’Encyclopédie, c’est à Rousseau qu’est proposé de contribuer aux articles musicaux. Il en rédigera près de quatre cents en trois mois à peine, qu’il livre d’un bloc début 1749 pour répondre au délai imposé. Se plaignant de n’avoir pas eu le temps de développer ses contributions, Rousseau les reprend et les retravaille à partir de 1753 ; elles se nourrissent en 1755 d’une n-ième polémique avec Rameau qui a publié des Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, et auxquelles Rousseau se doit de répondre. Chassé de Paris l’année suivante (ce qui le prive de ses ressources bibliographiques), brouillé peu à peu avec Diderot et les encyclopédistes, Rousseau travaille péniblement à son grand Dictionnaire de musique (qui paraîtra finalement en 1767), alors que chaque année le trouve davantage isolé et qu’il se voit (ou s’imagine) chassé successivement de toutes les villes et nations où il croit trouver refuge.
Fort de 904 entrées (dont certains articles particulièrement longs et développés), cet ouvrage complexe et d’une érudition impressionnante mérite qu’on y consacre des livres et des colloques entiers ; fort de l’expérience encyclopédique, Rousseau tisse entre les articles un réseau de renvois et de références qui cherche à donner l’impression d’un traité unitaire et cohérent. Hommage s’il en est, près de 350 de ces articles seront reproduits dix ans plus tard dans le Supplément de l’Encyclopédie ; c’est, encore aujourd’hui, l’un des textes majeurs, non seulement du ci-devant «citoyen de Genève», mais de son siècle tout entier.
Pour les écrits de Rousseau se rapportant à la musique, l’on peut se reporter à l’édition en ligne de ses œuvres complètes mise à disposition par la Bibliothèque de Genève. Une bibliographie est proposée par le site musicologie.org ; un numéro de la revue Orages est également disponible en ligne et propose quelques articles intéressants. Enfin, le site de l’universitaire japonais Yoshihiro Naito regorge d’articles intéressants traduits en français (l’on consultera également avec profit l’ancienne version de son site, qui contient quelques articles différents).
Dans son essai Prosodia Rationalis (rédigé en 1775 puis révisé en 1779), l’écrivain et homme politique anglais Joshua Steele se propose d’«établir la mélodie et la métrique du langage parlé, en l’exprimant et en la transmettant par des symboles spécifiques».
Audacieuse et construite très rationnellement, son approche part de la notation musicale classique pour conclure rapidement à son insuffisance en matière de voix parlée, et procède alors à l’élaboration d’un nouveau système de notation pouvant exprimer à la fois les variations de hauteur (y compris au sein d’une même syllabe), de durée, et d’intensité.
L’influence du discours oral sur la musique n’est évidemment plus à démontrer : de la prosodie scandée antique au rap/slam en passant par le Sprechgesang ou encore la speech melody de Steve Reich, la voix parlée est un matériau essentiel à bien des langages musicaux anciens et contemporains. (Il faut à ce titre mentionner également les langues de communication employant des moyens musicaux, telles les langues sifflées ou les tambours parlants d’Afrique de l’Ouest.) Parallèlement, les chercheurs en phonétique n’ont de cesse de s’interroger sur les inflexions de la voix, propres à telle langue, à telle expression ou encore à tel milieu social -- et pour quelques compositeurs/acousticiens hautement spécialisés dans la décomposition des formants de la voix humaine, les deux démarches scientifique et artistique peuvent parfois converger.
De fait : bien avant l’avènement des sciences du langage, des sciences humaines et du structuralisme, Steele crée un pont extrêmement original entre la musique savante, qui constitue son arrière-plan culturel, et ce qui allait devenir la linguistique. L’aspect anthropologique et la comparaison de langues différentes ne semble pas faire partie de sa démarche (ce qui aurait pourtant pu être possible étant donné sa curiosité envers les hommes de toutes origines) ; cependant il témoigne d’une grande finesse pour analyser l’intonation de nombreuses phrases anglaises, issues notamment de sermons religieux, ou même... de son propre texte, donnant ainsi lieu à une forme de méta-sémiotique remarquable par sa modernité.
Cette contribution du chercheur Matthias Robine au colloque J.I.M. 2007 (journées d’informatique musicale, organisées par le Grame) se penche sur les choix des pianistes en matière de doigtés, et sur le lien entre le jeu instrumental pris comme suite de mouvements bio-mécaniques, et son résultat sonore. Comment déterminer algorithmiquement le meilleur doigté pour une partition donnée ? Et à l’inverse, comment reconstituer, à partir d’un enregistrement sonore, quels doigtés ont été employés par l’interprète ?
L’auteur convoque ici certaines références essentielles en matière de recherche bio-mécanique portant sur la main du pianiste, à commencer par les travaux d’Otto Ortmann (1889-1979) qui fait figure de pionnier avec son ouvrage Physiological Mechanics of Piano Technique paru en 1929. (Le présent article inclut notamment, figure 3a, une photographie fascinante suivant une lumière attachée aux doigts d’un pianiste.) Cet article évoque également l’étude essentielle de Christine McKenzie et Dwayne Van Eerd, Rhythmic precision in the performance of piano scales (parue en 1990), et reproduit l’expérience effectuée alors : demander à un pianiste de jouer une gamme à différents tempos, puis relever sur le sonogramme les déviations rythmiques en comparaison d’une division (théorique) strictement égale du temps. Le diagramme résultant fait évidemment apparaître une aspérité notable -- la hantise de tout pianiste -- due au fatidique «passage du pouce». On peut néanmoins regretter que l’auteur n’ait pas ici tenté d’aller plus loin, par exemple en appliquant une analyse similaire aux variations dans l’intensité sonore des différentes notes.
Il est, pour un musicien, toujours amusant de voir combien les études ayant trait à la composition ou à l’exécution instrumentale, procèdent souvent d’un biais lié à la spécialisation scientifique de chaque chercheur : un statisticien parlera d’une partition en termes stochastiques et en chaînes de Markov, un programmeur en intelligence artificielle modélisera les règles harmoniques sous forme d’algorithmes, un cybernéticien tentera de fabriquer des contrôles d’instruments robotisés, etc. Et c’est là que le présent article perd, peut-être, de son intérêt : il ne tient aucun compte de l’aspect profondément affectif et singulier que revêt pour un instrumentiste le choix de ses doigtés, dans lesquels entre généralement des problématiques complexes justifiables (pas toujours) par des contraintes d’exécution, par des filiations esthétiques, par un confort et un ressenti personnel. De ce point de vue, prétendre aborder «la musique» sous forme de gammes supposées parfaitement égales, ou prétendre être en mesure de déterminer «le» doigté adéquat, ne peut trahir qu’une profonde méconnaissance des réalités de la pratique artistique.
Un petit tour sur le Web, d’ailleurs, achève de nous décevoir quant à la profondeur d’analyse (ou son absence) de Matthias Robine, qui (comme beaucoup d’universitaires, particulièrement dans les domaines pseudo-musicaux) semble avoir poursuivi son parcours ces dernières années en créant une entreprise remplie de bon gros buzzwords bien creux.
Notre éminent «oumupote» Jean-François Ballèvre signale ce Petit Canon perpétuel signé Albert Roussel (1869-1937). Sans numéro d’opus, cette brève partition a été rédigée en 1913 mais publiée seulement en 1948, plus d’une décennie après la mort de l’auteur, et reste très rarement jouée -- on ne la trouve guère que dans les recueils d’œuvres complètes pour piano.
Roussel n’est pas le premier à rédiger un «canon perpétuel» : on en trouve un célèbre exemple au XVIIIe siècle dans l’Offrande Musicale de J.S. Bach, et un autre moins connu mais fort réussi un siècle plus tard dans l’opus 18 n°3 de l’organiste Alexandre-Pierre-François Boëly (1785-1858) : http://imslp.org/wiki/12_Pi%C3%A8ces_pour_orgue,_Op.18_%28Bo%C3%ABly,_Alexandre-Pierre-Fran%C3%A7ois%29
De couleur post-fauréenne (et peut-être moins personnelle que la Sonatine, datant pourtant de la même époque), cette pièce est orthographiée de façon quelque peu biscornue sur trois portées (pas toujours aisément appréhensibles à deux mains) ; la main gauche imite rigoureusement la main droite avec un temps de décalage, au point que l’on puisse se demander s’il ne s’agit pas d’un exercice de déchiffrage (tout comme le Prélude en la mineur de Ravel, écrit la même année).
Cependant la particularité majeure de cette partition réside dans sa progression cyclique, que l’auteur veut «perpétuelle» : contrairement aux exemples de Bach et de Boëly précités où la partition est simplement répétée à l’infini, Roussel invite ici l’interprète à enchaîner en reprenant du début, mais une octave au-dessus de l’exécution précédente, «et continuer ainsi autant que le permettra l’étendue du clavier». Que peut-on lire dans cette indication ? Une expérience formelle ? Un travail de mise en évidence des différences de tessiture du piano ? Un simple amusement ?
Peut-être la réponse se trouve-t-elle dans la contradiction entre le mot «perpétuel» et la finitude du clavier, dont l’auteur est parfaitement conscient : dès la troisième reprise, quelques notes disparaissent nécessairement, et si une quatrième reprise est possible, il n’en subsiste plus grand-chose. En d’autres termes, cette musique se répète moins qu’elle ne s’évapore.
Mais peut-être est-ce à l’auditeur d’ajouter mentalement les notes manquantes, de par sa mémoire et son imagination ?
Du Manuscrit de Voynich à Cicada 3301 en passant par le Zodiac Killer ou les «numbers stations», les énigmes indéchiffrées ne manquent pas dans notre patrimoine culturel. La plus intéressante d’un point de vue musical est certainement celle posée par les Variations op.36 du compositeur britannique Edward Elgar (1857-1934), dont le segment introductif n’est pas baptisé «thème» mais, dans la première édition parue en 1899, «Enigma» (énigme).
https://en.wikipedia.org/wiki/Enigma_Variations
Énigmatique, ce motif mélodique l’est à plus d’un titre, à commencer par son écriture même : six groupes de quatre notes (alternativement deux croches/deux noires ou l’inverse) en sol mineur, avec une symétrie centrale autour de deux sauts de septième (le reste étant exclusivement constitué de recombinaison du pentacorde sol-ré). Ce motif donne lieu à quatorze variations, dédiées chacunes à des «amis» de l’auteur -- ami(e)s dont l’identité n’est parfois donnée que de façon allusive ou cryptique. L’affaire se complique lorsque l’on sait qu’Elgar, grand passionné de cryptographie, éprouve le besoin de déclarer dans la brochure accompagnant la création :
«The Enigma I will not explain – its 'dark saying' must be left unguessed, and I warn you that the connexion between the Variations and the Theme is often of the slightest texture; further, through and over the whole set another and larger theme 'goes', but is not played [...] So the principal Theme never appears»
(De l’Énigme, je n’expliquerai rien -- sa «parole obscure» doit rester irrésolue, et je vous avertis que le lien entre les Variations et le Thème est souvent des plus ténus ; de surcroît, l’ensemble complet est «traversé» par un autre thème plus vaste, mais qui n’est pas joué [...] Donc le Thème principal n’apparaît jamais.)
Depuis plus d’un siècle, les musiciens et historiens se perdent en conjectures pour résoudre ce problème. La croyance la plus répandue est que la mélodie de Elgar ne serait que le contrepoint d’un air pré-existant, ce qui est d’autant plus probable que l’auteur lui-même s’est amusé à troller son auditoire dans les décennies suivantes, au gré de remarques telles que «c’est tellement connu qu’il est extraordinaire que personne ne l’ait trouvé».
Mais alors, quoi ? Plusieurs dizaines d’airs (plus ou moins connus, savants ou non) peuvent se superposer au motif d’Elgar avec un bonheur variable -- quoique grandement facilité par quelques manipulations de transposition, minorisation, retournement, modification rythmique ou structurelle, et le principe musical élémentaire selon lequel tout est dans tout et réciproquement. Pour n’en recenser que quelques-uns :
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parmi les chansons les plus connues du public britannique, «Auld Lang Syne» (Ce n’est qu’un au-revoir) et «God Save the King» (hymne national britannique) ont été toutes deux réfutées par Elgar de son vivant. En revanche, «Twinkle Twinkle Little Star» (Ah vous-dirais-je maman) est encore dans la course. Comment, cette dernière chanson est en majeur ? Bah, il l’a sûrement minorisée pour brouiller les pistes.
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le motif serait en fait une seule note (la tonique), répétée (Brian Trowell, 1993), correspondant à la signature de l’auteur : E-E, c’est-à-dire Mi-Mi. Comment, l’œuvre n’est pas en Mi mais en Sol ? Bah, il a dû la transposer pour brouiller les pistes.
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parmi les mélodies de grands compositeurs historiques : Bach (au moins une demi-douzaine de candidats), Purcell (La mort de Didon), Mozart (un air de Così), ou Beethoven (Sonate Pathétique) à condition de la ralentir énormément et d’intercaler des notes un peu partout -- mais puisqu’il s’agit de brouiller les pistes...
Cependant, la spéculation contrapuntique n’est peut-être elle-même qu’une fausse piste ; la formulation même de la partition et de ses dédicaces sont peut-être un autre indice déterminant.
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ainsi, plusieurs commentateurs remarquent que la mélodie est désignée par une annotation comme "fugue". Or, une fugue c’est un canon, et un canon, c’est l’Évangile. C’est sur ce raisonnement que se fonde Martin Gough (2013) pour pointer vers le Canon de Tallis, ainsi que vers toutes sortes de spéculations mystico-quelque chose :
http://elgar.org/elgarsoc/wp-content/uploads/2014/04/Vol.-18-No.-1-April-2013-Compressed.pdf -
comme les mots «mystico-quelque chose» et «Jean-Sébastien Bach» ont tendance à rimer de façon systématique, un certain Robert Padgett a consacré tout un blog à prouver, par des moyens innombrables et, disons-le, difficilement intelligibles, que le message caché était la cantate (BWV80) «Ein feste Burg ist unser Gott», d’après le choral de Luther du même nom.
http://enigmathemeunmasked.blogspot.com -
dans un brillant article de 2010, les frères Santa récapitulent quelques hypothèses classiques et y ajoutent une idée des plus séduisante : Elgar n’aurait pas voulu représenter une mélodie, mais un nombre : en analysant les rapports intervalliques et la structure du thème, ils démontrent qu’on atteint différentes approximations du nombre Pi. Le «dark saying» évoqué par Elgar fairait ainsi référence à une comptine dans laquelle des oiseaux sombres entrent dans la composition... d’une tourte («pie», c’est-à-dire «pi»). (Si certains pans de leur explication semblent hasardeux, il est indéniable que le début de la mélodie se transcrit effectivement par 3142.)
http://dx.doi.org/10.7916/D8HH6HP9 -
Parmi les explications plus littéraires, Andrew Moodie fait appel à un codage notes-lettres pour faire correspondre le début de la mélodie au nom CARICE, contraction de Caroline-Alice, les deux prénoms de la femme d’Elgar (ainsi baptiseront-ils ensemble, quelques années plus tard, leur fille). Les lecteurs et lectrices assidu(e)s de l’Oumupo s’étonneront peut-être de ce que la lettre R sorte de la solmisation habituelle anglo-saxone (et ne sera utilisée que dix ans plus tard dans le codage dit «à la française», voir http://oumupo.org/trouvailles/?uh4WUg) ; de surcroît, la mélodie commence par Si bémol-Sol et non par Do-La, qu’est-ce à dire ? Bah, il a certainement tout baissé d’un ton, pour brouiller les pistes.
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Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Edmund Green propose de faire correspondre les dédicaces de chacune des quatorze variations à des vers d’un Sonnet de Shakespeare. (Ce qui n’est pas entièrement inconcevable, mais ne s’oppose nullement à ce qu’il y ait également une énigme musicale.) Son hypothèse, tout comme la précédente, est publiée dans un numéro du Journal de la Société Elgar daté de 2004 :
http://elgar.org/elgarsoc/wp-content/uploads/2014/04/Vol.-13-No.-6-November-2004-Compressed.pdf -
À lire également dans ce numéro, un article de Stephen Picket qui propose l’hymne de la Marine anglaise «Rule Britannia». Contrairement à d’autres (notamment Theodore Van Houten, 1975), il n’y parvient pas par un raisonnement contrapuntique mais par l’examen des dédicaces des quatorze variations, dans lesquelles il pioche (dans le désordre) les lettres nécessaires pour écrire «RULE BRITANNIA», espace compris (comment écrire un espace avec des lettres ? faites preuve d’un peu d’imagination, voyons).
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Cette dernière hypothèse, très curieusement, fait l’objet d’une confirmation par la petite-fille d’un proche de Elgar, lequel lui aurait confié indirectement qu’il s’agissait effectivement de «Rule Britannia».
http://elgar.org/elgarsoc/wp-content/uploads/2014/04/Vol.-16-No.-4-March-2010-Compressed.pdf
Curieuse personnalité qu’Edward Elgar, grand amateur de sciences et de jeux d’esprit, qui maniait l’art du chiffrement de façon aussi maniaque que facétieuse ; personne, ainsi, n’est jamais arrivé à comprendre un message qu’il avait griffonné à l’intention d’une amie au moyen de demi-cercles empilés :
https://en.wikipedia.org/wiki/Dorabella_Cipher
Il se dit que le musée du lieu de naissance d’Elgar (à Broadheath non loin de Worcester) détient une enveloppe léguée par le compositeur, à n’ouvrir qu’un siècle après sa mort, laquelle contiendrait la réponse claire et définitive au mystère des Variations Enigma. Est-ce exact ? Ou peut-être s’agit-il d’un canular, voire d’une ultime pirouette du maître britannique. Nous en saurons (peut-être) davantage en 2034 ; d’ici ce jour, la partition d’Elgar reste, comme aurait dit un compositeur de la même époque (C. Ives, 1908)... une question sans réponse.
Un jeune contributeur nous signale ce trop méconnu Wild Men’s Dance (Danse sauvage), œuvre pour piano composée en 1913. Leo Ornstein (1893-2002) a alors tout juste vingt ans et a émigré depuis quelques années, avec sa famille, d’Ukraine vers New York.
D’une écriture jusqu’alors inimaginable, cette partition développe un langage rythmique dont la force n’égale que la nouveauté ; d’un point de vue harmonique, le clavier ne devient plus qu’un bac à sable de clusters chromatiques et d’agrégats entièrement atonaux. Lors de sa création à Londres (par l’auteur lui-même, excellent pianiste) en 1914, elle suscite des remous dans l’auditoire : un critique postulera qu’Ornstein «est la somme de Schönberg et Scriabine, au carré». On est moins d’un an après Jeux de Debussy et le Sacre du printemps à Paris (lequel reste pourtant d’une écriture nettement moins radicale que celle de Ornstein) ; deux ans après l’Allegro Barbaro de Bartók, et cinq ans avant Amériques de Varèse.
N’ayant pas eu, comme beaucoup d’auteurs européens, à souffrir de la Grande Guerre, Ornstein poursuit son exploration de la «musique abstraite» avec une Sonate pour violon et piano (1916), Suicide in an Airplane (Suicide dans un avion, 1918) pour piano seul, et Sonata Sauvage (1923). S’il apparaît pendant une dizaine d’années comme l’une des figures majeures de l’innovation musicale et, en particulier, du courant dit futuriste, Ornstein cesse pourtant de se produire en public à partir des années 1920. Il plonge alors peu à peu dans l’oubli, d’autant plus volontiers que son style se fait plus réfléchi et moins audacieux ou exubérant. Sa carrière se poursuivra cependant pendant de longues décennies, puisqu’il publiera sa huitième Sonate pour piano à l’âge de 97 ans en 1990, et mourra au XXIe siècle à l’âge de 108 ans.
Le centenaire de la mort de Franz Joseph Haydn, en 1909, donne lieu à d’innombrables célébrations à travers l’Europe entière : colloques, concerts, exhumation d’œuvres inédites ou oubliées. En France, c’est Jules Écorcheville (né en 1872), fondateur de la Société Internationale de Musique et directeur de sa revue «S.I.M.», qui propose à divers compositeurs de rédiger des hommages à Haydn.
Un problème se pose alors : comment traduire par des notes de musique les cinq lettres de son nom ? En effet, la notation anglaise de la gamme (en commençant par La naturel) ne va que jusqu’à la lettre G ; la notation allemande, assignant la lettre B au Si bémol, permet d’aller jusqu’à H pour le Si naturel (pour le plus grand bonheur de Bach, qui peut ainsi orthographier son nom entier)... Mais ces systèmes restent essentiellement défectifs, même si certains compositeurs (tels que Schumann) font preuve d’imagination en traduisant par exemple la lettre S par Es, c’est-à-dire Mi bémol.
Écorcheville prend l’initiative de prolonger la gamme en faisant tourner les lettres de l’alphabet de façon cyclique. S’il a l’avantage de la simplicité, ce dispositif n’est pas sans incohérences : ainsi dans le nom de HAYDN, le côtoiement des lettres Y et D oblige à répéter deux fois de suite la même note (Ré naturel).
Ce système ne sera pas sans susciter quelques remarques acrimonieuses ; ainsi dans une lettre du 16 juillet 1909, le vieillard Saint-Saens exhorte son ancien élève Fauré à rejeter l’appel d’Écorcheville tant que ce dernier n’aura pas «prouvé» (?) que les lettres Y et N correspondent à Ré et Sol, ajoutant non sans trahir sa véritable préoccupation qu’«il serait malvenu de s’engager dans une entreprise ridicule qui ferait de nous la risée des musiciens allemands.»
De fait, Ni Fauré ni Saint-Saens ne contribueront (pas plus que Massenet, dont on ignore même s’il a répondu à Écorcheville) au numéro de la revue «S.I.M.» daté de 1910 et entièrement consacré à Haydn. (Voir p.29 et suivantes dans le document PDF ; les autres articles sont tous dignes d’intérêt, «S.I.M.» ayant manifestement eu à cœur de substituer à la superficialité mondaine du «Mercure Galant», un véritable souci de rigueur académique.) On y trouve notamment une valse lente méconnue de Debussy (un an avant la «Plus que lente»), un Prélude Élégiaque de Paul Dukas, un Thème varié néoclassique de Hahn, un Menuet-trio de l’infâme d’Indy, le célèbre Menuet de Ravel (dans lequel le motif donné de cinq notes est exploré dans tous les sens et renversements possibles), et une fugue d’école de Widor. Au final, se dessine ainsi un aperçu remarquable de la création musicale française de la décennie, pour le meilleur et pour le pire.
Pendant l’entre-deux guerres, ce sera dans la «Revue Musicale» fondée et dirigée par Henry Prunières (1861-1942) que se regroupent des compositeurs autour du codage d’un nom : FAURÉ en octobre 1922 (avec Aubert, Enesco, Koechlin, Ladmirault, Ravel, Roger-Ducasse et Schmitt) puis ROUSSEL en 1928 (avec Beck, Delage, Hoérée, Honegger, Ibert, Milhaud, Poulenc et Tansman). L’on pourrait y ajouter, même si aucun motif mélodique n’a été donné à cette occasion, cet extraordinaire «Tombeau de Claude Debussy» dès la fondation de la revue en 1920, réunissant Bartók, Dukas, Goossens, Falla, Malipiero, Ravel, Roussel, Satie, Schmitt et Stravinsky :
https://urresearch.rochester.edu/institutionalPublicationPublicView.action?institutionalItemId=20987
Quelques décennies plus tard, ce n’est pas un compositeur mais un chef d’orchestre, Paul Sacher (1906-1999) qui prête son nom à l’incroyable brochette de compositeurs contemporains réunie par le violoncelliste Rostropovitch en 1976 : Beck, Berio, Boulez, Britten, Dutilleux, Fortner, Ginastera, Halffter, Henze, Holliger, Huber et Lutosławski. Au moyen de deux subterfuges (la lettre S étant, comme on l’a vue, traduite par Mi bémol, et la lettre R étant arbitrairement assignée au Ré naturel), la question du codage des lettres éloignées dans l’alphabet est ici escamotée.
https://en.wikipedia.org/wiki/Sacher_hexachord
Pour en revenir à Jules Écorcheville, celui-ci restera, à son corps défendant, comme l’inventeur d’un codage notes-lettres simpliste et diatonique dit «à la française», ce qui est d’autant plus ironique pour quelqu’un qui a précisément remplacé la Société Nationale de Musique par une «Société Internationale», et qui proclame avec ferveur en 1911 que «l’internationalisme relève de l’intelligence et de la réflexion».
http://www.musicologie.org/Biographies/e/ecorcheville_jules.html
Trois ans plus tard, le monde entre en guerre et il se rend à cette «grande représentation franco-allemande» pour y tenir un rôle qu’il croit humanitaire, et y défendre sa vision d’une culture musicale dépassant les frontières : «Nous partons en chantant la Marseillaise, mais nous reviendrons en chantant l 'Internationale (S.I.M.)!». C’est cependant dans le vacarme des tranchées qu’il meurt, le 19 février 1915.