Dans notre imaginaire musical occidental se superposent quelques thèmes de ces musiques que l’on dit légères, des mélodies d’apparence anodine mais que l’on retient vaguement sans en connaître ni l’auteur ni l’origine, toutes sortes d’époques et de pays finissant par coexister indistinctement en une paisible bouillie esthétiquement inoffensive, partagée au-delà des générations et des différences de classe. Les anglo-saxons ont une expression pour désigner ces thèmes : earworm, littéralement «ver d’oreille». Faut-il chercher dans les motifs mélodiques eux-même une qualité intrinsèquement mémorable, un aspect entraînant (ou, pour employer un autre mot anglais, catchy) ? Nous en doutons, et postulerions plutôt que n’importe quelle mélodie suffisamment brève peut être inculquée à quasiment n’importe qui, à deux conditions : être répétée suffisamment souvent, et être associée à un stimulus non-musical — des paroles, une image, une thématique, un contexte affectif, un souvenir personnel…
Un exemple particulièrement frappant à ce titre nous est donné par la célèbre «marche des clowns» (ce qui n’est pas son vrai titre, nous allons le voir). Il s’agit d’une mélodie remarquablement complexe (ce qui n’a manifestement empêché personne de la retenir), immédiatement reconnaissable de par son rythme et son phrasé (en particulier sur les appoggiatures en chromatisme ascendant) ; il suffit d’en entendre les deux premiers temps pour conjurer l’image d’un clown (ce qui a probablement conduit, dans les années 1960, les producteurs britanniques du Benny Hill Show à choisir comme musique de générique le blues-rock instrumental Yakety Sax dans lequel le saxophoniste Boots Randolph cite précisément le début de cette marche — l’association comique burlesque + saxophone staccato est d’ailleurs devenue elle-même un cliché musical incontournable).
Il nous faut remonter environ 65 ans en arrière pour rencontrer l’auteur de cette Grande marche chromatique op.68 ; c’est un jeune compositeur tchèque du nom de Julius Fučík (1872-1916) qui l’écrit en 1897 à l’âge de 25 ans et la rebaptise bientôt Vjezd gladiátorů («l’entrée des gladiateurs»), choix d’ailleurs assez incongru pour une musique aussi légère — Fučík ignorait probablement que l’américain John Sousa, grand compositeur de musique de fanfare, avait lui-même écrit une «marche des gladiateurs» quelques années auparavant. Jeune homme brillant, Fučík avait notamment été l’élève d’Antonín Dvořák, qui lui aurait dit : «vous avez du talent et du cœur ; c’est un don rare». Bassoniste dans l’armée austro-hongroise, il rédigera environ 400 œuvres en moins de vingt ans, de musique principalement légère mais parfois également plus savante (une grande partie de sa production étant malheureusement perdue). Toutefois, le public américain ne découvrira la fameuse marche que par le biais d’un arrangement différent, dû au québecois Louis-Philippe Laurendeau, lequel la publie à New York en 1901 sous le titre Thunder and Blazes («le tonnerre et les flammes», choix tout aussi inexplicable) ; elle y perdra également son caractère militaire, et sera adoptée par les cirques (sur un tempo notablement acceléré) sous forme d’une musique screamer (littéralement, une «hurleuse») endiablée.
De fait, les États-Unis (alors en plein développement économique, du moins jusqu’à la Grande dépression) jouèrent un rôle majeur dans l’avènement de ce patrimoine musical léger dont l’ensemble du monde occidental allait, encore aujourd’hui, confusément hériter. Nous avons déjà évoqué Sousa, il faudrait lui ajouter, à la génération suivante, Henry Fillmore (1881-1956) et Karl King (1891-1971). Leurs plus grand succès ne font d’ailleurs que s’ajouter à des airs déjà plus anciens, dont l’origine peut remonter à la guerre de Sécession, à la guerre d’Indépendance ou même au-delà. Des influences différentes coexistent jusqu’à finir par se gommer : ainsi, si l’hymne de l’armée est choisi parmi l’œuvre de Sousa, celui des Marines est emprunté à une opérette française d’Offenbach. Au-delà du milieu militaire, la musique de fanfare et de foire montre combien les États-Unis sont le pays par excellence du melting pot et du syncrétisme ; sous les chapiteaux et sur les parquets de bal, l’on y découvre avec béatitude la valse Les Patineurs du français Émile Waldteufel (1837-1915), la valse Fascination du franco-italien Fermo Dante Marchetti (aussi connu sous le nom de Léo Clavière, 1876-1940), les tubes de Fritz Kreisler (1875-1962)… S’y ajoutent également des morceaux de répertoire savant, volontiers ré-adaptés : la Marche Turque de Mozart, l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini, le Beau Danube bleu (sur lequel nous reviendrons très prochainement)…
L’amérique latine commence également à se faire connaître, avec par exemple la valse Sobre las Olas de l’étonnant mexicain Juventino Rosas (1868-1894), violoniste de rue devenu compositeur avant de mourir à seulement 26 ans ; si l’écriture de cette valse ne trahit pas ouvertement ses origines d’amérique centrale, il en ira autrement pour le tango-milonga La Cumparsita, écrit à seulement 18 ans par l’uruguayen Gerardo Matos Rodríguez (1897-1948) et qui deviendra vite un «signe» à part entière, non pas des clowns, mais de l’hispanisme macho. À ce répertoire s’ajouteront plus tard des chansons telles que Adiós muchachos (1927) ou Bésame Mucho (1940) — le «pittoresque» d’importation sud-américaine enjambant allègrement les frontières, de l’Argentine au Mexique.
Pour revenir à l’Europe, d’autres pans de son répertoire léger semblent s’être moins bien exportés ; c’est le cas des pièces de flûte du français Eugène Damaré (1840-1919), ou encore du galop Souvenir du cirque de Renz pour xylophone de l’allemand Gustav Peter (1833?-1919), aujourd’hui incontournable pour tous les claviéristes.
Il conviendrait également de mentionner ici la chanson Si tu veux [faire mon bonheur], Marguerite, mise en musique par le chef d’orchestre Albert Valsien pour le chanteur franco-britannique Harry Fragson, qui la chanta lors de sa dernière tournée avant de mourir dans des circonstances tragiques (le 31 décembre 1913, il fut tué d’un coup de pistolet alors qu’il tentait d’empêcher son père octogénaire et malade mental de se suicider). Cette chanson a été adoptée à la fois par les cirques de toute l’Europe, en France par les régiments de corps de garde (dans des versions parfois grivoises), et on l’entend encore fréquemment dans les rues lors des manifestations.
Notons que le patrimoine musical des populations amérindiennes, aborigènes, ou africaines, ne figure nulle part dans l’imaginaire collectif occidental quant au continent asiatique et à l’océanie, s’ils en sont quasiment absents (à l’exception du «motif chinoiserie» que nous avions déjà évoqué), c’est plutôt dans la musique savante qu’on en trouve quelques traces lointaines et hautement approximatives, voire carrément racistes. Notons également l’émergence, depuis quelques décennies, d’une mode de l’exotisme autour par exemple des J-Pop et K-Pop (musique «pop» d’origine japonaise ou sud-coréenne), toutes sortes de langages au demeurant déjà largement occidentalisés. Est-ce à dire que la dématérialisation des échanges culturels pourrait cesser d’être un simple outil d’impérialisme et d’acculturation pour devenir un véritable dialogue ? Pourrait-on assister à l’émergence d’une cohabitation musicale réellement pluraliste ? L’avenir prochain nous le dira.
Que diable nous a fait Mozart ? Beaucoup plus que ses petits camarades du panthéon des compositeurs-superstars, c’est constamment à lui que sont attribuées toutes sortes d’anecdotes et expériences musicales, géniales ou simplement amusantes. Sans doute est-ce en partie dû à sa personnalité même : moins austère que Bach, moins intimidant que Beethoven, Mozart semble se situer à l’intersection idéale des caractères brillants et nonobstant accessibles : un copain épatant, plutôt qu’un monstre sacré. Imaginerait-on, ainsi, un austère Kapellmeister se livrer à des pitreries telles que celle colportée par Claude Debussy lui-même ?
Mozart, claveciniste précoce, […] ne pouvant assembler les notes d'un accord, imagina d’en faire une avec le bout de son nez.
(À quoi Wikipédia francophone s’empresse obligeamment d’ajouter un autre compte-rendu, tout aussi douteux… selon lequel Haydn lui-même aurait été présent lors de cette scène, et aurait commenté : «avec un nez comme le vôtre, cela devient plus facile.»)
Dès 1862, dans la première version de son célèbre catalogue, Ludwig von Köchel (1800-1877) consacre une annexe entière aux œuvres d’authenticité douteuse ; dans la version 6 qui fait aujourd’hui référence, cette «annexe C» (Anh. C) comprend pas moins de 150 partitions, constituées en majorité (un peu étonamment) de pièces sacrées et de musique vocale. Un bref survol de cet abondant corpus permet de distinguer plusieurs grandes catégories d’apocryphes, d’ailleurs pas toujours mutuellement exclusives.
Tout d’abord, figurent les pièces d’attribution incertaine mais manifestement rédigées du vivant de notre Wolfgang Amadeus préféré. Du fait de l’imprécision des pratiques éditoriales et archivistiques de l’époque, l’on peut ainsi comprendre que des partitions de Johann Georg Reutter, de Josef Mysliveček, d’Antonio Salieri, aient parfois pu passer pour siennes. Anton Eberl en est un exemple criant : du vivant de Mozart, il restera constamment dans l’ombre de son collègue et ami, dont le nom figurera abusivement sur plusieurs de ses propres œuvres. Un cas un peu plus particulier réside dans les partitions que l’on a pu attribuer au père de Mozart, Leopold : s’il est certain que lui-même a volontiers, dans les premières années d’activité de son jeune fils, contribué à nourrir le mythe de l’enfant-génie en complétant ou même en rédigeant entièrement certaines des pièces signées Wolfgang, il semble aussi que, par la suite, le nom de Leopold Mozart ait parfois servi de «blanchisserie à contrefaçons», en fournissant une explication tout simplement plus originale et vraisemblable qui dispensait par là-même de plus amples recherches. De même s’agissant de Joseph Haydn, autre nom connu (et donc plausible) de l’époque.
Une œuvre résume assez spectaculairement ce parcours : la Symphonie des jouets («Berchtoldsgaden-Musick» [sic]) a été successivement attribuée à Mozart (évidemment), puis à Joseph Haydn, puis à Leopold Mozart (d’autant qu’une authentique copie de sa main a été retrouvée), puis à Michael Haydn (si ce n’est Haydn, ce serait donc son frère)… Avant que la découverte d’un manuscrit plus ancien (probablement de 1765) ne l’attribue à un certain Edmund Angerer (1740-1794), un moine autrichien nettement plus obscur.
Une autre catégorie d’erreurs d’attribution commises, pourrait-on dire, de bonne foi, réside dans les œuvres publiées immédiatement après la mort de Mozart — alors que les deux gros éditeurs du moment, Artaria à Vienne, Breitkopf à Leipzig puis Simrock à Bonn, s’employaient précipitamment à publier le plus de fascicules possibles, au prix quelquefois d’entorses à l’intégrité du catalogue. Là encore, il s’agit d’acteurs ayant eux-même connu le compositeur (fût-ce indirectement), recrutés (parfois à leur insu, comme Ebert mentionné plus haut) pour mettre en ordre, compléter ou parfois même falsifier, le répertoire de Mozart. Évoquons ainsi l’abbé Maximilian Stadler qui compléta plus ou moins discrètement certains fragments inachevés (notamment d’œuvres liturgiques ou pour violon), ou encore Eberhard Müller qui se pencha en urgence sur l’œuvre pour piano. Deux sonates en Si bémol majeur posent ainsi des questions intéressantes : la plus ancienne (KV 400, K⁶ 372a) surnommée «Constanze et Sophie», a été complétée par Stadler, et l’autre (KV Anh.136, K⁶ Anh.C 25:04) est manifestement plus de Müller que de Mozart. Sans parler de la célèbre Fantaisie d’Introduction en ré mineur que Mozart aurait probablement souhaité faire suivre d’une fugue mais qui s’est vue publier avec une fin atroce et bâclée (à laquelle le pianiste Efi Hackmey a consacré un intéressant article), probablement par Müller. (D’autres partitions ont été complétées ultérieurement par le pianiste Sigismund Neukomm ou encore l’organiste Simon Sechter — il conviendra d’y ajouter, naturellement, un défilé ininterrompu de «musicologues» du XXe siècle et d’aujourd’hui (auxquels il faut toutefois reconnaître qu’ils sont davantage enclins à signer de leur nom que de celui de Mozart).
Enfin se pose, dans cette catégorie, la question du Requiem, laissé inachevé par Mozart et pourtant publié sous son nom, à l’instigation de sa veuve Constanze. Un article de Peter Gutmann (avocat à Washington et fan de musique classique) retrace les différentes plumes s’étant succédé : tout d’abord celle de Franz Jakob Freystädtler, puis de Joseph Eybler ; celle enfin de Franz Xaver Süßmayr, un copiste pour qui Mozart n’avait guère d’estime, mais qui rédigea après sa mort plusieurs mouvements entiers de la partition (ainsi d’ailleurs qu’un surprenant concerto pour cor) — Mozart avait-il lui-même laissé des consignes pour cela ? C’est ce qu’ont prétendu plus tard Constanze et Süßmayr… mais une telle assertion demeure invérifiée. Il est toutefois frappant de constater que, tout comme Leopold Mozart avait jadis entrepris de construire un mythe autour de lui, Mozart se trouve immédiatement après sa mort recruté, cette fois par Constanze, au service d’un autre mythe : celui du génie maudit créant dans la douleur jusqu’à ses derniers instants. La falsification du Requiem n’est en tout cas que plus ironique lorsqu’on sait que son propre commanditaire, le comte Walsegg, se proposait peut-être bien de faire paraître l’œuvre… sous son propre nom.
Enfin il y a les faux, purs et simples. Les «coups» éditoriaux sans vergogne, les pastiches astucieux et impostures paresseuses. Cette dernière catégorie inclut, notamment, le Concerto Adélaïde bricolé en 1933 par Marius Casadesus, et que nous avions déjà mentionné ; nous nous attarderons davantage aujourd’hui sur quelques partitions plus brèves mais sûrement plus essentielles de par leur impact sur la culture populaire. Ces pièces ont en commun de présenter un aspect ludique, voire ouvertement enfantin : en s’inscrivant dans le mythe de Mozart-enfant que nous évoquions plus haut, elles ont contribué à démystifier sa personnalité et son écriture toute entière, et à faire de Mozart une référence omniprésente et rassurante dans notre imaginaire collectif. (Ce qui en fait également un candidat idéal, nous l’avions vu, aux récupérations publicitaires et pseudo-scientifiques.)
La première de ces œuvres apocryphes est certainement le fameux «jeu de dés» (Würferspiel) auquel nous avons déjà réglé son compte. Autre partition amusante et présentant un caractère expérimentale, la petite pièce pour piano intitulée Tartine de beurre (K⁶ Anh. C 27:09) et dont la main droite ne se joue — censément — qu’en glissando. Longtemps publiée sous le nom de W.A. Mozart (qui l’aurait imaginée à l’âge de cinq ans), cette partition facile et attrayante fut ensuite attribuée, pour plus de vraisemblance peut-être, à son père Leopold. Et pourtant, à bien y regarder, aucune mention de cette partition n’existe avant les années 1860 où elle apparaît pour la première fois dans une édition du pianiste Henry Charles Litolff (1818-1891). Un autre exemple frappant, toujours dans une orientation enfantine, est la célèbre berceuse Schlafe, mein Prinzchen, schlaf’ ein («Dors, mon petit prince, dors»), dont nous avons aujourd’hui la certitude que Mozart n’est pas l’auteur. Retrouvée au XIXe siècle, elle est probablement due à Friedrich Fleischmann ou à Bernhard Fließ.
Il faudrait toutefois s’attarder un peu plus sur un autre objet musical que les catalogues Köchel successifs ont, pour une raison inexplicable, persisté à classer à côté du «jeu de dés» précédemment cité : KV 294d puis 516f, et enfin K⁶ Anh. C 30:02). Cette petite partition à trois voix, appréciée de toutes les chorales germanophones et francophones, est connue sous le titre d’Alphabet de Mozart, parfois sous-titrée «Une plaisanterie musicale» (Ein musikalischer Scherz). La bibliothèque nationale la date arbitrairement de 1770 (pourquoi ? mystère) ; la référence francophone la plus développée demeure le site du «chœur de mariage» Éolides, selon lequel cet Alphabet aurait été «arrangé par C.F. Par» — et pourtant : nul besoin d’aller chercher bien loin pour trouver la première édition, publiée dans les années 1830 et revendiquée par un certain Carl Eduard Pax (1802-1867 ou 1869). De ce dénommé Pax, peu de traces sont restées ; on trouve, tout au plus, un recueil de chansons pour enfants co-signé avec le poète Fallersleben, ainsi que quelques partitions chorales, sur des textes de Goethe ou des mélodies populaires. Est-il permis de supposer, pour autant, que ce nommé Pax serait également l’auteur de l’Alphabet ? L’hypothèse reste incertaine, puisque ses autres contributions le présentent bel et bien comme un arrangeur et collecteur plutôt que comme un compositeur à part entière ; du reste, son recueil précité qui nous est parvenu, comprend effectivement quelques mélodies célèbres de Mozart, ainsi que des mélodies populaires. Le thème de l’Alphabet reste donc sans source à ce jour, même si l’on peut supposer qu’il est apparu en Allemagne dans les premières décennies du XIXe siècle ; rien n’interdit, toutefois, que l’on doive effectivement à Pax ou à Fallersleben le trait de génie qui a consisté à lui associer les lettres de l’alphabet — non sans nécessiter quelques bricolages, à plus forte raison en une période où l’alphabet allemand est encore loin d’être fixé : le W est présent mais non le J, le L est répété anarchiquement, sans parler des étranges mélismes dans la descente finale sur "yps-lon" [sic]…
Quoi qu’il en soit, cet alphabet apocryphe rencontre un succès considérable, et va même connaître une péripétie étonnante. En effet, le monde anglo-saxon (qui semble, encore aujourd’hui tout ignorer de la partition à trois voix que nous venons d’évoquer), se trouve au dix-neuvième siècle une autre chanson sur laquelle chanter les lettres de l’alphabet. Cette mélodie, d’ailleurs nettement plus simple que la précédente, nous la connaissons sous le nom de Ah, vous dirai-je, Maman, également connue, à l’occasion, en tant que Quand trois poules s’en vont aux champs. Elle existe manifestement en France dès les années 1750; un ouvrage imprimé en 1760 la mentionne déjà (avec ses paroles, contrairement à ce qu’indique une autre référence qui fait dater celles-ci de 1765) ; toutefois, c’est un compositeur français du nom de Robert Bouin qui a retenu l’attention de la plupart des commentateurs : il propose, dans ses Amusements d’une heure et demy, en 1761, de jolies variations sur ce thème, qu’il suppose alors manifestement déjà connu du public. De fait, l’éditeur américain Charles Bradlee, qui associera en 1835 cette mélodie aux lettres de l’alphabet, indiquera (sans plus de détails) qu’elle serait due à un autre compositeur français (obscur sinon entièrement fictif), Louis Le Maire, mort en 1750. N’être l’auteur ni des "paroles" ni de l’air n’empêchera d’ailleurs pas ledit Bradlee de revendiquer immédiatement un copyright sur la chanson ainsi assemblée — alors qu’à l’exacte même époque, ladite mélodie commence également à servir d’air au charmant poème Twinkle twinkle little star de Jane Taylor (1783-1824) : pour comble, l’on chante aussi dessus la comptine Baa baa, black sheep, qui date quant à elle des années 1730 (et se retrouve instrumentalisée depuis une trentaine d’années par des hordes néo-réactionnaires, mais ceci est une autre histoire).
Cette petite mélodie (dont un amusant article du producteur militant Sebastian Doggart retrace la trajectoire) a inspiré de nombreux auteurs de musique savante : Johann Christoph Bach, Joseph Haydn (dans La Suprise et dans Les Saisons), Liszt, Saint-Saens (dans le Carnaval des animaux),… Et, admiror referens, Mozart dans ses Douze variations pour piano seul, bien connues de tous les pianistes débutants. Or s’opère bientôt auprès du public anglo-saxon une confusion étonnante entre l’Alphabet de «Mozart» publié par Pax, que nous évoquions précédemment, et cette mélodie utilisée par Mozart sur laquelle il se trouve que l’on chante désormais l’alphabet : à tel point que plusieurs générations d’enfants américains (et, dans une moindre mesure, britanniques) grandiront désormais avec la conviction que c’est Mozart qui a lui-même écrit cette chanson !
De Mozart/enfant-génie, l’on en vient donc à Mozart/compagnon-de-nos-enfants : Wolfgang Amadeus n’est plus une référence musicale associée à un contexte historique et culturel identifiable, mais un emblème civilisationnel uchronique et intrinsèque, constitutif de notre éducation et de notre langue même. L’imprégnation de cette chanson est telle, qu’elle est même soupçonnée d’avoir modifié l’alphabet lui-même : le blog des fans du jeu de lettres Bananagram nous indique que la «vingt-septième» lettre, à savoir le symbole & (esperluette ou ampersand, contraction de la locution anglo-latine «and per se and»), aurait disparu de la nomenclature habituelle de l’alphabet… à force de chanter cette chanson ; elle aurait également dicté, de surcroît, la prononciation américaine de la lettre Z (prononcée Zi et non Zèd comme en Angleterre, où cette chanson s’est moins répandue), afin de mieux rimer avec les autres vers !
Aussi faudrait-il peut-être, à toutes les catégories de contrefaçons et d’apocryphes que nous avons évoquées, en ajouter une autre : celle à laquelle conduit, de génération en génération, ce que l’on nomme (charitablement)… la «sagesse populaire».
Depuis un millénaire, notre système de notation musicale repose sur une dichotomie élémentaire mais essentielle : des événements variables (hauteurs, silences et rythmes) se succèdent ou se superposent dans un référentiel fixe et immuable, que constituent les lignes de la portée. Qu’advient-il, toutefois, lorsque ladite portée perd elle-même sa stabilité et son horizontalité rassurante ? En d’autres termes, la forme (le contour géométrique) de la partition peut-elle légitimement influer sur la forme de la musique (sa structure et ses gestes expressifs) ?
Les exemples ne manquent pas, ces soixante dernières années, de partitions expérimentales biscornues et exotiques — à tel point que chaque compositeur en vient à utiliser son propre idiome (au sens le plus… idiomatique du terme), pour la plus grande perplexité des interprètes et du public (mais non des «musicologues», qui y trouvent tant de choses à dire que l’on peut parfois se demander si ce ne sont pas eux, au fond, les véritables destinataires de ces œuvres). Ces objets déroutants, essentiellement graphiques (et lointainement musicaux) font les délices de la presse en ligne, des musées virtuels, des tumbl’r et autres Pinterest, ainsi que d’autres sites plus lointains.
Il convient toutefois de distinguer les notations purement graphiques, telles Artikulation de Ligeti (1958), des expériences se référant (fût-ce au titre de simple clin d’œil) à la notation sur portées traditionnelles, telles, chez Stockhausen, Refrain (1959) ou encore les Zehn Wicthigsten Wörter écrits pour le 25 décembre 1991.
Cette dernière catégorie inclut de nombreux gags graphiques qui se présentent comme de vraies partitions mais n’ont évidemment rien de jouable. La référence en la matière est probablement Faerie’s Aire and Death Waltz, du compositeur John Stump (1944-2006), dont le neveu a d’ailleurs proposé de faire un événement régulier, le 20 janvier de chaque année.
À ces plaisanteries qui rejoignent un état d’esprit absurde, et où l’humour est palpable et indéniable (et fonctionne souvent sur plus d’un niveau), s’ajoute cependant tout un répertoire plus élaboré (et plus déstabilisant), qui inclut par exemple certaines expériences de James Tenney (1934-2006) ou encore de Terry Riley (né en 1935). Pour ne rien dire de notre propre collègue oumupien Tom Johnson, dont l’œuvre englobe tout le spectre allant des partitions les plus purement graphiques, à des notations plus traditionnelles. Plus récemment, le violoncelliste Pat Muchmore a proposé toute une série de Broken Aphorisms volontiers provocateurs, qui s’inscrivent dans sa démarche de musique anti-sociale. Enfin, toujours au sein de l’Oumupo, Mike Solomon est l’auteur de nombreuses expériences en matière de partitions graphiques, détournées, animées, etc.
En matière de subversion de la notation musicale, l’auteur le plus incontournable reste sans doute George Crumb (qui, né en 1929, fêtera cette année ses 88 ans). Il n’est guère aisé de faire la part de ce qui relève ici des intentions sincères de l’auteur ou de la pure glose «musicologique», mais l’on ne peut qu’être frappé, par exemple, de la récurrence dans ses partitions de motifs circulaires ou en spirale. Cette structuration de l’espace graphique peut revêtir une dimension symbolique (à tel point que l’on a pu parler de néo-mythologisme dans la musique contemporaine), ou encore évoquer des influences non-occidentales, javano-balinaises, hindoues ou tibétaines.
Ce serait pourtant oublier que le cercle peut faire signe vers bien d’autres symboliques, religieuses ou non : ainsi, par exemple, les mesures à trois temps (l’équivalent en notation mensurale de notre chiffre de mesure «3/4») étaient indiquées au quatorzième siècle par un cercle, symbole de la perfection (tempus perfectum). De fait, une universitaire de Barcelone, Marina Buj Corral, a accompli en 2015 tout un travail de thèse extrêmement complet sur les partitions graphiques contemporaines d’aspect circulaire (Partituras gráficas y gráficos musicales circulares en el Arte Contemporáneo (1950-2010), 762 pages très intelligibles et abondamment illustrées).
Catholicisme et protestantisme, d’ailleurs, ne sont pas les derniers à associer au cercle une dimension religieuse. L’on trouve ainsi dès la fin du XVIIe siècle (vers 1691 ou 1700), chez un dénommé Johann Georg Keuerleber (ou Keyerleber) une partition circulaire intitulée Perpetuum mobile oder immerwährender Gnadelohn («mouvement perpétuel, ou la Grâce éternelle»), dont il reste très peu de traces (et que Buj Corral ne mentionne d’ailleurs pas, non plus que l’exemple suivant). Dans un état d’esprit similaire, parmi la soixantaine de canons que l’on doit à Joseph Haydn (dont beaucoup sont perpétuels), signalons le manuscrit de la première des X Gebothe Gottes (Hob. XXVIIa) qui est rédigé (de sa main) sur une portée circulaire (curieusement, celui-ci n’est cependant pas perpétuel… mais palindromique). Et aux États-Unis d’Amérique à peine naissants, à la même époque, le compositeur William Billings fait figurer des canons circulaires en couverture du New England Psalm-Singer qu’il signe en 1766 avec Paul Revere puis quelques années plus tard, sur celle de son recueil The Continental Harmony (1794).
Un autre travail universitaire, en français cette fois (même s’il est dû à Leonie Gehrke, étudiante allemande de la Sorbonne aujourd’hui employée au musée d’art moderne de Cologne), L’allégorie de la musique dans l’art moderne (2014), propose à juste titre de mettre en rapport l’apparition des partitions circulaires avec celle des canons présentés en forme de croix (Kreuz-kanons, à ne pas confondre, comme le fait Wikipédia germanophone, avec les Krebskanons ou canons cancrisants). Et de citer deux exemples frappants : un magnifique canon en croix recueilli par Pietro Cerone (1566-1625), et un autre plus spectaculaire encore issu des collections de Adam Gumpelzhaimer (1559-1625) et probablement dû au graveur Wolfgang Kilian (1581-1662). Ce dernier exemple met en scène non seulement de la musique gravée horizontalement et verticalement, mais également quatre mélodies en forme de cercles. Entre l’auréole et la croix, les motifs religieux semblent donc se prêter particulièrement bien aux notations expérimentales.
Le sacré est-il, pour autant, à l’origine de cette démarche ? Près de deux siècles en amont, il est possible de trouver d’autres exemples qui, pour la plupart, relèvent de sujets profanes. C’est en effet à la fin du quatorzième siècle qu’apparaît, principalement en France (notamment sous l’influence culturelle de la papauté d’Avignon), le mouvement aujourd’hui dénommé ars subtilior, qui traite la graphie musicale avec un raffinement extrême — et une étonnante audace formelle, comme en témoignent les étonnantes partitions du Codex de Chantilly. (On peut se reporter, sur ce sujet, à la thèse de Uri Smilansky, de l’université d’Exeter : Rethinking Ars Subtilior.)
L’un des premiers exemples de cette écriture est peut-être En la maison Dedalus (anonyme, peut-être vers 1375), partition circulaire dont la graphie mime le thème labyrinthique du texte. Dans un même ordre d’idées, La harpe de melodie de Jaquemin de Senleches, (fl. 1378-1395) nous est parvenue en deux versions, dont l’une insère la partition dans le dessin d’une harpe, laquelle est la fois le sujet du texte (en virelai) et l’instrument utilisé pour jouer la pièce. La métalepse est ici multiple et vertigineuse ; une semblable mise en abîme est à l’œuvre chez le musicien rémois Baude Cordier (fl. 1380-1397, et probablement pas 1440 comme l’indique Wikipédia), avec par exemple Belle, bonne, sage en forme de cœur, ou encore son étonnant canon circulaire auto-référentiel Tout par compas suys composés, dont le titre à la première personne n’est pas sans évoquer le palindrome musical Ma fin est mon commencement de son compatriote et prédécesseur Guillaume de Machaut.
La dimension symbolique (religieuse ou profane) s’accompagne aisément d’un esprit ludique, d’une inclination envers le divertissement et l’expérimentation. Sans doute n’est-ce pas un hasard si l’avènement des partitions circulaires coïncide avec (ou précède de peu) celui du «canon», forme musicale dont l’intitulé lui-même peut renvoyer aussi bien à la religion (on le trouve dans la liturgie orthodoxe) qu’à une notion de «règle du jeu» (une des traductions possibles du grec κανών). C’est au XVIe siècle que se répand le canon, probablement à commencer par l’Angleterre où se développera une véritable mode des canons perpétuels, qui seront également désignés sous le nom de rounds, à rapprocher du mot latin rondellus», désignant un système d’écriture combinatoire proche de ce que nous qualifierions aujourd’hui de n-ine.
Un exemple de ces premiers canons britanniques circulaires est le magnifique double-canon enluminé orné d’une rose (en référence aux Tudor) et dédié à Henri VIII, vers 1516. (La partition A Rose is a rose is a round du compositeur contemporain James Tenney, y fait probablement allusion.) Un peu plus tard, l’on peut également mentionner la Sphera mundi du musicien John Bull (1562-1628). À partir de cette époque (et jusqu’à nos jours), le canon servira de véritable laboratoire musical, façonné par les énigmes et recherches des compositeurs.
On retrouve au siècle suivant cette tension entre symbolique religieuse et divertissement, par exemple chez le compositeur espagnol Juan del Vado (1625-1691), chez qui les partitions de formes diverses servent aussi bien à célébrer une Armonía de Dios que la Rueda de la Fortuna. En Italie, notons l’organiste et claveciniste Alessandro Poglietti, dont la suite Rossignolo sur des thèmes bucoliques, inclue un Aria bizarra dont la graphie lui vaut à elle seule cet adjectif.
Outre les expériences de Haydn et de Billings, précédemment citées, l’on trouvera quelques exemples plus récents de partitions circulaires, telles le Musical Toy de John Hatchard et John Harris, paru en 1811, ou encore plus tard, un Circular canon à trois voix d’Orlango Morgan (1865-1956), publié en février 1904 dans The Monthly Musical Record. Enfin dans la première moitié du XXe siècle, mentionnons les Spherical Madrigals de Ross Lee Finney, parus en 1947 et dont il n’est pas impossible qu’ils aient contribué à influencer la génération de George Crumb.
Comme on le voit, l’histoire des partitions orthographiées de manière non-conventionnelle est plus riche et plus ancienne que l’on ne pourrait le croire à se contenter d’un survol des extravagances avant-gardistes de ces six dernières décennies. Ces expériences graphiques (dont il ne reste nécessairement rien pour qui approche la musique sous une forme purement sonore) témoignent d’un attachement profond des compositeurs et copistes envers la partition en tant qu’objet matériel, tracé, façonné, composé ; à tel point que le théoricien Alfred Einstein (lointain cousin — ou pas — d’Albert) crut pouvoir parler en 1912 d’Augenmusik («musique pour les yeux»). Ce qui ne répond pas, pour autant, à une question fondamentale : tout cela en vaut-il la peine ?
Cette question a donné lieu à un intéressant débat initié de façon… iconoclaste (c’est le cas de le dire) par le musicien électro Dennis DeSantis, lequel critique de façon amusante mais indistincte (et pour tout dire quelque peu confuse) l’inutile complexité de nombreuses partitions contemporaines, le recours aux notations graphiques, et la démarche conceptuelle plutôt que réaliste de beaucoup de compositeurs. C’est oublier que, par exemple, une notation graphique donnant une indication de geste devant être improvisé simplifie la vie de l’interprète, plutôt que de lui demander d’exécuter un passage chaotique mais noté de façon stricte. C’est oublier, également, que la graphie élaborée d’une partition, lorsque sa raison d’être est clairement identifiée et justifiée, convoie de nombreuses informations importantes quant à l’intention du compositeur — informations qui, à leur tour, influent sans doute sur l’interprétation des musiciens. C’est oublier, enfin, que la musique est un langage parfaitement légitime à être présenté sous forme écrite plutôt qu’exclusivement sonore. Passer cette étape par pertes et profits, reviendrait à pas moins que de dresser l’acte de décès de la musique écrite, et avec elle de tout un patrimoine essentiel de notre culture savante. Ce jour finira peut-être par venir… mais nous nous permettrons d’espérer qu’il est encore loin.
Le plus célèbre exemple de contrefaçon musicale est sans doute l’Adagio en sol mineur dit «d’Albinoni», dont on sait qu’il n’est en réalité pas dû au maître vénitien baroque (1671-1751) mais, bien plus récemment, au chercheur et critique Remo Giazotto (1910-1998), lequel avait au départ déclaré n’en être que l’humble éditeur/transcripteur, avant de s’en attribuer précipitamment la pleine paternité dès qu’il fut question de royalties à collecter. Exista-t-il, toutefois, un authentique fragment ancien à l’origine de cette partition ? C’est l’hypothèse que laissent envisager — sans toutefois la corroborer suffisamment — les travaux d’un étudiant en thèse du nom de Nicola Schneider, qui affirma en 2007 s’être vu transmettre par un ci-devant secrétaire de Giazotto la copie d’une photographie d’une transcription d’un fragment aujourd’hui perdu, se trouvant avant 1945 à la bibliothèque de Dresde. Ce fragment (dont il existe une restitution en ligne) aurait comporté l’ébauche d’un second mouvement pour une sonate en trio, incluant une ligne de basse assez développée et quatre mesures (plus éventuellement deux autres) de mélodie. Face à autant d’intermédiaires et d’imprécisions, impossible de se faire une idée arrêtée (et la page de discussion Wikipédia témoigne de cette incertitude).
De telles mystifications n’étaient pas rares dans la première moitié du vingtième siècle. Un exemple marquant en est le violoniste Fritz Kreisler (1875-1962), qui se fit «découvreur» d’une vingtaine d’œuvres de compositeurs du passé avant d’avouer, à l’âge de soixante ans, qu’il en était l’unique auteur. À la même époque en France, les frères Casadesus (Marius, violoniste, et Henri, altiste), se plaisaient à inventer de fausses œuvres de Händel ou des fils Bach : leur pastiche le plus efficace est sans doute le Concerto pour Adélaïde, prétendûment écrit par Mozart à l’âge de 10 ans avant d’être «retrouvé» en 1933 par Marius Casadesus… lequel s’empressera plus tard, là encore, d’avouer la supercherie afin d’empocher des émoluments. Il faut dire que Mozart semble se prêter particulièrement bien à ces abus ; l’édition en ligne de ses œuvres complètes nous renvoie pas moins de 158 partitions dont l’authenticité ou la paternité sont à considérer avec scepticisme.
Une autre partition pour violon reste d’une origine incertaine : il s’agit de la Chaconne en sol mineur de Vitali (1663-1745), sur laquelle il suffit de poser un regard distrait pour se convaincre qu’elle date au moins de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, mais dont certaines pochettes de disque nous assurent (non sans louer l’audacieuse modernité du compositeur) que le manuscrit est nécessairement antérieur à 1730. (Quel crédit doit-on, pour autant, accorder à l’emballage promotionnel d’un produit discographique ?)
De tels pastiches semblent, rétrospectivement, bien peu crédibles et quasiment aimables dans leur aspect folklorique ; après tout, ne renvoient-ils pas à une époque où il était encore courant de présenter aux foules crédules l’«authentique femme à barbe» et autres «crâne de Voltaire enfant» ? Et pourtant, la question du copyright (qui, nous l’avons vu, s’est posée plus d’une fois) nous rappelle leur réalité bien sonnante et trébuchante.
Dans le cas du violoniste ukrainien Mikhail Goldstein (1917-1989), s’y ajoute une autre dimension, cette fois idéologique. Ce musicien aussi talentueux que courageux (l’on raconte qu’il était venu jouer à Stalingrad sur la ligne de front le soir du 31 décembre 1942, un programme incluant de la musique allemande aussi bien que russe, et qu’au moment où il s’arrêta, les soldats allemands hélèrent les forces soviétiques pour que le cessez-le-feu fût prolongé afin que puisse continuer la musique), était aussi un pasticheur talentueux ; il alla jusqu’à inventer un compositeur ukrainien pré-romantique, Mykola Ovsianiko-Kulikovsky (1768-1846), dont il rédigea et fit jouer en 1949 une «Symphonie n°21» qui rencontra un succès d’autant plus important qu’elle permettait au pouvoir soviétique de s’inventer ainsi un héritage symphonique ne devant plus rien à Haydn ou Beethoven, ni au bloc de l’Ouest. La révélation de son origine véritable fut très mal acceptée par les autorités politiques et culturelles, qui préférèrent tout simplement ignorer le rôle de Goldstein, aidés en cela par l’antisémitisme régnant alors en Ukraine. Sa carrière de compositeur fut interrompue net (même s’il parvint en 1963 à remporter trois prix de composition dans un même concours, sous trois pseudonymes différents), et il parvint à s’installer à l’Ouest quelques années plus tard. Sa page Wikipédia nous indique que sa Symphonie est, encore aujourd’hui, présentée aux musiciens ukrainiens comme une authentique œuvre du dix-neuvième siècle ; cette information non-sourcée est invérifiable, mais un webzine ukrainien indique tout de même que «pour de nombreux musicologues, l’histoire [de cette falsification] demeure douteuse».
Le vénérable pianiste Paul Badura-Skoda, qui fêtera dans quelques mois son quatre-vingt-dixième anniversaire, s’est trouvé être il y a une vingtaine d’années, en compagnie de sa femme Eva (elle-même historienne de la musique), l’infortuné témoin d’une supercherie plus audacieuse encore. Fin 1993, un flûtiste d’apparence respectable leur apporta un recueil de partitions qu’il avait retrouvées chez une vieille femme désirant garder l’anonymat : il s’agissait de six sonates pour pianoforte, inédites, de Joseph Haydn lui-même — autant dire, la plus grande découverte de ce demi-siècle. L’une des pages du recueil était manquante, et ce musicien expliqua avoir lui-même tenté de la reconstituer selon son propre savoir-faire, bien maladroitement d’ailleurs — ce qui montrait bien, pensèrent les Badura-Skoda, qu’il n’était certainement pas l’auteur du reste des pages ; et d’accepter volontiers de lui apporter leur caution, donnant ainsi lieu à une campagne de presse d’envergure… qui dut être démentie en toute hâte quelques semaines plus tard, car il s’agissait évidemment d’une fabrication due au musicien en question, Winfried Michel, faussaire talentueux (et remarquablement malin) qui n’en était pas à son coup d’essai, s’étant auparavant inventé un alter-ego italien baroque sous le nom duquel (Giovanni Paolo Simonetti) il avait publié de nombreuses partitions tout à fait irréprochables. Curieusement, un article qui rend compte de cette affaire, l’accuse d’une infâmie plus grande encore : «il s’avéra que ce monsieur Michel n’était pas un flûtiste, mais un obscur professeur de 45 ans, qui enseignait la flûte à bec dans un lycée». Diantre.
Avec Haydn se pose le même problème que pour Mozart : celui d’un compositeur célébrissime du dix-huitième siècle, époque où les éditeurs n’hésitaient pas à recycler des noms connus pour promouvoir leurs publications, quel qu’en puisse être le contenu (nous avions nous-même décrit le parcours du «jeu de dés» qui fut attribué aussi bien à Mozart qu’à Haydn). Brahms lui-même en fit les frais lorsqu’il rédigea, en 1873 et en toute bonne foi, ses Variations sur un thème de Haydn op.56… alors que le choral en question, si son origine réelle demeure indéterminée, n’a certainement rien à voir avec Haydn. Une mésaventure analogue entoure le Pulcinella de Stravinsky, lequel pensait travailler exclusivement avec des thèmes de Pergolèse alors que nous savons aujourd’hui que le matériau réuni par Diaghilev pour lui était en majorité dû à de nombreux autres compositeurs, encore mal identifiés à ce jour.
On ne prête qu’aux riches ; c’est d’autant plus vrai dans le cas, pour le moins étrange, de Rosemary Brown (1916-2001), humble veuve britannique travaillant comme dame de service dans une école, qui commença dans les années 1960 à «transcrire» des partitions qui, disait-elle, lui étaient dictées par les esprits de compositeurs du passé : Liszt, Chopin, Schubert, Schumann, Brahms, Grieg, mais aussi Bach, Mozart, Beethoven, Rachmaninoff, Debussy, et même Stravinsky (l’année suivant sa mort). De surcroît, chacun avait sa propre manière de lui «dicter» ses partitions (parfois d’ampleur impressionnante) : qui en prenant le contrôle de ses mains sur le clavier, qui en lui chantant les mélodies (dans un anglais parfait). Un témoignage rédigé à sa mort par le compositeur Ian Parrott, rend compte de cette histoire touchante et troublante — pour peu que l’on n’y regarde pas de trop près : ainsi, Brown elle-même semble avoir minimisé l’étendue de ses propres connaissances pianistiques ; quant à l’originalité et la valeur musicale des partitions ainsi produites, la question en reste posée.
Une toute autre ambiguïté entoure le cas Tristan Foison, musicien et escroc français dont la page Wikipédia peine à délimiter les informations vraies et fausses. C’est aux États-Unis que Foison se lance, à la fin des années 1990, dans une carrière prometteuse ; il y arrive, au demeurant, auréolé d’un parcours déjà prestigieux (et manifestement fictif) : il déclare ainsi avoir joué à l’âge de 9 ans en soliste avec l’orchestre de Monaco, posséder deux ondes Martenots (instrument déjà rarissime à l’époque), être titulaire du Prix de Rome (lequel a été supprimé en 1968, quelques années seulement après sa propre naissance) et lauréat de nombreux concours internationaux qui n’ont jamais entendu parler de lui. Mais sa musique est belle et expressive, quoiqu’un peu surranée, et tout se passe bien… jusqu’au jour où, lors d’une création de son Requiem en 1999, un membre du public reconnaît là une autre œuvre : le Requiem d’Alfred Desenclos (1912-1971). Confronté à ce plagiat, Foison affirme tout bonnement qu’il s’agit en fait d’une erreur… dans l’autre sens : son éditeur français aurait mélangé ses propres œuvres avec d’autres noms de compositeurs. Et d’opérer illico, «pour tirer ça au clair», une prudente retraite stratégique en France — d’où l’on est à ce jour sans nouvelles de lui.
Fin de l’histoire ? Pas exactement. Quelques années plus tard, le violoniste Tobias Bröker, qui édite et met à disposition du public un énorme catalogue (non-libre mais gratuit) de 13000 concertos pour violon écrits au vingtième siècle, se penche sur une autre partition de Tristan Foison : son concerto pour violon, antérieur de quelques années, et dont le mouvement lent, avait-il alors déclaré, lui fut inspiré par la mort de sa grand-mère. Bröker est cependant intrigué par une interview du chef d’orchestre ayant créé l’œuvre : «C’est amusant, c’est comme s’il ne l’avait pas écrite pour nous — c’était trop abondant par rapport à notre nombre de répétitions ; de plus il n’accepta de faire aucune modification pour nous accommoder. Nous étions submergés. Je me souviens qu’à la fin, il a même exigé qu’on lui rende la partition.» Et pour cause : Bröker ne tardera pas à découvrir que ladite partition était en fait l’exacte copie de la Symphonie concertante d’un autre compositeur, Raymond Gallois-Montbrun (1918-1994) ! Qu’y a-t-il donc d’authentique chez Foison ? Impossible de le savoir. Il semble qu’il ait été un authentique musicien, sans doute doué, probablement charismatique et pédagogue ; certaines de ses partitions (du moins présentées comme telles) ont laissé un souvenir durable — comment expliquer alors cet enchevêtrement tissé par lui-même ? Malhonnêteté, mythomanie pathologique, naïveté peut-être ; son cas n’est pas le moins énigmatique de tous ceux présentés ici.
Les impostures musicales ont parfois valeur de contre-manifeste esthétique. Le plus exemplaire à ce titre est probablement le compositeur fictif P.D.Q. Bach (1807-1742?), le vingt-et-unième des vingt enfants de J.S. Bach, à qui son créateur américain Peter Schickele a attribué des centaines de créations plus farfelues les unes que les autres, avec autant d’humour que de talent — et une inventivité à faire pâlir d’envie le Collège de ’Pataphysique tout entier. On est ici davantage dans l’absurde et le burlesque gratuit que la satire… mais il n’est pas interdit de lire dans la démarche de Schickele (qui, à plus de 80 ans, continue aujourd’hui à interpréter avec énergie les œuvres de son alter-ego pseudo-baroque) une dénonciation en creux de l’académisme «musicologique».
À la même époque où apparaît ce rejeton oublié de la famille Bach, fait irruption en Angleterre un mystérieux compositeur polonais né en 1939 (pour peu qu’il ait eu le bon goût de bien vouloir exister). Du dénommé Piotr Zak, la BBC diffuse, le 5 juin 1961 (dans le cadre d’une émission tout à fait sérieuse), un Mobile pour percussions et bande magnétique. Cette pièce, qui ne sera pas particulièrement appréciée des critiques mais sans faire scandale non plus, sonne à peu près comme des centaines d’autres œuvres créées à l’époque et dans les décennies suivantes : il s’agit pourtant d’un pur canular, pour lequel ont été enregistrés (s’amusant à taper sur divers objets sans rime ni raison) les musiciens Hans Keller (1919-1985, sur lequel nous serons amenés à revenir dans une future notice) et Susan Bradshaw (1931-2005) — pianiste d’un caractère bien trempé, dont on raconte qu’un jour, lassée d’assister à un concert interminable de musique répétitive, elle y mit un terme en déboulant sur la scène afin d’éjecter sans ménagement le pianiste de son siège. L’affaire Zak est à lire comme une critique d’un certain langage contemporain ; critique d’autant plus explicite que quelques mois plus tard, le musicien britannique Arthur Hutchins (1906-1989) saluera l’exploit de son ancienne élève Bradshaw, en révélant qu’il s’est lui-même amusé par le passé à créer une fausse œuvre d’Hindemith en plaquant les nuances et rythmes d’une sonate de Beethoven sur des notes et accords joués au hasard. Est ici à l’œuvre une idéologie ambigüe, qui n’est pas sans rappeler celle de l’affaire Sokal dans les années 1990 : la critique des milieux contemporains abscons et imbus d’eux-mêmes est parfaitement légitime, mais débouche tout aussi facilement sur des positions anti-intellectualistes réactionnaires et populistes.
Que faire, enfin, de l’Histoire incomplète du Violon funéraire ? Cet ouvrage paru en 2006, sous la plume du compositeur et écrivain britannique Rohan Kriwaczek, établit l’histoire de ce genre méconnu (et pour cause) dont la tradition remonte à la Réforme, et s’essoufle (sous les attaques des catholiques) au cours du dix-neuvième siècle. La corporation des violonistes funéraires, instrumentistes hautement spécialisés à qui il arrivait même de s’affronter en duel lors d’enterrements (le vainqueur étant celui qui parviendrait, par sa musique, à tirer le plus de larmes de l’assistance), existe encore aujourd’hui et s’emploie à défendre ce patrimoine menacé de disparaître : l’ouvrage en question s’accompagne de nombreuses illustrations, gravures et même d’un recueil d’airs funéraires pour violon, dont plusieurs peuvent être achetés sous forme de disque ou écoutés sur la radio NPR ; la guilde des violonistes funéraires possède même un site (hébergé par son président actuel, Kriwaczek, qui a même essayé en vain de l’ajouter sur Wikipédia). Dans cette démarche méta-artistique (où l’on peut voir un écho onirique de Borges), la mystification relève ici plus d’un acte créatif que de l’imposture : Kriwaczek revendique en effet le droit pour un compositeur d’imaginer non seulement une œuvre, mais un genre entier si la fantaisie devait l’en prendre.
Quelqu’attachement l’on puisse avoir pour les partitions et manuscrits en tant qu’objets, la falsification musicale se situe sur un tout autre plan que le faux en peinture : ici c’est le concept même de la partition qui importe davantage que son support matériel (et de fait, plusieurs des faussaires que nous avons évoqués se sont retrouvés démasqués lorsqu’ils s’avérèrent incapables de produire une contrefaçon convaincante du manuscrit ou d’une édition ancienne). Au-delà de son aspect anecdotique, ce tour d’horizon aura toutefois permis d’appréhender la grande diversité, voire la richesse, de ces musiques dont la légende surpasse, ne serait-ce qu’un instant, la vérité historique.
Cartographier le paysage des innombrables ou-x-pos ces cinquante dernières années, est une mission difficile tant ces collectifs ont eu tendance à n’exister que de façon informelle (voire, à se résumer à une seule personne). À partir des années 1990, la tâche se simplifie quelque peu grâce à l’avènement du Web (support toutefois plus fugace qu’on ne l’imagine) -- nous avions ainsi évoqué la difficulté à retrouver des traces de l’OuRapo et de l’OuSoPo ; cela est également vrai d’ouvroirs nettement plus établis puisque l’Oubapo, par exemple, en plus de deux décennies d’existence, n’a toujours pas de site web.
L’Ouchanpo (ou plus exactement LES ouchanpos), Ouvroir de Chanson Potentielle, fait partie de ces idées tellement évidentes qu’elles ont été explorées par plusieurs personnes et dans des directions différentes. S’il est manifeste que la chanson a fait partie de longue date des terrains de jeux ou-x-piens (Raymond Queneau, Paul Braffort et beaucoup d’autres s’y sont essayé), elle semble le plus souvent avoir été amalgamée avec l’Oumupo, dans ses itérations diverses : ce qui a conduit dans les années 2000, un label de variété à intituler une de ses collections «Oumupo», alors qu’il s’agit purement de chanson et non d’expériences musicales. Aujourd’hui encore, l’Oumupo actuel compte parmi ses membres deux spécialistes de la chanson : Martin Granger et Moreno Andreatta.
Ce n’est que vers la fin des années 1990 que l’on trouve quelques traces d’un Ouchanpo formalisé en tant que tel. Comme l’explique le chanteur Emmanuel Dufay dans une brochure :
Amoureux de la chanson, j’ai mis en place, à Rouen, un rendez vous de la création de chansons : l’OuChanPo, Ouvroir de Chansons Potentielles. Depuis 1998, cet atelier d’écriture a vu naître un nombre incalculable de textes dont certains ont été mis en musique.
[...]
À l’aide de jeux d’écriture inspirés de ceux du mouvement surréaliste, [nous avons] constitué en quelques années un répertoire phénoménal de textes variés, hétéroclites, quelquefois surprenants, drôles ou tristes, absurdes ou insolites, qui ont tous cette particularité d’avoir été créés «sous contrainte», mais sans aucun jugement, et dans un temps relativement court. Certains ont été effectivement transformés en chansons.
Cet "Ouchanpo normand" (sic) inclut bientôt d’autres participant(e)s : Benoît Hauchecorne, Nadège Quenouille, Évelyne Boulbar, Manuel Crocis, et semble avoir été en activité jusqu’à au moins début 2012. Il en existe quelques traces sur MySpace ; l’on note toutefois que, si son aspect ludique est effectivement évoqué, peu d’explications sont données quant à une éventuelle démarche d’expérimentation formelle (de surcroît, les puristes s’étonneront peut-être de voir ainsi juxtaposés surréalisme et ou-x-po).
Notons du reste -- et cette remarque s’appliquera également à la totalité des initiatives présentées ci-après -- que ces spécialistes de chanson semblent parfaitement disposés à ne considérer lesdites chansons que de par leur composante textuelle (le poème, autrement dit). L’énoncé même «certains ont été mis en musique» est à ce titre cruellement révélateur : ainsi, il suffirait pour se déclarer "ouchanpo" de ne prendre qu’un substrat des travaux oulipiens, s’appliquant à des textes susceptibles d’être chantés -- mais dans ce cas, lesquels ? Les poèmes ? Les formes courtes ? Les textes inspirés de chansons existantes et connues ? Il y a là une faiblesse conceptuelle fondamentale que l’on n’est que trop heureux de faire passer par pertes et profits.
En 2008, un certain "Lozt" (de son vrai nom François Lozet, auteur-chanteur et producteur) publie une série d’articles au nom de l’Ouchanpo, qu’il déclare fonder ainsi. Outre quelques développements politico-artistiques (parfois un brin fumeux, mais que n’aurait peut-être pas renié l’auteur des présentes lignes à la même époque ?), on lui doit l’ébauche d’un Traité contre la rime dans la chanson, ainsi que le concept de Kaléidophonie, au demeurant assez mal défini :
La kaleidophonie, ou le kaleidophone, est certes une forme particulière de chanson - mais une autre forme de chanson. Elle existe, existe déjà, certes à l'état embryonnaire, au fond de chaque conscience. C'est le babil ressurgi, l'angoisse première qu'il faut rassurer par la répétition, le bégaiement de l'âme qui permet d'être soi. Ce sont ces refrains insensés sur quoi tout en nous se fonde, et qu'il s'agit maintenant de distinguer, de mettre en forme.
Là encore, on le voit, la démarche ou-x-pienne est encore assez étrangère ; au demeurant, ledit Lozt mettra un terme à ses publications dès fin 2008.
Le 21 novembre 2012 (quelques mois après les dernières apparitions publiques de l’Ouchanpo dit "normand", et plus d’un après l’annonce officielle de l’Oumupo actuel), le toujours vigilant Robert Rapilly signale sur la Liste Oulipo :
Chère Liste,
Veux-tu savoir ce qu'est un tougoudougoudou (pluriel tougoudouxgoudous avec x
au milieu et s à la fin) ?
À supposer que oui, voici ce qu'est un tougoudougoudou.
Un tougoudougoudou est un tercet d'octosyllabes à rime unique dont :
- le premier vers désigne le dédicataire,
- le deuxième vers décrit le dédicataire,
- le dernier vers dézingue le dédicataire.
Le tougoudougoudou,on l'aura compris, se veut méchant.
Au contraire l'inventeur du tougoudougoudou semble gentil, que je sache.
Il se nomme Jean Mouchès et son site se visite là :
http://www.jeanmouches.fr/ouchanpo-ouvroir-de-chanson-potentielle-les-tougouxdougoudous/
Jean Mouchès (dont on peut trouver quelques vidéos en ligne) a choisi de donner à ces travaux l’intitulé d’Ouchanpo ; et de fait, même si ses expériences formelles restent peu nombreuses, on peut y trouver un certain esprit oulipien (d’ailleurs, son «tougoudougou» fera pendant quelques jours les délices de la Liste Oulipo toute entière).
Plus récemment (en avril 2016), le mathématicien et informaticien Nicolas Trotignon (de Normale Sup’ Lyon), a consacré sur son blog une série de brefs billets à des travaux qu’il dénomme Ouchanpo :
Je propose ici un travail anouchanpiste («an» veut dire «analytique»). C’est-dire qu’on va analyser les contraintes formelles dans des chansons classiques. Je remets à plus tard le synthouchanpisme («synth» veut dire «synthétique») qui se propose d’inventer et d’appliquer des contraintes nouvelles. Disons à beaucoup plus tard, quand je serai vraiment désespéré de ne plus rien trouver pour ce blog, et après vous avoir fourgué les 5000 chansons de Pierre Delanoë traduites en japonnais. (sic)
De Georges Brassens à Bobby Lapointe, il relève ainsi quelques ouchanpismes par anticipation (que d’aucun nommeraient peut-être "curiosités musicales"?), pas inintéressants quoique restant toujours à l’état d’ébauche.
Ce qui nous amène aux travaux sans doute les plus discrets, mais les plus intéressants, de ce tour d’horizon : ils sont à trouver, sans aucune surprise, du côté de la toujours plus indispensable Liste Oulipo, qui a d’ailleurs fêté ses vingt ans en 2016. La liste est précisément en deuil ces jours-ci : elle pleure la disparition récente de Dider Bergeret (à quelques jours de son soixantième anniversaire) ; présent sur la liste depuis son tout début, il s’y était distingué par sa gentillesse, son humour et la qualité jamais démentie de ses propositions.
Or Didier Bergeret était également fort intéressé par la chanson. Si la plupart de ses travaux restent consultables dans les archives de la Liste (qui requièrent de s’inscrire), l’on peut toutefois trouver, par exemple, sa contribution en forme de chanson à la BLO16 dédiée à Nicolas Graner. De façon peut-être plus marquante (puisque certains s’en souviennent encore dix-huit ans plus tard), Didier Bergeret avait posté la proposition suivante le 22 mars 1999, que voici reproduite in extenso ; elle pourra donner une idée de la qualité et de la finesse d’un travail authentiquement ou-x-pien :
From: DBERGERET < dbergeret@uvcs.uvic.ca>
To: "Oulipo (E-mail)" < oulipo@quatramaran.ens.fr>
Subject: ouchanpo (long)
Date: Mon, 22 Mar 1999 23:57:02 -0800Dans la série des ouXpo, pourquoi pas un sur la chanson?
Un bon nombre des chansons de Brassens qui ont bercé ma jeunesse sont construites sur le modèle "thème et variations": toute l'idée est contenue dans le ou les premier(s) couplet(s), les couplets suivants ne sont que des variations. Une fois le thème exposé, chaque couplet subséquent est construit sur le même moule: on peut en dégager un certain nombre de contraintes de forme, de style, de sens, que l'auteur s'est imposées. On pourrait dire qu'il s'agit de sa part d'une sorte d'auto-pastiche.
En observant les contraintes que Brassens s'est imposées dans la composition de certaines chansons, on peut - sacrilège à part - leur ajouter des couplets inédits. C'est un exercice auquel je me suis livré il y a quelques années, et je me permets d'en livrer ici un exemple.
Chanson de départ: Bécassine (texte original)
Un champ de blé prenait racine
Sous la coiffe de Bécassine,
Ceux qui cherchaient la toison d'or
Ailleurs avaient bigrement tort.
Tous les seigneurs du voisinage,
Les gros bonnets, grands personnages,
Rêvaient de joindre à leur blason
Une boucle de sa toison.
Un champ de blé prenait racine
Sous la coiffe de Bécassine.
C'est une espèce de robin,
N'ayant pas l'ombre d'un lopin,
Qu'elle laissa pendre, vainqueur,
Au bout de ses accroche-cœurs.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Des blés d'or en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.Au fond des yeux de Bécassine
Deux pervenches prenaient racine,
Si belles que Sémiramis
Ne s'en est jamais bien remis'.
Et les grands noms à majuscules,
Les Cupidons à particules
Auraient cédé tous leurs acquêts
En échange de ce bouquet.
Au fond des yeux de Bécassine
Deux pervenches prenaient racine.
C'est une espèce de gredin,
N'ayant pas l'ombre d'un jardin,
Un soupirant de rien du tout
Qui lui fit faire les yeux doux.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Des fleurs bleu's en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.À sa bouche, deux belles guignes,
Deux cerises tout à fait dignes,
Tout à fait dignes du panier
De madame de Sévigné.
Les hobereaux, les gentillâtres,
Tombés tous fous d'elle, idolâtres,
Auraient bien mis leur bourse à plat
Pour s'offrir ces deux guignes-là,
Tout à fait dignes du panier
De madame de Sévigné.
C'est une espèce d'étranger,
N'ayant pas l'ombre d'un verger,
Qui fit s'ouvrir, qui étrenna
Ses joli's lèvres incarnat.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Du temps des c'ris's en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.Résumé: Bécassine était fort belle, à tel point que les personnages les plus riches et les plus haut placés de la région étaient prêts aux plus grands sacrifices pour obtenir ses faveurs. Elle jeta pourtant son dévolu sur un petit roturier sans le sou venu d'ailleurs.
On peut observer les contraintes suivantes:
- Chacun des trois couplets fait référence à un détail spécifique de l'anatomie de Bécassine (les cheveux, les yeux, les lèvres). On remarquera au passage la progression vers le bas.
- Chacun de ces détails anatomiques est assimilé à un élément végétal (le blé, les pervenches et les cerises, respectivement).
- La métaphore végétale est une métaphore filée: le végétal renvoie à son tour à un terrain idoine (un lopin, un jardin, un verger), ainsi qu'au titre d'une chanson connue (la Chanson des Blés d'Or, Fleur Bleue, le Temps
des Cerises).- L'heureux élu du cœur de Bécassine est désigné par un nom plutôt péjoratif qui rime avec le terrain en question (robin, gredin, étranger, rimant respectivement avec lopin, jardin et verger).
- Le caractère exceptionnel de la beauté de Bécassine est souligné dans chaque couplet par une référence mythologique ou littéraire (la Toison d'Or, les jardins de Sémiramis, Madame de Sévigné)
- Brassens s'interdit, comme il se doit, la répétition: les personnages qui convoitent Bécassine et la richesse de ceux-ci sont évoqués par des expressions différentes dans chaque couplet.
- L'exception évidente à (6) ci-dessus est le dernier sizain de chaque couplet, rigoureusement identique (à part le titre de chanson), ce qui lui confère une indéniable qualité de refrain.
Mettons-nous maintenant au travail: compte tenu de la progression vers le bas et du caractère sexuel de plus en plus marqué des attraits de Bécassine, il semblerait normal, dans le quatrième couplet, de décrire ses seins.
Pour la métaphore végétale, si les poires, les pommes ou les oranges s'imposent par leur forme, elles ne brillent pas par leur poésie. En outre, le verger a déjà été utilisé au deuxième couplet. On se souviendra, en revanche, que Baudelaire a comparé avec bonheur les seins de son égérie à des grappes de raisin (dans "Les Bijoux"), ce qui permet aussi l'usage du mot "vignoble," non encore mentionné dans la chanson. Le quatrième couplet, donc, pourrait avoir l'air de ceci:À sa gorge pendaient deux grappes
Qui faisaient songer aux agapes,
Aux agapes du bon Bacchus
Où l'on s'enivrait tant et plus.
Les nobliaux de la province,
Dont les coffres n'était pas minces,
Auraient tout donné sans retard
Pour avoir droit à leur nectar.
A sa gorge pendaient deux grappes
Qui faisaient songer aux agapes.
C'est une espèce de guignol
N'ayant pas l'ombre d'un vignoble,
Un petit paltoquet indigne
Qui tâta des fruits de sa vigne,
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Du P'tit Vin Blanc en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas
Si le diable s'en mêle pas.Je me demande ce que Brassens aurait pensé d'une telle manipulation de ses textes. J'ose espérer qu'il se serait un peu reconnu. S'il y en a que ça amuse, on peut faire un travail analogue sur d'autres chansons qui s'y prêtent particulièrement. Citons par exemple:
L'ancêtre
La non-demande en mariage
Le petit joueur de flûteau
Rien à jeter
La rose, la bouteille et la poignée de mains (et....?)
La route aux quatre (cinq? six?) chansons
Les sabots d'Hélène
Etc.PS: Il y a un site web très complet sur Brassens, avec tous les textes, à:
http://web.archive.org/web/19990429035414/http://www.3cm.com/brassens/index.htm"Virile effusion" à toutes et à tous
DB
S’il doit exister un Ouchanpo un jour, le meilleur vœu que nous puissions lui souhaiter est qu’il soit, au moins un peu, héritier de Didier Bergeret.
Créé en 2016, le «Festival des cultures LGBT» a choisi, non sans sagesse, d’adopter le pluriel pour ne pas sembler postuler l’existence d’une culture unitaire qui rassemblerait, subsumerait, résumerait (et, pour finir, caricaturerait) l’ensemble des personnes homosexuelles, bi-sexuelles et inter- ou trans-genre. (Ce petit jeu sémiologique autour du pluriel n’est d’ailleurs pas sans rappeler la grotesque valse-hésitation qui conduisit à rebaptiser la station de radio «France Musique» en «France Musiques» pendant quelques années, avant de revenir au singulier... en attendant la prochaine lubie à la mode.)
Et pourtant : l’existence de menaces affectant l’ensemble de ces personnes (à commencer par l’épidémie de SIDA et la dénégation de certains droits civiques) a bel et bien suscité un mouvement de solidarité et l’apparition de ce que l’on peut désigner globalement comme une «communauté LGBT», même si cette dernière est faite de nombreux regroupements et courants divers et, parfois, rivaux. Dans le domaine musical, l’avènement de clubs et discothêques puis de larges manifestations, l’existence de vedettes pop assumant leur homosexualité (Elton John en est un exemple, que nous évoquions récemment), et la montée en puissance d’une esthétique queer, ont nettement dessiné un panorama musical associant les identités LGBT à des musiques «branchées» (dans tous les sens du terme : c’est-à-dire, notamment, amplifiées et électroniques).
Qu’en est-il, pour autant, de la musique savante et instrumentale ? À partir des années 1990, des regroupements se forment autour des pratiques musicales dites «classiques», à commencer par le London Gay Symphony Orchestra qui, rassemblant des musiciens de haut niveau, entame dès 1996 une trajectoire remarquable et (encore aujourd’hui) couronnée de succès, au point de susciter deux sous-ensembles autonomes : les London Gay Symphonic Winds et le London Gay Big Band. Dans son sillage se formeront d’autres orchestres, en Angleterre (le Birmingham Gay Symphony Orchestra ouvert à tous -- peut-être en mémoire de l’orchestre de Portsmouth, expérience marquante en la matière), mais aussi en Allemagne (le Rainbow Symphony de Cologne, le Concentus Alius de Berlin), au Canada (le Counterpoint Community Orchestra de Toronto), et aux États-Unis (le Queer Urban Orchestra de New-York City, les ensembles symphoniques, jazz et harmonies de Lakeside Pride à Chicago, le Bay Area Rainbow Symphony à San Francisco, le Atlanta Philharmonic Orchestra et le Minnesota Philharmonic Orchestra), et en Australie (le Melbourne Rainbow Band).
La France, pour sa part, est représentée par diverses associations, notamment son propre Rainbow Symphony Orchestra depuis 2002, et plus récemment les Concerts Gais. De fait, les orchestres LGBT semblent se développer plus aisément dans les pays anglophones, où ils sont notamment fédérés par la Lesbian and Gay Band Association. Ceci pour ne rien dire des groupes vocaux LGBT, qui sont encore plus nombreux ; l’on se contentera de mentionner ici la fédération américaine GALA et son homologue européenne Legato, qui propose notamment le festival Various Voices tous les quatre ans. La musique ne semble, en revanche, pas représentée au Festival International du Théâtre Gay de Dublin.
L’opéra est un autre champ où s’expriment des problématiques LGBT. Là encore, les pays anglo-saxons sont en première ligne : dès 1995 est créé (à Houston) un opéra sur Harvey Milk, puis peu après l’opéra Patience and Sarah à New York. C’est également à New York que sera commandé, dans la décennie suivante, l’opéra Brokeback Mountain (finalement créé à Madrid) ; ou, encore, de nouveau à Houston, l’opéra en un acte Edalat Square portant sur les exécutions d’homosexuels en Iran. Une autre création importante sera celle de Fellow Travelers en 2016 à Cincinatti. Le Royaume-Uni n’est pas en reste (à titre symbolique, l’opéra royal a d’ailleurs arboré un drapeau arc-en-ciel en 2016) ; on y trouve notamment la compagnie Secret Opera qui se plaît par exemple à réécrire Carmen... en n’y mettant que des rôles masculins (CarMen).
Un point commun aux orchestres LGBT est de ne pas prétendre exclure les interprètes cisgenre-hétérosexuels, mais de se proclamer ouverts à «toutes» les orientations et identités (les chœurs et ensembles vocaux LGBT, en revanche, sont plus exclusifs) . Ce qui ne fait qu’exprimer, en creux, le climat de discrimination existant d’ordinaire dans le milieu musical -- de fait, les travaux de Claudia Goldin et Cecilia Rouse, dès la fin des années 1990, et ceux plus récents d’Amy Louise Phelps, ont montré combien les jugements sexistes (conscients ou non) peuvent sous-tendre le milieu des orchestres symphoniques.
Le mouvement LGBT cherche également à s’ancrer dans un héritage historique, notamment en s’intéressant à l’orientation sexuelle des musiciens et artistes du passé (laquelle constitue, depuis plusieurs décennies déjà, un sujet d’étude prisé des universitaires). Les archives de la défunte encyclopédie glbtq en témoignent ; ainsi, surtout, que cette chronologie de la vie musicale LGBT au Royaume-Uni, de la Renaissance à nos jours, proposée par l’Archive LBGT UK. D’une rigueur pas toujours universitaire, cette page n’en demeure pas moins particulièrement intéressante ; il n’est que trop souhaitable que voie le jour un équivalent de ce travail à l’échelle européenne, voire mondiale.
Sports d’été : plusieurs lecteurs nous demandent les règles du tennis russe qui fera fureur, cette saison, dans tous les châteaux. Elles peuvent se résumer ainsi : la partie se joue la nuit, sur des corbeilles de fleurs éclairées par des lampes à arc ; elle n’admet que trois partenaires ; le filet est supprimé ; la balle est remplacée par un ballon de foot-ball ; l’usage de la raquette est interdit. Dans une tranchée, creusée à l’extrémité du terrain, on dissimule un orchestre qui accompagne les ébats des joueurs. Ce sport a pour objet de développer une extrême souplesse dans les articulations des poignets, du cou et des chevilles. Il a reçu l’approbation de l’Académie de médecine.
C’est ainsi qu’un certain «Swift» (pseudonyme sous lequel se cache – à peine – Érik Satie) décrit en 1913, dans la revue S.I.M. que nous avions déjà évoquée, la récente création de Jeux aux Ballets russes... (Qu’aurait-il dit si le ballet s’était achevé sur la chute impromptue non d’une balle de tennis, mais d’un dirigeable comme le souhaitait Nijinsky...). De fait, le tennis servira d’inspiration non seulement à Debussy mais également à Satie lui-même dans ses Sports et divertissements pour piano seul. Pour autant, Debussy jouait-il lui-même au tennis ? Telle est l’anecdote – non-corroborée par la moindre source, et franchement douteuse – qu’avance un listicle du BBC Music Magazine : «Debussy appréciait effectivement à l’occasion de jouer au tennis avec Ravel». (Entre autres articles de ce style, on en trouvera notamment un sur le cyclimse.)
Parmi les autres compositeurs figurant dans cette même liste, Britten est sans aucun doute le plus digne d’y figurer : adepte de la natation, du criquet et du croquet, ce sportif accompli jouait aussi au tennis, notamment avec son compagnon Peter Pears. Ces activités ne semblent pas avoir joué de rôle dans son lien tardif avec la Russie, et en particulier son amitié avec Chostakovitch et Rostropovitch – il n’a jamais pu rencontrer Prokofiev, dont il connaissait et admirait cependant l’œuvre. Quant à Chostakovitch lui-même, l’on sait qu’il était un ardent supporter de football.
Serge Prokofiev, lui-même, jouait à l’occasion au tennis (qu’il pratiqua notamment lors de son séjour dans le golf de Finlande à l’été 1916), et s’essaya également au volley comme en témoigne son fils – le verbe "essayer" est ici charitable, à en croire un autre témoignage précieux et surprenant : celui de Kabalevsky, qui le fréquenta régulièrement pendant une quinzaine d’années. Prokofiev jouait également aux cartes, à en croire son fils : enfant, il pratiqua le whist, le chemin de fer et un jeu intitulé 66. À l’âge de 20 ans il découvre le bridge, auquel il jouera plus tard notamment avec Francis Poulenc lors de ses séjours à Paris – ils prirent même part, de concert (si l’on peut dire), à des tournois de bridge confortablement rémunérateurs. Comme il l’indique dans ses écrits autobiographiques, Poulenc faisait partie des admirateurs de Prokofiev ; il l’accompagna au second piano lorsque ce dernier se préparait à sa tournée américaine de 1932, et lui dédia sa dernière œuvre, la Sonate pour hautbois et piano.
Le sport d’excellence de Prokofiev, toutefois, reste le jeu d’échecs, qu’il apprend dès l’âge de sept ans ; à dix-huit ans, il contribue aux tournois du club d’échecs de l’Institut Technologique de Saint-Pétersbourg où il peut voir jouer les plus grands maîtres, et se mesure lui-même à de futurs champions tels que Levenfish ou l’immense Alekhine, dont il se vantera toute sa vie de l’avoir vaincu un jour (en fait lors d’une partie double en aveugle) et qui deviendra de ses amis. Les champions qu’il fréquentera par la suite incluent Lasker, Tartakover, Botvinnik et surtout Capablanca (lui-même mélomane), à qui il se mesure dès 1914 (enregistrant une victoire à son actif) et avec qui il se lie d’amitié. Joueur offensif et opiniâtre, Prokofiev ne dédaigne pas de se servir des échecs pour écraser sans vergogne ses collègues moins aguerris en la matière : Poulenc, Maurice Ravel lors d’une partie en 1924, ou encore Vernon Duke (de son vrai nom Vladimir Dukelsky, dont l’autobiographie Passport to Paris regorge de récits intéressants sur Prokofiev). (Aucune partie d’échecs n’aura été disputée, toutefois, lors de son unique rencontre avec Debussy à l’âge de 22 ans.)
Après son retour en Russie en 1936, il joue fréquemment avec le violoniste David Oistrakh (qui se trouve être son voisin), lequel témoignera : «Prokofiev était un joueur avide ; il pouvait réfléchir à ses coups pendant des heures. [...] Vous auriez dû le voir, tout excité, dessinant pour ses victoires et défaites toutes sortes de schémas pleins de couleurs ; combien il était heureux de chaque victoire et combien chaque défaite le ravageait...» En 1937, un véritable championnat en miniature sera organisé entre les deux : l’évènement est annoncé avec battage, et se soldera par une défaite par abandon pour le violoniste. L’âpreté du compositeur au jeu est telle que les médecins lui interdisent de s’y adonner à partir de 1945, à la suite de sa première attaque d’hypertension chronique ; Kabalevsky raconte qu’il invente alors un nouveau jeu intitulé «les généraux Allemands prisonniers». (Il ne se privera au demeurant pas de poursuivre son vice, allant jusqu’à prendre part à un ultime tournoi d’échecs en 1951.)
À l’été 1933, Arnold Schönberg se trouve en vacances en France lorsque parviennent des nouvelles peu rassurantes d’Allemagne, où le nazisme bat son plein et où ses œuvres sont interdites en tant que «dégénérées». Au lieu de regagner l’Allemagne, la famille tente de s’expatrier ; refusée par l’Angleterre, elle se tourne vers les États-Unis où se lance immédiatement une souscription pour leur venir en aide. Le plus visible, et peut-être le plus empressé des donateurs, n’est autre que George Gershwin. Le musicien américain (dont nous avons déjà évoqué le goût pour les expériences musicales inédites) y voit une occasion de côtoyer enfin ce compositeur qu’il admire depuis longtemps : il lui demandera même des leçons d’écriture, que le maître autrichien, de 25 ans son aîné, lui refusera avec fermeté et gentillesse. Schoenberg s’installe donc aux États-Unis, à Boston puis en Californie pour un climat plus favorable ; ses nombreuses fréquentations inclueront des célébrités hollywoodiennes telles que Charlie Chaplin et Harpo Marx, mais aussi son compatriote Ernst Toch, que nous avons eu l’occasion de présenter ici. John Cage et Lou Harrison seront au nombre de ses élèves.
Une amitié étonnante et durable naît entre Schoenberg et Gershwin, d’autant plus improbable pour qui connaît leurs esthétiques antipodales. De fait, une (un?) musicienne japonaise du nom de Kyo Yoshida a eu en 1997 l’idée amusante de superposer des fragments musicaux de l’un et de l’autre ; cette réalisation ingénieuse (présentée sur YouTube dans un rendu synthétique, mais la partition est également disponible) s’intitule I got rhythm and played tennis with Mr. Schoenberg ; elle a d’ailleurs été reprise par l’Association des professeurs de piano japonais sur sa propre chaîne YouTube en 2016.
Les deux amis sont liés non seulement par un sens de la générosité qu’ils ont en commun (Gershwin vient à nouveau en aide à Schoenberg en finançant l’enregistrement phonographique de ses œuvres ; pendant ce temps, ce dernier consacrera son propre argent à aider toutes ses connaissances restées en Europe) mais aussi par leur pratique occasionnelle de la peinture (ils feront d’ailleurs chacun le portrait de l’autre)... Enfin, et surtout, ils partagent une passion pour le tennis – le 26 mai 1937, Schoenberg persiste même à rester sur le court alors que sa femme est en train d’accoucher à l’hôpital. D’ailleurs, le petit conte pour enfants qu’il rédigera et enregistrera quelques années plus tard, Die Prinzessin (la princesse), s’ouvre sur cette phrase : «Un après-midi, alors que la princesse avait, comme à son habitude, joué sa partie de tennis avec la duchesse, ce fut balle de match en sa faveur, five to three and advantage pour la princesse» (en anglais dans le texte).
Un autre document laissé par Schönberg a attiré l’attention de la "musicologue" Theresa Sauer, qui a éprouvé le besoin de l’inclure dans son ouvrage Notations 21 consacré aux notations musicales graphiques et exotiques – ce qui a conduit à des titres tels que : La notation musicale de Schoenberg fondée sur le tennis : un hommage à George Gershwin. Il suffit pourtant d’examiner le document lui-même pour se convaincre qu’il n’a pas le moindre rapport avec la musique : comme le récapitule un article de la presse suisse-allemande, il s’agissait tout simplement d’un système graphique inventé par Schoenberg pour noter avec précision les parties de tennis disputées par son fils.
Il existe de cette période, pour l’un comme pour l’autre, quelques traces filmées et photographiques. Cependant, le témoignage le plus poignant est certainement le texte rédigé (et prononcé) par Schoenberg après la mort de son ami en 1937 :
Beaucoup de musiciens ne voient pas en George Gershwin un compositeur sérieux. Mais il faut qu’ils comprennent que, sérieux ou non, c’est un compositeur – à savoir un homme qui vit dans la musique et dont toute l’expression, sérieuse ou non, profonde ou superficielle, se fait par la musique car c’est là son langage premier. Il existe des compositeurs, sérieux (comme ils le croient) ou non (comme je le sais), qui ont appris à aligner des notes. Mais s’ils sont sérieux, c’est uniquement du point de vue de leur absence totale d’humour et d’âme. Il me semble que cette différence justifie à elle seule de qualifier l’un de compositeur, mais pas l’autre.
Où est donc passé le quart de ton ? De 1925 à 1975, la musique micro-intervallique est le signe de modernité par excellence, et sera cultivé avec amour par les compositeurs expérimentaux -- en particulier aux États-Unis (comme nous l’avions vu), où la musique savante cherche à s’inventer une tradition spécifiquement américaine, mais aussi en Europe : notamment en république tchèque, mais aussi en Suisse-allemande où existe une véritable école micro-intervallique. Pourtant, après trois générations de compositeurs (les pionniers avant 1920, l’âge d’or entre les deux guerres mondiales, et les tardifs nés dans les années 1950-60), le quart de ton ne semble guère enthousiasmer les musiciens d’aujourd’hui.
Établir un panorama de la musique micro-intervallique instrumentale serait une tâche insurmontable. On peut en proposer, néanmoins, un panorama partiel mais pas insignifiant, en choisissant de nous concentrer sur les musiques impliquant un ou plusieurs pianos. En effet, beaucoup de compositeurs parmi les plus importants du monde micro-intervalliste se sont essayés à inventer un langage de hauteurs spécifique aux claviers, ce qui impose une démarche a priori plus rigoureuse et délibérée que dans le cadre de l’écriture des cordes ou des vents. Une musique micro-intervallique pour claviers porte en général le signe d’une démarche systémique, où l’usage des quarts de ton procède d’une construction langagière intrinsèque, plutôt que d’un simple effet instrumental pas forcement indispensable : en d’autres termes, dès qu’il s’insère sur un clavier, le quart de ton présuppose l’existence d’une gamme.
On pourra consulter ici une présentation synthétique de l’histoire de la musique micro-intervallique par l’universitaire Franck Jedrzejewski ; Wikipédia fournit par ailleurs une liste (affreusement incomplète) de pièces en quarts de ton. Une nomenclature plus spécifiquement dédiée au piano reste à établir ; voici celle que nous proposons.
-
Nicola Vicentino (1511-1576)
Cet étonnant musicien et inventeur ferrarais conçoit dès le XVIe siècle un clavecin microtonal : l’archicembalo, découpant l’octave en 36 intervalles. On lui doit également un traité mettant en application ses théories sur l’intonation, d’une finesse et d’une modernité difficilement concevables même aujourd’hui.
-
Georg August Behrens-Senegalden (1868?-1900?)
Difficile d’en apprendre beaucoup sur ce musicien allemand de la fin du XIXe siècle ; on lui doit au moins un Im Walde op.1 pour piano seul, et des Lotosblätter op.3 pour voix grave et piano. Plus intéressant, en revanche, est le brevet qu’il dépose en 1892 pour un piano en quarts de ton -- dont on ne sait s’il a été effectivement construit et utilisé.
-
Willy von Möllendorff (1872-1934)
Ce précurseur allemand s’intéressa également à l’invention d’un clavier microtonal (en quarts de ton), qu’il voulait le plus proche possible du clavier habituel afin qu’il puisse convenir même à des instrumentistes classiques. Il publia dès 1917 un traité établissant un système de notation et même une théorie harmonique entière, adaptée à ce nouveau langage tempéré.
-
Charles Ives (1874-1954), Trois pièces en quarts de ton, S. 128 (K. 3C3)
Achevées en 1924 peu avant sa décision de cesser d’écrire, ces trois pièces pour deux pianos de Ives (peut-être le compositeur américain de cette époque le plus connu en Europe) constituent pour lui une tentative d’explorer par des moyens pianistiques un matériau d’étude qui le fascine de longue date. Au moins deux de ces pièces étaient destinées à être jouées par un seul interprète muni de deux claviers.
-
Julián Carrillo (1875-1965)
Ce compositeur mexicain fut un pionnier de la musique microtonale, inventeur notamment du système théorique «sonido 13». Après s’être essentiellement intéressé aux instruments à cordes, il se penche sur les pianos «métamorphosés», décomposés en divers microintervalles, et dont l’étendue du clavier ne permet de jouer qu’une tessiture très restreinte (de une à quatre octaves). Il en fait fabriquer une quinzaine par la maison Sauter, qui le feront connaître à travers l’Europe -- en particulier son piano en seizièmes de ton qui est encore utilisé aujourd’hui. Il écrira pour ces instruments un Capricho (1959), et surtout Balbuceo pour piano en seizièmes de ton et orchestre (1960).
-
Mildred Couper (1887-1974)
L’une des très rares compositrices de notre liste, Mildred Couper propose une écriture personnelle et originale quoique passée de mode. Dès la fin des années 1920, elle commence à mêler à un langage assez hollywoodien (volontiers tonal et souvent nostalgique) des colorations en quarts de ton. Ces expériences déboucheront sur son ballet Xanadu de 1930 (dont elle réalise également une version pour deux pianos à un quart de ton d’intervalle) ; quelques années plus tard, elle signera également un cycle autour des Neuf muses, une Plainte et une Rumba pour deux pianos.
-
Arthur Lourié (1892-1966), Prélude Op. 12, n°2
Tout comme Léo Ornstein, que nous avions évoqué précédemment, Arthur Lourié est d’origine russe ; initalement engagé aux côtés de la jeune avant-garde communiste révolutionnaire (il sera notamment cosignataire d’un des trop nombreux manifestes du futurisme), il finit par émigrer en France (où il se liera avec Stravinsky) puis aux États-Unis. Son œuvre comprend un répertoire intéressant pour piano, notamment ses Cinq préludes fragiles d’inspiration romantique ainsi que de nombreuses pièces plus avant-gardistes. Ce prélude de 1912 pour piano en quarts de ton, peu connu, est sa seule expérience micro-intervalliste.
-
Alois Hába (1893-1973)
Largement connu comme «le» grand maître tchèque du quart de ton, il est l’auteur d’un corpus majeur et abondant, dont une trentaine d’œuvres pour piano en quarts de ton : de nombreuses suites et fantaisies, ainsi qu’une sonate.
-
Ivan Wyschnegradsky (1893-1979)
Né la même année que Hába, Wyschnegradsky est une référence non moins incontournable en matière d’écriture micro-intervalliste (pouvant aller du tiers ou quart de ton jusqu’au douzième de ton), particulièrement en France où il émigre quelques années après la Révolution Russe. Présenter ici toute son œuvre serait largement impossible ;
-
Hans Barth (1897-1956)
Il semble que ce compositeur américain d’origine allemande, aujourd’hui largement oublié, ait exploré le monde des quarts de ton à travers de nombreuses œuvres : Concerto pour piano (1928), Concerto pour piano en quarts de ton et cordes en quarts de ton (1930), 10 études pour piano en quarts de ton (1942-1944).
-
Alan Hovhaness (1911-2000), O Lord, Bless Thy Mountains, Op. 276
Parmi le catalogue surabondant (estimé à plus de 500 œuvres) de ce compositeur américain d’origine arménienne, se trouvent quelques exemples d’écriture micro-intervallique, mais cette brève pièce de 1974, en trois mouvements et pour deux pianos, est la seule qui requiert un accord spécifique (ici à un quart de ton d’intervalle). Dans deux interviews, il examine la place du piano (trop importante dans la musique occidentale à son avis, ce qui a résulté dans l’hégémonie du tempérament égal), et émet le souhait que soient inventés et popularisés des instruments facilitant l’emploi des micro-intervalles. Quelques extraits peuvent être entendus de cette pièce étrange et séduisante, en forme d’invocation mystique, inspirée par les chaînes de montagne du Nord-Ouest des États-Unis.
-
Donald Lybbert (1923-1981), Lines for the fallen
Ce compositeur américain peu connu s’est principalement intéressé à la musique vocale, comme en témoigne cette cantate pour soprano et deux pianos en quart de ton, écrite en 1971 sur des textes de William Blake et qui fait évidemment référence à la guerre du Vietnam.
-
Henry Mancini (1924-1994), Wait Until Dark
De la même génération que Jerry Goldsmith (évoqué précédemment ici) et Ennio Morricone (qui ne travaillera à Hollywood qu’à la fin des années 1960), Henry Mancini marque à partir de 1960, en particulier avec ses musiques pour les films de Blake Edwards et Stanley Donen qui seront également publiées, nouveauté à l’époque, sous forme de disques stéréo à écouter en eux-mêmes -- ce qui confère au compositeur une reconnaissance publique jamais obtenue auparavant, phénomène qui se confirmera ensuite avec son apprenti et future star, John Williams. Au-delà de son aspect smooth jazz très reconnaissable, il est arrivé à Mancini de s’essayer à des écritures plus novatrices, que ce soit du côté des musiques non-occidentales traditionnelles, de l’atonalité ou des instruments électroniques. La bande-son du film Seule dans la nuit (1967, avec Audrey Hepburn) fait ainsi appel à deux pianos accordés à un quart de ton d’intervalle, dans une approche évidemment dramatisée et angoissante.
-
Tui St. George Tucker (1924-2004)
Cette compositrice américaine importante quoique peu connue a travaillé de longue date avec les quarts de ton (notamment à la flûte à bec, son instrument d’élection). Avec générosité et intelligence (hélas peu communes), son exécuteur testamentaire Robert Jurgrau a mis à disposition ses partitions gracieusement sur le site web qui lui est consacré, ainsi que sur IMSLP.
-
Claude Ballif (1924-2004)
Héritier (littéralement) de Wyschnegradsky, ce compositeur français a beaucoup travaillé sur le micro-intervalle mais il ne semble pas que ces recherches se soient traduites dans sa musique pour piano.
-
Teo Macero (1925-2008), One-Three Quarters
Ce saxophoniste de jazz américain, volontiers expérimental (il a notamment travaillé avec Charles Mingus), est également l’auteur de nombreux arrangements et musiques de films ou de ballets. Dans cette pièce des années 1960, il confronte deux pianos en quarts de ton à un ensemble de cordes.
-
György Kurtág (né en 1926), Életút
La composante micro-intervallique n’est présente qu’occasionnellement (à partir des Microludes des années 1970) dans l’œuvre de ce maître hongrois discret et économe, chez qui le piano tient d’ailleurs toujours une place privilégiée. On peut pourtant y trouver cette brève partition de 1992 dédiée à son ancien professeur Sándor Veress, pour deux pianos à un quart de ton d’intervalle, auxquels s’adjoignent deux cors de basset.
-
Ben Johnston (né en 1926)
Bien que n’ayant pas écrit stricto sensu en quarts de ton, cet auteur américain mérite d’être mentionné ici pour deux pièces conçues pour un piano accordé de façon spécifique : sa Sonate pour piano microtonal de 1964, et sa Suite pour piano microtonal de 1978 (en voici un extrait).
-
Klaus Linder (1926-2009), *Requiebrosù
Ce pianiste suisse-allemand a exercé à Bâle où il a notamment dirigé l’académie de musique. Il s’est parfois essayé à l’écriture, notamment avec cette partition pour deux pianos en quart de ton.
-
John Diercks (né en 1927), Reminiscences
Cette pièce pour deux pianos de 1971 occupe une place à part dans l’œuvre (par ailleurs abondant) de ce pianiste et professeur américain ; s’il ne recule pas devant les écritures microintervalliques, sa musique pour piano reste principalement d’inspiration néoclassique.
-
Štěpán Koníček (1928-2006), Prélude, Blues et Toccata
Éminent compositeur de musiques de film (on lui doit plus de 300 bandes sonores ; il a également été scénariste, producteur et réalisateur), Koníček est un compatriote du tchèque Alois Hába avec lequel il a étudié et dont il a dirigé de nombreuses œuvres. Ainsi en est-il venu à s’intéresser au micro-intervallisme, qu’il a, paraît-il, intégré dans certaines musiques de films (cela ne s’entend pas toujours, il faut l’avouer). En 1982, il rédige sa seule œuvre entièrement micro-intervallique pour deux pianos en quarts de ton, en trois mouvements, dont voici un extrait.
-
Gerd Zacher (1929-2014), L’heure qu’il est
Cet essayiste et organiste allemand s’est toujours intéressé à la création musicale contemporaine (il a notamment créé plusieurs œuvres de Mauricio Kagel, Morton Feldman ou John Cage), et s’est lui-même essayé à la composition (notamment dans un langage sériel). Cette pièce pour deux pianos en quart de ton semble être la seule de son catalogue pour une telle formation ; restée inédite, elle doit sa résurgence au pianiste Thomas Bächli qui l’a intégrée à son répertoire.
-
Easley Blackwood (né en 1933), 12 études microtonales
Ces pièces amusantes de 1980 constituent un point d’étape marquant dans l’histoire de la musique micro-intervallique américaine ; elles ne sont cependant pas écrites pour instruments réels, mais pour synthétiseurs (ce qui les rend d’ailleurs affreusement datées aujourd’hui) : le «seul moyen technique pratiquable pour leur réalisation», note l’auteur. Au demeurant, Blackwood est également pianiste ; on lui doit notamment un intéressant concerto précédant sa période micro-intervallique.
-
James Tenney (1934-2006), Flocking
Les œuvres pour piano (rarement seul) occupent un bon quart du catalogue de ce compositeur New-Yorkais, qui a eu l’occasion de côtoyer aussi bien Edgar Varèse que John Cage, Conlon Nancarrow, Harry Partch et, dans les années 1960, Steve Reich et le groupe Fluxus. Il conçoit alors de nombreuses pièces et performances aux titres volontiers humoristiques, avant de se tourner vers les écritures micro-intervalliques à la fin des années 1960, ce qui le conduira notamment vers sa pièce Bridge (1984), pour deux pianos en tempérament inégal très précis, sur laquelle il rédige une notice intéressante. Plus tardive, Flocking (1993) est écrite pour deux pianos à un quart de ton d’intervalle.
-
Alain Bancquart (né en 1934)
Personnalité bien placée dans l’édifice instutionnel et administratif français, ce compositeur néo-sériel a produit de nombreuses œuvres d’écriture micro-intervalliste (notamment pour piano en seizième de tons).
-
Pierre Mariétan (né en 1935), Transmusique II : Par-delà le temps, l’espace
Contrairement à beaucoup de musiciens suisse-allemands présentés ici, ce compositeur est originaire de Suisse francophone et s’est toujours rapproché de la France (où il a d’ailleurs accédé à un certain degré de légitimation institutionnelle). Si ses expériences musicales les plus caractéristiques sont plutôt constituées d’objets sonores enregistrés (bruits urbains, voix parlée), on lui doit quelques pièces instrumentales, notamment cette partition pour deux pianos en quart de ton datée de 1987.
-
John Eaton (1935-2015), Fantaisie microtonale
Cette partition pour un instrumentiste jouant sur deux pianos à un quart de ton d’intervalle date de 1964, au debut de la carrière de ce compositeur américain (à ne pas confondre avec le pianiste de jazz du même nom et du même âge), principalement réputé pour ses opéras et son usage des synthétiseurs (notamment en collaboration avec le célèbre ingénieur Robert Moog). Seuls de maigres extraits sont disponibles en ligne.
-
John Corigliano (né en 1938), Chiaroscuro
Une œuvre envoûtante de 1997, en trois mouvements : Light (lumière), Shadow (ombre) et Strobe (clignotement), de ce compositeur américain peu connu mais essentiel.
-
Calvin Hampton (1938-1984)
Terrassé à l’âge de 45 ans par l’épidémie de Sida, cet organiste américain a laissé de nombreuses œuvres liturgiques, mais aussi de la musique pour orgues et pour divers instruments, comme ce vertigineux Catch-Up pour deux pianos en quarts de ton et bande magnétique, ou encore Triple Play qui fait également intervenir des ondes Martenot.
-
Bruce Mather (né en 1939)
Ce pianiste et compositeur canadien a joué (notamment en duo avec son épouse, également pianiste) puis prolongé l’œuvre de Wyschnegradsky, notamment à travers des pièces pour deux pianos en quart de ton telles que Régime 11, Type A (1978), Des laines de lumière (1996) ou Hommage à Wyschnegradsky (2009), mais aussi pour piano en huitième ou seizième de ton comme son Hommage à Carrillo (1996).
-
Alain Moëne, De l’ange
Adminstrateur de diverses institutions françaises, ce musicien a également écrit quelques œuvres, notamment cette partition de 2015 pour deux pianos créée par Martine Joste.
-
Roland Moser (né en 1943), Kabinett Mit Vierteltönen
Ce compositeur et professeur suisse-allemand propose un «Cabinet de curiosités» musical (daté de 1986) pour deux pianos à un quart de ton d’intervalle ; on peut en entendre quelques extraits qui ne présentent, il faut le reconnaître, guère d’intérêt musical.
-
Peter Streiff, (né en 1944) Handwerk-Hörwerk
En activité depuis les années 1970, ce compositeur bernois écrit pour des formations instrumentales classiques mais non sans avoir fréquemment recours au intervalles restreints, tel que dans cette pièce pour deux pianos en quart de ton datée de 1999.
-
Clarence Barlow (né en 1945), Çoǧlu otobüs işletmesi
Une fresque hallucinante pour quatre pianos, rédigée de 1975 à 1979. Barlow se tourne ensuite vers une approche intéressante de l’écriture instrumentale influencée par les techniques électroacoustiques. Il est notamment l’auteur du logiciel Autobusk, mis à disposition sous une licence non-libre.
-
Viktor Ekimovsky (né en 1947)
Ce pianiste et compositeur russe a commencé sa carrière sous l’Union Soviétique, où il se décrit comme dissident du fait de son intérêt pour l’œuvre d’Olivier Messiaen. Le piano tient une place primordiale dans son œuvre, d’inspiration manifestement post-modale (le pianiste Youri Khanon a notamment joué son répertoire) ; cependant il semble s’être également intéressé aux quarts de ton de façon ponctuelle.
-
Ernst Helmuth Flammer (né en 1949), Klavierstuck VIII
Cet organiste originaire du sud de l’Allemagne a peu écrit pour le piano, excepté cette partition écrite en 2001 pour le piano en seizièmes de ton inspiré par Carillo, qu’on a pu entendre en 2009 dans un concert de Martine Joste.
-
Georg Friedrich Haas (né en 1953)
Compositeur spectral à la mode dans les cercles légitimés, l’autrichien Georg Haas écrit principalement pour orchestre mais s’intéresse aussi, à l’occasion, au piano (on lui doit notamment des pièces solistes ainsi qu’un Concerto écrit en 2007). L’écriture micro-intervallique qu’il utilise se rattache au courant suisse-allemand qu’il a en partie suscité (notamment autour du piano en seizièmes de ton conçu par Carrillo au début du siècle). Signalons notamment Approximations limitées (2010) pour six pianos et orchestre, ainsi que, trois décennies plus tôt, dans ses trois Hommages pour pianiste seul (jouant sur deux pianos en quart de ton), notamment Hommage à Steve Reich et Hommage à Ligeti. Comme chez Ives, ces pièces sont éventuellement jouées par un seul interprète.
-
Edu Haubensak (né en 1954)
D’origine finlandaise, ce compositeur de la «jeune» génération suisse-allemande a écrit notamment pour cordes, mais également pour piano solo [dés]accordé de diverses façons.
-
Martin Wehrli (1957-2013), Klavierstücke
Cet autre compositeur suisse-allemand est disparu assez jeune, et reste méconnu (il ne figure d’ailleurs pas sur Wikipédia). Le pianiste Tomas Bächli a entrepris de le faire connaître en jouant notamment des pièces pour piano écrites dans les années 1980.
-
Dieter Jordi (né en 1958), 4 arabesques
Guitariste de formation (tout comme Wehrli, qu’il fréquentait d’ailleurs), ce compositeur zurichois a parfois écrit pour piano, notamment ces quatre brèves pièces pour deux pianos en quarts de ton présentées à la fin des années 1980.
-
Martin Imholz (né en 1961), 6 Klavierstücke
Ces pièces de jeunesse de la fin des années 1980 sont écrites pour piano en seizième de ton, par un musicien d’origine zurichoise et bernoise.
-
Manfred Werder (né en 1965), Klavierstücke
Ce pianiste zurichois est également un compositeur radical et prolifique. Au-delà de ses pièces de jeunesse pour deux pianos en quarts de ton (publiées à partir de 1991), il publie maintenant des partitions dont le titre n’est que leur année de parution, et à l’instrumentation laissée libre.
-
Scott Crothers (né en ... ?)
Ce bassiste de rock/blues américain est à la fois très présent sur le Web (dont il est un vétéran), et très bien caché : impossible d’identifier sa date de naissance ni sa ville. Il s’intéresse aussi bien à Miles Davis qu’à Penderecki, et a écrit (sous le pseudonyme de Diesel Bodine) aussi bien de nombreuses chansons que toute une collection de préludes pour piano en quarts de ton.