Il est des instruments qui n’existent que dans l’esprit, le temps d’un rêve ou d’un récit. Bien souvent, ces instruments sont eux-même une porte d’entrée symbolique donnant à imaginer un niveau supplémentaire d’abstraction et d’irréel : la sensation sonore et musicale naissant de leur propre musique (ainsi que l’émerveillement visuel que procure leur aspect et le geste instrumental qui leur est propre).
Prétendre établir une liste complète (ou même simplement satisfaisante) de tels instruments ne pourrait évidemment être que pure chimère ; Wikipédia nous fournit heureusement un point d’entrée commode avec cette liste d’instruments mythologiques qui voit se côtoyer les légendes hindoues (la conche Shankha et Panchajanya), nordiques (la harpe de Bragi et celle de Väinämöinen), grecques (la lyre d’Orphée, la flûte de Pan et de Syrinx) et judéo-chrétiennes (les sept trompettes) ; s’y ajoutent des légendes plus récentes telles que le cor de Roland, la flûte du joueur d’Hamelin ou le tambour de Francis Drake.
S’il est un genre contemporain qui a incontestablement pris le relais en terme de production de civilisations fictives (et des pratiques musicales afférentes), c’est certainement la science-fiction ; nous avions ainsi pu effectuer un alléchant survol du monde musical de Star Trek, dont la richesse reste sans comparaison avec d’autres œuvres qui se résument souvent à un seul instrument (le baliset de Dune, le visi-sonor de la trilogie Foundation et son lointain cousin le holophonor de Futurama) — pour taire pudiquement l’embarrassante étisie de l’autre franchise à succès et sa cantina.
S’il ne fallait retenir qu’un exemple d’instrument inspiré par la science-fiction, pourtant, ce n’est pas à une œuvre narrative qu’on le doit : le zeusaphone, ou «arc chantant», consiste à produire des hauteurs prédéterminées au moyen de bobines Tesla. Le résultat, qui ravit tous les amateurs de festivals depuis maintenant dix ans, est spectaculaire.
À ces mondes futuristes, ceux du merveilleux (fantasy) n’ont pas grand chose à envier. Si la Terre du Milieu de J.R.R. Tolkien (1892-1973) semble se satisfaire principalement d’instruments dérivés des nôtres (harpe elfique, etc.), la série plus récente Redwall de Brian Jacques (1939-2011) inclut plusieurs instruments propres à chaque espèce animale mise en scène (notamment la harpe «harolina», dont une réalisation a été proposée par une luthière américaine). À l’aurore du genre, il faut également mentionner une nouvelle du baron de Dunsany, Bethmoora (1910), dans laquelle la couleur locale s’enrichit de tout un instrumentarium, quoiqu’indéfini — nous traduisons :
C’était un jour radieux, et les habitants de la ville dansaient près des vignobles, cependant qu’ici et là quelqu’un jouait du kalipac. Les arbustes violets étaient tous en fleurs, et la neige brillait sur les collines de Hap.
Au-delà du portail de cuivre, l’on pressait le raisin dans des cuves pour faire le syrabub. Ce millésime serait fameux.
Dans les jardinets juste avant le désert, des hommes battaient le tambang et le tittibuk, et soufflaient mélodieusement dans leur zootibar.
Si l’invention d’instruments est appréciée pour son pouvoir dépaysant et puissamment évocateur, elle peut pourtant prendre, à l’occasion, une tournure plus noire et satirique. Ainsi le savant et inventeur allemand Athanasius Kircher décrit-il dès 1650 un «clavier à chats» peu engageant (nous traduisons) :
Un ingénieux musicien, pour soulager son Prince de la profonde tristesse où le plongeait sa charge, construisit l’instrument suivant. Il captura des chats vivants de tailles différentes, et construisit pour eux des cages alignées de façon à ce que lorsqu’il appuierait sur les touches d’un clavier, une baguette acérée leur perfore la queue. Il disposa les chats selon la tessiture de leur voix, pour qu’à chaque touche du clavier corresponde un chat ; les harmonies de cet instrument résultaient de leurs cris, tantôt de douleur, tantôt de colère. Par les accords ainsi obtenus, qui ne pouvaient manquer de faire rire, le prince fut guéri de sa tristesse.
Cette invention est à rapprocher, quatre siècles plus tard, de l’humour noir de certains comiques britanniques : l’«orgue à souris» des Monty Python, et l’instrument de supplice des Aventures du Baron Munchausen.
Au milieu du vingtième siècle, la littérature francophone donne naissance à quelques instruments fictifs qui marqueront durablement l’imaginaire collectif. Nous évoquions ainsi l’écrivain et homme de théâtre Roland Dubillard (1923-1911), dont le «quatuor à pétrole» ne semble pourtant pas avoir inspiré de luthiers ni de musiciens (même si un concours fut ouvert sur ce thème dans les années 2000).
À la même époque (c’est-à-dire dans les années 1960), l’auteur et dessinateur belge André Franquin dote son personnage fétiche Gaston Lagaffe de toutes sortes d’inventions, dont les nuisances sonores construisent un monde à part entière. Ses instruments de musique se déploient dans plusieurs directions : guitares (discordantes, amplifiées), cuivres (parfois branchés sur l’échappement d’un moteur, ce qui n’aurait peut-être pas déplu à Dubillard). Et, surtout, le «gaffophone» qui suscite dès sa première apparition en 1967 un intérêt des lecteurs de tous âges : dès l’année suivante, le Journal de Spirou organise un concours «Fabriquez un gaffophone», proposant à ses lecteurs de réaliser des versions en grandeur réelle du mastodonte sonore. Quelques documents en témoignent, notamment un film en super 8. D’autres réalisations seront proposées dans les décennies suivantes, comme le montre un reportage suisse en 2001.
Aucun commentateur ne manque de souligner que le gaffophone s’inspire d’un instrument traditionnel africain que Franquin avait pu voir au musée colonial de Tervuren. C’est omettre l’aspect volontairement difforme, disproportionné, protubérant, qui en constitue la raison d’être profonde : tout droit sorti d’une préhistoire fantasmée (tel un «voyageur du Mésozoïque», ou le Marsupilami dans la forêt vierge de Palombie), le gaffophone est ontologiquement l’expression du rejet total et puissant (quoique non-violent) de la civilisation, de la société bureaucrate et militariste. Il est le prolongement idéal de Gaston Lagaffe en tant que symbole (joyeusement destructeur) d’une liberté rousseauiste, enfantine, jouissive et primale.
Ce qui nous amène à un autre instrument imaginaire, peut-être plus mémorable encore : le «pianocktail» proposé par Boris Vian dès le début de l’Écume des jours (1947) :
– Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer.
– Il marche ? demanda Chick.
– Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu, à partir de la Black and Tan Fantasy, un mélange vraiment ahurissant.
– Quel est ton principe ? demanda Chick.
– À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde la quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée – ce qui donnerait un cocktail trop abondant – mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la réduisant, par exemple, au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral.
– C’est compliqué, dit Chick.
Là encore, quelques bricoleurs aventureux ont entrepris de proposer des réalisations concrètes du pianocktail. Les artistes suisses Nicolas et Géraldine Schenkel en emploient un depuis 2005 ; en 2007-2008, ils furent suivis par deux compagnies : Lutherie Urbaine à Bagnolet, et La Rumeur à Marseille ; cette dernière incarnation eut même l’honneur de passer à la télévision en 2011 (le présentateur semblant malheureusement incapable de prononcer son nom autrement que comme «piano-cocktail»).
Est-il, pour autant, si souhaitable que cela de prétendre fabriquer un «authentique» pianocktail ? Les écrits de Vian nous parviennent d’une époque où le jazz était une vraie contre-culture, au pouvoir subversif intact ; et son insistance sur les spiritueux (qui n’est pas sans rappeler, deux décennies plus tard, les pages que consacrera Queneau à l’absinthe) est à lire dans la droite ligne des hydropathes puis des décadents de la fin du XIXe siècle — l’on peut ainsi penser à l’«orgue à bouche» de Des Esseintes :
Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait des symphonies intérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier, des sensations analogues à celles que la musique verse à l’oreille.
À l’aspect que l’on pourrait qualifier d’anti-bourgeois, s’ajoute une dimension fantaisiste et poétique qui tend vers, sinon l’abstraction, du moins une forme de magie (à bien des points de vue, L’Écume des jours fait d’ailleurs signe vers le merveilleux). La critique que l’on aurait pu faire aux fabriquants de gaffophone, opère donc tout aussi bien dans le cas du pianocktail : amener cet objet imaginaire, littéraire, onirique, dans la sphère des objets matérialisés, tangibles et télégéniques, n’est-ce pas précisément lui ôter la plus essentielle de ses qualités ?
Si la transposition d’objets littéraires à l’écran semble vouée à décevoir, la conception d’instruments purement visuels peut pourtant faire preuve d’inventivité et de fantaisie : il suffit pour s’en convaincre de comparer le docte pianocktail-télévisuel bien sage cité précédemment, avec cet épisode de l’émission pour enfants The Banana Splits diffusé aux États-Unis en 1969, et qui présente un instrument dénommé… le Calliopasaxaviatrumparimbaclaribasotrombaphon.
(Du côté francophone, les programmes télévisés pour enfants ont également fait intervenir des trouvailles musicales et sonores. Notre contributeur Gilles Esposito-Farèse attire ainsi notre attention sur les Shadoks, qui doivent en partie leur existence au soutien du compositeur et producteur Pierre Schaeffer : on pourrait aussi mentionner Pingu et beaucoup d’autres, mais ces programmes ne semblent pas mettre en scène d’instruments inventés et nommés en tant que tels. Dans la plupart de ces cas, l’on en reste au trope classique qui consiste à transformer n’importe quel objet en instrument de musique.)
Toujours en matière télévisuelle, sans doute n’est-il pas inopportun de rappeler à ce stade que le mot «bazooka» désigna à l’origine un instrument de musique fantaisiste inventé par l’humoriste Robin Burns (1890-1956), avant de se voir attribuer un sens plus sinistre.
La télévision, enfin, a grandement contribué à populariser une mode d’instruments imaginaires qui serait probablement restée sans cela au stade de simple blague ou de mystification : les «air instruments», dont on ne joue qu’en les mimant.
Non qu’il n’y ait aucune place dans cette énumération pour les bricoleurs et inventeurs, qui conçoivent des instruments souvent frappants et idiosyncrasiques, voire à usage unique. Les arts du spectacles (et tout particulièrement les arts de la rue) du monde francophone semble particulièrement inspirés en la matière : nous avons déjà évoqué les compagnies Lutherie urbaine et La Rumeur, auxquelles l’on pourrait ajouter Royal de luxe et sa catapulte à pianos, Max Vandervorst et sa Pataphonie, Michel Risse et ses décors sonores, ainsi que des sites tels que Insolutherie, ou encore le très complet Chercheurs de sons.
La comparaison de cet inventaire avec des ressources anglophones n’est peut-être pas inintéressante. Outre quelques «listicles» intéressants ou amusants, tels que celui-ci ou celui-là, l’on trouve des sites tels que Odd Music, qui fêtera bientôt ses vingt ans d’existence, ou encore le Museum of Imaginary Musical Instruments. Au-delà de leurs différences (du reste frappantes), ces sites donnent à entendre, à lire, mais surtout à voir, toutes sortes d’instruments inattendus, en mettant volontiers l’accent sur des galeries d’images. L’instrument, particulièrement dans sa dimension visuelle, prend le pas sur les gens qui le fabriquent ou qui en jouent, la dimension scénique — quand elle existe — n’étant mentionnée que de façon accessoire.
L’inventivité organologique dans le spectacle vivant semble donc bien rester une spécialité francophone. Certains membres de l’Oumupo y ont d’ailleurs contribué à leur façon, qu’il s’agisse de Martin Granger avec sa Symphonie électro-ménagère ou de Mike Solomon avec… euh… ceci par exemple ?
Quel compositeur occidental a, pour la première fois, utilisé des quarts de ton dans une œuvre de musique savante ?
L’histoire des tempéraments et de la facture des instruments à claviers montre qu’il n’était pas rare, à la Renaissance, d’avoir recours à des divisions spécifiques de l’octave : comme nous l’avons précédemment mentionné, des instruments tels que l’Archicembalo de Nicola Vicentino (1511-1575) ou le Cembalo universale utilisé notamment par Ascanio Mayone (1565-1627) et John Bull (1562-1628), en témoignent — même si ces efforts visent davantage à pallier les défauts des tempéraments alors en usage qu’à enrichir le langage musical par l’emploi d’intervalles inattendus. Il serait donc anachronique de parler, à ce stade, d’écriture micro-intervallique : l’enjeu est plutôt de doter les claviers d’une flexibilité comparable à celle des instruments à vent et à cordes frottées, dans l’expressivité de leur intonation et dans la perfection pythagoricienne qu’ils peuvent (en théorie) atteindre : tierces pures, quintes parfaitement justes… De fait, les compositeurs se réfèrent alors volontiers aux constructions harmoniques grecques (tétracordes, genre diatonique, genre chromatique et genre enharmonique), en cette époque où l’antiquité est encore un canon indépassable.
À partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle toutefois, cette exploration harmonique, mélodique et organologique, semble tomber en désuétude ; peut-être du fait de l’avénement de tempéraments qui supportent mieux les transpositions, ou peut-être, tout simplement, par commodité pour les musiciens et par économie pour les facteurs d’instruments. Du reste, l’idéal pythagoricien tend à passer de mode : le baroque italien voit le langage musical se simplifier au profit d’une efficacité rythmique et expressive, tandis que les pays protestants développent des constructions polyphoniques dans lesquelles le parcours tonal (et, éventuellement, chromatique) importe finalement davantage que l’ajustement du tempérament.
Aussi n’est-il peut-être pas anodin que ce soit en France que ressurgira discrètement le quart de ton. En 1760, un flûtiste français du nom de Charles de Lusse (né entre 1720 et 1725, mort après 1774) inclut nonchalamment dans son traité sur L’Art de la flûte traversière, un Air à la grecque dont la mélodie est ornée de quarts de ton (accompagnés des doigtés pour les exécuter). Cette petite partition (à laquelle est adjointe une version sans quarts de ton, pour les instrumentistes timorés) est aujourd’hui quasiment inconnue ; il n’en existe aucune version numérisée. De fait la seule mention qui nous l’ait fait connaître, se trouve dans l’ouvrage de l’universitaire italien Luca Conti, Ultracromatiche sensazioni — Il microtonalismo in Europa (autrefois mis à disposition par l’auteur sur son site web, aujourd’hui archivé par nos soins).
Ignorant tout de Charles de Lusse, Wikipédia nous enseigne (sans citer aucune source) que le premier usage des quarts de tons serait à chercher près d’un siècle plus tard, chez un autre compositeur français : le très-peu mémorable Jacques-Fromental Halévy (1799-1862), professeur (et beau-père) de Bizet et rival de Berlioz — et inénarrable façonneur à la chaîne de croûtes académiques franchouillardes (on lui doit pas moins de 40 opéras). Ledit Fromental aurait, donc, utilisé des quarts de ton en 1849 dans son oratorio Orphée enchaîné (sur un texte de son frère Léon, lui-même père du librettiste Ludovic Halévy). De ces quarts de ton, la partition chant-piano ne porte malheureusement aucune trace (laissant perplexes les commentateurs les moins aiguisés), et l’écriture est au contraire d’un style pompier tellement éculé que l’on a peine à croire qu’elle ait jamais pu receler la moindre recherche de nouveauté… et pourtant, l’existence de ces quarts de ton est bien attestée, par deux sources (je souligne) :
- un article de dictionnaire des années 1850 nous indique que
Dans la composition de ce morceau il s'était proposé, prétend son frère, de donner une idée de l'effet que pouvait produire l'emploi du quart de ton, élément caractéristique de la gamme enharmonique des Grecs.
- et surtout, un compte rendu dressé par Berlioz dans le Journal des débats du 4 avril 1849 :
M. Halévy avouait en outre avoir fait dans cette œuvre une petite excursion sur le domaine si peu connu de la musique antique. Malheureusement on a attaché un sens trop étendu aux quelques paroles du compositeur à ce sujet ; on s’est attendu à entendre une mélopée, une rhythmopée, différentes de notre mélodie et de notre rhythme, à entendre même une gamme inconnue, etc., etc. Au lieu de cela, la cantate de Prométhée nous a offert seulement de beaux récitatifs, un duo dialogué plein d’un caractère fier et énergique entre La Forge et Vulcain, et un chœur d’Océanides d’une admirable couleur, sombre, grand, douloureux, dans lequel l’auteur a fait entendre les deux tétracordes de ce qu’on croit être la gamme enharmonique des Grecs, et dans lesquels se trouvent deux progressions par quarts de ton. L’auteur n’avait jamais eu d’autres prétentions à l’endroit de la musique antique, à l’existence de laquelle, comme art constitué et complet, il ne croit pas plus que nous. Ces quarts de ton ainsi placés en succession descendante ont produit une sorte de gémissement étrange et pénible, dont il est difficile de se rendre compte au premier abord ; cela froisse toutes les habitudes de notre oreille, et pourtant, dans le cas dont il s’agit, ces plaintes des violons et des violoncelles n’ont pas déplu à tout le monde, au contraire, j’aurais voulu, pour ma part, les entendre plus longtemps.
La partition de Charles de Lusse et celle de Halévy ont en commun leur référence explicite à la musique grecque antique ; et pourtant, il ne s’agit plus, comme dans les siècles précédents, de s’approcher d’une perfection passée, mais d’un effet dépaysant. Dans ce contexte historique d’impérialisme incontesté du langage tonal et où les tempéraments à peu près égaux sont désormais courants, les divisions plus fines ne sont plus un moyen de se rapprocher de la consonnance théorique idéale, mais bien d’introduire de la dissonance exogène, fût-ce sous forme d’ornements ou sous couvert de pittoresque ou d’archaïsme.
Luca Conti note que, dans les deux dernières décennies du dix-neuvième siècle et la première décennie du siècle suivant, les tentatives microtonales se multiplient à travers l’Europe (et il renonce même à les répertorier, de nombreux documents de cette époque ayant été perdus) ; en Allemagne (nous avions cité les cas de Behrens-Senegalden et de Möllendorff), mais aussi en France et en Russie. C’est cependant sur un musicien britannique que Conti choisit de s’attarder : John Foulds (1880-1939). Connu initialement pour ses partitions de musique légère (notamment de scène), puis sombrant dans l’oubli de son vivant, ce musicien engagé et complexe a été depuis quelques décennies l’objet d’une intense réhabilitation de la part des institutions britanniques, autour d’œuvres majeures telles que A World Requiem op. 60, qui est d’une certaine façon à la première Guerre mondiale ce que le War Requiem de Britten sera à la deuxième. Et pourtant, tout un pan de son activité reste encore peu connu : en effet Foulds fut l’un des premiers auteurs à intégrer pleinement les micro-intervalles dans son langage (que l’on pourrait qualifier de tonal étendu), dès la décennie 1890 (ces premières œuvres ayant hélas été perdues) ; il persiste dans les années suivantes avec des œuvres telles que The Waters of Babylon (1905), Mirage (1910) et Music-Pictures (1912). Si ces premières tentatives semblent, là encore, animées d’un exotisme relativement mal défini, Foulds ira encore plus loin dans sa quête passionnée d’un renouveau des langages musicaux, et partira lui-même aux Indes pour tenter de réaliser une synthèse entre la musique occidentale et les modes micro-tonaux. Une attaque fulgurante de choléra lui coûtera la vie, et plusieurs de ses dernières œuvres ont, là encore, été perdues.
Dans une notice précédente, nous évoquions cet article du linguiste américain Mark Liberman qui, à son tour, s’amusait d’une vidéo où un musicien avait reproduit des fragments de discours d’un futur (quoiqu’improbable à l’époque) président des États-Unis.
Or, notre contributeur Gilles Esposito-Farese attire notre attention sur le fait qu’a existé, en langue française, un précédent remarquable (identifié grâce à l’aide de l’oumupien Martin Granger) : en 1986, le guitariste de jazz québecois René Lussier a ainsi imaginé, sous le titre Le Trésor de la langue, une performance musicale dans laquelle il mime, à la guitare, différents discours parlés (notamment de De Gaulle).
Au-delà des hauteurs et de l’intonation des phrases, c’est le rythme de l’élocution qui frappe, et inspire. Martin Granger, toujours lui, nous signale ainsi cette récente vidéo dans laquelle un jeune musicien irlandais de 24 ans, David Dockery, restitue à la batterie une scène mémorable de la série It’s Always Sunny in Philadelphia.
Toujours dans les percussions, mais dans un autre style, Jean-François Piette nous renvoie également à «cet exceptionnel compositeur qu'est Vinko Globokar» (fin de citation), dont une pièce intitulée Toucher s’inspire également de la voix parlée, en l’occurrence des fragments de Brecht traduits en français. Au-delà du rythme et de l’accentuation, on peut noter ici un travail relativement fin sur les timbres sonores, visant à reproduire les phonèmes de la voix parlée.
Ce qui nous amène, inévitablement, à évoquer enfin la pratique des tambours parlants, en Afrique de l’Ouest, où des instruments de percussion servent de véritable moyen de communication à distance, selon une démarche qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler (sous d’autres latitudes) celle des langues sifflées que nous avions également abordées. L’étude de ces "substituts de parole" (speech surrogate) est un champ en plein développement : citons un article de l’université du Ghana, et une thèse sur une tribu du Nigeria, parus respectivement en 2009 et 2010.
La page Wikipédia anglophone note par ailleurs que, si cette «langue» instrumentale n’est à l’origine qu’une pure transposition («transphonation» serait, ici encore, un terme plus approprié) de la langue parlée, la syntaxe en est toutefois modifiée pour une meilleure intelligibilité : ainsi les mots courts sont accompagnés de périphrases destinées à empêcher toute confusion possible : ainsi, le mot "lune" serait rendu par "lune qui regarde vers la Terre", le mot "guerre" par "guerre qui nous rend attentifs aux embuscades", et la phrase "viens à la maison" par… "Conduis tes pas sur le chemin d’où ils sont venus, plante tes pieds et tes jambes en contrebas, dans le village qui est le nôtre".
Ou comme le dirait un ingénieur, la redondance du signal minimise la perte d’informations.
Mais c’est sans doute moins poétique.
Si étonnants que soient certains instruments, peu atteignent le niveau de mystère qui entoure l’harmonica de verre. Son nom lui-même s’avère insaisissable : d’abord intitulé glassicorde (glassychord) en 1761, puis rebaptisé armonica par son illustre inventeur, il se voit rapidement affublé d’un "h" par contamination du mot harmonie ; l’on trouve même dans un cabinet de curiosités le nom hydrodaktulopsychicharmonica. De fait, le terme harmonica lui échappera lorsque l’instrument sombrera brutalement dans l’oubli au début du XIXe siècle, et désignera un tout autre instrument dès les années 1820 : l’instrument à anches métalliques libres que nous connaissons aujourd’hui.
Pendant les quelques décennies qu’auront duré sa gloire, cet instrument aura pourtant côtoyé les plus grandes personnalités historiques, à commencer par son inventeur Benjamin Franklin (futur père fondateur des États-Unis d’Amérique, ce qui explique peut-être que la majorité des études actuelles émanent de chercheurs américains). Dès 1762, la musicienne Marianne Davies en reçoit un exemplaire et le fera découvrir, avec sa sœur Cecilia, à l’Europe entière (laquelle en connaissait déjà, il est vrai, une version primitive : le verrillon) ; leur tournée internationale les conduit à Vienne cinq ans plus tard, où il sera en particulier adopté par le physicien-rebouteux Franz Mesmer (qui en fera notamment jouer à l’une de ses jeunes élèves, la future reine Marie-Antoinette). Prêtant à l’instrument des vertus curatives et (pour ainsi dire) magiques, Mesmer ne peut qu’ajouter à son auréole de mystère et de scandale ; à tel point que l’une des commissions qui, en 1784, mettra en pièce les thèses de Mesmer, compte parmi ses commissaires... Benjamin Franklin lui-même. (Ces épisodes sont fort bien décrits dans The power of a musical instrument: Franklin, the Mozarts, Mesmer, and the glass armonica., David Gallo & Stanley Finger, 2000 -- ici en intégralité.)
Au-delà de sa présence historique, l’instrument fascine les compositeurs : l’on dénombrera ainsi pas moins de 400 œuvres classiques écrites pour lui. Ce qui inclue les plus grands compositeurs de l’époque, de C.P.E. Bach ou Mozart père et fils (introduits à l’instrument par Mesmer) à Beethoven et Donizetti, en passant par Haydn. Chiffre d’autant plus impressionnant qu’il n’existe de cet instrument qu’une poignée d’exemplaires au monde : il est non seulement atrocement cher et extrêmement difficile à fabriquer (l’on raconte que pour obtenir ne serait-ce qu’un cylindre de verre convenable -- sur les 48 que compte l’instrument --, il faut en souffler 100 entièrement inutilisables), mais d’une fragilité qui rend difficile son transport... et même son exécution : les vibrations de l’instrument suffisent parfois à briser ses propres cylindres.
Peut-être est-il particulièrement significatif que le nom de l’instrument se rapproche du mot harmonie, particulièrement chargé d’emplois métaphoriques (le terme harmonia est d’ailleurs lui-même une métaphore : il désignait en Grec ancien la cheville d’assemblage permettant d’équilibrer parfaitement une construction de maçonnerie). L’instrument lui-même, dont le timbre doux et aigu évoque d’ailleurs une voix féminine, n’est joué que par des jeunes femmes -- peut-être parce que la taille de leurs mains convient mieux, ou pour des raisons plus symboliques ou socio-culturelles : la position immobile et silencieuse de l’interprète, le toucher léger (nécessitant beaucoup moins d’effort musculaire qu’aucun autre instrument), et même le pédalier évoquant une machine à coudre ou à tisser. (Voir à ce sujet l’article Sonorous Bodies: Women and the Glass Harmonica de Heather Hadlock, 2000.) Ces réseaux de métaphores et de croyances s’entrecroisent pour finalement cristalliser (c’est le cas de le dire) autour de l’harmonica un fantasme très spécifique, et particulièrement efficace en cette époque où science et superstitions commencent tout juste à se séparer : le son de l’harmonica de verre mettrait en danger la santé nerveuse des femmes.
Ainsi par exemple, lorsque l’instrumentiste Marianne Kirchgäßner meurt prématurément en 1808 (vraisemblablement d’une pneumonie), l’on associera immédiatement son décès à l’harmonica dont elle jouait. Un médecin français signalera de même des cas (quoiqu’exagérément vagues et hautement douteux) de «mélancolie» et même de suicide. La virtuose Marianne Davies cessera de pratiquer l’instrument dès 1784, et devra même rester alitée pendant un an. Cependant, ce qui causera la perte du glassharmonica, au final, est peut-être beaucoup plus simple : à partir des années 1780, le pianoforte se répand comme une traînée de poudre et supplantera définitivement tous les autres instruments à clavier, moins puissants, plus chers et plus limités.
Quant à la théorie associant phénomènes acoustiques et santé nerveuse (particulièrement celle des femmes, tant il est vrai que les théoriciens de l’époque étaient tous mâles), elle continuera de prospérer au long du XIXe siècle -- et même au-delà (voir à ce titre le récent livre Bad Vibrations: The History of the Idea of Music as a Cause of Disease, James Kennaway, 2016). De nouveaux instruments tels que le Panharmonicon, le Physharmonica, l’accordéon et l’harmonium, se verront à leur tour attribuer des vertus expressives voire médicales ; ce sont d’ailleurs tous des instruments à anches métalliques libres, tout comme ce que nous appelons aujourd’hui harmonica.
La musicienne et chercheuse israélo-américaine Carmela Raz (que nous avions croisée au sujet d’Ernst Toch) a consacré plusieurs articles à ces questions, notamment “The Expressive Organ within Us”: Ether, Ethereality, and Early Romantic Ideas about Music and the Nerves (2014). Dans un article plus récent et illustré de photographies saisissantes (Of Sound Minds and Tuning Forks, 2015), elle montre même que le médecin Charcot, bien plus tard, utilisait couramment de grands diapasons métalliques pour traiter (ou diagnostiquer ?) les cas d’hystérie féminine. Un autre article de Carmel Raz, Musical glasses, metal reeds, and broken heart, est à paraître en 2017.
Dans les années 1980, Gerhard Finkenbeiner, un facteur d’instruments américain, avance une théorie audacieuse et séduisante : les problèmes de santé engendrés par l’harmonica de verre ne seraient pas dus aux vibrations sonores, mais tout simplement à une intoxication au plomb -- car le verre dont étaient alors faits les cylindres contenait une proportion non-négligeable de plomb, lequel aurait contaminé les instrumentistes par contact répété avec la peau des doigts. Nonobstant son apparence moins pseudo-scientifique, cette explication n’en est pas moins fausse... Ce qui n’empêche pas Finkenbeiner de se lancer dans la fabrication et la vente de nouveaux modèles de glassharmonica, produits et série et plus solides, faits avec un alliage de quartz plutôt que de plomb.
La malédiction serait-elle donc enfin levée ? Pas totalement, faut-il croire : par un après-midi de mai 1999, Finkenbeiner part pour une simple excursion à bord de son petit avion privé. Personne ne l’a revu depuis lors.
Charles Darwin est l’un des premiers savants à s’être penché, dès 1871 (dans La Filiation de l’Homme, son deuxième ouvrage majeur après L’Origine des espèces), sur l’apparition de la musique dans l’espèce humaine -- un siècle après Rousseau, qui aimait à s’interroger (comme nous l’avons vu sur l’hypothèse d’une «mélodie» primordiale ayant pu précéder toute civilisation humaine. Darwin, pour sa part, imagine que le chant aurait pu participer, comme chez l’oiseau, d’un rituel de séduction et constituer par là un avantage reproductif. Ce champ d’étude restera peu ou prou en sommeil pendant le XXe siècle, jusqu’à la publication en 2001 du recueil trans-disciplinaire The Origins of Music, où se trouvent réunis des archéologues, anthropologues, chercheurs en neuro-sciences, qui chacun proposent d’autres facteurs ayant pu contribuer à l’avènement de l’Homo cantans : en particulier, la dimension sociale de cette activité, augmentant la cohésion du groupe et par là sa capacité de survie, ou encore répercutant et amplifiant les premiers moments de la vie, structurés par le lien entre la mère et son enfant (l’éthologue Ellen Dissanayake y voit la source de tout devenir expressif, qu’il soit linguistique ou artistique). Dix ans plus tard, l’ethnomusicologue Joseph Jordania récapitule très clairement l’état actuel de la recherche dans son livre magistral Why Do People Sing? (disponible intégralement en ligne, et à lire de toute urgence avant que les robots du copyright ne fassent leur sinistre moisson).
Appréhender avec certitude une chronologie de l’évolution de la communication humaine est quasiment impossible ; tout au plus les chercheurs peuvent-ils poser l’hypothèse que le langage était déjà apparu vers le 50 ou 60e millénaire avant l’Ère commune -- après un processus de formation qui aurait lui-même pu s’étaler sur plusieurs centaines de milliers d’années. Quant à savoir si l’acquisition du chant précède ou accompagne celle du langage parlé, cette question reste ouverte.
L’avènement d’une musique instrumentale est aujourd’hui un peu mieux connu grâce aux découvertes paléontologiques faites depuis le début du XXe siècle, et tout particulièrement ces vingt dernières années. En 1995, un fragment d’os découvert dans grotte de Divje Babe en Slovénie, suscite une controverse déchaînée -- malgré sa forme évoquant incontestablement une flûte. (Un ethnomusicologue de Berkeley, Bob Fink, ira même jusqu’à spéculer que l’emplacement des trous traduirait l’emploi d’une gamme diatonique...) Ce fragment a été daté d’au moins 43 millénaires avant l’Ère Commune, ce qui en fait l’instrument le plus ancien connu -- mais également le seul pouvant être associé à l’homo neanderthalensis. Des découvertes plus récentes, en 2008 puis en 2012, ont permis de montrer qu’il existait en Allemagne d’autres flûtes aussi anciennes (de 35 à 42 millénaires avant l’Ère Commune)... ce qui n’empêche pas certains chercheurs de persister dans leur contestation du fragment slovène. Diverses reconstitutions ont été proposées de ces flûtes.
Au delà des flûtes et sifflets, cette période de l’ère paléolithique supérieure (correspondant à la civilisation aurignacienne) est plus largement connue pour ses grottes aménagées et décorées, dont certains chercheurs se demandent si l’acoustique n’était pas une caractéristique majeure et volontairement recherchée par leurs habitants -- ce qui pourrait même contribuer à expliquer la présence de peintures rupestres, qui permettent une meilleure réverbération du son. S’ajoutant à notre compréhension croissante des «pierres chantantes» et lithophones préhistoriques (que nous avions mentionnés précédemment), l’on pourrait bien assister à l’émergence d’un véritable champ de recherche archéoacoustique.
Du reste, les groupes de recherches trans-disciplinaires et internationaux abondent (où la France semble d’ailleurs remarquablement peu représentée) : International Study Group on Music Archæology, International Council for Traditional Music Study Group, European Music Archæology Project. Ce dernier regroupement propose d’ailleurs, depuis juin 2016, une exposition intitulée Archæomusica, qui sera visible dans divers pays d’Europe -- mais non la France -- jusqu’à fin 2017, et où l’on peut voir (et même tester soi-même) plusieurs reconstitutions d’instruments, non limitées à l’ère paléolithique.
Il n’empêche que nous n’avons -- et n’aurons certainement jamais -- strictement pas la moindre idée de ce à quoi pouvaient ressembler ces musiques. Tout au plus les quelques traces connues suffisent-elles à susciter l’imagination, et la rêverie ; ainsi, la «sagesse des anciens», notamment en matière de musique, reste un sujet de choix pour les sites de pseudoscience plus ou moins farfelus. (Plutôt plus que moins, à vrai dire.)
Cet enregistrement de juin 1944 (dont un extrait, légèrement meilleur, est disponible ici) nous présente l’actrice allemande Marlene Dietrich (1901-1992, naturalisée américaine en 1939), pratiquant la scie musicale.
Elle y mentionne (mais sans doute cela fait-il partie de la routine d’introduction, de connivence avec le présentateur) qu’elle a autrefois rêvé d’une carrière dans la musique classique ; et de fait, elle avait commencé l’étude du violon après le lycée (avant qu’une blessure au poignet ne l’interrompe au bout d’un an). En 1927, sur le tournage du film (muet) Café Elektric, l’acteur autrichien Igo Sym l’initie à la scie musicale et lui offre même la sienne. Quelques années plus tard, le succès international du film Der Blaue Engel (L’Ange bleu, 1930 ; premier long-métrage parlant produit en Allemagne, et tourné à la fois en allemand et en anglais) la fait connaître d’Hollywood (ainsi que son réalisateur), où son style (et notamment sa voix, car nous sommes au début du cinéma parlant) s’imprimeront durablement. Elle finit par s’y exiler définitivement, tant pour développer sa carrière que pour se désolidariser du régime nazi.
Dietrich participera même activement à l’effort de guerre américain en se rendant sur les bases militaires pour divertir les troupes ; la scie musicale y rencontre un succès notable, peut-être parce qu’elle l’obligeait à remonter quelque peu sa robe... Ainsi n’est-il pas anodin que notre extrait précité date de 1944 ; le seul autre fragment disponible, plus bref, date de 1948, mais la guerre y est encore évoquée.
Elle se fera également remarquer sur le tournage de ses films en pratiquant fréquemment la scie musicale entre les prises de vue ; sa productrice racontera notamment les séances préparatoires, en 1943, de la comédie musicale One Touch of Venus avec Marlene Dietrich (qui refusera finalement le rôle) et Kurt Weill :
J’étais habituée à toutes sortes d’excentricités chez les vedettes, mais je dois avouer que lorsque Marlene disposa cette énorme scie entre ses jambes élégantes, et commença à jouer, je fus plus qu’éberluée. [...] Le soir, on discutait de la pièce pendant un moment, puis Marlene s’emparait de la scie et commençait à jouer : nous avons fini par comprendre que ce signal nous indiquait la fin des discussions.
Le premier extrait mentionné ci-dessus, mérite qu’on y revienne pour évoquer les fragments musicaux présentés : il s’agit d’un mélange (mash-up) entre la chanson hawaienne Aloha ʻOe et la chanson à boire munichoise In München steht ein Hofbräuhaus. Si cette dernière ne présente rigoureusement pas le moindre intérêt, la première est beaucoup plus intéressante, même si le public occidental ne la connaît (en particulier depuis la seconde guerre mondiale, où Hawaii fut un important théâtre d’opérations américain) que comme un cliché paresseux de musique océanique indolente -- un peu à l’instar des quatre notes de la chinoiserie, que nous avons pu examiner précédemment. (Même si Jack London s’y réfère dès 1919, dans un beau texte.)
C’est, en fait, de 1878 que date la mélodie Aloha ʻOe (peut-être originellement à trois temps), dont le titre pourrait être traduit par «adieu à toi». Plus surprenant encore, elle fut écrite par Liliʻuokalani, qui allait bientôt devenir la première et dernière reine de Hawaii. Personnalité remarquable, Liliʻuokalani (née Liliʻu Loloku Walania Kamakaʻeha, 1838-1917) était l’aînée de quatre enfants royaux (dont chacun fut également auteur et artiste) ; on lui doit plus de 165 chansons originales, ainsi qu’une traduction du Kumulipo, le chant traditionnel exposant la cosmogonie hawaiienne. Elle dut faire face, de son vivant, à la colonisation larvée de Hawaii par les puissances occidentales sous couvert d’évangélisation et de «républicanisme» : elle-même fut d’ailleurs baptisée (sous le prénom de Lydia), ce qui ne l’empêcha pas de soutenir plus tard la diversité religieuse de l’archipel, et notamment les minorités bouddhistes et shintoïstes.
Dès 1887, le roi précédent (son frère Kalākaua) avait été contraint sous la menace d’une baïonnette à signer une constitution inique transférant le pouvoir aux exploitants américains. Elle monte sur le trône à la mort de celui-ci, en janvier 1891 ; deux ans plus tard, un coup d’état (maquillé en révolution républicaine, inaugurant ainsi une pratique perpétuée encore aujourd’hui sans vergogne en Amérique du Sud) mené par des troupes occidentales, prétendument déployées pour «assurer une présence neutre», met un terme à la monarchie -- et, de fait, à l’indépendance de la nation : les U.S.A. eux-même le reconnaîtront en présentant leurs excuses 100 ans plus tard.
Partisane d’une résistance non-violente, la reine Liliʻuokalani est immédiatement détrônée (l’acte de capitulation sera même signé en son absence) au profit d’un gouvernement fantoche. Après l’échec d’une tentative de restauration menée en 1895 par son compatriote indépendantiste Robert Wilcox, la ci-devant reine se voit accusée de trahison et se retrouve condamnée à cinq ans de travaux forcés. C’est pendant son emprisonnement (qui ne durera finalement qu’un an), qu’elle travaille à sa traduction du patrimoine traditionnel, et quelques-unes de ses chants :
N’ayant aucun instrument, je dus transcrire les notes à la voix seulement ; je trouvai cependant, quels que soient les inconvénients, une grande consolation dans la composition : je transcrivis un certain nombre de chansons. Trois d’entre elles parvinrent, de ma prison, à la ville de Chicago, où on les imprima. Parmi elles se trouvait «Aloha ʻOe» ou «adieu à toi», qui devint une chanson très connue.
Autre part dans ses mémoires, la reine ajoute :
Composer était pour moi aussi naturel que de respirer ; ce don de la nature, n’ayant jamais eu à pâtir d’être mal employé, reste à ce jour la plus grande source de consolation. [...] Les heures où il n’est pas à propos de parler, qui m’auraient sans cela parues longues et solitaires, passaient rapidement et joyeusement lorsqu’elles étaient consacrées à exprimer mes pensées en musique.
En 2005, l’universitaire et néo-marxiste britannique Adrian Bowyer imagine d’adapter les techniques d’impression en volume (connues depuis les années 1990) pour en faire un outil portable et de faible coût. Le projet RepRap sera ainsi la première «imprimante 3D» capable de s’auto-répliquer, permettant ainsi de la diffuser, à condition de disposer des matières premières et du savoir faire ; le schéma électronique et les modèles numériques en trois dimensions, pour leur part, seront diffusés sous licence Libre.
En séduisant une large part du monde occidental, l’idée lance une mode fulgurante et manque en partie sa cible : les intentions humanitaires et généreuses seront allègrement oubliées dès 2008-2009 au profit d’un milieu de startupeurs néocapitalistes aux dents longues, qui à coup de fab-labs et de business ventures, se saisit de l’invention et en fait l’apanage du design contemporain branchouille. Et de fait, la possibilité de concrétiser aisément (presque) n’importe quel objet que l’on conçoit de façon purement imaginaire, ouvre des possibilités intéressantes y compris dans le domaine de la facture instrumentale :
- Ainsi par exemple, le studio Monad de Miami présente une série d’instruments -- ici en vidéo -- aux formes extraordinaires (et présentés par des mannequins à gros seins, tant il est vrai que l’on ne peut quand même pas tout révolutionner à la fois).
- Dans un autre style, l’entrepreneur toulousain Laurent Bernadac a lancé en fanfare sa propre start-up intitulée 3Dvarius qui prétend fabriquer "le premier" (ah ?) violon imprimé en 3D. S’il se déclare inspiré des modèles de Stradivarius, ce violon électrique ne fait pourtant intervenir aucune caisse de résonance (contrairement à celui en soie d’araignée que nous évoquions dernièrement) et repose -- tout comme les instruments Monad -- sur de simples capteurs piézo-électroniques, le son étant traité et amplifié par des moyens externes. À ce compte-là, une simple tige permettant de tendre des cordes suffirait.
- Plus sérieusement, l’ingénieur suédois Olaf Diegel propose sur son site ODD des guitares électriques au design fouillé et souvent magnifique (l’impression 3D s’adjoignant, il est vrai, d’un certain travail manuel de finition) ; il a ajouté à son catalogue rock des guitares basses, instruments de percussion, un clavier électronique (en fait un simple carénage pour clavier acheté indépendamment), et même un saxophone.
- Un autre ingénieur, américain, a conçu une véritable guitare, mais ne semble pas l’avoir partagée avec le reste du monde.
- Des étudiants de Boston ont conçu quelques instruments qu’ils s’apprêtent à présenter lors de la conférence Inside3D fin 2016 à Bombay.
- Dans un même ordre d’idées, un étudiant de Floride s’est dessiné un violoncelle qu’il a baptisé Str3Dvarius... tout juste un an avant le projet précité du citoyen Bernadac.
- Quelques années auparavant, l’étudiant israélien Amit Zoran avait fabriqué une guitare, une flûte et une autre guitare.
- Il nous serait évidemment impossible de prétendre énumérer tous les projets de ce genre : rien que lors des récentes rencontres (branchées quoique confidentielles) "Maker Faire® Paris" de mai 2016, pas moins de cinq entreprises différentes proposaient des instruments de musique confectionnés pas impression en volume.
À la lutherie traditionnelle et amplifiée (surtout cette dernière, comme on peut le voir) s’ajoute des inventions plus inattendues : citons par exemple les recherches d’un collectif new-yorkais, ce contrôleur MIDI qui met en œuvre les bras et la tête, ou encore ce procédé consistant à utiliser des fichiers sonores numériques pour imprimer... des disques analogiques 33-tours.
L’impression 3D pourrait également permettre à des instruments oubliés de revivre ou survivre. L’emblème de cette renaissance organologique est sans doute le cornet à bouquin (cornett), auquel deux instrumentistes-chercheurs (le britannique Jamie Savan et le chilien Ricardo Simian, fondateurs respectifs des sites Cyberzink et 3D Music Instruments) ont consacré un article universitaire en 2014. Ils vendent l’un comme l’autre des instruments (au demeurant remarquables) "imprimés" et façonnés par leurs soins... mais n’ont pas, à ce jour, franchi le pas de mettre à disposition du public leurs modèles eux-même. Une autre équipe de l’Université du Connecticut, travaille à une méthode (brevetée) permettant de reproduire fidèlement n’importe quel instrument.
En effet, l’avantage énorme de ces nouveaux outils est d’étendre au domaine matériel le processus qui a déjà permis à une partie conséquente de la population mondiale de s’approprier et de partager les richesses immatérielles : connaissance, culture, art. N’importe quel instrumentiste en possession d’une imprimante 3D peut ainsi envisager de l’utiliser pour réparer son instrument : embouchures, becs ou anches, chevalets, chevilles et autres accessoires... ou, pourquoi pas, pour découvrir, fabriquer et essayer d’autres instruments.
L’impression 3D est le terrain de jeu naturel des bidouilleurs, et le violon en donne, précisément, un bon exemple. Loin des glorieuses échappées entrepreneuriales d’un Bernadac, de nombreux bricoleurs généreux mettent volontiers leurs modèles à la disposition du public, souvent assortis de conseils détaillés : en voici un exemple par S. Takahashi, musicien japonais. Le violon électrique F-F-Fiddle (sous licence by-nc-sa), par David Perry (entrepreneur à Portland, Oregon) connaît un certain succès, et a suscité le projet ElViolin du chercheur sibérien Stepan Ignatovitch, qui lui-même a donné lieu à deux violons dérivés par un technicien audiovisuel mexicain... On touche ici à l’idéal du mouvement Libre, dans lequel les idées sont propagées, étudiées et améliorées par-delà les continents. Signalons enfin deux projets particulièrement remarquables de violons acoustiques Libres : celui de Brian Chan sous licence by-nc, et le magnifique Hovalin de Matt et Kaitlyn Hova.
Cette effervescence ne peut avoir lieu qu’à une condition : disposer des modèles numériques, afin de pouvoir les visualiser et les manipuler avant de les transmettre à l’imprimante (c’est là l’équivalent du code source pour un logiciel). Or si, dans le domaine des outils, le projet RepRap est pour l’instant parvenu à rester en première ligne sans aucunement perdre son intégrité (malgré de nombreuses imprimantes concurrentes aux pratiques commerciales bien plus agressives), on ne peut en dire autant des modèles 3D qui deviennent le nouvel enjeu de plusieurs sites de commerce en ligne : en lieu et place des catalogues entièrement accessibles rêvés par le milieu Libriste, se mettent en place des intermédiaires aux noms marketables qui encouragent (non sans prélever leur commission et/ou ajouter des publicités) la diffusion crowdsourcée de modèles non-libres et payants : Shapeways, Turbosquid, Sketchfab, Pinshape, TF3DM, 3Dupndown, Sculpteo et tant d’autres... Pour ne rien dire des fabricants qui, on l’a vu, gardent jalousement leurs modèles et ne commercialisent que les produits déjà façonnés.
Fort heureusement, les internautes n’ont besoin de personne pour leur dire quoi partager ni selon quelles conditions ou modalités. Ainsi, le célèbre (et apparemment indestructible) site de "piratage" The Pirate Bay (censuré en République Populaire de France, mais accessible ici ou ici par des proxys, et ici par Tor) s’est-il empressé d’ouvrir une section consacrée aux "Physibles", c’est-à-dire aux modèles 3D prêts-à-imprimer. Plus symbolique qu’autre chose, ce geste de résistance a déjà permis de contourner les mesures prises par certains acteurs (entreprises et gouvernements) pour tenter -- en vain, faut-il le dire -- de supprimer certains objets copyrightés ou dangereux : en particulier, un modèle de pistolet à imprimer soi-même, bientôt suivi d’autres armes, la censure à vue basse ne pouvant qu’exciter l’ardeur des libertariens les plus épais.
Il ne se trouve pour l’instant aucun instrument de musique sur The Pirate Bay. Peut-être, précisément, parce que l’existence de modèles Librement accessibles et non-censurés n’a pas rendu nécessaire de les contourner (cela pourrait changer toutefois, si les fabricants cherchent à faire valoir on ne sait quel copyright grotesque). Peut-être parce que le cornet à bouquin ou le violon électrique toulousain n’intéressent finalement pas grand-monde. Ou peut-être, parce que les musiciens sont juste plus patients que les trafiquants d’armes.
Fin juin 2016, le Web et la presse se sont fait l’écho de l’initiative originale d’un doctorant en design et ingéniérie. Luca Alessandrini a en effet fabriqué un prototype de violon au moyen (notamment) de soie d’araignée.
Il s’agit bien ici du corps du violon, fabriqué dans un matériau composite mêlant résine et toile d’araignée ; de plus, il semble que trois brins de soie d’araignée tressée soient tendus à l’intérieur de façon à amplifier le son. Des expériences précédentes avaient déjà tenté d’utiliser ce matériau, mais pour les cordes du violon. (Dans le cas de Luca Alessandrini, les cordes utilisées semblent être en acier habituel.)
En tout cas, cette invention a permis à Alessandrini de s’offrir une belle exposition médiatique, de demander une bourse et de déposer un brevet ; il annonce la prochaine création d’une start-up en vue de commercialiser ses instruments. Sans doute l’arachnophilie n’est-elle pas incompatible avec la macrodontie.