Quel compositeur occidental a, pour la première fois, utilisé des quarts de ton dans une œuvre de musique savante ?
L’histoire des tempéraments et de la facture des instruments à claviers montre qu’il n’était pas rare, à la Renaissance, d’avoir recours à des divisions spécifiques de l’octave : comme nous l’avons précédemment mentionné, des instruments tels que l’Archicembalo de Nicola Vicentino (1511-1575) ou le Cembalo universale utilisé notamment par Ascanio Mayone (1565-1627) et John Bull (1562-1628), en témoignent — même si ces efforts visent davantage à pallier les défauts des tempéraments alors en usage qu’à enrichir le langage musical par l’emploi d’intervalles inattendus. Il serait donc anachronique de parler, à ce stade, d’écriture micro-intervallique : l’enjeu est plutôt de doter les claviers d’une flexibilité comparable à celle des instruments à vent et à cordes frottées, dans l’expressivité de leur intonation et dans la perfection pythagoricienne qu’ils peuvent (en théorie) atteindre : tierces pures, quintes parfaitement justes… De fait, les compositeurs se réfèrent alors volontiers aux constructions harmoniques grecques (tétracordes, genre diatonique, genre chromatique et genre enharmonique), en cette époque où l’antiquité est encore un canon indépassable.
À partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle toutefois, cette exploration harmonique, mélodique et organologique, semble tomber en désuétude ; peut-être du fait de l’avénement de tempéraments qui supportent mieux les transpositions, ou peut-être, tout simplement, par commodité pour les musiciens et par économie pour les facteurs d’instruments. Du reste, l’idéal pythagoricien tend à passer de mode : le baroque italien voit le langage musical se simplifier au profit d’une efficacité rythmique et expressive, tandis que les pays protestants développent des constructions polyphoniques dans lesquelles le parcours tonal (et, éventuellement, chromatique) importe finalement davantage que l’ajustement du tempérament.
Aussi n’est-il peut-être pas anodin que ce soit en France que ressurgira discrètement le quart de ton. En 1760, un flûtiste français du nom de Charles de Lusse (né entre 1720 et 1725, mort après 1774) inclut nonchalamment dans son traité sur L’Art de la flûte traversière, un Air à la grecque dont la mélodie est ornée de quarts de ton (accompagnés des doigtés pour les exécuter). Cette petite partition (à laquelle est adjointe une version sans quarts de ton, pour les instrumentistes timorés) est aujourd’hui quasiment inconnue ; il n’en existe aucune version numérisée. De fait la seule mention qui nous l’ait fait connaître, se trouve dans l’ouvrage de l’universitaire italien Luca Conti, Ultracromatiche sensazioni — Il microtonalismo in Europa (autrefois mis à disposition par l’auteur sur son site web, aujourd’hui archivé par nos soins).
Ignorant tout de Charles de Lusse, Wikipédia nous enseigne (sans citer aucune source) que le premier usage des quarts de tons serait à chercher près d’un siècle plus tard, chez un autre compositeur français : le très-peu mémorable Jacques-Fromental Halévy (1799-1862), professeur (et beau-père) de Bizet et rival de Berlioz — et inénarrable façonneur à la chaîne de croûtes académiques franchouillardes (on lui doit pas moins de 40 opéras). Ledit Fromental aurait, donc, utilisé des quarts de ton en 1849 dans son oratorio Orphée enchaîné (sur un texte de son frère Léon, lui-même père du librettiste Ludovic Halévy). De ces quarts de ton, la partition chant-piano ne porte malheureusement aucune trace (laissant perplexes les commentateurs les moins aiguisés), et l’écriture est au contraire d’un style pompier tellement éculé que l’on a peine à croire qu’elle ait jamais pu receler la moindre recherche de nouveauté… et pourtant, l’existence de ces quarts de ton est bien attestée, par deux sources (je souligne) :
- un article de dictionnaire des années 1850 nous indique que
Dans la composition de ce morceau il s'était proposé, prétend son frère, de donner une idée de l'effet que pouvait produire l'emploi du quart de ton, élément caractéristique de la gamme enharmonique des Grecs.
- et surtout, un compte rendu dressé par Berlioz dans le Journal des débats du 4 avril 1849 :
M. Halévy avouait en outre avoir fait dans cette œuvre une petite excursion sur le domaine si peu connu de la musique antique. Malheureusement on a attaché un sens trop étendu aux quelques paroles du compositeur à ce sujet ; on s’est attendu à entendre une mélopée, une rhythmopée, différentes de notre mélodie et de notre rhythme, à entendre même une gamme inconnue, etc., etc. Au lieu de cela, la cantate de Prométhée nous a offert seulement de beaux récitatifs, un duo dialogué plein d’un caractère fier et énergique entre La Forge et Vulcain, et un chœur d’Océanides d’une admirable couleur, sombre, grand, douloureux, dans lequel l’auteur a fait entendre les deux tétracordes de ce qu’on croit être la gamme enharmonique des Grecs, et dans lesquels se trouvent deux progressions par quarts de ton. L’auteur n’avait jamais eu d’autres prétentions à l’endroit de la musique antique, à l’existence de laquelle, comme art constitué et complet, il ne croit pas plus que nous. Ces quarts de ton ainsi placés en succession descendante ont produit une sorte de gémissement étrange et pénible, dont il est difficile de se rendre compte au premier abord ; cela froisse toutes les habitudes de notre oreille, et pourtant, dans le cas dont il s’agit, ces plaintes des violons et des violoncelles n’ont pas déplu à tout le monde, au contraire, j’aurais voulu, pour ma part, les entendre plus longtemps.
La partition de Charles de Lusse et celle de Halévy ont en commun leur référence explicite à la musique grecque antique ; et pourtant, il ne s’agit plus, comme dans les siècles précédents, de s’approcher d’une perfection passée, mais d’un effet dépaysant. Dans ce contexte historique d’impérialisme incontesté du langage tonal et où les tempéraments à peu près égaux sont désormais courants, les divisions plus fines ne sont plus un moyen de se rapprocher de la consonnance théorique idéale, mais bien d’introduire de la dissonance exogène, fût-ce sous forme d’ornements ou sous couvert de pittoresque ou d’archaïsme.
Luca Conti note que, dans les deux dernières décennies du dix-neuvième siècle et la première décennie du siècle suivant, les tentatives microtonales se multiplient à travers l’Europe (et il renonce même à les répertorier, de nombreux documents de cette époque ayant été perdus) ; en Allemagne (nous avions cité les cas de Behrens-Senegalden et de Möllendorff), mais aussi en France et en Russie. C’est cependant sur un musicien britannique que Conti choisit de s’attarder : John Foulds (1880-1939). Connu initialement pour ses partitions de musique légère (notamment de scène), puis sombrant dans l’oubli de son vivant, ce musicien engagé et complexe a été depuis quelques décennies l’objet d’une intense réhabilitation de la part des institutions britanniques, autour d’œuvres majeures telles que A World Requiem op. 60, qui est d’une certaine façon à la première Guerre mondiale ce que le War Requiem de Britten sera à la deuxième. Et pourtant, tout un pan de son activité reste encore peu connu : en effet Foulds fut l’un des premiers auteurs à intégrer pleinement les micro-intervalles dans son langage (que l’on pourrait qualifier de tonal étendu), dès la décennie 1890 (ces premières œuvres ayant hélas été perdues) ; il persiste dans les années suivantes avec des œuvres telles que The Waters of Babylon (1905), Mirage (1910) et Music-Pictures (1912). Si ces premières tentatives semblent, là encore, animées d’un exotisme relativement mal défini, Foulds ira encore plus loin dans sa quête passionnée d’un renouveau des langages musicaux, et partira lui-même aux Indes pour tenter de réaliser une synthèse entre la musique occidentale et les modes micro-tonaux. Une attaque fulgurante de choléra lui coûtera la vie, et plusieurs de ses dernières œuvres ont, là encore, été perdues.