Cet enregistrement de juin 1944 (dont un extrait, légèrement meilleur, est disponible ici) nous présente l’actrice allemande Marlene Dietrich (1901-1992, naturalisée américaine en 1939), pratiquant la scie musicale.
Elle y mentionne (mais sans doute cela fait-il partie de la routine d’introduction, de connivence avec le présentateur) qu’elle a autrefois rêvé d’une carrière dans la musique classique ; et de fait, elle avait commencé l’étude du violon après le lycée (avant qu’une blessure au poignet ne l’interrompe au bout d’un an). En 1927, sur le tournage du film (muet) Café Elektric, l’acteur autrichien Igo Sym l’initie à la scie musicale et lui offre même la sienne. Quelques années plus tard, le succès international du film Der Blaue Engel (L’Ange bleu, 1930 ; premier long-métrage parlant produit en Allemagne, et tourné à la fois en allemand et en anglais) la fait connaître d’Hollywood (ainsi que son réalisateur), où son style (et notamment sa voix, car nous sommes au début du cinéma parlant) s’imprimeront durablement. Elle finit par s’y exiler définitivement, tant pour développer sa carrière que pour se désolidariser du régime nazi.
Dietrich participera même activement à l’effort de guerre américain en se rendant sur les bases militaires pour divertir les troupes ; la scie musicale y rencontre un succès notable, peut-être parce qu’elle l’obligeait à remonter quelque peu sa robe... Ainsi n’est-il pas anodin que notre extrait précité date de 1944 ; le seul autre fragment disponible, plus bref, date de 1948, mais la guerre y est encore évoquée.
Elle se fera également remarquer sur le tournage de ses films en pratiquant fréquemment la scie musicale entre les prises de vue ; sa productrice racontera notamment les séances préparatoires, en 1943, de la comédie musicale One Touch of Venus avec Marlene Dietrich (qui refusera finalement le rôle) et Kurt Weill :
J’étais habituée à toutes sortes d’excentricités chez les vedettes, mais je dois avouer que lorsque Marlene disposa cette énorme scie entre ses jambes élégantes, et commença à jouer, je fus plus qu’éberluée. [...] Le soir, on discutait de la pièce pendant un moment, puis Marlene s’emparait de la scie et commençait à jouer : nous avons fini par comprendre que ce signal nous indiquait la fin des discussions.
Le premier extrait mentionné ci-dessus, mérite qu’on y revienne pour évoquer les fragments musicaux présentés : il s’agit d’un mélange (mash-up) entre la chanson hawaienne Aloha ʻOe et la chanson à boire munichoise In München steht ein Hofbräuhaus. Si cette dernière ne présente rigoureusement pas le moindre intérêt, la première est beaucoup plus intéressante, même si le public occidental ne la connaît (en particulier depuis la seconde guerre mondiale, où Hawaii fut un important théâtre d’opérations américain) que comme un cliché paresseux de musique océanique indolente -- un peu à l’instar des quatre notes de la chinoiserie, que nous avons pu examiner précédemment. (Même si Jack London s’y réfère dès 1919, dans un beau texte.)
C’est, en fait, de 1878 que date la mélodie Aloha ʻOe (peut-être originellement à trois temps), dont le titre pourrait être traduit par «adieu à toi». Plus surprenant encore, elle fut écrite par Liliʻuokalani, qui allait bientôt devenir la première et dernière reine de Hawaii. Personnalité remarquable, Liliʻuokalani (née Liliʻu Loloku Walania Kamakaʻeha, 1838-1917) était l’aînée de quatre enfants royaux (dont chacun fut également auteur et artiste) ; on lui doit plus de 165 chansons originales, ainsi qu’une traduction du Kumulipo, le chant traditionnel exposant la cosmogonie hawaiienne. Elle dut faire face, de son vivant, à la colonisation larvée de Hawaii par les puissances occidentales sous couvert d’évangélisation et de «républicanisme» : elle-même fut d’ailleurs baptisée (sous le prénom de Lydia), ce qui ne l’empêcha pas de soutenir plus tard la diversité religieuse de l’archipel, et notamment les minorités bouddhistes et shintoïstes.
Dès 1887, le roi précédent (son frère Kalākaua) avait été contraint sous la menace d’une baïonnette à signer une constitution inique transférant le pouvoir aux exploitants américains. Elle monte sur le trône à la mort de celui-ci, en janvier 1891 ; deux ans plus tard, un coup d’état (maquillé en révolution républicaine, inaugurant ainsi une pratique perpétuée encore aujourd’hui sans vergogne en Amérique du Sud) mené par des troupes occidentales, prétendument déployées pour «assurer une présence neutre», met un terme à la monarchie -- et, de fait, à l’indépendance de la nation : les U.S.A. eux-même le reconnaîtront en présentant leurs excuses 100 ans plus tard.
Partisane d’une résistance non-violente, la reine Liliʻuokalani est immédiatement détrônée (l’acte de capitulation sera même signé en son absence) au profit d’un gouvernement fantoche. Après l’échec d’une tentative de restauration menée en 1895 par son compatriote indépendantiste Robert Wilcox, la ci-devant reine se voit accusée de trahison et se retrouve condamnée à cinq ans de travaux forcés. C’est pendant son emprisonnement (qui ne durera finalement qu’un an), qu’elle travaille à sa traduction du patrimoine traditionnel, et quelques-unes de ses chants :
N’ayant aucun instrument, je dus transcrire les notes à la voix seulement ; je trouvai cependant, quels que soient les inconvénients, une grande consolation dans la composition : je transcrivis un certain nombre de chansons. Trois d’entre elles parvinrent, de ma prison, à la ville de Chicago, où on les imprima. Parmi elles se trouvait «Aloha ʻOe» ou «adieu à toi», qui devint une chanson très connue.
Autre part dans ses mémoires, la reine ajoute :
Composer était pour moi aussi naturel que de respirer ; ce don de la nature, n’ayant jamais eu à pâtir d’être mal employé, reste à ce jour la plus grande source de consolation. [...] Les heures où il n’est pas à propos de parler, qui m’auraient sans cela parues longues et solitaires, passaient rapidement et joyeusement lorsqu’elles étaient consacrées à exprimer mes pensées en musique.
Le tromboniste de jazz Steve Turre s’est fait connaître par sa spécialisation dans la pratique d’un instrument bien particulier : la conque.
Curieuse sonorité que celle de cet instrument à vent immémorial, au timbre et à la tessiture variant évidemment grandement d’un spécimen à l’autre. À mi-chemin entre une flûte détimbrée et certains cuivres anciens (le cornet à bouquin, par exemple), ce son empreint de souffle apporte une chaleur peu répandue dans l’organologie moderne -- et cependant, étonnamment juste entre les mains d’un exécutant expérimenté.
L’album Sanctified Shells a été mis en ligne par Steve Turre sur Youtube mais censuré par l’industrie discographique. L’on doit donc se contenter de captations fragmentaires, telle cette version du standard All Blues enregistrée en 2001.