La page Wikipédia de la chanson Kâtibim nous la présente comme un chant traditionnel turc (ses paroles feraient même référence à la guerre de Crimée des années 1850). Et pourtant, de cette chanson existe au moins une dizaine d’autres versions, issues d’autres nations — chacune se revendiquant comme étant l’authentique origine de la chanson. On en trouve des traces plus bas sur ladite page, ainsi que sur la page de discussion, ou encore sur la version russe, un peu plus détaillée.
Quelques informations supplémentaires sont proposées dans la description en grec d’un enregistrement dirigé par Jordi Savall, qui insistent sur une origine probablement juive séfarade ; originaire des quartiers juifs d’Istanbul, elle aurait été importée en Grèce lors de la migration forcée des juifs vers Thessalonique… en 1492. Voici une traduction de ces explications, non sourcées :
De Constantinople à New York et d'Alexandrie à Tokyo. La petite "Odyssée" d'une chanson.
Üsküdar ou Scutari est l'ancienne Chrysopolis, grande banlieue de la partie asiatique d'Istanbul, où ont vécu plusieurs milliers de Grecs et où a été écrite la célèbre chanson qui s'est diffusée jusqu'en Egypte et est considéré comme la plus célèbre de la tradition séfarade de la Méditerranée orientale.
En Egypte on la connaît comme "Fel S hara" ou "Ya Banat Iskandaria". Iskanderia est Alexandrie. Il y a une affinité, puisque en turc Isctern est Alexander. Dans notre langue [le grec] la mélodie chantée dans différentes parties de la Grèce comme "d'un pays étranger..." est considérée comme l'une des chansons les plus célèbres des rivages d'Anatolie.
En 1960, Markos Vamvakaris l'a incluse dans son répertoire etéenregistre avec Katie Gray.
Dans les années 1950, Eartha Kitt, actrice et chanteuse du style de l'ancien Cabaret, l'a fait connaître au-delà de l'Atlantique, alors que la mélodie a atteint le cœur du jazz américain avec des performances comme celle du célèbre flûtiste Herbie Mann, mais aussi l'Extrême-Orient avec le son électrique du célèbre guitariste japonais Taketsi Teraoutsi.
Pour séduisante qu’elle soit, cette hypothèse ferait remonter ladite chanson à plus d’un demi-millénaire, ce qui demanderait à être étayé par des documents historiques semblant faire défaut à ce stade.
En tout cas, la multiplicité des versions actuelles est indéniable, et a même constitué le sujet d’un documentaire télévisuel de moyen-métrage réalisé en 2003 par la réalisatrice bulgare Adela Peeva avec le soutien de l’Union Européenne, intitulé Чия е тази песен? (Whose is this song, «à qui est cette chanson»).
Son financement partiellement public n’ayant pas empêché les producteurs de censurer une copie de ce documentaire, l’on ne peut s’en faire une idée que par quelques extraits mis en ligne tout aussi illégalement. La documentariste semble avoir été davantage intéressée par un état des lieux de la diffusion de cette chanson et par l’aspect folklorique (voire nationaliste) qu’elle représente, que par une étude historique de sa trajectoire possible.
Quelques années plus tard, le projet *Everybody’s Song mené entre 2006 et 2008 par l’institut Future Worlds Center de Chypre a pris cette chanson comme prétexte pour organiser des concerts et rassemblements de jeunes autour des Balkans et de la région Adriatique. Là encore, cette opération ne semble pas avoir inclus de recherche scientifique.
Au-delà de l’intérêt culturel de cette chanson — qui, pourtant indéniable, reste à ce jour confiné à un aspect anecdotique ou à des enjeux géopolitiques — un véritable travail scientifique reste donc à mener, non seulement d’un point de vue historique et ethnographique, mais aussi d’un point de vue sémiologique et musical. Ainsi, il ne semble pas qu’existe pour l’instant une description analytique de la chanson, de par sa structure, le mode utilisé, et les remarquables variations de tempo et de caractère d’un pays à l’autre (lesquelles vont peut-être de pair avec les non moins frappantes différences de paroles et de thématique). Finalement, au-delà même de l’origine de la chanson (turque, séfarade ou quelle qu’elle puisse être), c’est peut-être précisément dans ces variations que l’on peut lire, par contraste, les différences entre des traditions musicales et culturelles nationales.
Au début des années 2000, un étudiant du Minnesota décide de partir à la découverte de la culture des Maasai, en particulier sous un angle ethnomusicologique. Les travaux de Hans Johnson (devenu depuis lors illustrateur et vidéaste) n’ont malheureusement débouché sur aucune publication scientifique rigoureuse ; il en reste, toutefois, quelques traces éloquentes sur le Web.
Les Maasai sont une tribu d’éleveurs nomades (environ neuf cent mille, même s’il n’existe aucun chiffre avéré) répartis sur un territoire allant du Kenya à la Tanzanie. Leur mode de vie est encore largement traditionnel, ce qui inclut malheureusement un rituel de mutilation génitale des femmes. Du fait des sécheresses induites par l’évolution du climat, mais aussi de l’épidémie de Sida qui s’est étendue à certaines régions rurales d’Afrique, la préservation de leur culture est devenue de plus en plus difficile. La musique (exclusivement vocale, à l’exception d’une corne d’antilope utilisée pour certaines occasions) et la danse jalonnent leur célébrations collectives.
Dans les quelques pages mises en ligne autrefois par Hans Johnson, l’on peut trouver quelques éléments généraux sur la danse, les paroles chantées, le rôle social de la musique et la structure des chants ; il n’est pas inintéressant de noter, par exemple, que la première section de chaque chant est dénommée namba, ce qui correspondrait en fait simplement au terme anglais number apporté par les colonisateurs occidentaux. Une autre page intéressante est consacrée au rythme de cette tradition musicale vocale, en général scandée par des motifs onomatopéiques sans signification lexicale, par exemple Laleyio qui donne son nom au site de Johnson.
Hans Johnson propose également sur son site (aujourd’hui disparu) un exemple sonore de chœur Maasai, ainsi qu’une plus longue compilation des chants qu’il a recueillis dans un disque manifestement essentiel. (Nous proposons de ces deux fichiers une copie archivée par nos soins.)
D’autres ressources en ligne datent également de cette même époque ; c’est le cas d’une page de l’auteur-reporter Jens Finke, légèrement antérieure à celle de Johnson, ou encore, du site très complet de Doris L. Payne, professeur de linguistique à l’université de l’Oregon. Le site anglophone de l’association Maasai a aussi été lancé entre 2006 et 2007. Quelques vidéos sur YouTube datent de la même période (on en trouve cependant d’autres plus récentes). Curieusement, le peuple Maasai semble être d’un certain intérêt pour des finlandais (on peut en juger par la page Wikipédia en finnois) ; le site d’un groupe vocal Maasai en témoigne (à ne pas confondre avec un film italien plus récent, du même nom). Si ce site semble s’inspirer en partie de celui de Hans Johnson, il propose toutefois un document vidéo que nous avons, là encore, archivé.
Dans le sillage du disque enregistré par Hans Johnson, on peut également mentionner un «Maasai music project» proposé entre 2010 et 2012 par une entrepreneuse New-Yorkaise, Natalie Dawson Hribko. On peut en trouver quelques extraits en ligne. Enfin, nous pouvons terminer ce parcours par une visite sur le site Mdundo, qui importe depuis quelques années en Afrique le modèle des plateformes de distribution musicale néo-capitalistes. On peut trouver sur Mdundo quelques musiciens (parfois intéressants) se revendiquant de l’héritage Maasai ; plusieurs d’entre eux semblent appartenir à la minorité chrétienne. Teintée de rap et de reggae, reposant (nécessairement) sur des moyens synthétiques, leur musique est (au même titre que la pop asiatique, avec laquelle l’on entend ici quelques convergences surprenantes) très fortement occidentalisée, et ne porte guère d’autres influences que les occasionnels marqueurs/clichés dont les blancs raffolent… en tant que signes de «pittoresque».
Le marasme politique dans lequel se trouve actuellement le Royaume-Uni n’est probablement pas le plus apparent des troubles qui l’affectent : depuis quelques mois en effet, Big Ben ne sonne plus. On ne l’entendra à nouveau qu’au terme de quatre longues (et coûteuses) années de rénovations, un laps inédit en plus d’un siècle et demi d’existence— au demeurant non dénuée d’aléas : ainsi dès 1859, sa cloche principale, de plus de treize tonnes, se fissura après seulement deux mois d’activité, et le timbre qu’on lui connaît depuis lors résulte précisément de cette fêlure jamais comblée.
Si la renommée de Big Ben dépasse largement les rivages du Royaume-Uni, peu de non-britanniques savent que ce surnom (dont l’origine reste d’ailleurs indéterminée) désigne en fait la plus grosse des cinq cloches de la tour nord du palais de Westminster ; ce n’est qu’improprement que l’expression en est venue à désigner la tour elle-même — à cette synecdoque s’en ajoute d’ailleurs une autre, puisque l’édifice est devenu si emblématique qu’il sert couramment à résumer «l’Angleterre» toute entière : de même qu’une scène de film se déroulant en France ne semble pouvoir s’ouvrir que sur une vue de la Tour Eiffel sur fond d’accordéon, l’équivalent côté britannique sera constitué de «Big Ben» et son carillon à quatre notes. Ce petit indicatif (un jingle, au sens littéral) berce la vie quotidienne des londoniens, de la nation entière et même du monde anglophone, puisque la BBC s’en sert pour indiquer l’heure juste, les dimanches et le jour de l’an. Qu’on ne dise pas que le sound design est une invention récente !
Arrêtons-nous justement sur ce carillon, dont le motif musical doit être l’une des mélodies les plus connues au monde. Son origine est largement antérieure à Big Ben, puisqu’on l’entendit tout d’abord à la fin du XVIIIe siècle au clocher de l’église St-Mary The Great de l’Université de Cambridge (soit à une centaine de kilomètres de Londres). Lorsque celle-ci se dota d’une nouvelle horloge en 1793, c’est un des professeurs de l’université qui fut chargé de «composer» la mélodie du nouveau carillon. Joseph Jowett, professeur regius de droit civil au Trinity College, est donc considéré officiellement comme l’auteur du carillon ; il n’était cependant pas musicien, et dès le XIXe siècle se firent jour plusieurs théories selon lesquelles il aurait été suppléé par plus talentueux que lui. La plus séduisante de ces hypothèses — et non la moins probable — y voit l’œuvre d’un jeune homme brillant du nom de William Crotch (il aurait alors été âgé de 17 ans), l’assistant de John Randall, organiste titulaire de Cambridge. Enfant prodige (donnant ses premiers concerts dès quatre ans), Crotch semblait promis à un avenir glorieux : il fait jouer son premier oratorio à l’âge de 14 ans, devient même peintre occasionnel en fréquentant Malchair et Constable. Sa production ultérieure reste cependant limitée en envergure et en intérêt ; sa contribution la plus intéressante réside sans doute dans son anthologie critique Specimens of Various Styles of Music, document essentiel sur la musique britannique de cette époque.
De quel niveau de compétence musicale, au demeurant, ce carillon témoigne-t-il au juste ? Après tout, assembler quatre notes en divers motifs, ne semble pas requérir de talent considérable, particulièrement en comparaison d’autres carillons sur huit, dix ou jusqu’à seize cloches. L’on raconte ainsi que le carillon de Whittington, au quatorzième siècle, incita un jeune apprenti en fuite à revenir sur ses pas, ce qui lui permit de devenir quatre fois maire de Londres.
Outre le paradoxe d’un tel engouement pour un carillon dans un pays comme l’Angleterre où existe une riche tradition de sonneurs de cloches (par opposition aux carillonneurs, qui sont des percussionnistes à clavier), ce qui fait peut-être aussi le manque d’intérêt du carillon de Westminster, c’est peut-être aussi d’être joué par un mécanisme, si perfectionné soit-il. (Ceci pour ne rien dire des concurrents redoutables, en matière de propagande religieuse, que sont les Mu’addhins. Employer une personne en chair et en os plutôt qu’une grosse cloche avec un gros marteau mécanique ? Décidément, la sauvagerie barbaresque est à nos portes.) Impossible de savoir à ce stade à quoi ressemblera la future horloge de la tour ; il est néanmoins amusant de savoir que celle qui a officié pendant plus d’un siècle et demi n’était réglée qu’au moyen… d’un empilement de pièces de monnaie : chaque penny ajouté ou retranché résultait en un décalage d’une demi-seconde par jour.
Pour en revenir aux quatre notes de Cambridge-Westminster, on peut, tout au plus, noter qu’il s’agit d’un langage relevant de l’harmonie tonale la plus élémentaire — deux notes relèvent de l’accord de tonique, et deux de l’accord de dominante, les motifs se terminant alternativement sur la tonique et la dominante. Cependant le résultat ici imparfait, et d’autant plus frustrant d’un point de vue oumupien, qu’il ne procède même pas d’une permutation rigoureuse : la sus-tonique ne se trouve jamais en position initiale ; le deuxième des motifs (que l’on entend à la demi-heure et à l’heure pile) ne fonctionne pas sur quatre mais sur seulement trois notes ; la combinaison la plus complète (à l’heure pile) semble récapituler tous les motifs précédemment entendus mais celui du premier quart d’heure n’y figure pas… Se dégage finalement de cette écriture une certaine forme de naïveté, qui contribue peut-être au charme du carillon mais ne peut que laisser perplexe quiconque s’y penche un instant. De fait, l’organiste Louis Vierne rédigea en 1927 une pièce pour orgue seul sur ce carillon… en se trompant dans son propre relevé — anecdote amusante qui ne fait qu’illustrer l’aspect arbitraire et approximatif de son écriture.
S’il faut à tout prix un trait de génie quelque part, il serait plutôt à chercher dans la construction a posteriori entourant le carillon, devenu célébrissime lorsqu’il fut reproduit à Westminster en 1858 (et il n’est pas sans ironie, à ce propos, de noter que le motif du carillon qui sonne tous les quarts d’heure, ne fait précisément pas intervenir la cloche Big Ben, qui elle ne sonne que les heures, à la fin du quatrième motif en carillon). En effet, dans la deuxième moitié du XIXe siècle se répand le bruit (dûment colporté par toutes les encyclopédies de l’époque) que l’auteur de cette mélodie, quel qu’il soit, s’est inspiré pour l’écrire… d’un fragment du Messie de Händel. Œuvre emblématique d’un auteur qui l’est tout autant : il rédige cet oratorio à Londres en 1741, au faîte de sa gloire (non seulement auprès de la noblesse et du roi, mais un également un véritable succès populaire) et devenu sujet britannique depuis une quinzaine d’années. Trois siècles plus tard, Händel reste une icône pour le public britannique — il suffit pour s’en convaincre de voir avec quelle vivacité sont accueillies les spéculations de «musicologues», de temps à autre, sur sa sexualité (était-il homosexuel ? Impensable ! Aurait-il été l’amant de la princesse Carolyn, et le père de sa fille ? Allons donc !).
D’un emblème l’autre ; l’histoire n’a malheureusement pas retenu le nom du faussaire qui est parvenu à faire le lien entre le Messie et le carillon, permettant ainsi au royaume britannique d’écrire une nouvelle page mémorable de son glorieux roman national. Il suffisait certes pour cela d’aller chercher un fragment de quatre notes dans une partition de trois cent pages — mais encore fallait-il y penser. Et le tour est joué : ainsi un vague motif provincial de la fin du XVIIIe siècle sera-t-il dorénavant présenté comme des «variations» sur l’oratorio le plus connu de la langue anglaise, célébrant un sujet religieux qui plus est. C’est ce qu’en narratologie l’on appellerait une retcon. Ou pour employer une métaphore informatique, du reverse engineering fictif. Cependant, c’est un autre mot anglais qu’il convient ici d’employer.
Et ce mot est : bullshit.
Étrange période que celle qui a débuté à l’automne 2017. Dans un contexte d’instabilité politique pour les sociétés réputées prospères, et de relative déréliction des acteurs médiatiques autrefois légitimés, c’est comme en un ultime sursaut que la classe politique et l’industrie culturelle s’émurent soudainement de quelques témoignages (d’abord isolés, mais bientôt torrentiels) de victimes de harcèlement sexuel. Favorisé par l’appétence (irrationnelle) de notre société envers l’information immédiate et non-vérifiée, ce phénomène jeta à bas en quelques instants plusieurs personnages puissants, voire idolâtrés depuis des décennies, soudainement discrédités auprès de l’opinion publique (avant toute procédure judiciaire, du reste hypothétique), mais également auprès du reste de la profession glorieusement offusquée — trop heureuse de pouvoir s’acheter à si bon compte une bonne conscience moralisatrice.
Au-delà du risque (jamais nul) d’accusations infondées ou calomnieuses, de la pertinence discutable pouvant conduire à agréger des faits objectivement inexcusables avec des situations subjectivement déplaisantes mais non répréhensibles, du caractère injuste ayant pu conduire à clouer certains accusés au pilori mais d’autres non, il convient sans doute de s’interroger moins sur les témoignages eux-mêmes (sous condition qu’ils aient été dûment déposés en justice, et étayés dans la mesure du possible) que sur le mouvement en résultant, peut-être moins sous forme de véritable soulèvement social que par effet de mode (un peu comme l’anti-racisme des années 1980 co-opté par la classe politique française), tendant in fine à maintenir le statu quo au prix de quelques déboulonnages symboliques.
Une illustration de cette ambigüité est à trouver dans une émission radiophonique diffusée sur BBC Radio 3 début décembre 2017, puis reprise dans une dépêche de l’agence britannique Associated Press, elle-même diligemment reproduite par le Guardian et l’Independent vite suivis d’une myriade de sites d’information, chacun reprenant à hauts cris le titre de ladite dépêche :
En musique classique, six interprètes sur 10 sont victimes de harcèlement sexuel.
Le chiffre a de quoi frapper : il est rond, élevé, difficile à croire mais facile à répéter.
Il est aussi, et c’est peut-être le principal (mais qui sommes-nous pour en juger), entièrement faux.
Les violences sexuelles et la protection de catégories du corps social réputées sans défense sont deux zones sensibles dans la perception symbolique et idéologique de nos sociétés (il suffit de voir combien la «protection des enfants contre les prédateurs sexuels» permet aux législateurs de faire passer de lois) ; dans ce cadre propice aux réactions irrationnelles (surestimation du risque, curiosité voyeuriste du public, mauvaise conscience ou culpabilisation, sanctification symbolique du statut de victime «survivante» quand bien même les victimes bien réelles sont souvent oubliées derrière l’emballage symbolique), les véritables travaux scientifiques — quand ils existent, ce qui n’est que trop rare — se retrouvent noyés dans le flot de «commentaire à chaud» et de récupération politique ; à l’exposé raisonné de problématiques complexes, l’on préférera immanquablement une poignée de chiffres frappants et le plus souvent fantaisistes, fournissant autant de munitions commodes pour les donneurs d’injonctions moralistes et de matraquage médiatique. Comme le rapportait Mark Twain (se référant à un politicien difficilement identifiable) : There are three kinds of lies: lies, damned lies, and statistics («il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les mensonges condamnables, et les statistiques»).
Un exemple nous en est fourni par le combat mené par le gouvernement des États-Unis en 2014-2015 contre le harcèlement sexuel sur les campus universitaires, s’appuyant sur une unique assertion, non-sourcée, selon laquelle «une femme sur cinq» avait été victime d’agressions sexuelles (chiffre variant parfois entre 1/5 et 1/4, et désignant parfois l’ensemble de la population adulte ou seulement les étudiantes en université). Il est établi que cette statistique ne repose sur rien, quand bien même certains s’emploient à la justifier (tout aussi incorrectement) par des contorsions autour du nombre — nécessairement invérifiable — d’agressions passées sous silence.
Revenons-en aux musicien(ne)s britanniques. Les deux seules sources interrogées par la BBC sont un questionnaire en ligne, proposé par le magazine Arts Professional à son lectorat — sans nous attarder sur la validité scientifique des sondages en ligne (ils n’en ont aucune), notons qu’y ont ici répondu 1580 personnes, dont seulement 861 réponses exploitables (dont 706 femmes), et dont seulement 120&nsbp;musicien(ne)s, sur lesquel(le)s 51% déclarent avoir été victimes de harcèlement sexuel «sous quelque forme» (l’expression n’étant définie à aucun endroit). Même si certains des témoignages sont touchants (et d’autres, purement anecdotiques), on reste loin d’une évaluation statistiquement probante.
Notons qu’à aucun moment cette «étude» ne propose de différence entre les musicien(ne)s «classiques» et les autres ; il faut pour cela nous pencher sur l’autre source invoquée par l’émission en question. Il s’agit d’un autre questionnaire en ligne, provenant cette fois de l’Incorporated Society of Musicians, syndicat de musiciens (globalement plus conservateur que la Musicians Union, l’autre syndicat britannique), dont les résultats ne sont pas encore publiés au moment ou nous écrivons ces lignes — faut-il en conclure que «faire le buzz» est une priorité plus urgente que de rendre public un travail sérieux et concret ? La façon dont cette initiative a été annoncée n’est pas de nature à nous rassurer sur cette question : un mois auparavant, l’ISM avait publié un premier communiqué relativement convenu, s’indignant de l’actualité récente et promeuvant sa propre équipe d’«avocats du travail hautement compétents de sexe féminin» ; cinq jours plus tard un nouveau communiqué réécrit le précédent et le transforme en appel à témoignages. Quoi qu’il en soit, l’ISM s’interroge sur la «discrimination» ou les «comportements inappropriés» (on dépasse donc, à nouveau, le cadre des agressions sexuelles au sens strict), s’adresse donc surtout aux personnes se sentant personnellement concernées par ce sujet précis, et quémande même explicitement des récits allant dans ce sens. Le fait que seulement 250 réponses aient été reçues, que sur ces réponses, seules 60% indiquent avoir été affectées par «une forme ou une autre de discrimination», et qu’enfin sur ces cas de discrimination, le harcèlement sexuel soit représenté (à quelle proportion exacte ? cela n’est pas dit), montre une fois de plus le peu de fiabilité du résultat. Ce qui n’empêchera nullement, gageons-le, quelque responsable politique de s’en saisir lorsque l’opportunité s’y prêtera.
Du reste, l’ISM n’en est pas à son coup d’essai pour ce qui est d’attraper des trains en marche. Rien qu’en 2017, l’organisme a publié en fanfare un «guide pour les professeurs de musique» redéfinissant le trac ressenti par les élèves en trouble d’anxiété ; quelques mois plus tard, à la faveur d’une campagne électorale, il s’est référé dans un «manifeste» à une étude selon laquelle «plus de 60% des musiciens souffrent de problèmes de santé mentale». Encore une «étude» ! Encore «six sur dix» !
Le harcèlement sexuel existe-t-il dans le milieu de la «musique classique» ? À n’en pas douter. Les musiciennes y sont-elles confrontées à des inégalités de traitement ? Fréquemment, certes (mais ce n’est pas la même chose que des agressions ou du harcèlement). De même que dans tous les secteurs professionnels qui, à un moment ou un autre, ont éprouvé le besoin de se pencher sur la question ces dernières années : «les femmes» ne sont pas mieux traitées dans l’informatique, dans l’armée, dans le journalisme, dans les laboratoires (pour ne prendre que quelques gros titres parus récemment). Mais évidemment, le milieu des musicien(ne)s classiques, ces animaux étranges, à la fois prestigieux mais un peu has-been en même temps, à la fois proche et dépaysant, possède son charme propre. Ce qui permet à des journalistes de redécouvrir benoîtement, à peu près chaque année, une (véritable) étude datant de plus de vingt ans, sur les auditions en aveugle dans les orchestres symphoniques.
Quand bien même nous pourrions le souhaiter (ce qui ne serait d’ailleurs guère charitable pour le reste de nos concitoyens), le milieu musical n’est exempt d’aucun vice ni d’aucune avanie. Ni même des chiffres bidons.
Que diable nous a fait Mozart ? Beaucoup plus que ses petits camarades du panthéon des compositeurs-superstars, c’est constamment à lui que sont attribuées toutes sortes d’anecdotes et expériences musicales, géniales ou simplement amusantes. Sans doute est-ce en partie dû à sa personnalité même : moins austère que Bach, moins intimidant que Beethoven, Mozart semble se situer à l’intersection idéale des caractères brillants et nonobstant accessibles : un copain épatant, plutôt qu’un monstre sacré. Imaginerait-on, ainsi, un austère Kapellmeister se livrer à des pitreries telles que celle colportée par Claude Debussy lui-même ?
Mozart, claveciniste précoce, […] ne pouvant assembler les notes d'un accord, imagina d’en faire une avec le bout de son nez.
(À quoi Wikipédia francophone s’empresse obligeamment d’ajouter un autre compte-rendu, tout aussi douteux… selon lequel Haydn lui-même aurait été présent lors de cette scène, et aurait commenté : «avec un nez comme le vôtre, cela devient plus facile.»)
Dès 1862, dans la première version de son célèbre catalogue, Ludwig von Köchel (1800-1877) consacre une annexe entière aux œuvres d’authenticité douteuse ; dans la version 6 qui fait aujourd’hui référence, cette «annexe C» (Anh. C) comprend pas moins de 150 partitions, constituées en majorité (un peu étonamment) de pièces sacrées et de musique vocale. Un bref survol de cet abondant corpus permet de distinguer plusieurs grandes catégories d’apocryphes, d’ailleurs pas toujours mutuellement exclusives.
Tout d’abord, figurent les pièces d’attribution incertaine mais manifestement rédigées du vivant de notre Wolfgang Amadeus préféré. Du fait de l’imprécision des pratiques éditoriales et archivistiques de l’époque, l’on peut ainsi comprendre que des partitions de Johann Georg Reutter, de Josef Mysliveček, d’Antonio Salieri, aient parfois pu passer pour siennes. Anton Eberl en est un exemple criant : du vivant de Mozart, il restera constamment dans l’ombre de son collègue et ami, dont le nom figurera abusivement sur plusieurs de ses propres œuvres. Un cas un peu plus particulier réside dans les partitions que l’on a pu attribuer au père de Mozart, Leopold : s’il est certain que lui-même a volontiers, dans les premières années d’activité de son jeune fils, contribué à nourrir le mythe de l’enfant-génie en complétant ou même en rédigeant entièrement certaines des pièces signées Wolfgang, il semble aussi que, par la suite, le nom de Leopold Mozart ait parfois servi de «blanchisserie à contrefaçons», en fournissant une explication tout simplement plus originale et vraisemblable qui dispensait par là-même de plus amples recherches. De même s’agissant de Joseph Haydn, autre nom connu (et donc plausible) de l’époque.
Une œuvre résume assez spectaculairement ce parcours : la Symphonie des jouets («Berchtoldsgaden-Musick» [sic]) a été successivement attribuée à Mozart (évidemment), puis à Joseph Haydn, puis à Leopold Mozart (d’autant qu’une authentique copie de sa main a été retrouvée), puis à Michael Haydn (si ce n’est Haydn, ce serait donc son frère)… Avant que la découverte d’un manuscrit plus ancien (probablement de 1765) ne l’attribue à un certain Edmund Angerer (1740-1794), un moine autrichien nettement plus obscur.
Une autre catégorie d’erreurs d’attribution commises, pourrait-on dire, de bonne foi, réside dans les œuvres publiées immédiatement après la mort de Mozart — alors que les deux gros éditeurs du moment, Artaria à Vienne, Breitkopf à Leipzig puis Simrock à Bonn, s’employaient précipitamment à publier le plus de fascicules possibles, au prix quelquefois d’entorses à l’intégrité du catalogue. Là encore, il s’agit d’acteurs ayant eux-même connu le compositeur (fût-ce indirectement), recrutés (parfois à leur insu, comme Ebert mentionné plus haut) pour mettre en ordre, compléter ou parfois même falsifier, le répertoire de Mozart. Évoquons ainsi l’abbé Maximilian Stadler qui compléta plus ou moins discrètement certains fragments inachevés (notamment d’œuvres liturgiques ou pour violon), ou encore Eberhard Müller qui se pencha en urgence sur l’œuvre pour piano. Deux sonates en Si bémol majeur posent ainsi des questions intéressantes : la plus ancienne (KV 400, K⁶ 372a) surnommée «Constanze et Sophie», a été complétée par Stadler, et l’autre (KV Anh.136, K⁶ Anh.C 25:04) est manifestement plus de Müller que de Mozart. Sans parler de la célèbre Fantaisie d’Introduction en ré mineur que Mozart aurait probablement souhaité faire suivre d’une fugue mais qui s’est vue publier avec une fin atroce et bâclée (à laquelle le pianiste Efi Hackmey a consacré un intéressant article), probablement par Müller. (D’autres partitions ont été complétées ultérieurement par le pianiste Sigismund Neukomm ou encore l’organiste Simon Sechter — il conviendra d’y ajouter, naturellement, un défilé ininterrompu de «musicologues» du XXe siècle et d’aujourd’hui (auxquels il faut toutefois reconnaître qu’ils sont davantage enclins à signer de leur nom que de celui de Mozart).
Enfin se pose, dans cette catégorie, la question du Requiem, laissé inachevé par Mozart et pourtant publié sous son nom, à l’instigation de sa veuve Constanze. Un article de Peter Gutmann (avocat à Washington et fan de musique classique) retrace les différentes plumes s’étant succédé : tout d’abord celle de Franz Jakob Freystädtler, puis de Joseph Eybler ; celle enfin de Franz Xaver Süßmayr, un copiste pour qui Mozart n’avait guère d’estime, mais qui rédigea après sa mort plusieurs mouvements entiers de la partition (ainsi d’ailleurs qu’un surprenant concerto pour cor) — Mozart avait-il lui-même laissé des consignes pour cela ? C’est ce qu’ont prétendu plus tard Constanze et Süßmayr… mais une telle assertion demeure invérifiée. Il est toutefois frappant de constater que, tout comme Leopold Mozart avait jadis entrepris de construire un mythe autour de lui, Mozart se trouve immédiatement après sa mort recruté, cette fois par Constanze, au service d’un autre mythe : celui du génie maudit créant dans la douleur jusqu’à ses derniers instants. La falsification du Requiem n’est en tout cas que plus ironique lorsqu’on sait que son propre commanditaire, le comte Walsegg, se proposait peut-être bien de faire paraître l’œuvre… sous son propre nom.
Enfin il y a les faux, purs et simples. Les «coups» éditoriaux sans vergogne, les pastiches astucieux et impostures paresseuses. Cette dernière catégorie inclut, notamment, le Concerto Adélaïde bricolé en 1933 par Marius Casadesus, et que nous avions déjà mentionné ; nous nous attarderons davantage aujourd’hui sur quelques partitions plus brèves mais sûrement plus essentielles de par leur impact sur la culture populaire. Ces pièces ont en commun de présenter un aspect ludique, voire ouvertement enfantin : en s’inscrivant dans le mythe de Mozart-enfant que nous évoquions plus haut, elles ont contribué à démystifier sa personnalité et son écriture toute entière, et à faire de Mozart une référence omniprésente et rassurante dans notre imaginaire collectif. (Ce qui en fait également un candidat idéal, nous l’avions vu, aux récupérations publicitaires et pseudo-scientifiques.)
La première de ces œuvres apocryphes est certainement le fameux «jeu de dés» (Würferspiel) auquel nous avons déjà réglé son compte. Autre partition amusante et présentant un caractère expérimentale, la petite pièce pour piano intitulée Tartine de beurre (K⁶ Anh. C 27:09) et dont la main droite ne se joue — censément — qu’en glissando. Longtemps publiée sous le nom de W.A. Mozart (qui l’aurait imaginée à l’âge de cinq ans), cette partition facile et attrayante fut ensuite attribuée, pour plus de vraisemblance peut-être, à son père Leopold. Et pourtant, à bien y regarder, aucune mention de cette partition n’existe avant les années 1860 où elle apparaît pour la première fois dans une édition du pianiste Henry Charles Litolff (1818-1891). Un autre exemple frappant, toujours dans une orientation enfantine, est la célèbre berceuse Schlafe, mein Prinzchen, schlaf’ ein («Dors, mon petit prince, dors»), dont nous avons aujourd’hui la certitude que Mozart n’est pas l’auteur. Retrouvée au XIXe siècle, elle est probablement due à Friedrich Fleischmann ou à Bernhard Fließ.
Il faudrait toutefois s’attarder un peu plus sur un autre objet musical que les catalogues Köchel successifs ont, pour une raison inexplicable, persisté à classer à côté du «jeu de dés» précédemment cité : KV 294d puis 516f, et enfin K⁶ Anh. C 30:02). Cette petite partition à trois voix, appréciée de toutes les chorales germanophones et francophones, est connue sous le titre d’Alphabet de Mozart, parfois sous-titrée «Une plaisanterie musicale» (Ein musikalischer Scherz). La bibliothèque nationale la date arbitrairement de 1770 (pourquoi ? mystère) ; la référence francophone la plus développée demeure le site du «chœur de mariage» Éolides, selon lequel cet Alphabet aurait été «arrangé par C.F. Par» — et pourtant : nul besoin d’aller chercher bien loin pour trouver la première édition, publiée dans les années 1830 et revendiquée par un certain Carl Eduard Pax (1802-1867 ou 1869). De ce dénommé Pax, peu de traces sont restées ; on trouve, tout au plus, un recueil de chansons pour enfants co-signé avec le poète Fallersleben, ainsi que quelques partitions chorales, sur des textes de Goethe ou des mélodies populaires. Est-il permis de supposer, pour autant, que ce nommé Pax serait également l’auteur de l’Alphabet ? L’hypothèse reste incertaine, puisque ses autres contributions le présentent bel et bien comme un arrangeur et collecteur plutôt que comme un compositeur à part entière ; du reste, son recueil précité qui nous est parvenu, comprend effectivement quelques mélodies célèbres de Mozart, ainsi que des mélodies populaires. Le thème de l’Alphabet reste donc sans source à ce jour, même si l’on peut supposer qu’il est apparu en Allemagne dans les premières décennies du XIXe siècle ; rien n’interdit, toutefois, que l’on doive effectivement à Pax ou à Fallersleben le trait de génie qui a consisté à lui associer les lettres de l’alphabet — non sans nécessiter quelques bricolages, à plus forte raison en une période où l’alphabet allemand est encore loin d’être fixé : le W est présent mais non le J, le L est répété anarchiquement, sans parler des étranges mélismes dans la descente finale sur "yps-lon" [sic]…
Quoi qu’il en soit, cet alphabet apocryphe rencontre un succès considérable, et va même connaître une péripétie étonnante. En effet, le monde anglo-saxon (qui semble, encore aujourd’hui tout ignorer de la partition à trois voix que nous venons d’évoquer), se trouve au dix-neuvième siècle une autre chanson sur laquelle chanter les lettres de l’alphabet. Cette mélodie, d’ailleurs nettement plus simple que la précédente, nous la connaissons sous le nom de Ah, vous dirai-je, Maman, également connue, à l’occasion, en tant que Quand trois poules s’en vont aux champs. Elle existe manifestement en France dès les années 1750; un ouvrage imprimé en 1760 la mentionne déjà (avec ses paroles, contrairement à ce qu’indique une autre référence qui fait dater celles-ci de 1765) ; toutefois, c’est un compositeur français du nom de Robert Bouin qui a retenu l’attention de la plupart des commentateurs : il propose, dans ses Amusements d’une heure et demy, en 1761, de jolies variations sur ce thème, qu’il suppose alors manifestement déjà connu du public. De fait, l’éditeur américain Charles Bradlee, qui associera en 1835 cette mélodie aux lettres de l’alphabet, indiquera (sans plus de détails) qu’elle serait due à un autre compositeur français (obscur sinon entièrement fictif), Louis Le Maire, mort en 1750. N’être l’auteur ni des "paroles" ni de l’air n’empêchera d’ailleurs pas ledit Bradlee de revendiquer immédiatement un copyright sur la chanson ainsi assemblée — alors qu’à l’exacte même époque, ladite mélodie commence également à servir d’air au charmant poème Twinkle twinkle little star de Jane Taylor (1783-1824) : pour comble, l’on chante aussi dessus la comptine Baa baa, black sheep, qui date quant à elle des années 1730 (et se retrouve instrumentalisée depuis une trentaine d’années par des hordes néo-réactionnaires, mais ceci est une autre histoire).
Cette petite mélodie (dont un amusant article du producteur militant Sebastian Doggart retrace la trajectoire) a inspiré de nombreux auteurs de musique savante : Johann Christoph Bach, Joseph Haydn (dans La Suprise et dans Les Saisons), Liszt, Saint-Saens (dans le Carnaval des animaux),… Et, admiror referens, Mozart dans ses Douze variations pour piano seul, bien connues de tous les pianistes débutants. Or s’opère bientôt auprès du public anglo-saxon une confusion étonnante entre l’Alphabet de «Mozart» publié par Pax, que nous évoquions précédemment, et cette mélodie utilisée par Mozart sur laquelle il se trouve que l’on chante désormais l’alphabet : à tel point que plusieurs générations d’enfants américains (et, dans une moindre mesure, britanniques) grandiront désormais avec la conviction que c’est Mozart qui a lui-même écrit cette chanson !
De Mozart/enfant-génie, l’on en vient donc à Mozart/compagnon-de-nos-enfants : Wolfgang Amadeus n’est plus une référence musicale associée à un contexte historique et culturel identifiable, mais un emblème civilisationnel uchronique et intrinsèque, constitutif de notre éducation et de notre langue même. L’imprégnation de cette chanson est telle, qu’elle est même soupçonnée d’avoir modifié l’alphabet lui-même : le blog des fans du jeu de lettres Bananagram nous indique que la «vingt-septième» lettre, à savoir le symbole & (esperluette ou ampersand, contraction de la locution anglo-latine «and per se and»), aurait disparu de la nomenclature habituelle de l’alphabet… à force de chanter cette chanson ; elle aurait également dicté, de surcroît, la prononciation américaine de la lettre Z (prononcée Zi et non Zèd comme en Angleterre, où cette chanson s’est moins répandue), afin de mieux rimer avec les autres vers !
Aussi faudrait-il peut-être, à toutes les catégories de contrefaçons et d’apocryphes que nous avons évoquées, en ajouter une autre : celle à laquelle conduit, de génération en génération, ce que l’on nomme (charitablement)… la «sagesse populaire».
Le plus célèbre exemple de contrefaçon musicale est sans doute l’Adagio en sol mineur dit «d’Albinoni», dont on sait qu’il n’est en réalité pas dû au maître vénitien baroque (1671-1751) mais, bien plus récemment, au chercheur et critique Remo Giazotto (1910-1998), lequel avait au départ déclaré n’en être que l’humble éditeur/transcripteur, avant de s’en attribuer précipitamment la pleine paternité dès qu’il fut question de royalties à collecter. Exista-t-il, toutefois, un authentique fragment ancien à l’origine de cette partition ? C’est l’hypothèse que laissent envisager — sans toutefois la corroborer suffisamment — les travaux d’un étudiant en thèse du nom de Nicola Schneider, qui affirma en 2007 s’être vu transmettre par un ci-devant secrétaire de Giazotto la copie d’une photographie d’une transcription d’un fragment aujourd’hui perdu, se trouvant avant 1945 à la bibliothèque de Dresde. Ce fragment (dont il existe une restitution en ligne) aurait comporté l’ébauche d’un second mouvement pour une sonate en trio, incluant une ligne de basse assez développée et quatre mesures (plus éventuellement deux autres) de mélodie. Face à autant d’intermédiaires et d’imprécisions, impossible de se faire une idée arrêtée (et la page de discussion Wikipédia témoigne de cette incertitude).
De telles mystifications n’étaient pas rares dans la première moitié du vingtième siècle. Un exemple marquant en est le violoniste Fritz Kreisler (1875-1962), qui se fit «découvreur» d’une vingtaine d’œuvres de compositeurs du passé avant d’avouer, à l’âge de soixante ans, qu’il en était l’unique auteur. À la même époque en France, les frères Casadesus (Marius, violoniste, et Henri, altiste), se plaisaient à inventer de fausses œuvres de Händel ou des fils Bach : leur pastiche le plus efficace est sans doute le Concerto pour Adélaïde, prétendûment écrit par Mozart à l’âge de 10 ans avant d’être «retrouvé» en 1933 par Marius Casadesus… lequel s’empressera plus tard, là encore, d’avouer la supercherie afin d’empocher des émoluments. Il faut dire que Mozart semble se prêter particulièrement bien à ces abus ; l’édition en ligne de ses œuvres complètes nous renvoie pas moins de 158 partitions dont l’authenticité ou la paternité sont à considérer avec scepticisme.
Une autre partition pour violon reste d’une origine incertaine : il s’agit de la Chaconne en sol mineur de Vitali (1663-1745), sur laquelle il suffit de poser un regard distrait pour se convaincre qu’elle date au moins de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, mais dont certaines pochettes de disque nous assurent (non sans louer l’audacieuse modernité du compositeur) que le manuscrit est nécessairement antérieur à 1730. (Quel crédit doit-on, pour autant, accorder à l’emballage promotionnel d’un produit discographique ?)
De tels pastiches semblent, rétrospectivement, bien peu crédibles et quasiment aimables dans leur aspect folklorique ; après tout, ne renvoient-ils pas à une époque où il était encore courant de présenter aux foules crédules l’«authentique femme à barbe» et autres «crâne de Voltaire enfant» ? Et pourtant, la question du copyright (qui, nous l’avons vu, s’est posée plus d’une fois) nous rappelle leur réalité bien sonnante et trébuchante.
Dans le cas du violoniste ukrainien Mikhail Goldstein (1917-1989), s’y ajoute une autre dimension, cette fois idéologique. Ce musicien aussi talentueux que courageux (l’on raconte qu’il était venu jouer à Stalingrad sur la ligne de front le soir du 31 décembre 1942, un programme incluant de la musique allemande aussi bien que russe, et qu’au moment où il s’arrêta, les soldats allemands hélèrent les forces soviétiques pour que le cessez-le-feu fût prolongé afin que puisse continuer la musique), était aussi un pasticheur talentueux ; il alla jusqu’à inventer un compositeur ukrainien pré-romantique, Mykola Ovsianiko-Kulikovsky (1768-1846), dont il rédigea et fit jouer en 1949 une «Symphonie n°21» qui rencontra un succès d’autant plus important qu’elle permettait au pouvoir soviétique de s’inventer ainsi un héritage symphonique ne devant plus rien à Haydn ou Beethoven, ni au bloc de l’Ouest. La révélation de son origine véritable fut très mal acceptée par les autorités politiques et culturelles, qui préférèrent tout simplement ignorer le rôle de Goldstein, aidés en cela par l’antisémitisme régnant alors en Ukraine. Sa carrière de compositeur fut interrompue net (même s’il parvint en 1963 à remporter trois prix de composition dans un même concours, sous trois pseudonymes différents), et il parvint à s’installer à l’Ouest quelques années plus tard. Sa page Wikipédia nous indique que sa Symphonie est, encore aujourd’hui, présentée aux musiciens ukrainiens comme une authentique œuvre du dix-neuvième siècle ; cette information non-sourcée est invérifiable, mais un webzine ukrainien indique tout de même que «pour de nombreux musicologues, l’histoire [de cette falsification] demeure douteuse».
Le vénérable pianiste Paul Badura-Skoda, qui fêtera dans quelques mois son quatre-vingt-dixième anniversaire, s’est trouvé être il y a une vingtaine d’années, en compagnie de sa femme Eva (elle-même historienne de la musique), l’infortuné témoin d’une supercherie plus audacieuse encore. Fin 1993, un flûtiste d’apparence respectable leur apporta un recueil de partitions qu’il avait retrouvées chez une vieille femme désirant garder l’anonymat : il s’agissait de six sonates pour pianoforte, inédites, de Joseph Haydn lui-même — autant dire, la plus grande découverte de ce demi-siècle. L’une des pages du recueil était manquante, et ce musicien expliqua avoir lui-même tenté de la reconstituer selon son propre savoir-faire, bien maladroitement d’ailleurs — ce qui montrait bien, pensèrent les Badura-Skoda, qu’il n’était certainement pas l’auteur du reste des pages ; et d’accepter volontiers de lui apporter leur caution, donnant ainsi lieu à une campagne de presse d’envergure… qui dut être démentie en toute hâte quelques semaines plus tard, car il s’agissait évidemment d’une fabrication due au musicien en question, Winfried Michel, faussaire talentueux (et remarquablement malin) qui n’en était pas à son coup d’essai, s’étant auparavant inventé un alter-ego italien baroque sous le nom duquel (Giovanni Paolo Simonetti) il avait publié de nombreuses partitions tout à fait irréprochables. Curieusement, un article qui rend compte de cette affaire, l’accuse d’une infâmie plus grande encore : «il s’avéra que ce monsieur Michel n’était pas un flûtiste, mais un obscur professeur de 45 ans, qui enseignait la flûte à bec dans un lycée». Diantre.
Avec Haydn se pose le même problème que pour Mozart : celui d’un compositeur célébrissime du dix-huitième siècle, époque où les éditeurs n’hésitaient pas à recycler des noms connus pour promouvoir leurs publications, quel qu’en puisse être le contenu (nous avions nous-même décrit le parcours du «jeu de dés» qui fut attribué aussi bien à Mozart qu’à Haydn). Brahms lui-même en fit les frais lorsqu’il rédigea, en 1873 et en toute bonne foi, ses Variations sur un thème de Haydn op.56… alors que le choral en question, si son origine réelle demeure indéterminée, n’a certainement rien à voir avec Haydn. Une mésaventure analogue entoure le Pulcinella de Stravinsky, lequel pensait travailler exclusivement avec des thèmes de Pergolèse alors que nous savons aujourd’hui que le matériau réuni par Diaghilev pour lui était en majorité dû à de nombreux autres compositeurs, encore mal identifiés à ce jour.
On ne prête qu’aux riches ; c’est d’autant plus vrai dans le cas, pour le moins étrange, de Rosemary Brown (1916-2001), humble veuve britannique travaillant comme dame de service dans une école, qui commença dans les années 1960 à «transcrire» des partitions qui, disait-elle, lui étaient dictées par les esprits de compositeurs du passé : Liszt, Chopin, Schubert, Schumann, Brahms, Grieg, mais aussi Bach, Mozart, Beethoven, Rachmaninoff, Debussy, et même Stravinsky (l’année suivant sa mort). De surcroît, chacun avait sa propre manière de lui «dicter» ses partitions (parfois d’ampleur impressionnante) : qui en prenant le contrôle de ses mains sur le clavier, qui en lui chantant les mélodies (dans un anglais parfait). Un témoignage rédigé à sa mort par le compositeur Ian Parrott, rend compte de cette histoire touchante et troublante — pour peu que l’on n’y regarde pas de trop près : ainsi, Brown elle-même semble avoir minimisé l’étendue de ses propres connaissances pianistiques ; quant à l’originalité et la valeur musicale des partitions ainsi produites, la question en reste posée.
Une toute autre ambiguïté entoure le cas Tristan Foison, musicien et escroc français dont la page Wikipédia peine à délimiter les informations vraies et fausses. C’est aux États-Unis que Foison se lance, à la fin des années 1990, dans une carrière prometteuse ; il y arrive, au demeurant, auréolé d’un parcours déjà prestigieux (et manifestement fictif) : il déclare ainsi avoir joué à l’âge de 9 ans en soliste avec l’orchestre de Monaco, posséder deux ondes Martenots (instrument déjà rarissime à l’époque), être titulaire du Prix de Rome (lequel a été supprimé en 1968, quelques années seulement après sa propre naissance) et lauréat de nombreux concours internationaux qui n’ont jamais entendu parler de lui. Mais sa musique est belle et expressive, quoiqu’un peu surranée, et tout se passe bien… jusqu’au jour où, lors d’une création de son Requiem en 1999, un membre du public reconnaît là une autre œuvre : le Requiem d’Alfred Desenclos (1912-1971). Confronté à ce plagiat, Foison affirme tout bonnement qu’il s’agit en fait d’une erreur… dans l’autre sens : son éditeur français aurait mélangé ses propres œuvres avec d’autres noms de compositeurs. Et d’opérer illico, «pour tirer ça au clair», une prudente retraite stratégique en France — d’où l’on est à ce jour sans nouvelles de lui.
Fin de l’histoire ? Pas exactement. Quelques années plus tard, le violoniste Tobias Bröker, qui édite et met à disposition du public un énorme catalogue (non-libre mais gratuit) de 13000 concertos pour violon écrits au vingtième siècle, se penche sur une autre partition de Tristan Foison : son concerto pour violon, antérieur de quelques années, et dont le mouvement lent, avait-il alors déclaré, lui fut inspiré par la mort de sa grand-mère. Bröker est cependant intrigué par une interview du chef d’orchestre ayant créé l’œuvre : «C’est amusant, c’est comme s’il ne l’avait pas écrite pour nous — c’était trop abondant par rapport à notre nombre de répétitions ; de plus il n’accepta de faire aucune modification pour nous accommoder. Nous étions submergés. Je me souviens qu’à la fin, il a même exigé qu’on lui rende la partition.» Et pour cause : Bröker ne tardera pas à découvrir que ladite partition était en fait l’exacte copie de la Symphonie concertante d’un autre compositeur, Raymond Gallois-Montbrun (1918-1994) ! Qu’y a-t-il donc d’authentique chez Foison ? Impossible de le savoir. Il semble qu’il ait été un authentique musicien, sans doute doué, probablement charismatique et pédagogue ; certaines de ses partitions (du moins présentées comme telles) ont laissé un souvenir durable — comment expliquer alors cet enchevêtrement tissé par lui-même ? Malhonnêteté, mythomanie pathologique, naïveté peut-être ; son cas n’est pas le moins énigmatique de tous ceux présentés ici.
Les impostures musicales ont parfois valeur de contre-manifeste esthétique. Le plus exemplaire à ce titre est probablement le compositeur fictif P.D.Q. Bach (1807-1742?), le vingt-et-unième des vingt enfants de J.S. Bach, à qui son créateur américain Peter Schickele a attribué des centaines de créations plus farfelues les unes que les autres, avec autant d’humour que de talent — et une inventivité à faire pâlir d’envie le Collège de ’Pataphysique tout entier. On est ici davantage dans l’absurde et le burlesque gratuit que la satire… mais il n’est pas interdit de lire dans la démarche de Schickele (qui, à plus de 80 ans, continue aujourd’hui à interpréter avec énergie les œuvres de son alter-ego pseudo-baroque) une dénonciation en creux de l’académisme «musicologique».
À la même époque où apparaît ce rejeton oublié de la famille Bach, fait irruption en Angleterre un mystérieux compositeur polonais né en 1939 (pour peu qu’il ait eu le bon goût de bien vouloir exister). Du dénommé Piotr Zak, la BBC diffuse, le 5 juin 1961 (dans le cadre d’une émission tout à fait sérieuse), un Mobile pour percussions et bande magnétique. Cette pièce, qui ne sera pas particulièrement appréciée des critiques mais sans faire scandale non plus, sonne à peu près comme des centaines d’autres œuvres créées à l’époque et dans les décennies suivantes : il s’agit pourtant d’un pur canular, pour lequel ont été enregistrés (s’amusant à taper sur divers objets sans rime ni raison) les musiciens Hans Keller (1919-1985, sur lequel nous serons amenés à revenir dans une future notice) et Susan Bradshaw (1931-2005) — pianiste d’un caractère bien trempé, dont on raconte qu’un jour, lassée d’assister à un concert interminable de musique répétitive, elle y mit un terme en déboulant sur la scène afin d’éjecter sans ménagement le pianiste de son siège. L’affaire Zak est à lire comme une critique d’un certain langage contemporain ; critique d’autant plus explicite que quelques mois plus tard, le musicien britannique Arthur Hutchins (1906-1989) saluera l’exploit de son ancienne élève Bradshaw, en révélant qu’il s’est lui-même amusé par le passé à créer une fausse œuvre d’Hindemith en plaquant les nuances et rythmes d’une sonate de Beethoven sur des notes et accords joués au hasard. Est ici à l’œuvre une idéologie ambigüe, qui n’est pas sans rappeler celle de l’affaire Sokal dans les années 1990 : la critique des milieux contemporains abscons et imbus d’eux-mêmes est parfaitement légitime, mais débouche tout aussi facilement sur des positions anti-intellectualistes réactionnaires et populistes.
Que faire, enfin, de l’Histoire incomplète du Violon funéraire ? Cet ouvrage paru en 2006, sous la plume du compositeur et écrivain britannique Rohan Kriwaczek, établit l’histoire de ce genre méconnu (et pour cause) dont la tradition remonte à la Réforme, et s’essoufle (sous les attaques des catholiques) au cours du dix-neuvième siècle. La corporation des violonistes funéraires, instrumentistes hautement spécialisés à qui il arrivait même de s’affronter en duel lors d’enterrements (le vainqueur étant celui qui parviendrait, par sa musique, à tirer le plus de larmes de l’assistance), existe encore aujourd’hui et s’emploie à défendre ce patrimoine menacé de disparaître : l’ouvrage en question s’accompagne de nombreuses illustrations, gravures et même d’un recueil d’airs funéraires pour violon, dont plusieurs peuvent être achetés sous forme de disque ou écoutés sur la radio NPR ; la guilde des violonistes funéraires possède même un site (hébergé par son président actuel, Kriwaczek, qui a même essayé en vain de l’ajouter sur Wikipédia). Dans cette démarche méta-artistique (où l’on peut voir un écho onirique de Borges), la mystification relève ici plus d’un acte créatif que de l’imposture : Kriwaczek revendique en effet le droit pour un compositeur d’imaginer non seulement une œuvre, mais un genre entier si la fantaisie devait l’en prendre.
Quelqu’attachement l’on puisse avoir pour les partitions et manuscrits en tant qu’objets, la falsification musicale se situe sur un tout autre plan que le faux en peinture : ici c’est le concept même de la partition qui importe davantage que son support matériel (et de fait, plusieurs des faussaires que nous avons évoqués se sont retrouvés démasqués lorsqu’ils s’avérèrent incapables de produire une contrefaçon convaincante du manuscrit ou d’une édition ancienne). Au-delà de son aspect anecdotique, ce tour d’horizon aura toutefois permis d’appréhender la grande diversité, voire la richesse, de ces musiques dont la légende surpasse, ne serait-ce qu’un instant, la vérité historique.
Quelle est la référence la plus citée par Shakespeare ? Une scène biblique ? Une tragédie antique ? Perdu : c’est une chanson. O Death, Rock Me Asleep, qui apparaît dans pas moins de cinq de ses pièces.
Cette chanson (dont on trouve aisément le texte, une transcription et un enregistrement) est attribuée à Anne de Boleyn (ci-devant reine d’Angleterre et exemple princeps du dicton britannique «qui veut décapiter sa femme, l’accuse de haute trahison»), laquelle l’aurait écrite dans son cachot, à la veille de son exécution (à moins que l’auteur ne soit son frère, qui de toute façon connut le même sort) en 1536. Si l’authenticité de cette circonstance reste indémontrée (mais non improbable), ne peut être déniée l’expressivité poignante de ce lamento sur basse obstinée, qui se développe toute entière sur une formule de trois notes, répétée inlassablement. Le parallèle entre cette écriture claustrale et son contexte historique (l’enfermement du cachot et l’inéluctabilité d’un destin funeste) ne manquera pas de faire frétiller les «musicologues» en verve ; sa justification la plus prosaïque est pourtant la plus raisonnable, à savoir qu’il est plus facile, lorsque l’on s’accompagne soi-même au luth, de se contenter d’une tablature simple et épurée, sur laquelle la voix peut se déployer plus librement, tant en ce qui concerne le sens des paroles que les contours de la mélodie. (Serait ainsi à l’œuvre une logique du même ordre que celle qui conduira, au XXe siècle, les improvisateurs de jazz à ne plus se préoccuper de la succession d’accords en "grille" harmonique, et d’improviser librement sur une boucle minimale, donnant ainsi naissance au jazz dit «modal» ; nous y reviendrons ci-dessous.)
Quelques décennies plus tard, l’écriture en ostinato est utilisée à travers toute l’Europe, des lamentos de Monteverdi à ceux (sur ground) de Purcell en passant par d’innombrables chaconnes et passacailles (auxquelles s’ajoutera, encore plus tard, le célèbre Kanon de Pachelbel). Ce n’est pas, pour autant, à un compositeur particulièrement connu que nous devons l’exemple d’ostinato le plus remarquable : il s’agit de Taquinio Merula (1595-1665), avec sa Canzonetta Spirituale sopra alla nanna (voir la partition et divers enregistrements), publiée vers 1636 et qui est à la fois une berceuse et une pietà. Un siècle précisément après O Death Rock Me Asleep, la basse obstinée sert ici de nouveau à illustrer un texte où se corrèlent le motif de l’endormissement et celui de la mort.
Merula va toutefois encore plus loin dans le dépouillement, puisqu’il propose ici une basse construite sur un ostinato de deux notes seulement. L’étrangeté du langage harmonique, ambigu et jamais résolu, vient de ce que ces deux notes, conjointes, restent confinées autour de la dominante sans regagner la tonique. On peut même y entendre des inflexions modales, au choix archaïsantes ou, au contraire, diablement modernes — il n’est d’ailleurs pas totalement inintéressant de comparer cette berceuse de Merula avec un morceau de jazz, Serenade for the Renegade du pianiste norvégien Esbjörn Svensson (1964-2008), dans lequel chaque "couplet" est sous-tendu par les deux mêmes notes de basse obstinée que chez Merula. (Ces deux notes constituent également le motif saisissant du film Jaws, que nous avions naguère mentionné.)
O Death Rock Me Asleep et Alla nanna sont deux exemples cités (parmi beaucoup d’autres) dans un article fort intéressant de Linda Maria Koldau (de l’université d’Utrecht) publié en 2012 dans le Journal of Seventeenth-Century Music (JSCM), et intitulé The Expressive Use of Ostinato Techniques in Seicento Composition (l’usage expressif de techniques en ostinato dans l’écriture musicale au dix-septième siècle). En voici quelques extraits traduits par nos soins :
[1.2] Les motifs en ostinato, en tant que technique de composition, sont à la fois simples et difficiles. En fournissant un cadre harmonique ou rythmique clair et souvent strict, ils gouvernent l’aspect formel de l’écriture. Leur répétition inlassable impose une structure pré-établie, qui oblige l’auteur à combiner le motif de basse avec d’autres voix, elles, aussi variées que possible. Ces variations peuvent se faire en termes de combinaisons vocales et instrumentales, de changements de métrique, d’emprunts passagers à d’autres tonalités, et de dissonances induites par des décalages entre les parties supérieures et la basse. Naturellement, le motif en ostinato lui-même peut aussi changer et varier au fil de la pièce. Ces procédés, toutefois, ne représentent que l’aspect technique de la composition. Au-delà de cet aspect, l’ostinato sert fréquemment, dans la musique vocale du dix-septième siècle, à mettre en valeur l’expressivité du texte. Il permet de renforcer le caractère (l’affetto, c’est-à-dire le sentiment [NdT]), voire à l’établir pour une pièce ou un passage entier.
[…] Monteverdi amalgame, de façon caractéristique, des procédés techniques et formels avec l’expressivité du texte et son caractère. Ces deux aspects sont, dans toute sa musique, indissociables, qu’il s’agisse d’œuvres dramatiques, de madrigaux ou de musique sacrée. Les ostinatos offrent un angle d’étude intéressant pour examiner cette échange constant, du fait que la technique d’écriture est si visible et semble même primer sur le reste. À cette même époque, dans les années 1630, ces ostinatos deviennent emblématiques d’une certaine écriture musicale, et d’un certain caractère qui détermine la direction prise par une œuvre entière (ou tout au moins dans ses sections construites sur un ostinato). Cet attribut des ostinatos est un point significatif dans le développement de l’*aria* en tant qu’emballage pour exprimer un sentiment, étant donné que beaucoup de motifs en ostinato trouvent leur origine dans la mise en musique de textes poétiques sous forme d’arias assez convenus. Ces motifs brefs et obstinés, une fois confiés à la basse, cristallisent le sentiment devant être exprimé.
Si Koldau soulève ici de nombreuses points judicieux et pertinents d’un point de vue historique, son analyse laisse transparaître un présupposé qui ne correspond pas nécessairement à la réalité du travail d’écriture. Le "défi" (both a simplification and a challenge) que représente selon elle l’écriture d’une partition faisant intervenir un ostinato, consisterait pour le compositeur à compenser de toutes ses forces l’invariance du matériau de base, par une accumulation de voix aussi variées que possible (as much variety in the other parts as possible) : comme si l’ostinato était un carcan dont il faut s’évertuer à se libérer et s’éloigner. C’est pourtant omettre que, en musique, la répétition fait sens par elle-même ; l’ostinato n’est ni un carcan ni un emballage (a vehicle for the expression), mais constitue lui-même un geste expressif essentiel, comme l’ont parfaitement compris les «minimalistes» du XXe siècle, mais également les compositeurs baroques longtemps avant eux. Un point que n’évoque pas non plus Koldau, est l’importance de l’ostinato en tant que geste essentiellement rythmique : il ne dicte pas seulement le chiffre de mesure et l’organisation des durées, mais imprime lui-même un geste et une scansion.
Koldau a donc tout à fait raison de souligner que la répétition est un procédé évident voire simpliste, et de remarquer que les morceaux auxquels ce procédé donne naissance acquièrent pourtant une expressivité musicale et même un poids dramatique indéniable — mais il n’y a là nul paradoxe, et cette expressivité n’est pas due seulement aux voix de dessus et aux éventuels décalages ou frottements qu’elles occasionnent avec la basse. D’ailleurs, dire que ces voix sont elles-mêmes "aussi variées que possible" nous semble, dans le cas de l’ostinato, souvent abusif : l’on peut constater en lisant et en jouant ce répertoire qu’au contraire, ces voix présentent très souvent elles-mêmes un aspect cyclique et une grande économie de moyens. (Le commentaire de Koldau s’appliquerait plutôt à des partitions plus récentes : les chaconnes et folias virtuoses du XVIIIe siècle, ou même au siècle suivant, par exemple la Berceuse op. 57 de Chopin.)
Un compositeur qui fait le choix de ne suivre qu’un cheminement harmonique très restreint (et s’interdit donc beaucoup des étapes habituellement à sa disposition), attire l’attention sur sa ligne de basse qui n’aurait été, en temps normal, qu’une simple formalité purement utilitaire. Ainsi dans la berceuse de Merula, ce n’est pas la basse qui accompagne la mélodie, mais l’inverse : la ligne de chant met en valeur les deux accords de l’ostinato, et n’est d’ailleurs nécessaire que parce qu’elle donne à entendre le texte.
La tension entre liberté et contrainte, entre expressivité et rigueur, entre arbitraire et déterminisme, n’est pas une problématique nouvelle pour quiconque écrit et joue de la musique. Aussi ne serait-il finalement peut-être pas si anachronique que cela de proposer de ces partitions une lecture… «oumupienne».
Tom Johnson nous signale cette expérience musicale réalisée en 2015 par des étudiants anglais, dont l’enregistrement est accessible via cette page.
De Tom Johnson, l’on connaît le Catalogue d’accords (Chord Catalogue) imaginé en 1985-1986, qui explore méthodiquement toutes les combinaisons de notes possibles à l’intérieur d’une octave, et qui a toujours été joué au piano même si rien ne l’exige (encore que peu d’instruments permettent un tel acharnement polyphonique).
Ce qu’ont imaginé David Pocknee Ana Smaragda Lemnaru et Leo Svirsky de l’université de Huddersfield (Royaume-Uni), consiste à s’emparer du catalogue d’accords (qu’ils décrivent, fort justement, comme une attaque de force brute sur le système harmonique occidental), à le faire jouer (sur un vrai piano) par un robot,… et surtout, à le prolonger pour y inclure la totalité des accords possibles sur un clavier de 88 touches.
Le nombre de combinaisons est assez facile à calculer, il s’agit de 2 puissance 88, moins les 88 accords d’une seule note et l’unique accord de zéro notes. Soit :
309485009821345068724780967 accords possibles.
Et de noter, l’air de rien, que l’interprétation de ce catalogue complet, même à un rythme de triple-croches, demanderait environ 73602789626461441382 ans, en d’autres termes que même l’âge total de notre univers serait loin d’y suffire.
Dont acte.