… aussitôt il s’accroupit comme un musicien qui se met au clavecin. […] je pris le parti de le laisser faire. Le voilà donc assis au clavecin, les jambes fléchies, la tête élevée vers le plafond, où l’on eût dit qu’il voyait une partition notée, chantant, préludant, exécutant une pièce d’Alberti ou de Galuppi, je ne sais lequel des deux. Sa voix allait comme le vent, et ses doigts voltigeaient sur les touches, tantôt laissant le dessus pour prendre la basse, tantôt quittant la partie d’accompagnement pour revenir au-dessus. Les passions se succédaient sur son visage ; on y distinguait la tendresse, la colère, le plaisir, la douleur : on sentait les piano, les forte ; et je suis sûr qu’un plus habile que moi aurait reconnu le morceau au mouvement, au caractère, à ses mines, et à quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle. Mais ce qu’il avait de bizarre, c’est que de temps en temps il tâtonnait, se reprenait comme s’il eût manqué, et se dépitait de n’avoir plus la pièce dans les doigts.
Rédigé dans les années 1760, Le Neveu de Rameau peut se lire, en filigrane, comme un témoignage sur la vie musicale européenne de la période médiane du XVIIIe siècle, cette génération postérieure à J.S. Bach, Händel, Vivaldi ou même Rameau-oncle, mais antérieure à Haydn, Gluck ou Mozart, et qui reste finalement assez peu connue aujourd’hui – même C.P.E. Bach, pourrait-on arguer, n’est sauvé que par son nom de famille. Si Diderot évoque ici Alberti et Galuppi (deux compositeurs vénitiens), ce n’est pas un hasard : l’époque est toute entière sous le charme de l’Italie, et de Venise au premier chef.
Prenons-en pour illustration l’aimable pastorale Il pastor fido, rédigée à la fin du XVIe siècle par le poète vénitien Guarini (et qui avait alors suscité l’intérêt de plusieurs madrigalistes vénitiens et crémonais de l’époque : Monteverdi, Merula, Grandi) ; un siècle plus tard, c’est le reste de l’Europe qui s’en saisit : Händel en fait un opéra en 1712, et Rameau une cantate en 1728. Il pastor fido est également le titre d’un recueil de sonates en trio publié en France en 1737 et présenté par son éditeur Jean-Noël Marchand comme «l’opus 13» d’Antonio Vivaldi. Il s’agit d’une supercherie ; la partition est en fait due au hautboïste et musettiste français Nicolas Chédeville. Deux décennies plus tard, Vivaldi étant passé de mode et mort dans la pauvreté, un éditeur italien fera cette fois passer d’authentiques œuvres de Vivaldi pour des partitions de Galuppi (imposture qui ne sera dévoilée que deux siècles et demi plus tard).
De telles manigances ne sont pas rares en cette époque pré-industrielle (leur succéderont plus tard, sous le régime de la soi-disant «propriété intellectuelle», une protection nominalement meilleure mais également des spoliations d’une toute autre envergure). Ce qui nous amène à l’autre nom cité par Diderot : celui de Domenico Alberti, chanteur et musicien vénitien qui fut lui-même victime d’un coup éditorial frauduleux. C’est l’historien érudit britannique Charles Burney qui rend compte, dans sa General History of Music publiée en 1789, de l’anecdote suivante, survenue à Londres vers 1745 :
À cette époque Jozzi, un castrato [qui avait pris des leçons de chant avec Alberti] et chanteur d’opéra de second rang, amena [en Angleterre] les «leçons» d’Alberti [c’est-à-dire ses sonates], qu’il joua, imprima et mit en vente comme si elles étaient de lui, à une guinée l’exemplaire. Il fut démasqué par un gentleman revenant de Venise, qui avait connu personnellement Alberti, et se trouvait en possession d’une copie manuscrite de sa propre main. Pour dévoiler l’impudence et le plagiat de Jozzi, il l’offrit à [l’imprimeur] Walsh, qui imprima et mit en vente, pour six shillings [c’est-à-dire bien moins cher], les huit leçons élégantes et gracieuses du véritable compositeur.
Il ajoutera dans un article ultérieur (sur lequel nous reviendrons), quelques mots d’épilogue :
Ces huits charmantes sonates étant d’un style nouveau, et bien plus abordable pour le niveau instrumental des gentlemen et ladies que les pièces riches et complexes de Handel ou les tours de prestidigitation originaux et extravagants de Scarlatti, se vendirent prodigieusement bien, et contraignirent bientôt Jozzi à fuir précipitamment vers la Hollande, où il s’essaya à la même imposture, mais sans en tirer autant de bénéfices.
Pour ne rien simplifier, Jozzi était par ailleurs un indéniable compositeur : de fait, l’historien britannique Barry Cooper a émis (dans un article de 1978 intitulé Alberti and Jozzi: Another view) l’hypothèse que Jozzi serait en fait bel et bien l’auteur de plusieurs œuvres attribuées à Alberti. Quand bien même il n’en serait pas l’auteur, il semble bien que c’est à lui qu’on doive d’avoir (à ses dépens) précipité la publication de ce recueil de sonates, qui rencontre dès 1748 un succès remarquable et ne tarde pas à se diffuser en France et partout en Europe.
Pour en revenir à Burney et sa General History, il n’est pas inutile de traduire la suite du texte, qui donne lieu à un développement intéressant sur l’écriture pour clavier à cette époque :
Bien que n’étant pas l’auteur de ces pièces charmantes, qui furent les premières d’un style que l’on n’a depuis lors que trop imité sans jamais l’égaler, Jozzi avait le mérite de les jouer avec un soin et une précision d’un niveau admirable. Le clavecin n’ayant pas de sostenuto ni d’expression [c’est-à-dire de longues tenues ni de nuances], ne conservait sa réputation que grâce à l’excellence de l’exécution : et il y avait dans le toucher de Jozzi une accentuation, un élan et une intelligence que je n’avais alors jamais entendues. À cette époque dans notre nation, la seule bonne Musique pour instruments à clavier était les leçons pour clavecin de Händel ainsi que ses concertos pour orgue, et les deux premiers livres de leçons de Scarlatti ; or ces œuvres étaient originales, difficiles, et dans un style complètement différent de celles d’Alberti. Les concertos pour orgue de Händel restèrent longtemps en tête du répertoire préféré de tous les organistes du royaume, et les pièces de Scarlatti étaient non seulement celles par lesquelles chaque jeune interprète faisait étalage de sa dextérité, mais elles faisaient aussi le bonheur de tout auditeur capable de la moindre étincelle d’enthousiasme, et à même de ressentir les effets nouveaux et audacieux obtenus en brisant intrépidement presque toutes les règles de composition anciennes et établies.
L’on voit ici à l’œuvre une tendance qui s’avère constante au fil des écrits de cette époque : évoquer le nom d’Alberti semble conduire inévitablement à considérer des questions de style, d’écriture du clavier et, plus généralement, d’esthétique musicale. On en trouve un autre exemple chez Diderot lui-même, dans un autre ouvrage auquel il travaille à la même époque que Le Neveu de Rameau : il s’agit des Leçons de clavecin et principes d’harmonie attribuées au jeune claveciniste Anton Bemetzrieder qui était alors le professeur de clavecin d’Angélique Diderot, la fille unique de l’écrivain. Dans cet étonnant ouvrage où sont joyeusement hybridés méthode instrumentale, leçons théorique et dialogue philosophique, l’on peut en effet lire le passage suivant des leçons de Diderot-Bemetzrieder :
LE MAÎTRE. Quel Auteur prendrons-nous ? Voyons de l’Alberti : il eſt toujours nouveau.
L’ÉLÈVE. Et toujours difficile.
LE MAÎTRE. Vous vous moquez, cela ſe compare-t-il à Muthel, aux Bachs, à Beecke où vous allez tout courant.
L’ÉLÈVE. Alberti veut être joué avec délicateſſe & goût ; il en eſt de même des piéces de mon Amie, Mad. Louis. Les autres forts d’harmonie, chargés de ſons, variés de modulations, n’exigent que de la préciſion & de la meſure. Alberti ſera ma derniere lecture, lorſque déchiffrant tout ſans peine, je voudrai perfectionner quelque choſe.
Cette opposition entre «délicateſſe & goût» et les «forts d’harmonie» renvoie à un contexte de tensions esthétiques dans le milieu musical français. La question de l’influence italienne traverse le XVIIIe siècle entier, et donne lieu, tous les vingt ans environ, à de vives polémiques : querelles des lullistes, querelle des bouffons, puis querelle des gluckistes. Objet tour à tour de subjugation et de résistance, le goût vénitien (et plus largement, du nord de l’Italie) induit une modification nettement perceptible de l’écriture musicale, qualifiée dès cette époque de style galant (l’on pourrait aussi parler de période pré-classique, ou un peu moins gentiment, de rococo). Beaucoup moins complexe que l’écriture polyphonique et contrapuntique d’une certaine époque baroque, cette esthétique prétend privilégier l’expressivité, c’est-à-dire la mélodie simple. Cette mélodie, nonobstant ses ornements éventuels, se débarrasse de tout ce qui pourrait (censément) nuire à son intelligibilité : pas d’harmonies trop complexes ou ambigües, pas de polyphonie (sauf à la rigueur dans des situations très temporaires et en tout cas clairement subalternes à la mélodie principale : contrechants élémentaires, réponses en imitation), pas de rupture dans la structure du discours musical.
D’Alberti est donc fait le héraut (posthume et bien involontaire) du style galant, de la sensibilité vénitienne et du goût mélodique ; ainsi comme nous allons le voir, alors même que la totalité de ses partitions vocales sombre dans l’oubli, pas un de ses biographes ne manquera d’insister sur ses qualités de chanteur. Et de fait, en matière biographique, nous savons finalement très peu de choses sur lui : si sa vie est généralement datée entre 1710 et 1740 (les dates rondes restant toujours suspectes), ce n’est que plus tard que d’autres commentateurs proposeront des dates plus précises : au XIXe siècle François-Joseph Fétis propose 1717 pour sa naissance, et dans un ouvrage beaucoup plus récent (voir plus bas), l’historienne et musicienne Eve Badura-Skoda indique pour sa mort la date du 14 octobre 1746.
Cette imprécision s’explique par le fait que l’appareil critique et historiographique est, dans le cas d’Alberti, totalement dissocié de son existence : s’il a connu de son vivant quelques années de relative célébrité à Madrid et surtout à Rome, les écrits traitant de sa vie et (plus lointainement) de son œuvre n’existeront qu’en langue française et anglaise, et lui seront postérieurs de près d’un demi-siècle. Avant même Charles Burney, que nous évoquions ci-dessus et vers lequel nous reviendrons, l’une des premières sources est l’Essai sur la musique ancienne et moderne publié en 1780 par Jean-Benjamin-François de La Borde, dont le troisième volume comprend l’entrée suivante :
ALBERTI (Dominique), Vénitien, amateur, éleve de Biffi & de Lotti. Il alla en Eſpagne, en qualité de Page d’un Ambaſſadeur de Veniſe; & il y étonna, par ſa maniere de chanter, le célebre Farinelli, qui ſe réjouiſſait de ce qu’Alberti d’était qu’un amateur : car, diſait-il, j’aurais en lui un rival trop redoutable. Il paſſa à Rome avec le Marquis Molinari, où il ſe perfectionna pour le chant & pour le clavecin. Il mit en Muſique, à Veniſe, l’Endimione, charmant morceau de poéſie de Metaſtaſe, l’an 1737, & quelque tems après, la Galatea du même. Ces deux ouvrages ſont très eſtimés : la compoſition en eſt fort agréable & pleine de ſentiment. Tous les Profeſſeurs ſe ſouviennent de lui avec entouſiaſme : rien ne peut égaler les grâces de ſon chant ; & en préludant ſur le clavecin, il charmait une nombreuſe aſſemblée pendant des nuits entieres. Pendant qu’il demeurait à Rome, il ſe promenait la nuit dans les rues en chantant, & il était toujours ſuivi d’une foule d’amateurs qui l’aplaudiſſaient ſans ceſſe. Il y mourut fort jeune & très regretté. Il a compoſé trente-ſix Sonates, qu’on n’a pu parvenir encore à retirer des mains d’un particulier de Milan, qui en eſt le ſeul poſſeſſeur. On les dit ſuperbes & d’un genre neuf.
Comme souvent à cette époque, l’historiographie est indistincte de la fable (un exemple édifiant nous en est ici fourni par l’anecdote sur Farinelli, invérifiable et qui sera pourtant reprise par la totalité des auteurs ultérieurs) ; néanmoins se dessine l’image, frappante et, pourrait-on dire, mythologique, d’un «amateur» brillant, issu de bonne famille, de très bon goût, mort prématurement. Et si les questions de style («charmant», «ſuperbes & d’un genre neuf») sont déjà présentes dans cet article, La Borde y revient plus loin dans le même volume, à l’occasion d’un autre article consacré au claveciniste Eckard :
ECKARD (M.), Profeſſeur de clavecin, d’une grande réputation, & bon Peintre en miniature, eſt un des premiers qui ait introduit en France l’uſage de faire travailler en batteries les baſſes dans les pieces de clavecin, uſage inventé en Italie par le célebre Alberti, & qui fait quelquefois plaiſir, lorſque le chant l’exige, mais qui devient inſipide quand on l’emploie ſans ceſſe, ainſi qu’on le fait aujourd’hui.
Arrêtons-nous un instant sur ces «batteries». Nous avons vu qu’avec le style galant, la basse perd une large partie de son rôle mélodique, et que la voix du haut devient prééminente sur celle du bas. Il n’est d’ailleurs pas anodin que cette même période voie les prémices de l’avénement du pianoforte, dont le clavier unique permet (contrairement à l’orgue et au clavecin où toutes les voix de la polyphonie sont à égalité), et invite à, une claire différenciation de la main droite et la main gauche – cette dernière se voyant de plus en plus confinée à un strict rôle d’accompagnement. Quelle forme donner à ce dernier ? Une partie du répertoire de cette époque se contente de reproduire une écriture d’ensemble de cordes ou de continuo, sans grand intérêt ; cependant les compositeurs prennent de plus en plus conscience de l’utilité rythmique et motorique de la main gauche. Même de simples accords parfaits peuvent aider à scander le discours musical, pour peu qu’on les répète percussivement :
% En blanches, en noires ou en croches
<do mi sol> <do mi sol> <do mi sol> <do mi sol> …
Tout comme le clavecin, le pianoforte est un instrument dont on entend beaucoup plus l’attaque de chaque note que la suite du son tenu. Diminuer les valeurs rythmiques (pour des notes plus rapide) permet de démultiplier le nombre d’attaques, partant, le volume général obtenu. Ainsi, pour plus d’effet, un accompagnement en accords parfaits peut se jouer en alternant une double (ou triple) note et une note seule :
<>8 % En croches
<do mi>[ sol'] <do, mi>[ sol'] <do, mi>[ sol']
On peut aussi lui préférer des formules entièrement monodiques (note par note), pour plus de légèreté et moins de fatigue :
% En structures ternaires…
do[ mi sol] do,[ mi sol] do,[ mi sol] do,[ mi sol]
% … ou binaires :
do[ mi sol mi] do[ mi sol mi] do[ mi sol mi]
Cette dernière formule, que l’on pourrait qualifier de «proto-albertine», est notamment utiliée par le claveciniste français Jacques Du Phly dès ses deux premiers livres de Pièces de clavecin, parues en 1744 et 1748. Dans ses publications ultérieures, deux décennies plus tard, il utilisera enfin la fameuse «batterie» à laquelle fait référence La Borde, et à laquelle Alberti donne son nom encore aujourd’hui. Il s’agit tout simplement d’une permutation de la formule précédente ; en arpège brisé, elle alterne entre la fondamentale et la tierce de l’accord, entrecoupées par sa quinte :
<>16 % Généralement en double-croches
do[ sol' mi sol] do,[ sol' mi sol] do,[ sol' mi sol]
Une telle formule peut paraître évidente, et l’on est en droit non seulement de supposer qu’elle a certainement existé longtemps avant Alberti, mais aussi de douter qu’il puisse être pertinent de lui chercher un «inventeur» clairement identifié. Et pourtant, à ce jour n’a été retrouvé aucun exemple probant daté d’avant 1740. Le Dizionario biografico, dont l’article sur Alberti fut rédigé au milieu du XXe siècle par Guido Piamonte, croit pouvoir estimer que ce serait le compositeur Franz Anton Maichelbeck qui aurait «introduit en Allemagne» la basse albertine, dans ses huit sonates de 1736 ; il suffit cependant de lire lesdites sonates pour constater que ladite formule de main gauche n’y apparait qu’à deux endroits de la 4e variation du 1er mouvement de la 3e sonate. Même si rien ne prouve que Maichelbeck ait eu connaissance des travaux d’Alberti à cette époque, il n’a en tout cas pas fait de ces arpèges brisés une composante essentielle de son écriture, comme elle l’est chez le compositeur vénitien.
Ce n’est qu’improprement, notons-le, que certains commentateurs de l’époque en viennent à désigner cette formule en tant que «basse d’Alberti)» (basso albertino en italien) : d’un point de vue harmonique devrait seule être qualifiée de «basse» la note la plus grave de l’harmonie (ici la fondamentale, do), ce pourquoi le terme de batterie utilisé par La Borde semble plus correct (ou encore le mot anglais base, que nous avons d’ailleurs choisi ici de traduire tel quel). Quelque nom qu’on lui donne toutefois, attribuer cette formule à Alberti ne semble pas illégitime, et il est tout à fait possible qu’elle se soit popularisée tout d’abord auprès des auditeurs ayant pu l’entendre à Madrid et à Rome, puis auprès du public londonien et parisien lorsque se diffusent ses huit sonates imprimées à partir de 1748 (et donc à titre posthume). Au succès de cette partition (qui ne représente d’ailleurs qu’une petite fraction de son œuvre), il faut ensuite ajouter la masse des œuvres écrites par d’autres mais dans un style proche : tous les commentateurs de l’époque et des décennies suivantes déplorent la cohorte de compositeurs-suivistes qui, dans le sillage d’Alberti, utilisent chacun à qui mieux mieux cette même formule de main gauche – et c’est pourtant bien cet effet de mode qui, seul, explique que l’on s’intéresse encore à ce compositeur, ne fût-ce que nominalement.
Ainsi, le fait que La Borde, dans son Essai, n’éprouve même pas le besoin de préciser à quelle formule d’accompagnement il fait allusion, montre combien le lectorat français de 1780 est pleinement familiarisé avec le «célebre Alberti», tout comme l’est Diderot dès les années 1760, et tout comme le sera l’écrivain allemand Goethe lorsqu’en 1805 ce dernier découvre et traduit en allemand Le Neveu de Rameau, jusqu’alors inédit. À la suite du texte de Diderot, Goethe prend d’ailleurs l’initiative de rédiger lui-même quelques commentaires (Anmerkungen), par ordre alphabétique, dont voici précisément le premier :
Alberti.
Un talent musical hors du commun doté d’une voix merveilleuse, qui suscita l’envie de Farinelli lui-même, et en même temps un bon claviériste, mais qui ne fit bénéficier ses contemporains de ses dons qu’en tant que dilettante et pour son propre plaisir ; de plus il mourut très jeune.
(Ce qui n’empêchera pas, en 1950, un certain Jean Fabre, professeur à la Sorbonne™, de contredire Goethe dans son édition critique du Neveu de Rameau, en allant inventer que Diderot se serait en fait référé à un autre compositeur antérieur, le violoniste Giuseppe Matteo Alberti – élucubration bizarrement reprise dans plusieurs éditions modernes.)
Si Goethe se sent conduit à ajouter cette note, c’est peut-être parce que son lectorat germanique est moins sensible aux charmes vénitiens que le public français ou britannique. Ainsi dès 1790, le premier volume du Lexicon der Tonküstler publié en Allemagne par Ernst Ludwig Gerber (lui-même pétri de l’héritage de J.S. Bach dont son père avait été l’élève), évoque Alberti en traduisant mot-à-mot l’article de La Borde cité plus haut, mais y ajoute un paragraphe quelque peu méprisant :
On lui doit d’avoir découvert la basse arpégée, aussi dite «basse Albertique» : par ex.|do.sol.mi.sol.|si.sol.re.sol.|etc. L’invention de cette basse peut lui avoir été inspirée par son goût pour la badinerie, son manque de technique instrumentale et de connaissances harmoniques, et par la mauvaise qualité des instruments à clavier en en Italie. Il n’a eu depuis lors que bien trop d’imitateurs.
On trouve un jugement encore plus sévère chez un autre commentateur allemand : le poète et compositeur Christian Friedrich Daniel Schubart, pendant son emprisonnement de 1777 à 1787, dicta à son voisin de cachot de nombreux fragments, que son fils publia après sa mort sous le titre Ideen zu einer Ästhetik der Tonkunst. On y trouve notamment la note suivante, du reste assez énigmatique d’un point de vue géographique et chronologique (il n’existe aucune trace d’un voyage d’Alberti à Vienne, et dans l’hypothèse où Alberti serait mort en 1746, Schubart lui-même n’était alors âgé que de sept ans). Il se peut qu’il n’ait eu vent que de lointaines rumeurs, ou qu’il confonde avec quelqu’un d’autre – et pourtant son insistance sur les arpèges brisés semble bien renvoyer à Domenico Alberti :
Alberti, fit du bruit à Vienne. Il était l’un des claviéristes les plus appréciés de son temps. Les arpèges brisés qu’il inventa, ont occupé ses mains depuis longtemps jusqu’à les paralyser. Ses mélodies de choix étaient certes souvent très chantantes, et dissimulaient les insuffisances de l’accompagnement ; cependant comme il n’avait que bien trop peu étudié la nature du clavier, il ne pouvait que, pour ainsi dire, dérouler des notes autour de son parcours tonal [traduction incertaine] ; et de ce fait, son succès ne pouvait être que de courte durée. D’abord ébaubi, le public devait finir par réaliser l’effet pernicieux de ses artifices sur la véritable technique du clavier. Un arpège brisé ne fait jouer que trois doigts et en laisse deux immobiles. Quiconque ne mobilise pas, comme Bach, la totalité de la main, ne mérite pas de devenir un maître à penser de la technique du clavier.
À l’opposé de ces allemands, nous pouvons revenir vers l’anglais Charles Burney, cité plus haut, bien plus enthousiaste envers Alberti. Sa General History publiée en 1789, dont nous avons cité plus haut quelques extraits, consacre au musicien vénitien un article qui reprend, lui aussi, celui de La Borde, et y ajoute simplement une phrase plus personnelle :
Parmi les compositions vocales d’Alberti, qui ne sont que peu connues en Angleterre et que, de fait, l’on trouve difficilement où que ce soit, j’ai pu m’en procurer plusieurs à Venise, et je les considère comme les plus exquises de l’époque où elles furent produites.
Une quinzaine d’années plus tard, Burney évoquera à nouveau Alberti dans ses articles pour la Cyclopaedia de Rees rédigés entre 1801 et 1805 :
Alberti, Domenico, un dilettante vénitien, doué de génie et d’un goût exquis. Membre du corps diplomatique [en français], et secrétaire de l’ambassadeur vénitien à Madrid. En une époque où l’on trouvait peu de mélodie dans les leçons de clavecin, il suscita une révolution dans le style de jeu de cet instrument, en faisant chanter la voix de dessus sur une base rapide, composée d’accords brisés en double-croches, qu’il était si facile d’imiter que les compositeurs et instrumentistes s’en sentirent bientôt lassés et honteux. Jerig à Paris, et Vento à Londres, inondèrent le public de volumes entiers de leçons sur la base d’Alberti, mais aucun ne composa jamais d’aussi élégantes parties de dessus pour les instruments à clavier ; ses mélodies tiennent toujours le haut du pavé, après 60 ans de vicissitudes — une longévité prodigieuse en matière de goût !
Tout comme chez La Borde, il est instructif de se rapporter également à l’article sur Eckard, où Burney revient non seulement sur Alberti mais postule même une possible influence sur Rousseau (lequel avait séjourné à Venise de 1743 à 1744) :
On le dit, mais à tort, être celui qui introduisit en France, à la manière du célèbre Alberti, une base perpétuelle en double-croches ; mais Jerig, Edelmann, et Balbastre, bien avant qu’Eckard arrive à Paris, avaient lassé tous les auditeurs en abusant de cet expédient facile.
La voix du haut des sonates d’Alberti est si élégante, elle est de ces mélodies dont sont faites les chansons de première classe, à tel point qu’elle excuse largement le peu de variété dans la base.
Ce dilettante admirable (Alberti) qui chantait et jouait d’une façon exquise, trouvant les notes du clavecin trop fugaces pour soutenir les passages vocaux, et pour maintenir l’intérêt d’un public pendant tout un mouvement, nous a donné une base inspirée, qui fait vivre le son sans détourner l’attention de la voix du haut ni déranger l’unité de la mélodie tant recommandée par Rousseau, et nous pensons d’ailleurs que ce dernier a largement pris modèle sur ces pièces pour en concevoir ses principes. Alberti était un gentleman vénitien, extrêmement admiré pour ses compositions et interprétations, à l’époque où Rousseau résidait dans cette ville en tant que secrétaire de l’ambassadeur de France.
Il est significatif de voir que Burney parle bien ici de clavecin (harpsichord), voire plus généralement les instruments à clavier (keyed-instruments)… mais pas encore le pianoforte qui, dès l’époque où il écrit, commence à supplanter le clavecin dans les salons aristocrates et dans l’écriture des compositeurs. En effet, la la «révolution» stylistique dont il parle (qui est celle du style galant), précède en fait, et préfigure même, celle qui se jouera à l’époque classique puis pré-romantique avec l’avènement du piano. D’ailleurs, Eve Badura-Skoda émet l’hypothèse que Alberti ait pu composer, à Madrid ou à Rome, sur un clavecin «à marteaux», ce qui laisserait penser que sa «batterie» ne fut pas entendue comme une suite de notes rapides et brillantes mais comme un tapis sonore mouvant mais estompé, sur lequel la main droite se détacherait très nettement. Elle renvoie notamment à la Lettre sur la musique françoise rédigée par Rousseau quelques années après avoir vécu à Venise, et dans laquelle il fait l’éloge d’«un accompagnement contraint & continu, qui fit plutôt un leger murmure qu’un véritable chant, comme ſeroit le bruit d’une riviere ou le gazouillement des oiſeaux : car alors le Compoſiteur pourroit ſéparer tout à fait le chant de l’accompagnement» ; cependant si Rousseau prend effectivement la musique italienne comme modèle, il se réfère ici davantage à l’écriture orchestrale qu’à celle du clavier.
Le nom d’Alberti est associé à l’idée de «révolution» dans un autre article encyclopédique, dû à Framery et Hüllmandel, tous deux contributeurs de l’Encyclopédie méthodique. Plus de dix ans après le texte de La Borde, cette encyclopédie ne comporte pas d’entrée sur Alberti – mais celui-ci est cependant évoqué au détour de l’article Clavecin :
À meſure que la muſique inſtrumentale s’eſt perfectionnée le ſtyle du clavecin à éprouvé des changemens. Il ſe reſſentoit encore trop, il y a 60 ans, de celui de l’orgue. On a fait depuis une diſtinction plus juſte entre ces deux inſtrumens. On a donné à la muſique de clavecin le genre d’harmonie & d’exécution, la grace & la légèreté qui lui conviennent. Alberti, Scarlatti, Rameau, Mütel, Wagenſeil, puis Schobert, on preſqu’en même temps opéré cette révolution. Les différens ſtyles de ces auteurs ont ſervi pendant plus de vingt-cinq ans de modèle à ceux qui après eux ont compoſé pour le clavecin. Emanuel Bach, par ſa muſique ſavante, agréable & piquante, meriteroit peut-être la première place parmi les artiſtes originaux ; mais comme il compoſoit pour le pianoforte, uſité en Allemagne avant d’être pour ainſi dire connu ailleurs, il ne doit pas être confondu parmi eux. Il en eſt de même de divers auteurs qui, donnant à leur muſique des nuances graduées, des oppoſitions & une mélodie convenables au ſon & aux reſſources du piano-forté, ont préparé ou décidé la chûte du clavecin.
L’importance historique accordée à Alberti malgré l’étisie du répertoire lui ayant survécu – qui se résume, pour le public de l’époque, à un unique recueil d’une trentaine de pages – s’explique en partie, nous l’avons vu, par la mode «galante» avec laquelle il s’est trouvé en adéquation (voire qu’il a lui-même contribué à susciter), et par l’étonnant acharnement autour de la «basse d’Alberti» sur laquelle nous reviendrons dans un instant. Si son destin posthume lui est étranger, Alberti n’en manifeste pas moins des qualités certaines dans son écriture, où l’on peut notamment discerner une certaine modernité formelle : toutes en deux mouvements (dans le style de la «sonate à l’italienne» alors naissant), elles juxtaposent un premier mouvement en binaire et un deuxième mouvement sous forme de danse (menuet, allemande), parfois en ternaire rapide (sous forme de gigue, ce qui n’était pas courant dans les sonates pour instrument seul de l’époque). Le premier mouvement fait apparaître un bref passage en développement, ce qui peut effectivement laisser entrevoir l’avénement de la forme ternaire qui prédominera ensuite chez Mozart voire Beethoven ; s’il n’y a pas encore de thème à proprement parler, de nombreux passages (en général de deux mesures) sont joués deux fois de suite (certains historiens modernes y voient une façon de «tirer à la ligne», d’autres pensent que c’est une façon d’insister sur les terminaisons cadentielles et donc de renforcer l’aspect tonal du discours ; nous pourrions émettre une autre hypothèse, à savoir qu’il pourrait s’agir d’un changement de nuance sous-entendu, en écho ou en insistance, comme dans le concerto grosso ou dans les futures partitions classiques pour pianoforte). Quant à la main gauche, son discours s’avère plus varié que la simple «batterie d’Alberti» dont l’usage sera du reste plus systématique chez certains auteurs ultérieurs.
D’une facilité d’exécution sans comparaison avec l’écriture de Scarlatti ou de Händel, l’œuvre pour clavier d’Alberti s’inscrit effectivement dans l’esthétique «galante» qui, de fait, se caractérise toute entière par sa totale innocuité : enchaînements harmoniques simples et prévisibles, mélodies souvent ornées mais essentiellement construites sur des mouvements conjoints,… Eve Badura-Skoda note d’ailleurs que plus de 80% des sonates de style galant sont en majeur ; cette proportion est encore plus déséquilibrée chez Alberti, où le mode mineur est rarissime. Et pourtant : les mélodies de la main droite, nonobstant leurs répétitions presque systématiques, y sont effectivement plutôt expressives (notamment au moyen de quelques sauts disjoints, généralement ascendants comme dans un geste vocal), et emploient des rythmes fluides et plus variés que dans la période précédente, plus purement baroque ; de plus il ne s’interdit pas quelques finesses chromatiques et modulations parfois recherchées. Le style évoque finalement davantage les futures sonates de Eckard ou Haydn, que celles d’auteurs italiens de la génération précédente (Scarlatti, Marcello ou Durante) ou de la même génération qu’Alberti. Du reste, ses sonates se diffusent bien davantage que celles d’auteurs tels Platti ou Rutini dont les noms ne figurent dans aucun des dictionnaires de l’époque, ou encore du père bolonais Giovanni Baptista Martini, connu surtout pour ses écrits théoriques. Pietro Domenico Paradies, ayant vécu en Angleterre, fait l’objet d’un brève mention par Burney… qui le compare, en termes peu flatteurs, à Scarlatti et Alberti.
De fait, plusieurs musiciens italiens, et en particulier vénitiens, séjournent à Londres au cours de leur carrière. C’est notamment le cas de Giambattista Pescetti, auteur de plusieurs opéras mais également de quelques sonates, ce qui conduit Daniel Freeman à noter : «Pescetti fut d’une certaine façon le prototype de tous ces compositeurs italiens qui accouraient à Londres pour y écrire des opéras, mais produisaient également des sonates pour clavier afin de rentabiliser leur notoriété. Les classes moyennes aisées d’Angleterre étaient un marché avide de partitions récréatives pour clavier.» Parmi ces expatriés vénitiens, un seul peut se prévaloir d’un succès comparable (et même supérieur) à celui d’Alberti : il s’agit du vénitien Baldassare Galuppi, également évoqué, l’on s’en souvient, dans Le Neveu de Rameau. Sa renommée s’étend à toute l’Europe du fait de ses voyages à Vienne, Londres, Berlin et Saint-Pétersbourg. S’il se fait avant tout connaître comme compositeur d’opéra, il est également l’auteur de nombreuses sonates pour clavier seul : on lui en attribue plus de 120, de date incertaine mais probablement écrites surtout à partir des années 1750 (et, d’une certaine façon, dans le sillage d’Alberti dont il partage de nombreux traits d’écriture quoique de façon souvent moins cohérente). Et pourtant : Galuppi, comme tous ses concitoyens (à l’exception de Scarlatti), a fini par sombrer dans l’oubli au XIXe siècle, tandis que le nom d’Alberti a survécu grâce à une dérisoire formule de quatre notes.
Ce n’est que depuis une quarantaine d’années que des historiens et musiciens, enfin débarassés – on l’espère – de «querelles» esthétiques et idéologiques (nous avons vu qu’avant cela sa simple mention chez Diderot suscitait des contorsions hasardeuses, et nous verrons ci-dessous un autre exemple édifiant du début du XXe siècle), semblent avoir pris conscience d’une éventuelle valeur intrinsèque des œuvres d’Alberti. Outre quelques pages dans un ouvrage récent d’Eve Badura-Skoda (The Eighteenth-century Fortepiano Grand and Its Patrons: From Scarlatti to Beethoven, paru fin 2017), l’on peut se référer à un mémoire soutenu en 2008 par Jun Kwon, étudiant à l’université de Cincinnati, et à un article publié en 1994 par Daniel Freeman : Johann Christian Bach and early classical Italian masters, accessible en ligne dans son intégralité ; on ne peut que souhaiter que cette recherche se poursuive, et que d’autres œuvres d’Alberti soient retrouvées parmi les innombrables manuscrits encore perdus ou jalousement gardés par des descendants de collectionneurs.
Signes de ce regain d’intérêt, l’on peut aujourd’hui trouver en ligne quelques pages s’intéressant à Alberti – non sans présenter quelques affirmations parfois douteuses et non-étayées. Ainsi s’est tenu, dans la dernière décennie, un concours international de piano baptisé Alberti, et dont le site affirme (sans citer de sources) que :
La basse d’Alberti ne fut pas la seule contribution d’Alberti au monde de la musique. Il fut probablement le premier compositeur à utiliser la forme ternaire plutôt que binaire dans ses [premiers mouvements de] sonates. Ses sonates reflétaient aussi une nouvelle vision esthétique qui allait dominer la deuxième moitié du XVIIIe siècle : la sonate instrumentale en tant que reflet de la forme dramatique musicale. Le premier mouvement de la plupart de ses sonates rappelle cette forme en faisant alterner des épisodes ressemblant à des récitatifs et à des airs.
Alberti annonça également le style Allegro cantabile de Mozart […] en utilisant des mélodies d’écriture vocale pour la main droite dans les mouvements rapides plutôt que les mélodies abstraites plus habituelles à l’époque, faites d’arpèges brisés et de segments de gamme. Cette innovation était probablement le reflet de son expérience d’interprète, non seulement en tant que chanteur de récital mais en tant que l’un des rares chanteurs-clavecinistes en Italie, capables de s’accompagner eux-mêmes.
Le succès et l’influence d’Alberti fut perceptible plus tard au XVIIIe siècle. Dans les années 1760, Leopold Mozart donna à son fils un album de sonates d’Alberti pour lui servir de modèle de composition. Le jeune Wolfgang s’en imprégna. Ses premières sonates pour violon sont inspirées directement d’Alberti. Et même dans ses œuvres plus tardives telles que la sonate K.545 ou les variations K.264, on peut entendre l’influence d’Alberti. Dans les années 1760 et 1770, selon Diderot, les œuvres d’Alberti étaient admirées du tout-Paris.
L’histoire de cet «album» offert à Wolfgang Mozart par son père n’est étayée par aucune des sources que nous ayons pu trouver ; il est au demeurant tout à fait possible que le recueil des huit sonates d’Alberti qui remporta tant de succès à Londres et Paris ait pu parvenir jusqu’à Salzburg. L’on sait cependant avec certitude que Mozart a grandi avec les sonates de Wagenseil (ce qui explique probablement pourquoi il commença par rédiger, tout comme ce dernier, des sonates avec «accompagnement de violon») et surtout les six sonates op.1 du jeune Johann Gottfried Eckard (à qui son père le présente lors de sa première visite à Paris à l’âge de sept ans), dans lesquelles, comme le notent Burney et La Borde, la main gauche tend à prendre un aspect fréquemment albertoïde. Influence déplorable sur le jeune musicien ! se lamentera plus tard le critique Théodore Wyzewa dans un long article aux inflexions emphatiques (sinon franchement hystériques), publié en 1904 par la Revue des deux mondes :
L’Europe entière, à cette date, commençait à éprouver le double besoin d’une musique qui «chantât» et d’une musique qui, pleinement, franchement, exprimât les nuances des émotions du cœur : et il faut bien reconnaître que le contrepoint traditionnel, sauf quand il était manié par la main souveraine d’un Haendel, d’un Sébastien Bach, ou d’un Corelli, n’avait guère de quoi répondre à ces deux désirs. […] Ainsi, d’année en année, et du vivant même des plus forts contrapontistes qu’ait connus la musique, — car on sait que Sébastien Bach n’est mort qu’en 1750, et Hændel en 1759, — la langue de la sonate évoluait vers une homophonie plus complète : soit que le contrepoint n’y intervînt plus que pour faire ressortir ensuite la ligne unique d’un chant, ou qu’il se réduisît déjà à un simple rôle d’accompagnement, enroulant le feuillage léger de ses imitations autour d’une mélodie principale nettement accusée ; en attendant que, aux approches de l’année 1740, le coup mortel lui fût porté par une déplorable invention de l’amateur vénitien Domenico Alberti. Cette invention, qui longtemps a gardé le nom de basse d’Alberti, — après quoi, hélas ! elle est devenue jusqu’à nous d’un usage si commun que personne ne s’est plus soucié d’en connaître l’auteur, — consistait à briser les accords de l’accompagnement, de façon à occuper la main gauche pendant que la main droite dessinait le chant. Procédé éminemment commode pour les mauvais musiciens, qu’il dispensait d’étoffer le revêtement harmonique de leurs idées[…].
Et vlan. La suite du texte mérite peut-être d’être résumée ici, moins pour son ton inénarrable que pour la phrase suivante, qui, préfigurant par inadvertance une célèbre citation de Georges Perec, ne manquera pas d’interpeller les Ou-x-potes de tout poil :
Les hommes de ce temps n’admettaient pas qu’un genre artistique, si libre qu’il fût, — et celui-là avait précisément pour essence d’être libre, — pût se passer d’un certain appareil de conventions extérieures fixes et stables, délimitant ses ressources et garantissant sa durée. On estimait alors (comme Mozart allait continuer à le penser toute sa vie) qu’une part de contrainte était la condition indispensable de la vraie liberté[…]. À l’heure où le petit Mozart s’apprêtait à écrire sa première sonate, il ne restait plus guère, de par le monde, que deux types de sonate, très nettement distincts l’un de l’autre[…]. La sonate «italienne» avait, dans son ensemble, un caractère plus libre, mais aussi plus léger, et avec une signification expressive presque toujours plus superficielle. […] La sonate rivale, plus particulièrement cultivée par des maîtres allemands […] était un monument artistique de l’équilibre le plus harmonieux, élégant et solide, simple et divers, capable de traduire toutes les nuances des passions, et de les revêtir toutes d’une commune beauté. […]
Tel était, très brièvement esquissé, l’état de la musique de clavecin (ou plutôt déjà de piano, car ces transformations artistiques du style avaient coïncidé avec une transformation non moins importante de la nature et des ressources de l’instrument lui-même) à l’instant où, en octobre 1763, dans sa chambre d’auberge de Bruxelles, le petit Mozart s’était mis à écrire sa première sonate. Substitution du piano au clavecin, substitution de l’homophonie au contrepoint, substitution de la sonate à la suite, rivalité entre deux types de sonate différens : c’était là, non pas en vérité une révolution, comme celle qu’allait amener, un demi-siècle plus tard, le mouvement romantique, mais une crise générale d’évolution et de remaniement. […] Comment s’étonner que, dans ces conditions, le petit Mozart ait, lui aussi, oscillé durant plusieurs années d’un système à l’autre, suivant les goûts et les habitudes des différens milieux où il s’est trouvé ? Son génie ne l’empêchait point de n’être encore qu’un enfant ; et il n’y a pas d’enfant qui, transporté d’une province à l’autre, ne prenne involontairement l’accent qu’il entend parler dans chacune d’elles. […]
S’il avait écrit sa première sonate six mois plus tôt, avant son départ de Salzbourg, tout porte à croire qu’il l’aurait construite, d’un bout à l’autre, sur le modèle «allemand» de celles de Philippe-Emmanuel Bach. Car bien que nous n’ayons aucune donnée positive sur les œuvres qu’il connaissait à cette époque, nous savons cependant que pas un des grands maîtres italiens ne lui avait encore été révélé ; il ignorait aussi la musique de Sébastien Bach et celle de Haendel, que Léopold Mozart méprisait trop lui-même pour les juger dignes de l’attention de son fils[…].
Ou plutôt, si le petit Mozart avait écrit sa première sonate avant de quitter Salzbourg, tout porte à croire qu’il y aurait simplement imité les sonates de son père, orgueil de la maison familiale et des rues voisines. Nous connaissons trois de ces sonates de Léopold Mozart, toutes trois gravées dans le recueil nurembergeois que je viens de nommer. Au point de vue du chant et de l’expression, ce sont des œuvres absolument sans valeur[…]. Telles étaient les œuvres que Wolfgang, à Salzbourg, avait été instruit à vénérer comme les modèles les plus parfaits de leur genre. Et en effet sa sonate de Bruxelles, au premier coup d’œil, ne laisse pas de leur ressembler[…]. Le pauvre enfant aura été si pénétré de l’importance de son entreprise, — ne se hasardait-il pas à rivaliser avec son illustre père ? — que, sans doute, il se sera appliqué à son travail comme à un devoir d’écolier. Mais si la sonate ne nous révèle encore presque rien de son génie créateur, […] elle nous prépare à la merveilleuse floraison de passion et de poésie qui bientôt, demain, au contact de modèles plus parfaits, va jaillir tout à coup du cœur de l’enfant.
«Jaillira» de Mozart, comme de beaucoup d’autres, une quantité considérable de compositions dans lesquelles la basse albertine tiendra une place incontournable… et qui, certes, ne témoignent pas toutes de la plus grande inventivité : chez Mozart comme partout ailleurs à cette époque, l’emploi de cette formule d’accompagnement relève d’un pur réflexe idiomatique, plutôt que d’un choix esthétique délibéré. Son adéquation à la musique tonale est évidente : suffisamment simple pour que l’on entende très clairement l’accord parfait qui la constitue, suffisamment sinueuse pour sembler intéressante (et même «virtuose» pour peu qu’on la joue très très très vite), suffisamment abordable pour être maîtrisée par n’importe quel claviériste à la petite semaine, sa qualité première réside certainement dans son aspect prévisible. D’une structure limpide, d’une construction harmonique absolument univoque, elle est deviendra le signe par excellence de cette musique que l’on dit (par paresse intellectuelle) «classique» – ce qui autorise effectivement à voir en elle la tarte à la crème de l’écriture pianistiques pour compositeurs propres-à-rien que le beau linge musical se complait à décrier depuis qu’elle est passée de mode. Ces prises de position sont d’autant plus incompréhensibles (pour ne pas dire risibles) que la basse albertine, en tant que simple composante du discours, est parfaitement neutre ; en linguistique ce serait par exemple l’équivalent d’une négation, ou d’un embrayeur. Une gamme ascendante a-t-elle une valeur esthétique en soi ? Et une phrase en octaves ? Et un trille ?
Cette neutralité de la basse albertine se constate dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle : il suffit par exemple de comparer chez Mozart la sonate dite «facile» et celle en La mineur pour constater combien une même formule peut prendre un sens plaisant ou intensément dramatique. Mozart, du reste, l’a si bien intégrée à son langage qu’il lui arrive même d’en faire usage en-dehors du répertoire pour piano, par exemple dans des parties orchestrales de seconds violons. On la trouve bientôt dans le répertoire de harpe, de guitare ; chez les auteurs du XXe siècle on la verra resurgir, que ce soit sous forme de citation néoclassique explicite (chez Stravinsky, au basson dans Pulcinella ou avec un solo de cornet en do Majeur dans Œdipus Rex), d’accompagnement virtuose (la Toccata de Poulenc) ou de référence discrète (la 5e sonate de Prokofiev) ; on peut même en trouver des formes détournées, par exemple dans l’accompagnement du Nocturne op.27 n°2 de Chopin ou encore dans le 3e mouvement de la quatrième sonate de Prokofiev. Encore aujourd’hui, les formules albertinesques remplissent des rayonnages entiers d’easy-listening piano plus ou moins vaguement dérivés de musiques de films et de minimalisme : Philip Glass, Yann Tiersen, Ludovic Einaudi et l’on en passe. La musique pop s’en est également emparée avec des chansons telles que Pipeline, dans le riff de basse de Riders on the storm ou encore dans le célèbre vamp de No Surprises. De façon nettement plus intéressante, le compositeur (et membre de l’Oumupo) Tom Johnson a montré dès 1996 que la boucle albertine est un exemple minimal de mélodie auto-similaire, ouvrant la voie à de nombreux travaux musicaux et mathématiques.
Si la précieuse exquisité du style galant, où tout n’était que «délicateſſe & goût», a fait long feu pour laisser la place à des modes d’expression artistique (fort heureusement) moins inoffensifs, la batterie d’Alberti lui a survécu pour s’adapter à des modes nouvelles ; quoique datée historiquement (comme tout objet culturel), elle semble finalement vieillir plutôt bien. Et sans doute mieux, même, que certains procédés pianistiques plus récents, tels que ceux que l’on trouve dans la littérature musicale la plus boursouflée du XIXe et du XXe siècle. Il ne fait aucun doute que l’écriture d’Alberti, simple et sans esbroufe, modeste et accessible, trouvera encore longtemps des interprètes et des auditeurs bienveillants – il serait hélas difficile d’en dire autant, pour prendre un exemple (presque) au hasard, d’un certain Eugen d’Albert, pianiste écossais (1864-1932) interprète de Brahms et Liszt, et auteur lui-même d’œuvres d’un romantisme tardif. On le dit pourtant lointain descendant de… Domenico Alberti.
Le marasme politique dans lequel se trouve actuellement le Royaume-Uni n’est probablement pas le plus apparent des troubles qui l’affectent : depuis quelques mois en effet, Big Ben ne sonne plus. On ne l’entendra à nouveau qu’au terme de quatre longues (et coûteuses) années de rénovations, un laps inédit en plus d’un siècle et demi d’existence— au demeurant non dénuée d’aléas : ainsi dès 1859, sa cloche principale, de plus de treize tonnes, se fissura après seulement deux mois d’activité, et le timbre qu’on lui connaît depuis lors résulte précisément de cette fêlure jamais comblée.
Si la renommée de Big Ben dépasse largement les rivages du Royaume-Uni, peu de non-britanniques savent que ce surnom (dont l’origine reste d’ailleurs indéterminée) désigne en fait la plus grosse des cinq cloches de la tour nord du palais de Westminster ; ce n’est qu’improprement que l’expression en est venue à désigner la tour elle-même — à cette synecdoque s’en ajoute d’ailleurs une autre, puisque l’édifice est devenu si emblématique qu’il sert couramment à résumer «l’Angleterre» toute entière : de même qu’une scène de film se déroulant en France ne semble pouvoir s’ouvrir que sur une vue de la Tour Eiffel sur fond d’accordéon, l’équivalent côté britannique sera constitué de «Big Ben» et son carillon à quatre notes. Ce petit indicatif (un jingle, au sens littéral) berce la vie quotidienne des londoniens, de la nation entière et même du monde anglophone, puisque la BBC s’en sert pour indiquer l’heure juste, les dimanches et le jour de l’an. Qu’on ne dise pas que le sound design est une invention récente !
Arrêtons-nous justement sur ce carillon, dont le motif musical doit être l’une des mélodies les plus connues au monde. Son origine est largement antérieure à Big Ben, puisqu’on l’entendit tout d’abord à la fin du XVIIIe siècle au clocher de l’église St-Mary The Great de l’Université de Cambridge (soit à une centaine de kilomètres de Londres). Lorsque celle-ci se dota d’une nouvelle horloge en 1793, c’est un des professeurs de l’université qui fut chargé de «composer» la mélodie du nouveau carillon. Joseph Jowett, professeur regius de droit civil au Trinity College, est donc considéré officiellement comme l’auteur du carillon ; il n’était cependant pas musicien, et dès le XIXe siècle se firent jour plusieurs théories selon lesquelles il aurait été suppléé par plus talentueux que lui. La plus séduisante de ces hypothèses — et non la moins probable — y voit l’œuvre d’un jeune homme brillant du nom de William Crotch (il aurait alors été âgé de 17 ans), l’assistant de John Randall, organiste titulaire de Cambridge. Enfant prodige (donnant ses premiers concerts dès quatre ans), Crotch semblait promis à un avenir glorieux : il fait jouer son premier oratorio à l’âge de 14 ans, devient même peintre occasionnel en fréquentant Malchair et Constable. Sa production ultérieure reste cependant limitée en envergure et en intérêt ; sa contribution la plus intéressante réside sans doute dans son anthologie critique Specimens of Various Styles of Music, document essentiel sur la musique britannique de cette époque.
De quel niveau de compétence musicale, au demeurant, ce carillon témoigne-t-il au juste ? Après tout, assembler quatre notes en divers motifs, ne semble pas requérir de talent considérable, particulièrement en comparaison d’autres carillons sur huit, dix ou jusqu’à seize cloches. L’on raconte ainsi que le carillon de Whittington, au quatorzième siècle, incita un jeune apprenti en fuite à revenir sur ses pas, ce qui lui permit de devenir quatre fois maire de Londres.
Outre le paradoxe d’un tel engouement pour un carillon dans un pays comme l’Angleterre où existe une riche tradition de sonneurs de cloches (par opposition aux carillonneurs, qui sont des percussionnistes à clavier), ce qui fait peut-être aussi le manque d’intérêt du carillon de Westminster, c’est peut-être aussi d’être joué par un mécanisme, si perfectionné soit-il. (Ceci pour ne rien dire des concurrents redoutables, en matière de propagande religieuse, que sont les Mu’addhins. Employer une personne en chair et en os plutôt qu’une grosse cloche avec un gros marteau mécanique ? Décidément, la sauvagerie barbaresque est à nos portes.) Impossible de savoir à ce stade à quoi ressemblera la future horloge de la tour ; il est néanmoins amusant de savoir que celle qui a officié pendant plus d’un siècle et demi n’était réglée qu’au moyen… d’un empilement de pièces de monnaie : chaque penny ajouté ou retranché résultait en un décalage d’une demi-seconde par jour.
Pour en revenir aux quatre notes de Cambridge-Westminster, on peut, tout au plus, noter qu’il s’agit d’un langage relevant de l’harmonie tonale la plus élémentaire — deux notes relèvent de l’accord de tonique, et deux de l’accord de dominante, les motifs se terminant alternativement sur la tonique et la dominante. Cependant le résultat ici imparfait, et d’autant plus frustrant d’un point de vue oumupien, qu’il ne procède même pas d’une permutation rigoureuse : la sus-tonique ne se trouve jamais en position initiale ; le deuxième des motifs (que l’on entend à la demi-heure et à l’heure pile) ne fonctionne pas sur quatre mais sur seulement trois notes ; la combinaison la plus complète (à l’heure pile) semble récapituler tous les motifs précédemment entendus mais celui du premier quart d’heure n’y figure pas… Se dégage finalement de cette écriture une certaine forme de naïveté, qui contribue peut-être au charme du carillon mais ne peut que laisser perplexe quiconque s’y penche un instant. De fait, l’organiste Louis Vierne rédigea en 1927 une pièce pour orgue seul sur ce carillon… en se trompant dans son propre relevé — anecdote amusante qui ne fait qu’illustrer l’aspect arbitraire et approximatif de son écriture.
S’il faut à tout prix un trait de génie quelque part, il serait plutôt à chercher dans la construction a posteriori entourant le carillon, devenu célébrissime lorsqu’il fut reproduit à Westminster en 1858 (et il n’est pas sans ironie, à ce propos, de noter que le motif du carillon qui sonne tous les quarts d’heure, ne fait précisément pas intervenir la cloche Big Ben, qui elle ne sonne que les heures, à la fin du quatrième motif en carillon). En effet, dans la deuxième moitié du XIXe siècle se répand le bruit (dûment colporté par toutes les encyclopédies de l’époque) que l’auteur de cette mélodie, quel qu’il soit, s’est inspiré pour l’écrire… d’un fragment du Messie de Händel. Œuvre emblématique d’un auteur qui l’est tout autant : il rédige cet oratorio à Londres en 1741, au faîte de sa gloire (non seulement auprès de la noblesse et du roi, mais un également un véritable succès populaire) et devenu sujet britannique depuis une quinzaine d’années. Trois siècles plus tard, Händel reste une icône pour le public britannique — il suffit pour s’en convaincre de voir avec quelle vivacité sont accueillies les spéculations de «musicologues», de temps à autre, sur sa sexualité (était-il homosexuel ? Impensable ! Aurait-il été l’amant de la princesse Carolyn, et le père de sa fille ? Allons donc !).
D’un emblème l’autre ; l’histoire n’a malheureusement pas retenu le nom du faussaire qui est parvenu à faire le lien entre le Messie et le carillon, permettant ainsi au royaume britannique d’écrire une nouvelle page mémorable de son glorieux roman national. Il suffisait certes pour cela d’aller chercher un fragment de quatre notes dans une partition de trois cent pages — mais encore fallait-il y penser. Et le tour est joué : ainsi un vague motif provincial de la fin du XVIIIe siècle sera-t-il dorénavant présenté comme des «variations» sur l’oratorio le plus connu de la langue anglaise, célébrant un sujet religieux qui plus est. C’est ce qu’en narratologie l’on appellerait une retcon. Ou pour employer une métaphore informatique, du reverse engineering fictif. Cependant, c’est un autre mot anglais qu’il convient ici d’employer.
Et ce mot est : bullshit.
Quel compositeur occidental a, pour la première fois, utilisé des quarts de ton dans une œuvre de musique savante ?
L’histoire des tempéraments et de la facture des instruments à claviers montre qu’il n’était pas rare, à la Renaissance, d’avoir recours à des divisions spécifiques de l’octave : comme nous l’avons précédemment mentionné, des instruments tels que l’Archicembalo de Nicola Vicentino (1511-1575) ou le Cembalo universale utilisé notamment par Ascanio Mayone (1565-1627) et John Bull (1562-1628), en témoignent — même si ces efforts visent davantage à pallier les défauts des tempéraments alors en usage qu’à enrichir le langage musical par l’emploi d’intervalles inattendus. Il serait donc anachronique de parler, à ce stade, d’écriture micro-intervallique : l’enjeu est plutôt de doter les claviers d’une flexibilité comparable à celle des instruments à vent et à cordes frottées, dans l’expressivité de leur intonation et dans la perfection pythagoricienne qu’ils peuvent (en théorie) atteindre : tierces pures, quintes parfaitement justes… De fait, les compositeurs se réfèrent alors volontiers aux constructions harmoniques grecques (tétracordes, genre diatonique, genre chromatique et genre enharmonique), en cette époque où l’antiquité est encore un canon indépassable.
À partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle toutefois, cette exploration harmonique, mélodique et organologique, semble tomber en désuétude ; peut-être du fait de l’avénement de tempéraments qui supportent mieux les transpositions, ou peut-être, tout simplement, par commodité pour les musiciens et par économie pour les facteurs d’instruments. Du reste, l’idéal pythagoricien tend à passer de mode : le baroque italien voit le langage musical se simplifier au profit d’une efficacité rythmique et expressive, tandis que les pays protestants développent des constructions polyphoniques dans lesquelles le parcours tonal (et, éventuellement, chromatique) importe finalement davantage que l’ajustement du tempérament.
Aussi n’est-il peut-être pas anodin que ce soit en France que ressurgira discrètement le quart de ton. En 1760, un flûtiste français du nom de Charles de Lusse (né entre 1720 et 1725, mort après 1774) inclut nonchalamment dans son traité sur L’Art de la flûte traversière, un Air à la grecque dont la mélodie est ornée de quarts de ton (accompagnés des doigtés pour les exécuter). Cette petite partition (à laquelle est adjointe une version sans quarts de ton, pour les instrumentistes timorés) est aujourd’hui quasiment inconnue ; il n’en existe aucune version numérisée. De fait la seule mention qui nous l’ait fait connaître, se trouve dans l’ouvrage de l’universitaire italien Luca Conti, Ultracromatiche sensazioni — Il microtonalismo in Europa (autrefois mis à disposition par l’auteur sur son site web, aujourd’hui archivé par nos soins).
Ignorant tout de Charles de Lusse, Wikipédia nous enseigne (sans citer aucune source) que le premier usage des quarts de tons serait à chercher près d’un siècle plus tard, chez un autre compositeur français : le très-peu mémorable Jacques-Fromental Halévy (1799-1862), professeur (et beau-père) de Bizet et rival de Berlioz — et inénarrable façonneur à la chaîne de croûtes académiques franchouillardes (on lui doit pas moins de 40 opéras). Ledit Fromental aurait, donc, utilisé des quarts de ton en 1849 dans son oratorio Orphée enchaîné (sur un texte de son frère Léon, lui-même père du librettiste Ludovic Halévy). De ces quarts de ton, la partition chant-piano ne porte malheureusement aucune trace (laissant perplexes les commentateurs les moins aiguisés), et l’écriture est au contraire d’un style pompier tellement éculé que l’on a peine à croire qu’elle ait jamais pu receler la moindre recherche de nouveauté… et pourtant, l’existence de ces quarts de ton est bien attestée, par deux sources (je souligne) :
- un article de dictionnaire des années 1850 nous indique que
Dans la composition de ce morceau il s'était proposé, prétend son frère, de donner une idée de l'effet que pouvait produire l'emploi du quart de ton, élément caractéristique de la gamme enharmonique des Grecs.
- et surtout, un compte rendu dressé par Berlioz dans le Journal des débats du 4 avril 1849 :
M. Halévy avouait en outre avoir fait dans cette œuvre une petite excursion sur le domaine si peu connu de la musique antique. Malheureusement on a attaché un sens trop étendu aux quelques paroles du compositeur à ce sujet ; on s’est attendu à entendre une mélopée, une rhythmopée, différentes de notre mélodie et de notre rhythme, à entendre même une gamme inconnue, etc., etc. Au lieu de cela, la cantate de Prométhée nous a offert seulement de beaux récitatifs, un duo dialogué plein d’un caractère fier et énergique entre La Forge et Vulcain, et un chœur d’Océanides d’une admirable couleur, sombre, grand, douloureux, dans lequel l’auteur a fait entendre les deux tétracordes de ce qu’on croit être la gamme enharmonique des Grecs, et dans lesquels se trouvent deux progressions par quarts de ton. L’auteur n’avait jamais eu d’autres prétentions à l’endroit de la musique antique, à l’existence de laquelle, comme art constitué et complet, il ne croit pas plus que nous. Ces quarts de ton ainsi placés en succession descendante ont produit une sorte de gémissement étrange et pénible, dont il est difficile de se rendre compte au premier abord ; cela froisse toutes les habitudes de notre oreille, et pourtant, dans le cas dont il s’agit, ces plaintes des violons et des violoncelles n’ont pas déplu à tout le monde, au contraire, j’aurais voulu, pour ma part, les entendre plus longtemps.
La partition de Charles de Lusse et celle de Halévy ont en commun leur référence explicite à la musique grecque antique ; et pourtant, il ne s’agit plus, comme dans les siècles précédents, de s’approcher d’une perfection passée, mais d’un effet dépaysant. Dans ce contexte historique d’impérialisme incontesté du langage tonal et où les tempéraments à peu près égaux sont désormais courants, les divisions plus fines ne sont plus un moyen de se rapprocher de la consonnance théorique idéale, mais bien d’introduire de la dissonance exogène, fût-ce sous forme d’ornements ou sous couvert de pittoresque ou d’archaïsme.
Luca Conti note que, dans les deux dernières décennies du dix-neuvième siècle et la première décennie du siècle suivant, les tentatives microtonales se multiplient à travers l’Europe (et il renonce même à les répertorier, de nombreux documents de cette époque ayant été perdus) ; en Allemagne (nous avions cité les cas de Behrens-Senegalden et de Möllendorff), mais aussi en France et en Russie. C’est cependant sur un musicien britannique que Conti choisit de s’attarder : John Foulds (1880-1939). Connu initialement pour ses partitions de musique légère (notamment de scène), puis sombrant dans l’oubli de son vivant, ce musicien engagé et complexe a été depuis quelques décennies l’objet d’une intense réhabilitation de la part des institutions britanniques, autour d’œuvres majeures telles que A World Requiem op. 60, qui est d’une certaine façon à la première Guerre mondiale ce que le War Requiem de Britten sera à la deuxième. Et pourtant, tout un pan de son activité reste encore peu connu : en effet Foulds fut l’un des premiers auteurs à intégrer pleinement les micro-intervalles dans son langage (que l’on pourrait qualifier de tonal étendu), dès la décennie 1890 (ces premières œuvres ayant hélas été perdues) ; il persiste dans les années suivantes avec des œuvres telles que The Waters of Babylon (1905), Mirage (1910) et Music-Pictures (1912). Si ces premières tentatives semblent, là encore, animées d’un exotisme relativement mal défini, Foulds ira encore plus loin dans sa quête passionnée d’un renouveau des langages musicaux, et partira lui-même aux Indes pour tenter de réaliser une synthèse entre la musique occidentale et les modes micro-tonaux. Une attaque fulgurante de choléra lui coûtera la vie, et plusieurs de ses dernières œuvres ont, là encore, été perdues.
Quelle est la référence la plus citée par Shakespeare ? Une scène biblique ? Une tragédie antique ? Perdu : c’est une chanson. O Death, Rock Me Asleep, qui apparaît dans pas moins de cinq de ses pièces.
Cette chanson (dont on trouve aisément le texte, une transcription et un enregistrement) est attribuée à Anne de Boleyn (ci-devant reine d’Angleterre et exemple princeps du dicton britannique «qui veut décapiter sa femme, l’accuse de haute trahison»), laquelle l’aurait écrite dans son cachot, à la veille de son exécution (à moins que l’auteur ne soit son frère, qui de toute façon connut le même sort) en 1536. Si l’authenticité de cette circonstance reste indémontrée (mais non improbable), ne peut être déniée l’expressivité poignante de ce lamento sur basse obstinée, qui se développe toute entière sur une formule de trois notes, répétée inlassablement. Le parallèle entre cette écriture claustrale et son contexte historique (l’enfermement du cachot et l’inéluctabilité d’un destin funeste) ne manquera pas de faire frétiller les «musicologues» en verve ; sa justification la plus prosaïque est pourtant la plus raisonnable, à savoir qu’il est plus facile, lorsque l’on s’accompagne soi-même au luth, de se contenter d’une tablature simple et épurée, sur laquelle la voix peut se déployer plus librement, tant en ce qui concerne le sens des paroles que les contours de la mélodie. (Serait ainsi à l’œuvre une logique du même ordre que celle qui conduira, au XXe siècle, les improvisateurs de jazz à ne plus se préoccuper de la succession d’accords en "grille" harmonique, et d’improviser librement sur une boucle minimale, donnant ainsi naissance au jazz dit «modal» ; nous y reviendrons ci-dessous.)
Quelques décennies plus tard, l’écriture en ostinato est utilisée à travers toute l’Europe, des lamentos de Monteverdi à ceux (sur ground) de Purcell en passant par d’innombrables chaconnes et passacailles (auxquelles s’ajoutera, encore plus tard, le célèbre Kanon de Pachelbel). Ce n’est pas, pour autant, à un compositeur particulièrement connu que nous devons l’exemple d’ostinato le plus remarquable : il s’agit de Taquinio Merula (1595-1665), avec sa Canzonetta Spirituale sopra alla nanna (voir la partition et divers enregistrements), publiée vers 1636 et qui est à la fois une berceuse et une pietà. Un siècle précisément après O Death Rock Me Asleep, la basse obstinée sert ici de nouveau à illustrer un texte où se corrèlent le motif de l’endormissement et celui de la mort.
Merula va toutefois encore plus loin dans le dépouillement, puisqu’il propose ici une basse construite sur un ostinato de deux notes seulement. L’étrangeté du langage harmonique, ambigu et jamais résolu, vient de ce que ces deux notes, conjointes, restent confinées autour de la dominante sans regagner la tonique. On peut même y entendre des inflexions modales, au choix archaïsantes ou, au contraire, diablement modernes — il n’est d’ailleurs pas totalement inintéressant de comparer cette berceuse de Merula avec un morceau de jazz, Serenade for the Renegade du pianiste norvégien Esbjörn Svensson (1964-2008), dans lequel chaque "couplet" est sous-tendu par les deux mêmes notes de basse obstinée que chez Merula. (Ces deux notes constituent également le motif saisissant du film Jaws, que nous avions naguère mentionné.)
O Death Rock Me Asleep et Alla nanna sont deux exemples cités (parmi beaucoup d’autres) dans un article fort intéressant de Linda Maria Koldau (de l’université d’Utrecht) publié en 2012 dans le Journal of Seventeenth-Century Music (JSCM), et intitulé The Expressive Use of Ostinato Techniques in Seicento Composition (l’usage expressif de techniques en ostinato dans l’écriture musicale au dix-septième siècle). En voici quelques extraits traduits par nos soins :
[1.2] Les motifs en ostinato, en tant que technique de composition, sont à la fois simples et difficiles. En fournissant un cadre harmonique ou rythmique clair et souvent strict, ils gouvernent l’aspect formel de l’écriture. Leur répétition inlassable impose une structure pré-établie, qui oblige l’auteur à combiner le motif de basse avec d’autres voix, elles, aussi variées que possible. Ces variations peuvent se faire en termes de combinaisons vocales et instrumentales, de changements de métrique, d’emprunts passagers à d’autres tonalités, et de dissonances induites par des décalages entre les parties supérieures et la basse. Naturellement, le motif en ostinato lui-même peut aussi changer et varier au fil de la pièce. Ces procédés, toutefois, ne représentent que l’aspect technique de la composition. Au-delà de cet aspect, l’ostinato sert fréquemment, dans la musique vocale du dix-septième siècle, à mettre en valeur l’expressivité du texte. Il permet de renforcer le caractère (l’affetto, c’est-à-dire le sentiment [NdT]), voire à l’établir pour une pièce ou un passage entier.
[…] Monteverdi amalgame, de façon caractéristique, des procédés techniques et formels avec l’expressivité du texte et son caractère. Ces deux aspects sont, dans toute sa musique, indissociables, qu’il s’agisse d’œuvres dramatiques, de madrigaux ou de musique sacrée. Les ostinatos offrent un angle d’étude intéressant pour examiner cette échange constant, du fait que la technique d’écriture est si visible et semble même primer sur le reste. À cette même époque, dans les années 1630, ces ostinatos deviennent emblématiques d’une certaine écriture musicale, et d’un certain caractère qui détermine la direction prise par une œuvre entière (ou tout au moins dans ses sections construites sur un ostinato). Cet attribut des ostinatos est un point significatif dans le développement de l’*aria* en tant qu’emballage pour exprimer un sentiment, étant donné que beaucoup de motifs en ostinato trouvent leur origine dans la mise en musique de textes poétiques sous forme d’arias assez convenus. Ces motifs brefs et obstinés, une fois confiés à la basse, cristallisent le sentiment devant être exprimé.
Si Koldau soulève ici de nombreuses points judicieux et pertinents d’un point de vue historique, son analyse laisse transparaître un présupposé qui ne correspond pas nécessairement à la réalité du travail d’écriture. Le "défi" (both a simplification and a challenge) que représente selon elle l’écriture d’une partition faisant intervenir un ostinato, consisterait pour le compositeur à compenser de toutes ses forces l’invariance du matériau de base, par une accumulation de voix aussi variées que possible (as much variety in the other parts as possible) : comme si l’ostinato était un carcan dont il faut s’évertuer à se libérer et s’éloigner. C’est pourtant omettre que, en musique, la répétition fait sens par elle-même ; l’ostinato n’est ni un carcan ni un emballage (a vehicle for the expression), mais constitue lui-même un geste expressif essentiel, comme l’ont parfaitement compris les «minimalistes» du XXe siècle, mais également les compositeurs baroques longtemps avant eux. Un point que n’évoque pas non plus Koldau, est l’importance de l’ostinato en tant que geste essentiellement rythmique : il ne dicte pas seulement le chiffre de mesure et l’organisation des durées, mais imprime lui-même un geste et une scansion.
Koldau a donc tout à fait raison de souligner que la répétition est un procédé évident voire simpliste, et de remarquer que les morceaux auxquels ce procédé donne naissance acquièrent pourtant une expressivité musicale et même un poids dramatique indéniable — mais il n’y a là nul paradoxe, et cette expressivité n’est pas due seulement aux voix de dessus et aux éventuels décalages ou frottements qu’elles occasionnent avec la basse. D’ailleurs, dire que ces voix sont elles-mêmes "aussi variées que possible" nous semble, dans le cas de l’ostinato, souvent abusif : l’on peut constater en lisant et en jouant ce répertoire qu’au contraire, ces voix présentent très souvent elles-mêmes un aspect cyclique et une grande économie de moyens. (Le commentaire de Koldau s’appliquerait plutôt à des partitions plus récentes : les chaconnes et folias virtuoses du XVIIIe siècle, ou même au siècle suivant, par exemple la Berceuse op. 57 de Chopin.)
Un compositeur qui fait le choix de ne suivre qu’un cheminement harmonique très restreint (et s’interdit donc beaucoup des étapes habituellement à sa disposition), attire l’attention sur sa ligne de basse qui n’aurait été, en temps normal, qu’une simple formalité purement utilitaire. Ainsi dans la berceuse de Merula, ce n’est pas la basse qui accompagne la mélodie, mais l’inverse : la ligne de chant met en valeur les deux accords de l’ostinato, et n’est d’ailleurs nécessaire que parce qu’elle donne à entendre le texte.
La tension entre liberté et contrainte, entre expressivité et rigueur, entre arbitraire et déterminisme, n’est pas une problématique nouvelle pour quiconque écrit et joue de la musique. Aussi ne serait-il finalement peut-être pas si anachronique que cela de proposer de ces partitions une lecture… «oumupienne».
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est l’homme de tous les espoirs manqués, des amitiés brouillées, des trajectoires convolutées, des intransigeances et des crispations, inattendues et parfois contradictoires. Son activité de musicien en est peut-être le reflet le plus criant, alternant ambitions glorieuses et basses besognes alimentaires, tiraillée entre son éternel penchant sérieux et austère, et son goût pour les mélodies légères, pastorales et plaisantes.
Assez compact, le corpus musical laissé en héritage par Rousseau se résume à quelques partitions :
- Il aurait rédigé entre 25 et 30 ans deux opéras-tragédies : Iphis et Anaxète et La découverte du nouveau monde (peut-être inspirée de Alzire), qu’il déclare avoir eu "le bon sens de jeter au feu" ; de fait, seul le texte nous en est parvenu.
- Son premier opéra Les Muses galantes, commencé à l’âge de 31 ans peu après son arrivée à Paris. Projet ambitieux qu’il mit plus de deux ans à achever et ne put mener à bien qu’avec l’aide de Philidor, cet ouvrage suscita des réactions vives (il fut accusé, notamment par Rameau, d’avoir pillé certains passages chez des maîtres italiens ; le duc de Richelieu, pour sa part, l’adorait) et ne fut représenté que trois fois, sous des formes lacunaires. Les fragments qui nous en sont parvenus n’ont cependant rien d’effroyable, bien au contraire. De surcroît, le fait qu’une seule personne soit l’auteur à la fois du texte et de la musique était alors sans précédent.
- En 1745, il fut chargé d’ajouter des scènes et récitatifs à l’opéra-ballet Les Fêtes de Ramire, de Rameau sur un livret de Voltaire.
- Son second opéra, Le Devin du village, est le plus important. Cet «Intermède» en un acte créé en 1752 connut un véritable et durable succès, même si Rousseau fut, encore une fois — et manifestement à tort — accusé d’en avoir usurpé la paternité. De fait, l’ouvrage, écrit dans un style léger et volontiers italien, participa à enflammer la querelle des bouffons. Les pastiches en furent nombreux, et inspirèrent même l’opéra Bastien und Bastienne de Mozart seize ans plus tard.
- En 1762, il écrit le texte d’un monologue intitulé Pygmalion, auquel il souhaite par la suite adjoindre une musique mais «le petit faiseur» (qu’il reconnaissait être) «ne peut enfler que les pipeaux. Il y faudrait un grand faiseur. Je ne connais que M. Gluck en état d’entreprendre cet ouvrage, et je voudrais bien qu’il daignât s’en charger.» C’est cependant un négociant lyonnais parfaitement inconnu, Horace Coignet, qui s’en chargera, hormis deux airs mis en musique par Rousseau lui-même. L’apport essentiel que représente cet ouvrage, toutefois, ne réside pas dans sa musique mais dans l’esthétique et la forme nouvelle de cet opéra-pantomime à un seul personnage où la musique de scène n’est pas purement illustrative et dispensable mais s’intégre dans la narration même. Se trouve ainsi préfiguré le mélodrame romantique que l’on trouvera des décennies plus tard avec Egmont (de Beethoven sur une pièce de Goethe) ou Manfred (de Schumann d’après Byron).
- Il reviendra à l’opéra douze ans plus tard, autour d’un projet sur Daphnis et Chloé, dont le texte n’est cette fois plus de lui mais de son ami Olivier de Corancez.
- Dans les six ans précédant sa mort (à partir de 1772), son activité musicale redouble (il estime lui-même son activité de simple copiste à plus de mille pages par an pour cette seule période). Il se met notamment en devoir de refaire la musique de certains airs du Devin, nonobstant le succès de celui-ci.
- On lui doit également (surtout pendant cette dernière période) de nombreuses mélodies sur des poèmes divers, sommairement harmonisées (souvent sous forme d’une simple ligne de basse non-chiffrée, mais parfois aussi des réalisations pour quatuor ou clavier). Après sa mort, son ami Pierre-Antoine Benoit (1721?-1796?) en regroupera près d’une centaine dans un recueil au titre ô combien rousseauiste : Les consolations des misères de ma vie.
- Ce recueil n’est en fait que l’un des six volumes envisagés (par Rousseau lui-même avant sa mort) pour regrouper de façon raisonnée ses nombreux fragments musicaux. Ils seront publiés dans un ordre quelque peu différent dans ce que les historiens nommeront le «recueil Benoit», qui reste le corpus le plus complet nous étant parvenu — on y trouve également des partitions plus inattendues de Rousseau : quatre duos pour clarinettes, cinq chœurs liturgiques en latin et des marches militaires. Ce recueil (dont l’histoire étonnante est récapitulée dans un article d’une conservatrice de la Bibliothèque nationale) fait l’objet de beaucoup de soins : ses partitions sont minutieusement authentifiées (précaution rendue nécessaire par les accusations de falsification ayant poursuivi Rousseau), une souscription est levée par Benoit et la comtesse d’Egmont en vue de son impression, et les fonds récupérés sont versés à l’hôpital des Enfants-Trouvés — geste symbolique s’il en est, pour un auteur qui avait lui-même abandonné ses cinq enfants.
Au-delà de son activité de compositeur (et, de façon plus rémunératrice, de copiste), Rousseau est aussi un critique et théoricien de la musique. Il sera d’ailleurs rejoint sur ce terrain par Diderot, qui, même s’il n’était pas musicien lui-même, publie en 1771 d’étonnantes et malicieuses Leçons de clavecin et principes d’harmonies de Bemetzrieder en forme de dialogues philosophiques entre lui-même, sa fille Angélique et un musicien fictif inspiré par Antoine Bemetzrieder ; il est aussi l’auteur d’une dissertation Sur les systèmes de musique des anciens peuples analysant de façon fine et, pour l’époque, moderne, l’organisation des hauteurs en musique pythagoricienne et «chinoise». Son collègue encyclopédiste D’Alembert est également un théoricien de la musique : il met notamment en application ses connaissances en physique, mathématique et acoustique en 1752 dans des Élémens de Musique, théorique et pratique qui prennent pour point de départ le traité d’harmonie de Rameau (paru en 1722) avant de s’en émanciper audacieusement. Tout comme Rousseau, ses contributions à l’Encyclopédie dans ce domaine constitueront également un corpus théorique digne d’intérêt.
Pour en revenir à Rousseau, ce dernier n’a pas attendu l’Encyclopédie pour s’interroger sur le langage musical et entreprendre de le révolutionner. Dès son arrivée à Paris en 1742, il présente à l’Académie des sciences un Projet concernant de nouveaux signes pour la musique, comme il le contera plus tard dans ses Confessions :
En réfléchissant à la peine que j’avais eue d’apprendre à déchiffrer les notes, et à celle que j’avais encore de chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu’en général apprendre la musique n’était pour personne chose aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j’avais pensé à noter l’échelle par chiffres pour éviter d’avoir toujours à tracer des lignes et portées lorsqu’il fallait noter le moindre petit air. [...] J’y rêvai avec succès, et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite.
L’idée de Rousseau, simple mais hardie, est de désigner chaque note par son degré dans la gamme (en chiffres arabes, l’ajout de points au-dessus ou au-dessous servant à désigner les octaves, et des traits ascendants ou descendants indiquant les altérations). Des points et virgules indiquent le rythme, et les barres de mesure sont conservées (quoique dans une métrique simplifiée). Cette notation présente l’avantage d’être absolue (intégrant la notion de transposition jusqu’à en abolir toute difficulté), et d’un degré conceptuel supérieur par rapport à la notation classique purement descriptive ; de surcroît elle n’est pas si choquante que cela en une époque où tout le monde sait encore lire les chiffrages de basse continue. Pour citer à nouveau Rousseau,
La seule objection solide qu’il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. À peine le lui eus-je expliqué, qu’il en vit le côté faible. Vos signes, me dit-il, sont très bons en ce qu’ils déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu’ils représentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire ; mais ils sont mauvais en ce qu’ils exigent une opération de l’esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l’exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l’œil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l’une très haute, l’autre très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup d’œil le progrès de l’une à l’autre par degrés conjoints ; mais, pour m’assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j’épelle tous vos chiffres l’un après l’autre ; le coup d’œil ne peut suppléer à rien. L’objection me parut sans réplique, et j’en convins à l’instant : quoiqu’elle soit simple et frappante, il n’y a qu’une grande pratique de l’art qui puisse la suggérer, et il n’est pas étonnant qu’elle ne soit venue à aucun académicien ; mais il l’est que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu que chacun ne devrait juger que de son métier.
Hélas, quelques pontes de l’académie font obstacle à son système, qu’ils jugent (non sans quelque raison) moins opportun pour la musique instrumentale que vocale. Un désaccord se crée, et s’envenime lorsque l’on déterre les travaux d’un moine du siècle précédent qui avait eu une idée similaire quoique plus rudimentaire : pour la première fois de sa carrière, Rousseau se trouve accusé de faire du neuf avec du vieux. Piqué au vif, il se remet au travail et rédige une Dissertation sur la musique moderne d’une centaine de pages, qu’il parviendra à faire publier à ses propres frais. Cet ouvrage ébauche également une réflexion sur l’histoire des langages musicaux et de leur notation, des Grecs anciens jusqu’à Guido d’Arezzo. (Ce champ d’étude continuera d’intéresser Rousseau jusqu’à la fin de sa vie ; l’on sait notamment qu’il parvint à un certain degré d’érudition concernant la musique médiévale.) Il insiste également — non sans clairvoyance — sur les applications pédagogiques de son invention :
[...] Le plus grand obstacle à l’essai de mon système était la crainte que, s’il n’était pas admis, on ne perdît le temps qu’on mettrait à l’apprendre. Je disais à cela que la pratique de ma note rendait les idées si claires, que pour apprendre la musique par les caractères ordinaires on gagnerait encore du temps à commencer par les miens. Pour en donner la preuve par l’expérience, j’enseignai gratuitement la musique à une jeune Américaine, appelée mademoiselle des Roulins, dont M. Roguin m’avait procuré la connaissance. En trois mois elle fut en état de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût, et même de chanter à livre ouvert mieux que moi-même toute celle qui n’était pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant, mais ignoré. Un autre en aurait rempli les journaux ; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles je n’en eus jamais pour les faire valoir.
Le début des années 1750 sera marqué par la Querelle des bouffons, qui achève d’entériner la dichotomie avec Rameau, que Rousseau continue cependant à estimer. Rousseau se fait polémiste avec des pamphlets tels que la Lettre d’un symphoniste puis, plus développée, la Lettre sur la musique françoise. (Il doit également se défendre, on l’a vu, des accusations entourant ses opéras successifs.)
Sous l’argutie — fort mondaine et, somme toute, anecdotique — quant à la suprématie de la musique française sur la musique italienne (débat récurrent à l’époque, avant qu’il ne se transfère plus tard sur la musique allemande), se dessine néanmoins peu à peu un enjeu véritablement philosophique, qui est celui de la naturalité (ou non) de la musique et de la langue — préoccupation évidemment chère à Rousseau, comme l’indique le titre d’un essai qu’il entreprend alors (mais n’achèvera pas) : Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la Mélodie & de l’Imitation Musicale. Ces travaux nourrissent également son texte essentiel : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Rameau ayant refusé de contribuer à l’Encyclopédie, c’est à Rousseau qu’est proposé de contribuer aux articles musicaux. Il en rédigera près de quatre cents en trois mois à peine, qu’il livre d’un bloc début 1749 pour répondre au délai imposé. Se plaignant de n’avoir pas eu le temps de développer ses contributions, Rousseau les reprend et les retravaille à partir de 1753 ; elles se nourrissent en 1755 d’une n-ième polémique avec Rameau qui a publié des Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, et auxquelles Rousseau se doit de répondre. Chassé de Paris l’année suivante (ce qui le prive de ses ressources bibliographiques), brouillé peu à peu avec Diderot et les encyclopédistes, Rousseau travaille péniblement à son grand Dictionnaire de musique (qui paraîtra finalement en 1767), alors que chaque année le trouve davantage isolé et qu’il se voit (ou s’imagine) chassé successivement de toutes les villes et nations où il croit trouver refuge.
Fort de 904 entrées (dont certains articles particulièrement longs et développés), cet ouvrage complexe et d’une érudition impressionnante mérite qu’on y consacre des livres et des colloques entiers ; fort de l’expérience encyclopédique, Rousseau tisse entre les articles un réseau de renvois et de références qui cherche à donner l’impression d’un traité unitaire et cohérent. Hommage s’il en est, près de 350 de ces articles seront reproduits dix ans plus tard dans le Supplément de l’Encyclopédie ; c’est, encore aujourd’hui, l’un des textes majeurs, non seulement du ci-devant «citoyen de Genève», mais de son siècle tout entier.
Pour les écrits de Rousseau se rapportant à la musique, l’on peut se reporter à l’édition en ligne de ses œuvres complètes mise à disposition par la Bibliothèque de Genève. Une bibliographie est proposée par le site musicologie.org ; un numéro de la revue Orages est également disponible en ligne et propose quelques articles intéressants. Enfin, le site de l’universitaire japonais Yoshihiro Naito regorge d’articles intéressants traduits en français (l’on consultera également avec profit l’ancienne version de son site, qui contient quelques articles différents).
Le site personnel d’André Hautot, enseignant-chercheur en physique à l’université de Liège, propose depuis 2008 des billets mensuels consacrés à des personnalités ou thématiques musicales. On notera en particulier quelques articles très documentés consacrés aux compositrices femmes, actuelles ou passées.
Hautot note, à juste titre, que les exemples de femmes compositrices remontent au Moyen-Âge avec une vingtaine de trobairitz répertoriées. Il affirme (de façon peut-être un peu rapide) que la Renaissance n’a guère laissé de place aux femmes, et qu’il faut attendre le Baroque italien pour rencontrer les deux exemples les plus marquants : Francesca Caccini (fille du compositeur) et Barbara Strozzi. Il évoque également la grande claveciniste française Élisabeth Jacquet de la Guerre, à la fin du XVIIe siècle.
De fait, c’est en France que l’on trouvera un peu plus tard, à l’époque pré-romantique, plusieurs exemples de femmes compositrices : Hautot évoque le cas d’Hélène de Montgeroult ainsi que les très intéressantes Louise Farrenc et Louise Bertin ; l’on pourrait également mentionner Rose-Adélaïde Ducreux (fille du célèbre peintre rappeur Joseph Ducreux, et également peintre elle-même), Sophie Bawr (plus dramaturge que compositrice), Pauline Duchambge et Marie Bigot (toutes deux pianistes). Suivra la génération des Fanny Mendelssohn, Clara Schumann et autres Alma Mahler.
Reste un problème épistémologique et philosophique inhérent à toute énumération de ce type (le plus souvent établie par des commentateurs de genre masculin, au demeurant) : au nom de quoi serait-il pertinent de juxtaposer des écritures et époques aussi différentes ? Prétendre valoriser «les compositrices» tout en les circonscrivant d’une façon grossière (voire paternaliste) ne revient-il pas à anéantir le but même que l’on prétend poursuivre ? Ce questionnement pourrait paraître purement théorique ; il acquiert pourtant une douloureuse actualité en notre époque où des politiques de parité stricte, aux intentions louables et à la vue courte, ont permis à certaines auteurs de sortir d’un oubli injuste, mais conduisent également de nombreux lieux culturels à faire tourner en boucle une poignée de compositrices à l’écriture parfois paresseuse et médiocre.
Cette œuvre écrite en 1673 par le compositeur et violoniste tchèque-salzbourgeois est probablement la seule raison pour laquelle l’on se souvient encore de Heinrich Ignaz von Biber (1644 - 1704), musicien méconnu quoique d’une importance majeure sur la musique des XVIIIe et XIXe siècles : son influence sur Vivaldi, Vieuxtemps, Locatelli ou Paganini n’est pas à démontrer. (En d’autres termes, ne nous laissons distraire par oncques enfants-stars crétinisés : il y a juste un Biber.)
Dans la tradition des «Batailles» de la Renaissance (Janequin, 1555 ; Gabrieli, 1587 ; Byrd, 1591), l’auteur reconstitue ici les différentes étapes d’une bataille dans une orientation moins réaliste que grotesque (l’œuvre est dédiée à Bacchus et aurait été créée lors du carnaval). L’instrumentation, à ce titre, fait montre d’une grande inventivité : les cordes jouent «col legno», mais aussi en pizzicato frappé (connu aujourd’hui comme «pizz. Bartók») et même en glissant du papier de verre sous les cordes pour imiter une caisse claire.
Cependant, c’est dans la mise en musique du deuxième mouvement, «Die liederliche Gesellschaft von allerley Humor» (qu’on pourrait traduire par : la bande de fêtards à l’humour gras), que l’auteur donne la pleine mesure de son audace. Divisées à l’extrême (quatre parties réelles rien que pour les altos), les cordes entonnent huit chansons différentes, dans des métriques et des tonalités distinctes : le résultat n’a rien à envier aux partitions chaotiques d’un Kagel ou d’un Schnittke.
Le compositeur assume sans complexe ce pandémonium mélodique, et nous explique candidement que «hic dissonat ubique nam ebrii sic diversis Cantilensis clamare solent» (ici ça dissone de partout, parce que c’est ainsi que les ivrognes chantent leurs diverses chansons). Dont acte.
Cette célèbre berceuse du compositeur crémonais Tarquinio Merula (1595? - 1665), signalée par un membre de la Liste Oulipo, se distingue par sa basse continue sur deux notes seulement. Sur cette basse obstinée (s’il en est), se déploie une mélodie surprenante par son expressivité et son audace, riche en mouvements disjoints et en ambiguïtés modales.
Loin d’un artifice gratuit, le mouvement circulaire du discours musical est chargé de sens : mimétique du balancement d’un berceau, il produit un effet envoûtant, hypnotique, et d’une beauté qui échappe largement à son époque.
Des procédés d’écriture se retrouveront évidemment à partir de la seconde moitié du XXe siècle, dans la musique dite minimaliste mais aussi dans le jazz (à ce titre, l’ancrage sur la dominante de cette berceuse fait penser aux morceaux en mode phrygien que l’on trouve par exemple chez E.S.T.).
De nombreux enregistrements très différents se trouvent sur le Web :
https://soundcloud.com/outhere-music/berceuse-de-merula
https://www.youtube.com/watch?v=oC7MAlkOTYM
https://www.youtube.com/watch?v=OvR9-L9Je9Y
https://www.youtube.com/watch?v=ZgBzg0Z_qyE
https://www.youtube.com/watch?v=nJNC2-BXTRY
https://www.youtube.com/watch?v=SKXIeBHOgBo
https://www.youtube.com/watch?v=nJNC2-BXTRY