… aussitôt il s’accroupit comme un musicien qui se met au clavecin. […] je pris le parti de le laisser faire. Le voilà donc assis au clavecin, les jambes fléchies, la tête élevée vers le plafond, où l’on eût dit qu’il voyait une partition notée, chantant, préludant, exécutant une pièce d’Alberti ou de Galuppi, je ne sais lequel des deux. Sa voix allait comme le vent, et ses doigts voltigeaient sur les touches, tantôt laissant le dessus pour prendre la basse, tantôt quittant la partie d’accompagnement pour revenir au-dessus. Les passions se succédaient sur son visage ; on y distinguait la tendresse, la colère, le plaisir, la douleur : on sentait les piano, les forte ; et je suis sûr qu’un plus habile que moi aurait reconnu le morceau au mouvement, au caractère, à ses mines, et à quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle. Mais ce qu’il avait de bizarre, c’est que de temps en temps il tâtonnait, se reprenait comme s’il eût manqué, et se dépitait de n’avoir plus la pièce dans les doigts.
Rédigé dans les années 1760, Le Neveu de Rameau peut se lire, en filigrane, comme un témoignage sur la vie musicale européenne de la période médiane du XVIIIe siècle, cette génération postérieure à J.S. Bach, Händel, Vivaldi ou même Rameau-oncle, mais antérieure à Haydn, Gluck ou Mozart, et qui reste finalement assez peu connue aujourd’hui – même C.P.E. Bach, pourrait-on arguer, n’est sauvé que par son nom de famille. Si Diderot évoque ici Alberti et Galuppi (deux compositeurs vénitiens), ce n’est pas un hasard : l’époque est toute entière sous le charme de l’Italie, et de Venise au premier chef.
Prenons-en pour illustration l’aimable pastorale Il pastor fido, rédigée à la fin du XVIe siècle par le poète vénitien Guarini (et qui avait alors suscité l’intérêt de plusieurs madrigalistes vénitiens et crémonais de l’époque : Monteverdi, Merula, Grandi) ; un siècle plus tard, c’est le reste de l’Europe qui s’en saisit : Händel en fait un opéra en 1712, et Rameau une cantate en 1728. Il pastor fido est également le titre d’un recueil de sonates en trio publié en France en 1737 et présenté par son éditeur Jean-Noël Marchand comme «l’opus 13» d’Antonio Vivaldi. Il s’agit d’une supercherie ; la partition est en fait due au hautboïste et musettiste français Nicolas Chédeville. Deux décennies plus tard, Vivaldi étant passé de mode et mort dans la pauvreté, un éditeur italien fera cette fois passer d’authentiques œuvres de Vivaldi pour des partitions de Galuppi (imposture qui ne sera dévoilée que deux siècles et demi plus tard).
De telles manigances ne sont pas rares en cette époque pré-industrielle (leur succéderont plus tard, sous le régime de la soi-disant «propriété intellectuelle», une protection nominalement meilleure mais également des spoliations d’une toute autre envergure). Ce qui nous amène à l’autre nom cité par Diderot : celui de Domenico Alberti, chanteur et musicien vénitien qui fut lui-même victime d’un coup éditorial frauduleux. C’est l’historien érudit britannique Charles Burney qui rend compte, dans sa General History of Music publiée en 1789, de l’anecdote suivante, survenue à Londres vers 1745 :
À cette époque Jozzi, un castrato [qui avait pris des leçons de chant avec Alberti] et chanteur d’opéra de second rang, amena [en Angleterre] les «leçons» d’Alberti [c’est-à-dire ses sonates], qu’il joua, imprima et mit en vente comme si elles étaient de lui, à une guinée l’exemplaire. Il fut démasqué par un gentleman revenant de Venise, qui avait connu personnellement Alberti, et se trouvait en possession d’une copie manuscrite de sa propre main. Pour dévoiler l’impudence et le plagiat de Jozzi, il l’offrit à [l’imprimeur] Walsh, qui imprima et mit en vente, pour six shillings [c’est-à-dire bien moins cher], les huit leçons élégantes et gracieuses du véritable compositeur.
Il ajoutera dans un article ultérieur (sur lequel nous reviendrons), quelques mots d’épilogue :
Ces huits charmantes sonates étant d’un style nouveau, et bien plus abordable pour le niveau instrumental des gentlemen et ladies que les pièces riches et complexes de Handel ou les tours de prestidigitation originaux et extravagants de Scarlatti, se vendirent prodigieusement bien, et contraignirent bientôt Jozzi à fuir précipitamment vers la Hollande, où il s’essaya à la même imposture, mais sans en tirer autant de bénéfices.
Pour ne rien simplifier, Jozzi était par ailleurs un indéniable compositeur : de fait, l’historien britannique Barry Cooper a émis (dans un article de 1978 intitulé Alberti and Jozzi: Another view) l’hypothèse que Jozzi serait en fait bel et bien l’auteur de plusieurs œuvres attribuées à Alberti. Quand bien même il n’en serait pas l’auteur, il semble bien que c’est à lui qu’on doive d’avoir (à ses dépens) précipité la publication de ce recueil de sonates, qui rencontre dès 1748 un succès remarquable et ne tarde pas à se diffuser en France et partout en Europe.
Pour en revenir à Burney et sa General History, il n’est pas inutile de traduire la suite du texte, qui donne lieu à un développement intéressant sur l’écriture pour clavier à cette époque :
Bien que n’étant pas l’auteur de ces pièces charmantes, qui furent les premières d’un style que l’on n’a depuis lors que trop imité sans jamais l’égaler, Jozzi avait le mérite de les jouer avec un soin et une précision d’un niveau admirable. Le clavecin n’ayant pas de sostenuto ni d’expression [c’est-à-dire de longues tenues ni de nuances], ne conservait sa réputation que grâce à l’excellence de l’exécution : et il y avait dans le toucher de Jozzi une accentuation, un élan et une intelligence que je n’avais alors jamais entendues. À cette époque dans notre nation, la seule bonne Musique pour instruments à clavier était les leçons pour clavecin de Händel ainsi que ses concertos pour orgue, et les deux premiers livres de leçons de Scarlatti ; or ces œuvres étaient originales, difficiles, et dans un style complètement différent de celles d’Alberti. Les concertos pour orgue de Händel restèrent longtemps en tête du répertoire préféré de tous les organistes du royaume, et les pièces de Scarlatti étaient non seulement celles par lesquelles chaque jeune interprète faisait étalage de sa dextérité, mais elles faisaient aussi le bonheur de tout auditeur capable de la moindre étincelle d’enthousiasme, et à même de ressentir les effets nouveaux et audacieux obtenus en brisant intrépidement presque toutes les règles de composition anciennes et établies.
L’on voit ici à l’œuvre une tendance qui s’avère constante au fil des écrits de cette époque : évoquer le nom d’Alberti semble conduire inévitablement à considérer des questions de style, d’écriture du clavier et, plus généralement, d’esthétique musicale. On en trouve un autre exemple chez Diderot lui-même, dans un autre ouvrage auquel il travaille à la même époque que Le Neveu de Rameau : il s’agit des Leçons de clavecin et principes d’harmonie attribuées au jeune claveciniste Anton Bemetzrieder qui était alors le professeur de clavecin d’Angélique Diderot, la fille unique de l’écrivain. Dans cet étonnant ouvrage où sont joyeusement hybridés méthode instrumentale, leçons théorique et dialogue philosophique, l’on peut en effet lire le passage suivant des leçons de Diderot-Bemetzrieder :
LE MAÎTRE. Quel Auteur prendrons-nous ? Voyons de l’Alberti : il eſt toujours nouveau.
L’ÉLÈVE. Et toujours difficile.
LE MAÎTRE. Vous vous moquez, cela ſe compare-t-il à Muthel, aux Bachs, à Beecke où vous allez tout courant.
L’ÉLÈVE. Alberti veut être joué avec délicateſſe & goût ; il en eſt de même des piéces de mon Amie, Mad. Louis. Les autres forts d’harmonie, chargés de ſons, variés de modulations, n’exigent que de la préciſion & de la meſure. Alberti ſera ma derniere lecture, lorſque déchiffrant tout ſans peine, je voudrai perfectionner quelque choſe.
Cette opposition entre «délicateſſe & goût» et les «forts d’harmonie» renvoie à un contexte de tensions esthétiques dans le milieu musical français. La question de l’influence italienne traverse le XVIIIe siècle entier, et donne lieu, tous les vingt ans environ, à de vives polémiques : querelles des lullistes, querelle des bouffons, puis querelle des gluckistes. Objet tour à tour de subjugation et de résistance, le goût vénitien (et plus largement, du nord de l’Italie) induit une modification nettement perceptible de l’écriture musicale, qualifiée dès cette époque de style galant (l’on pourrait aussi parler de période pré-classique, ou un peu moins gentiment, de rococo). Beaucoup moins complexe que l’écriture polyphonique et contrapuntique d’une certaine époque baroque, cette esthétique prétend privilégier l’expressivité, c’est-à-dire la mélodie simple. Cette mélodie, nonobstant ses ornements éventuels, se débarrasse de tout ce qui pourrait (censément) nuire à son intelligibilité : pas d’harmonies trop complexes ou ambigües, pas de polyphonie (sauf à la rigueur dans des situations très temporaires et en tout cas clairement subalternes à la mélodie principale : contrechants élémentaires, réponses en imitation), pas de rupture dans la structure du discours musical.
D’Alberti est donc fait le héraut (posthume et bien involontaire) du style galant, de la sensibilité vénitienne et du goût mélodique ; ainsi comme nous allons le voir, alors même que la totalité de ses partitions vocales sombre dans l’oubli, pas un de ses biographes ne manquera d’insister sur ses qualités de chanteur. Et de fait, en matière biographique, nous savons finalement très peu de choses sur lui : si sa vie est généralement datée entre 1710 et 1740 (les dates rondes restant toujours suspectes), ce n’est que plus tard que d’autres commentateurs proposeront des dates plus précises : au XIXe siècle François-Joseph Fétis propose 1717 pour sa naissance, et dans un ouvrage beaucoup plus récent (voir plus bas), l’historienne et musicienne Eve Badura-Skoda indique pour sa mort la date du 14 octobre 1746.
Cette imprécision s’explique par le fait que l’appareil critique et historiographique est, dans le cas d’Alberti, totalement dissocié de son existence : s’il a connu de son vivant quelques années de relative célébrité à Madrid et surtout à Rome, les écrits traitant de sa vie et (plus lointainement) de son œuvre n’existeront qu’en langue française et anglaise, et lui seront postérieurs de près d’un demi-siècle. Avant même Charles Burney, que nous évoquions ci-dessus et vers lequel nous reviendrons, l’une des premières sources est l’Essai sur la musique ancienne et moderne publié en 1780 par Jean-Benjamin-François de La Borde, dont le troisième volume comprend l’entrée suivante :
ALBERTI (Dominique), Vénitien, amateur, éleve de Biffi & de Lotti. Il alla en Eſpagne, en qualité de Page d’un Ambaſſadeur de Veniſe; & il y étonna, par ſa maniere de chanter, le célebre Farinelli, qui ſe réjouiſſait de ce qu’Alberti d’était qu’un amateur : car, diſait-il, j’aurais en lui un rival trop redoutable. Il paſſa à Rome avec le Marquis Molinari, où il ſe perfectionna pour le chant & pour le clavecin. Il mit en Muſique, à Veniſe, l’Endimione, charmant morceau de poéſie de Metaſtaſe, l’an 1737, & quelque tems après, la Galatea du même. Ces deux ouvrages ſont très eſtimés : la compoſition en eſt fort agréable & pleine de ſentiment. Tous les Profeſſeurs ſe ſouviennent de lui avec entouſiaſme : rien ne peut égaler les grâces de ſon chant ; & en préludant ſur le clavecin, il charmait une nombreuſe aſſemblée pendant des nuits entieres. Pendant qu’il demeurait à Rome, il ſe promenait la nuit dans les rues en chantant, & il était toujours ſuivi d’une foule d’amateurs qui l’aplaudiſſaient ſans ceſſe. Il y mourut fort jeune & très regretté. Il a compoſé trente-ſix Sonates, qu’on n’a pu parvenir encore à retirer des mains d’un particulier de Milan, qui en eſt le ſeul poſſeſſeur. On les dit ſuperbes & d’un genre neuf.
Comme souvent à cette époque, l’historiographie est indistincte de la fable (un exemple édifiant nous en est ici fourni par l’anecdote sur Farinelli, invérifiable et qui sera pourtant reprise par la totalité des auteurs ultérieurs) ; néanmoins se dessine l’image, frappante et, pourrait-on dire, mythologique, d’un «amateur» brillant, issu de bonne famille, de très bon goût, mort prématurement. Et si les questions de style («charmant», «ſuperbes & d’un genre neuf») sont déjà présentes dans cet article, La Borde y revient plus loin dans le même volume, à l’occasion d’un autre article consacré au claveciniste Eckard :
ECKARD (M.), Profeſſeur de clavecin, d’une grande réputation, & bon Peintre en miniature, eſt un des premiers qui ait introduit en France l’uſage de faire travailler en batteries les baſſes dans les pieces de clavecin, uſage inventé en Italie par le célebre Alberti, & qui fait quelquefois plaiſir, lorſque le chant l’exige, mais qui devient inſipide quand on l’emploie ſans ceſſe, ainſi qu’on le fait aujourd’hui.
Arrêtons-nous un instant sur ces «batteries». Nous avons vu qu’avec le style galant, la basse perd une large partie de son rôle mélodique, et que la voix du haut devient prééminente sur celle du bas. Il n’est d’ailleurs pas anodin que cette même période voie les prémices de l’avénement du pianoforte, dont le clavier unique permet (contrairement à l’orgue et au clavecin où toutes les voix de la polyphonie sont à égalité), et invite à, une claire différenciation de la main droite et la main gauche – cette dernière se voyant de plus en plus confinée à un strict rôle d’accompagnement. Quelle forme donner à ce dernier ? Une partie du répertoire de cette époque se contente de reproduire une écriture d’ensemble de cordes ou de continuo, sans grand intérêt ; cependant les compositeurs prennent de plus en plus conscience de l’utilité rythmique et motorique de la main gauche. Même de simples accords parfaits peuvent aider à scander le discours musical, pour peu qu’on les répète percussivement :
% En blanches, en noires ou en croches
<do mi sol> <do mi sol> <do mi sol> <do mi sol> …
Tout comme le clavecin, le pianoforte est un instrument dont on entend beaucoup plus l’attaque de chaque note que la suite du son tenu. Diminuer les valeurs rythmiques (pour des notes plus rapide) permet de démultiplier le nombre d’attaques, partant, le volume général obtenu. Ainsi, pour plus d’effet, un accompagnement en accords parfaits peut se jouer en alternant une double (ou triple) note et une note seule :
<>8 % En croches
<do mi>[ sol'] <do, mi>[ sol'] <do, mi>[ sol']
On peut aussi lui préférer des formules entièrement monodiques (note par note), pour plus de légèreté et moins de fatigue :
% En structures ternaires…
do[ mi sol] do,[ mi sol] do,[ mi sol] do,[ mi sol]
% … ou binaires :
do[ mi sol mi] do[ mi sol mi] do[ mi sol mi]
Cette dernière formule, que l’on pourrait qualifier de «proto-albertine», est notamment utiliée par le claveciniste français Jacques Du Phly dès ses deux premiers livres de Pièces de clavecin, parues en 1744 et 1748. Dans ses publications ultérieures, deux décennies plus tard, il utilisera enfin la fameuse «batterie» à laquelle fait référence La Borde, et à laquelle Alberti donne son nom encore aujourd’hui. Il s’agit tout simplement d’une permutation de la formule précédente ; en arpège brisé, elle alterne entre la fondamentale et la tierce de l’accord, entrecoupées par sa quinte :
<>16 % Généralement en double-croches
do[ sol' mi sol] do,[ sol' mi sol] do,[ sol' mi sol]
Une telle formule peut paraître évidente, et l’on est en droit non seulement de supposer qu’elle a certainement existé longtemps avant Alberti, mais aussi de douter qu’il puisse être pertinent de lui chercher un «inventeur» clairement identifié. Et pourtant, à ce jour n’a été retrouvé aucun exemple probant daté d’avant 1740. Le Dizionario biografico, dont l’article sur Alberti fut rédigé au milieu du XXe siècle par Guido Piamonte, croit pouvoir estimer que ce serait le compositeur Franz Anton Maichelbeck qui aurait «introduit en Allemagne» la basse albertine, dans ses huit sonates de 1736 ; il suffit cependant de lire lesdites sonates pour constater que ladite formule de main gauche n’y apparait qu’à deux endroits de la 4e variation du 1er mouvement de la 3e sonate. Même si rien ne prouve que Maichelbeck ait eu connaissance des travaux d’Alberti à cette époque, il n’a en tout cas pas fait de ces arpèges brisés une composante essentielle de son écriture, comme elle l’est chez le compositeur vénitien.
Ce n’est qu’improprement, notons-le, que certains commentateurs de l’époque en viennent à désigner cette formule en tant que «basse d’Alberti)» (basso albertino en italien) : d’un point de vue harmonique devrait seule être qualifiée de «basse» la note la plus grave de l’harmonie (ici la fondamentale, do), ce pourquoi le terme de batterie utilisé par La Borde semble plus correct (ou encore le mot anglais base, que nous avons d’ailleurs choisi ici de traduire tel quel). Quelque nom qu’on lui donne toutefois, attribuer cette formule à Alberti ne semble pas illégitime, et il est tout à fait possible qu’elle se soit popularisée tout d’abord auprès des auditeurs ayant pu l’entendre à Madrid et à Rome, puis auprès du public londonien et parisien lorsque se diffusent ses huit sonates imprimées à partir de 1748 (et donc à titre posthume). Au succès de cette partition (qui ne représente d’ailleurs qu’une petite fraction de son œuvre), il faut ensuite ajouter la masse des œuvres écrites par d’autres mais dans un style proche : tous les commentateurs de l’époque et des décennies suivantes déplorent la cohorte de compositeurs-suivistes qui, dans le sillage d’Alberti, utilisent chacun à qui mieux mieux cette même formule de main gauche – et c’est pourtant bien cet effet de mode qui, seul, explique que l’on s’intéresse encore à ce compositeur, ne fût-ce que nominalement.
Ainsi, le fait que La Borde, dans son Essai, n’éprouve même pas le besoin de préciser à quelle formule d’accompagnement il fait allusion, montre combien le lectorat français de 1780 est pleinement familiarisé avec le «célebre Alberti», tout comme l’est Diderot dès les années 1760, et tout comme le sera l’écrivain allemand Goethe lorsqu’en 1805 ce dernier découvre et traduit en allemand Le Neveu de Rameau, jusqu’alors inédit. À la suite du texte de Diderot, Goethe prend d’ailleurs l’initiative de rédiger lui-même quelques commentaires (Anmerkungen), par ordre alphabétique, dont voici précisément le premier :
Alberti.
Un talent musical hors du commun doté d’une voix merveilleuse, qui suscita l’envie de Farinelli lui-même, et en même temps un bon claviériste, mais qui ne fit bénéficier ses contemporains de ses dons qu’en tant que dilettante et pour son propre plaisir ; de plus il mourut très jeune.
(Ce qui n’empêchera pas, en 1950, un certain Jean Fabre, professeur à la Sorbonne™, de contredire Goethe dans son édition critique du Neveu de Rameau, en allant inventer que Diderot se serait en fait référé à un autre compositeur antérieur, le violoniste Giuseppe Matteo Alberti – élucubration bizarrement reprise dans plusieurs éditions modernes.)
Si Goethe se sent conduit à ajouter cette note, c’est peut-être parce que son lectorat germanique est moins sensible aux charmes vénitiens que le public français ou britannique. Ainsi dès 1790, le premier volume du Lexicon der Tonküstler publié en Allemagne par Ernst Ludwig Gerber (lui-même pétri de l’héritage de J.S. Bach dont son père avait été l’élève), évoque Alberti en traduisant mot-à-mot l’article de La Borde cité plus haut, mais y ajoute un paragraphe quelque peu méprisant :
On lui doit d’avoir découvert la basse arpégée, aussi dite «basse Albertique» : par ex.|do.sol.mi.sol.|si.sol.re.sol.|etc. L’invention de cette basse peut lui avoir été inspirée par son goût pour la badinerie, son manque de technique instrumentale et de connaissances harmoniques, et par la mauvaise qualité des instruments à clavier en en Italie. Il n’a eu depuis lors que bien trop d’imitateurs.
On trouve un jugement encore plus sévère chez un autre commentateur allemand : le poète et compositeur Christian Friedrich Daniel Schubart, pendant son emprisonnement de 1777 à 1787, dicta à son voisin de cachot de nombreux fragments, que son fils publia après sa mort sous le titre Ideen zu einer Ästhetik der Tonkunst. On y trouve notamment la note suivante, du reste assez énigmatique d’un point de vue géographique et chronologique (il n’existe aucune trace d’un voyage d’Alberti à Vienne, et dans l’hypothèse où Alberti serait mort en 1746, Schubart lui-même n’était alors âgé que de sept ans). Il se peut qu’il n’ait eu vent que de lointaines rumeurs, ou qu’il confonde avec quelqu’un d’autre – et pourtant son insistance sur les arpèges brisés semble bien renvoyer à Domenico Alberti :
Alberti, fit du bruit à Vienne. Il était l’un des claviéristes les plus appréciés de son temps. Les arpèges brisés qu’il inventa, ont occupé ses mains depuis longtemps jusqu’à les paralyser. Ses mélodies de choix étaient certes souvent très chantantes, et dissimulaient les insuffisances de l’accompagnement ; cependant comme il n’avait que bien trop peu étudié la nature du clavier, il ne pouvait que, pour ainsi dire, dérouler des notes autour de son parcours tonal [traduction incertaine] ; et de ce fait, son succès ne pouvait être que de courte durée. D’abord ébaubi, le public devait finir par réaliser l’effet pernicieux de ses artifices sur la véritable technique du clavier. Un arpège brisé ne fait jouer que trois doigts et en laisse deux immobiles. Quiconque ne mobilise pas, comme Bach, la totalité de la main, ne mérite pas de devenir un maître à penser de la technique du clavier.
À l’opposé de ces allemands, nous pouvons revenir vers l’anglais Charles Burney, cité plus haut, bien plus enthousiaste envers Alberti. Sa General History publiée en 1789, dont nous avons cité plus haut quelques extraits, consacre au musicien vénitien un article qui reprend, lui aussi, celui de La Borde, et y ajoute simplement une phrase plus personnelle :
Parmi les compositions vocales d’Alberti, qui ne sont que peu connues en Angleterre et que, de fait, l’on trouve difficilement où que ce soit, j’ai pu m’en procurer plusieurs à Venise, et je les considère comme les plus exquises de l’époque où elles furent produites.
Une quinzaine d’années plus tard, Burney évoquera à nouveau Alberti dans ses articles pour la Cyclopaedia de Rees rédigés entre 1801 et 1805 :
Alberti, Domenico, un dilettante vénitien, doué de génie et d’un goût exquis. Membre du corps diplomatique [en français], et secrétaire de l’ambassadeur vénitien à Madrid. En une époque où l’on trouvait peu de mélodie dans les leçons de clavecin, il suscita une révolution dans le style de jeu de cet instrument, en faisant chanter la voix de dessus sur une base rapide, composée d’accords brisés en double-croches, qu’il était si facile d’imiter que les compositeurs et instrumentistes s’en sentirent bientôt lassés et honteux. Jerig à Paris, et Vento à Londres, inondèrent le public de volumes entiers de leçons sur la base d’Alberti, mais aucun ne composa jamais d’aussi élégantes parties de dessus pour les instruments à clavier ; ses mélodies tiennent toujours le haut du pavé, après 60 ans de vicissitudes — une longévité prodigieuse en matière de goût !
Tout comme chez La Borde, il est instructif de se rapporter également à l’article sur Eckard, où Burney revient non seulement sur Alberti mais postule même une possible influence sur Rousseau (lequel avait séjourné à Venise de 1743 à 1744) :
On le dit, mais à tort, être celui qui introduisit en France, à la manière du célèbre Alberti, une base perpétuelle en double-croches ; mais Jerig, Edelmann, et Balbastre, bien avant qu’Eckard arrive à Paris, avaient lassé tous les auditeurs en abusant de cet expédient facile.
La voix du haut des sonates d’Alberti est si élégante, elle est de ces mélodies dont sont faites les chansons de première classe, à tel point qu’elle excuse largement le peu de variété dans la base.
Ce dilettante admirable (Alberti) qui chantait et jouait d’une façon exquise, trouvant les notes du clavecin trop fugaces pour soutenir les passages vocaux, et pour maintenir l’intérêt d’un public pendant tout un mouvement, nous a donné une base inspirée, qui fait vivre le son sans détourner l’attention de la voix du haut ni déranger l’unité de la mélodie tant recommandée par Rousseau, et nous pensons d’ailleurs que ce dernier a largement pris modèle sur ces pièces pour en concevoir ses principes. Alberti était un gentleman vénitien, extrêmement admiré pour ses compositions et interprétations, à l’époque où Rousseau résidait dans cette ville en tant que secrétaire de l’ambassadeur de France.
Il est significatif de voir que Burney parle bien ici de clavecin (harpsichord), voire plus généralement les instruments à clavier (keyed-instruments)… mais pas encore le pianoforte qui, dès l’époque où il écrit, commence à supplanter le clavecin dans les salons aristocrates et dans l’écriture des compositeurs. En effet, la la «révolution» stylistique dont il parle (qui est celle du style galant), précède en fait, et préfigure même, celle qui se jouera à l’époque classique puis pré-romantique avec l’avènement du piano. D’ailleurs, Eve Badura-Skoda émet l’hypothèse que Alberti ait pu composer, à Madrid ou à Rome, sur un clavecin «à marteaux», ce qui laisserait penser que sa «batterie» ne fut pas entendue comme une suite de notes rapides et brillantes mais comme un tapis sonore mouvant mais estompé, sur lequel la main droite se détacherait très nettement. Elle renvoie notamment à la Lettre sur la musique françoise rédigée par Rousseau quelques années après avoir vécu à Venise, et dans laquelle il fait l’éloge d’«un accompagnement contraint & continu, qui fit plutôt un leger murmure qu’un véritable chant, comme ſeroit le bruit d’une riviere ou le gazouillement des oiſeaux : car alors le Compoſiteur pourroit ſéparer tout à fait le chant de l’accompagnement» ; cependant si Rousseau prend effectivement la musique italienne comme modèle, il se réfère ici davantage à l’écriture orchestrale qu’à celle du clavier.
Le nom d’Alberti est associé à l’idée de «révolution» dans un autre article encyclopédique, dû à Framery et Hüllmandel, tous deux contributeurs de l’Encyclopédie méthodique. Plus de dix ans après le texte de La Borde, cette encyclopédie ne comporte pas d’entrée sur Alberti – mais celui-ci est cependant évoqué au détour de l’article Clavecin :
À meſure que la muſique inſtrumentale s’eſt perfectionnée le ſtyle du clavecin à éprouvé des changemens. Il ſe reſſentoit encore trop, il y a 60 ans, de celui de l’orgue. On a fait depuis une diſtinction plus juſte entre ces deux inſtrumens. On a donné à la muſique de clavecin le genre d’harmonie & d’exécution, la grace & la légèreté qui lui conviennent. Alberti, Scarlatti, Rameau, Mütel, Wagenſeil, puis Schobert, on preſqu’en même temps opéré cette révolution. Les différens ſtyles de ces auteurs ont ſervi pendant plus de vingt-cinq ans de modèle à ceux qui après eux ont compoſé pour le clavecin. Emanuel Bach, par ſa muſique ſavante, agréable & piquante, meriteroit peut-être la première place parmi les artiſtes originaux ; mais comme il compoſoit pour le pianoforte, uſité en Allemagne avant d’être pour ainſi dire connu ailleurs, il ne doit pas être confondu parmi eux. Il en eſt de même de divers auteurs qui, donnant à leur muſique des nuances graduées, des oppoſitions & une mélodie convenables au ſon & aux reſſources du piano-forté, ont préparé ou décidé la chûte du clavecin.
L’importance historique accordée à Alberti malgré l’étisie du répertoire lui ayant survécu – qui se résume, pour le public de l’époque, à un unique recueil d’une trentaine de pages – s’explique en partie, nous l’avons vu, par la mode «galante» avec laquelle il s’est trouvé en adéquation (voire qu’il a lui-même contribué à susciter), et par l’étonnant acharnement autour de la «basse d’Alberti» sur laquelle nous reviendrons dans un instant. Si son destin posthume lui est étranger, Alberti n’en manifeste pas moins des qualités certaines dans son écriture, où l’on peut notamment discerner une certaine modernité formelle : toutes en deux mouvements (dans le style de la «sonate à l’italienne» alors naissant), elles juxtaposent un premier mouvement en binaire et un deuxième mouvement sous forme de danse (menuet, allemande), parfois en ternaire rapide (sous forme de gigue, ce qui n’était pas courant dans les sonates pour instrument seul de l’époque). Le premier mouvement fait apparaître un bref passage en développement, ce qui peut effectivement laisser entrevoir l’avénement de la forme ternaire qui prédominera ensuite chez Mozart voire Beethoven ; s’il n’y a pas encore de thème à proprement parler, de nombreux passages (en général de deux mesures) sont joués deux fois de suite (certains historiens modernes y voient une façon de «tirer à la ligne», d’autres pensent que c’est une façon d’insister sur les terminaisons cadentielles et donc de renforcer l’aspect tonal du discours ; nous pourrions émettre une autre hypothèse, à savoir qu’il pourrait s’agir d’un changement de nuance sous-entendu, en écho ou en insistance, comme dans le concerto grosso ou dans les futures partitions classiques pour pianoforte). Quant à la main gauche, son discours s’avère plus varié que la simple «batterie d’Alberti» dont l’usage sera du reste plus systématique chez certains auteurs ultérieurs.
D’une facilité d’exécution sans comparaison avec l’écriture de Scarlatti ou de Händel, l’œuvre pour clavier d’Alberti s’inscrit effectivement dans l’esthétique «galante» qui, de fait, se caractérise toute entière par sa totale innocuité : enchaînements harmoniques simples et prévisibles, mélodies souvent ornées mais essentiellement construites sur des mouvements conjoints,… Eve Badura-Skoda note d’ailleurs que plus de 80% des sonates de style galant sont en majeur ; cette proportion est encore plus déséquilibrée chez Alberti, où le mode mineur est rarissime. Et pourtant : les mélodies de la main droite, nonobstant leurs répétitions presque systématiques, y sont effectivement plutôt expressives (notamment au moyen de quelques sauts disjoints, généralement ascendants comme dans un geste vocal), et emploient des rythmes fluides et plus variés que dans la période précédente, plus purement baroque ; de plus il ne s’interdit pas quelques finesses chromatiques et modulations parfois recherchées. Le style évoque finalement davantage les futures sonates de Eckard ou Haydn, que celles d’auteurs italiens de la génération précédente (Scarlatti, Marcello ou Durante) ou de la même génération qu’Alberti. Du reste, ses sonates se diffusent bien davantage que celles d’auteurs tels Platti ou Rutini dont les noms ne figurent dans aucun des dictionnaires de l’époque, ou encore du père bolonais Giovanni Baptista Martini, connu surtout pour ses écrits théoriques. Pietro Domenico Paradies, ayant vécu en Angleterre, fait l’objet d’un brève mention par Burney… qui le compare, en termes peu flatteurs, à Scarlatti et Alberti.
De fait, plusieurs musiciens italiens, et en particulier vénitiens, séjournent à Londres au cours de leur carrière. C’est notamment le cas de Giambattista Pescetti, auteur de plusieurs opéras mais également de quelques sonates, ce qui conduit Daniel Freeman à noter : «Pescetti fut d’une certaine façon le prototype de tous ces compositeurs italiens qui accouraient à Londres pour y écrire des opéras, mais produisaient également des sonates pour clavier afin de rentabiliser leur notoriété. Les classes moyennes aisées d’Angleterre étaient un marché avide de partitions récréatives pour clavier.» Parmi ces expatriés vénitiens, un seul peut se prévaloir d’un succès comparable (et même supérieur) à celui d’Alberti : il s’agit du vénitien Baldassare Galuppi, également évoqué, l’on s’en souvient, dans Le Neveu de Rameau. Sa renommée s’étend à toute l’Europe du fait de ses voyages à Vienne, Londres, Berlin et Saint-Pétersbourg. S’il se fait avant tout connaître comme compositeur d’opéra, il est également l’auteur de nombreuses sonates pour clavier seul : on lui en attribue plus de 120, de date incertaine mais probablement écrites surtout à partir des années 1750 (et, d’une certaine façon, dans le sillage d’Alberti dont il partage de nombreux traits d’écriture quoique de façon souvent moins cohérente). Et pourtant : Galuppi, comme tous ses concitoyens (à l’exception de Scarlatti), a fini par sombrer dans l’oubli au XIXe siècle, tandis que le nom d’Alberti a survécu grâce à une dérisoire formule de quatre notes.
Ce n’est que depuis une quarantaine d’années que des historiens et musiciens, enfin débarassés – on l’espère – de «querelles» esthétiques et idéologiques (nous avons vu qu’avant cela sa simple mention chez Diderot suscitait des contorsions hasardeuses, et nous verrons ci-dessous un autre exemple édifiant du début du XXe siècle), semblent avoir pris conscience d’une éventuelle valeur intrinsèque des œuvres d’Alberti. Outre quelques pages dans un ouvrage récent d’Eve Badura-Skoda (The Eighteenth-century Fortepiano Grand and Its Patrons: From Scarlatti to Beethoven, paru fin 2017), l’on peut se référer à un mémoire soutenu en 2008 par Jun Kwon, étudiant à l’université de Cincinnati, et à un article publié en 1994 par Daniel Freeman : Johann Christian Bach and early classical Italian masters, accessible en ligne dans son intégralité ; on ne peut que souhaiter que cette recherche se poursuive, et que d’autres œuvres d’Alberti soient retrouvées parmi les innombrables manuscrits encore perdus ou jalousement gardés par des descendants de collectionneurs.
Signes de ce regain d’intérêt, l’on peut aujourd’hui trouver en ligne quelques pages s’intéressant à Alberti – non sans présenter quelques affirmations parfois douteuses et non-étayées. Ainsi s’est tenu, dans la dernière décennie, un concours international de piano baptisé Alberti, et dont le site affirme (sans citer de sources) que :
La basse d’Alberti ne fut pas la seule contribution d’Alberti au monde de la musique. Il fut probablement le premier compositeur à utiliser la forme ternaire plutôt que binaire dans ses [premiers mouvements de] sonates. Ses sonates reflétaient aussi une nouvelle vision esthétique qui allait dominer la deuxième moitié du XVIIIe siècle : la sonate instrumentale en tant que reflet de la forme dramatique musicale. Le premier mouvement de la plupart de ses sonates rappelle cette forme en faisant alterner des épisodes ressemblant à des récitatifs et à des airs.
Alberti annonça également le style Allegro cantabile de Mozart […] en utilisant des mélodies d’écriture vocale pour la main droite dans les mouvements rapides plutôt que les mélodies abstraites plus habituelles à l’époque, faites d’arpèges brisés et de segments de gamme. Cette innovation était probablement le reflet de son expérience d’interprète, non seulement en tant que chanteur de récital mais en tant que l’un des rares chanteurs-clavecinistes en Italie, capables de s’accompagner eux-mêmes.
Le succès et l’influence d’Alberti fut perceptible plus tard au XVIIIe siècle. Dans les années 1760, Leopold Mozart donna à son fils un album de sonates d’Alberti pour lui servir de modèle de composition. Le jeune Wolfgang s’en imprégna. Ses premières sonates pour violon sont inspirées directement d’Alberti. Et même dans ses œuvres plus tardives telles que la sonate K.545 ou les variations K.264, on peut entendre l’influence d’Alberti. Dans les années 1760 et 1770, selon Diderot, les œuvres d’Alberti étaient admirées du tout-Paris.
L’histoire de cet «album» offert à Wolfgang Mozart par son père n’est étayée par aucune des sources que nous ayons pu trouver ; il est au demeurant tout à fait possible que le recueil des huit sonates d’Alberti qui remporta tant de succès à Londres et Paris ait pu parvenir jusqu’à Salzburg. L’on sait cependant avec certitude que Mozart a grandi avec les sonates de Wagenseil (ce qui explique probablement pourquoi il commença par rédiger, tout comme ce dernier, des sonates avec «accompagnement de violon») et surtout les six sonates op.1 du jeune Johann Gottfried Eckard (à qui son père le présente lors de sa première visite à Paris à l’âge de sept ans), dans lesquelles, comme le notent Burney et La Borde, la main gauche tend à prendre un aspect fréquemment albertoïde. Influence déplorable sur le jeune musicien ! se lamentera plus tard le critique Théodore Wyzewa dans un long article aux inflexions emphatiques (sinon franchement hystériques), publié en 1904 par la Revue des deux mondes :
L’Europe entière, à cette date, commençait à éprouver le double besoin d’une musique qui «chantât» et d’une musique qui, pleinement, franchement, exprimât les nuances des émotions du cœur : et il faut bien reconnaître que le contrepoint traditionnel, sauf quand il était manié par la main souveraine d’un Haendel, d’un Sébastien Bach, ou d’un Corelli, n’avait guère de quoi répondre à ces deux désirs. […] Ainsi, d’année en année, et du vivant même des plus forts contrapontistes qu’ait connus la musique, — car on sait que Sébastien Bach n’est mort qu’en 1750, et Hændel en 1759, — la langue de la sonate évoluait vers une homophonie plus complète : soit que le contrepoint n’y intervînt plus que pour faire ressortir ensuite la ligne unique d’un chant, ou qu’il se réduisît déjà à un simple rôle d’accompagnement, enroulant le feuillage léger de ses imitations autour d’une mélodie principale nettement accusée ; en attendant que, aux approches de l’année 1740, le coup mortel lui fût porté par une déplorable invention de l’amateur vénitien Domenico Alberti. Cette invention, qui longtemps a gardé le nom de basse d’Alberti, — après quoi, hélas ! elle est devenue jusqu’à nous d’un usage si commun que personne ne s’est plus soucié d’en connaître l’auteur, — consistait à briser les accords de l’accompagnement, de façon à occuper la main gauche pendant que la main droite dessinait le chant. Procédé éminemment commode pour les mauvais musiciens, qu’il dispensait d’étoffer le revêtement harmonique de leurs idées[…].
Et vlan. La suite du texte mérite peut-être d’être résumée ici, moins pour son ton inénarrable que pour la phrase suivante, qui, préfigurant par inadvertance une célèbre citation de Georges Perec, ne manquera pas d’interpeller les Ou-x-potes de tout poil :
Les hommes de ce temps n’admettaient pas qu’un genre artistique, si libre qu’il fût, — et celui-là avait précisément pour essence d’être libre, — pût se passer d’un certain appareil de conventions extérieures fixes et stables, délimitant ses ressources et garantissant sa durée. On estimait alors (comme Mozart allait continuer à le penser toute sa vie) qu’une part de contrainte était la condition indispensable de la vraie liberté[…]. À l’heure où le petit Mozart s’apprêtait à écrire sa première sonate, il ne restait plus guère, de par le monde, que deux types de sonate, très nettement distincts l’un de l’autre[…]. La sonate «italienne» avait, dans son ensemble, un caractère plus libre, mais aussi plus léger, et avec une signification expressive presque toujours plus superficielle. […] La sonate rivale, plus particulièrement cultivée par des maîtres allemands […] était un monument artistique de l’équilibre le plus harmonieux, élégant et solide, simple et divers, capable de traduire toutes les nuances des passions, et de les revêtir toutes d’une commune beauté. […]
Tel était, très brièvement esquissé, l’état de la musique de clavecin (ou plutôt déjà de piano, car ces transformations artistiques du style avaient coïncidé avec une transformation non moins importante de la nature et des ressources de l’instrument lui-même) à l’instant où, en octobre 1763, dans sa chambre d’auberge de Bruxelles, le petit Mozart s’était mis à écrire sa première sonate. Substitution du piano au clavecin, substitution de l’homophonie au contrepoint, substitution de la sonate à la suite, rivalité entre deux types de sonate différens : c’était là, non pas en vérité une révolution, comme celle qu’allait amener, un demi-siècle plus tard, le mouvement romantique, mais une crise générale d’évolution et de remaniement. […] Comment s’étonner que, dans ces conditions, le petit Mozart ait, lui aussi, oscillé durant plusieurs années d’un système à l’autre, suivant les goûts et les habitudes des différens milieux où il s’est trouvé ? Son génie ne l’empêchait point de n’être encore qu’un enfant ; et il n’y a pas d’enfant qui, transporté d’une province à l’autre, ne prenne involontairement l’accent qu’il entend parler dans chacune d’elles. […]
S’il avait écrit sa première sonate six mois plus tôt, avant son départ de Salzbourg, tout porte à croire qu’il l’aurait construite, d’un bout à l’autre, sur le modèle «allemand» de celles de Philippe-Emmanuel Bach. Car bien que nous n’ayons aucune donnée positive sur les œuvres qu’il connaissait à cette époque, nous savons cependant que pas un des grands maîtres italiens ne lui avait encore été révélé ; il ignorait aussi la musique de Sébastien Bach et celle de Haendel, que Léopold Mozart méprisait trop lui-même pour les juger dignes de l’attention de son fils[…].
Ou plutôt, si le petit Mozart avait écrit sa première sonate avant de quitter Salzbourg, tout porte à croire qu’il y aurait simplement imité les sonates de son père, orgueil de la maison familiale et des rues voisines. Nous connaissons trois de ces sonates de Léopold Mozart, toutes trois gravées dans le recueil nurembergeois que je viens de nommer. Au point de vue du chant et de l’expression, ce sont des œuvres absolument sans valeur[…]. Telles étaient les œuvres que Wolfgang, à Salzbourg, avait été instruit à vénérer comme les modèles les plus parfaits de leur genre. Et en effet sa sonate de Bruxelles, au premier coup d’œil, ne laisse pas de leur ressembler[…]. Le pauvre enfant aura été si pénétré de l’importance de son entreprise, — ne se hasardait-il pas à rivaliser avec son illustre père ? — que, sans doute, il se sera appliqué à son travail comme à un devoir d’écolier. Mais si la sonate ne nous révèle encore presque rien de son génie créateur, […] elle nous prépare à la merveilleuse floraison de passion et de poésie qui bientôt, demain, au contact de modèles plus parfaits, va jaillir tout à coup du cœur de l’enfant.
«Jaillira» de Mozart, comme de beaucoup d’autres, une quantité considérable de compositions dans lesquelles la basse albertine tiendra une place incontournable… et qui, certes, ne témoignent pas toutes de la plus grande inventivité : chez Mozart comme partout ailleurs à cette époque, l’emploi de cette formule d’accompagnement relève d’un pur réflexe idiomatique, plutôt que d’un choix esthétique délibéré. Son adéquation à la musique tonale est évidente : suffisamment simple pour que l’on entende très clairement l’accord parfait qui la constitue, suffisamment sinueuse pour sembler intéressante (et même «virtuose» pour peu qu’on la joue très très très vite), suffisamment abordable pour être maîtrisée par n’importe quel claviériste à la petite semaine, sa qualité première réside certainement dans son aspect prévisible. D’une structure limpide, d’une construction harmonique absolument univoque, elle est deviendra le signe par excellence de cette musique que l’on dit (par paresse intellectuelle) «classique» – ce qui autorise effectivement à voir en elle la tarte à la crème de l’écriture pianistiques pour compositeurs propres-à-rien que le beau linge musical se complait à décrier depuis qu’elle est passée de mode. Ces prises de position sont d’autant plus incompréhensibles (pour ne pas dire risibles) que la basse albertine, en tant que simple composante du discours, est parfaitement neutre ; en linguistique ce serait par exemple l’équivalent d’une négation, ou d’un embrayeur. Une gamme ascendante a-t-elle une valeur esthétique en soi ? Et une phrase en octaves ? Et un trille ?
Cette neutralité de la basse albertine se constate dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle : il suffit par exemple de comparer chez Mozart la sonate dite «facile» et celle en La mineur pour constater combien une même formule peut prendre un sens plaisant ou intensément dramatique. Mozart, du reste, l’a si bien intégrée à son langage qu’il lui arrive même d’en faire usage en-dehors du répertoire pour piano, par exemple dans des parties orchestrales de seconds violons. On la trouve bientôt dans le répertoire de harpe, de guitare ; chez les auteurs du XXe siècle on la verra resurgir, que ce soit sous forme de citation néoclassique explicite (chez Stravinsky, au basson dans Pulcinella ou avec un solo de cornet en do Majeur dans Œdipus Rex), d’accompagnement virtuose (la Toccata de Poulenc) ou de référence discrète (la 5e sonate de Prokofiev) ; on peut même en trouver des formes détournées, par exemple dans l’accompagnement du Nocturne op.27 n°2 de Chopin ou encore dans le 3e mouvement de la quatrième sonate de Prokofiev. Encore aujourd’hui, les formules albertinesques remplissent des rayonnages entiers d’easy-listening piano plus ou moins vaguement dérivés de musiques de films et de minimalisme : Philip Glass, Yann Tiersen, Ludovic Einaudi et l’on en passe. La musique pop s’en est également emparée avec des chansons telles que Pipeline, dans le riff de basse de Riders on the storm ou encore dans le célèbre vamp de No Surprises. De façon nettement plus intéressante, le compositeur (et membre de l’Oumupo) Tom Johnson a montré dès 1996 que la boucle albertine est un exemple minimal de mélodie auto-similaire, ouvrant la voie à de nombreux travaux musicaux et mathématiques.
Si la précieuse exquisité du style galant, où tout n’était que «délicateſſe & goût», a fait long feu pour laisser la place à des modes d’expression artistique (fort heureusement) moins inoffensifs, la batterie d’Alberti lui a survécu pour s’adapter à des modes nouvelles ; quoique datée historiquement (comme tout objet culturel), elle semble finalement vieillir plutôt bien. Et sans doute mieux, même, que certains procédés pianistiques plus récents, tels que ceux que l’on trouve dans la littérature musicale la plus boursouflée du XIXe et du XXe siècle. Il ne fait aucun doute que l’écriture d’Alberti, simple et sans esbroufe, modeste et accessible, trouvera encore longtemps des interprètes et des auditeurs bienveillants – il serait hélas difficile d’en dire autant, pour prendre un exemple (presque) au hasard, d’un certain Eugen d’Albert, pianiste écossais (1864-1932) interprète de Brahms et Liszt, et auteur lui-même d’œuvres d’un romantisme tardif. On le dit pourtant lointain descendant de… Domenico Alberti.