Que diable faire du « mouvement musicaliste » ? Lancé non sans pompe en 1932 par le peintre français Henry Valensi (1883-1960), ce mot d’ordre artistique -- qui déclare procéder davantage d’un constat sur l’état de la création que d’un courant prescriptif -- affirme sommairement que
- 1/ à chaque époque il s’est trouvé une forme d’expression artistique qui a dominé, gouverné et informé toutes les autres,
- 2/ "notre" époque faite de «dynamisme, rythme, harmonie, science, synthèse», voit prédominer la musique,
- et de ce fait, 3/ les artistes peintres (mais également tous les autres) doivent s’inspirer de la musique, et «[sentir] en eux le souffle de la musique animer notre époque».
Tout cela est bel et bon. Le premier ennui de Valensi, c’est qu’il arrive en une époque déjà fort chargée : son «Manifeste du musicalisme», reproduit ci-dessous, ne peut que venir s’empiler par-dessus le Manifeste du futurisme (1909), le Manifeste de la peinture futuriste puis le Manifeste technique de la peinture futuriste (1910), le Manifeste du suprématisme (1915), le Manifeste Dada 1918, le premier puis le second Manifeste du surréalisme (1924 puis 1930)... L’imprécision du discours de Valensi -- deuxième ennui -- n’est pas pour arranger les choses : à la rusticité de son analyse historique s’ajoute une certaine pauvreté conceptuelle, à commencer par ce mot de «musique» ou d’«esprit musical», qu’il brandit en tous sens mais ne cherche jamais à définir, ou tout au moins circonscrire. L’emphase du propos n’en ressort que plus maladroitement, et touche presque au mysticisme -- il suffit pour s’en convaincre de voir les efforts déployés aujourd’hui par l’«association des ayants-droit» (sic) pour faire connaître (voire : fructifier ?) le mouvement musicaliste.
... Si tant est que mouvement il y ait : même si l’on croise dans les alentours de Valensi quelques noms connus du cubisme et du futurisme, voire de plus inclassables comme Kupka, Louise Janin ou Ernst Klausz, il est douteux que «le» musicalisme ait jamais constitué dans la trajectoire d’aucun d’entre eux, une influence essentielle. Du reste, nombre d’artistes peintres de l’époque, comme il le reconnaît lui-même, n’ont pas attendu Valensi pour s’interroger sur le rapport entre peinture, mouvement et rythme : ainsi, Mikhaïl Matiouchine (1861-1934) était-il violoniste avant de devenir artiste peintre (il composera notamment l’opéra Victoire sur le soleil, dont la scénographie est créée par Malevitch) ; il expérimente notamment une Construction Picturale-musicale en 1918.
C’est d’ailleurs ici que s’ébauche -- et se termine -- un parallèle possible entre le musicalisme et l’Oulipo : l’un comme l’autre refuse explicitement de s’ériger en école esthétique, et reste ouvert à des artistes ou auteurs de tous horizons. L’Oulipo, cependant, ne s’arrête pas à une vague pétition de principe et propose d’entrée de jeu une démarche, des outils, un cadre formel que l’on chercherait en vain dans le musicalisme. Et qui pourrait, au fond, reprocher à Henry Valensi de manquer d’esprit bureaucrate ? Au-delà de son éventuelle maladresse en tant que chef de file (laquelle n’est aujourd’hui qu’alourdie par la mise en valeur posthume de son héritage), il ne fait aucun doute que c’était un véritable créateur de formes, un artiste curieux et novateur, dont l’œuvre se défend d’elle-même sans avoir besoin d’être incluse dans aucun courant, fût-il autoproclamé.
L’expérimentation la plus notable de Valensi se trouve sans doute dans une forme d’art animé qu’il baptise cinépeinture : après avoir peint en 1932 un tableau intitulé Symphonie printanière, il décide de l’animer et réalisera pour cela, de 1936 à 1959, environ 64000 dessins qui constituent une présentation graphique mobile d’une trentaine de minutes. Symphonie printanière restera ainsi le grand œuvre de sa vie.
Il est intéressant de noter que cette forme d’expression était non seulement dans l’air du temps depuis déjà deux décennies, mais qu’elle avait été dès ses débuts associée à des notions musicales : ainsi Léopold Survage (1879-1968) proposait dès 1914 un Rythme coloré constitué d’images animées (et admiré notamment par Apollinaire) ; dans les années suivantes, Hans Richter (1888-1976) et Viking Eggeling (1880-1925) proposent respectivement des Préludes et Fugues, une série de Rythmes, ainsi que les Symphonie horizontale-verticale et Symphonie diagonale.
Un autre point qui mérite d’être noté, en dit plus long sur notre société contemporaine que sur la sienne : à une exception près, les vidéos présentant son œuvre -- qu’elles soient officielles ou non -- sont toutes accompagnées d’une musique exogène à l’œuvre elle-même (et anachronique à son auteur), tant il est évident que le public contemporain ne peut se contenter de regarder des images (à plus forte raison animées) sans qu’y soit associé une bande-son. Ce qui revient exactement à nier le principe même du musicalisme, tout en cherchant à le faire vivre...
Voici, pour conclure, le manifeste du musicalisme de 1932, ici retranscrit dans son intégralité :
S’affirmant par ce Manifeste de leurs propres pensées sur l’Art, un groupe de peintres, qu’anime déjà l’esprit musical, veut se cristalliser.
Nul ne peut se refuser à constater la présente évolution de l’Art, et la moindre connaissance de l’esthétique fait remonter dans le temps cette évolution.
Si nous prenons comme exemple la Peinture, il faudra reconnaître que, sous le même nom de peinture, l’art de s’exprimer par des lignes et des couleurs fut très divers, depuis la plus haute Antiquité.
Ainsi chez les Égyptiens, sous l’influence d’un esprit architectonique, que tout révèle sur les bord[s] du Nil, (grands à-plats du pays, hiérarchie politique, idéalité d’une protection, jusque dans la survie, assurée par l’architecture), la peinture fut architecturalisée par l’emploi de tons mis en à-plats, juxtaposés comme les pierres d’un édifice, et d’un dessin silhouetté comme une façade, hiérarchisé comme une pyramide.
Puis dans la Grèce, divisée en vallées et en îles, sous l’esprit sculptural qui amenuise des formes équilibrées en volumes d’aspect réaliste, les peintres de la Hellade ont inventé le ton rompu qui modela la surface peinte, permit d’imiter la nature et donna à la Peinture sa plus belle conquête : le nuancement des valeurs ; ce fut une peinture sculpturale.
La Renaissance affirma par le portrait, ce jeu des expressions de l’individu, le règne même de la Peinture, purifiée là de toutes autres influences.
Mais du XVIIe au XIXe siècle, la peinture se soumit à nouveau : c’était la puissance alors complète des Belles-Lettres et vous savez qu’on appela «peinture-littéraire» (nous nisons littérarisée) celle dont les inspirations les plus élevées, quittant la Foi et la Joie, étaient prises aux résurrections de l’Antiquité ou aux discours des Philosophes.
En cette déjà quadruple évolution, également subie par les autres arts, la Peinture, acte partiel de l’unique besoin qu’éprouve l’Homme de s’exprimer par cet ensemble de suggestions qu’on appelle l’Art, fut le reflet de temps successifs.
Pour que la Peinture se survive dans cette tradition d’enregistrer par leur propre expression les temps du Temps, il faut que les artistes, que le public, ressentent et expriment, comprennent et acceptent notre époque.
Il est clair pour chacun que les caractères capitaux du début de ce siècle sont : les applications de la science et un dynamisme généralisé, lesquels entraînent ou nécessitent dans leur orbe : le rythme, l’harmonie, la synthèse, etc., etc...
Or, l’art offrant le plus, dynamisme, rythme, harmonie, science, synthèse... est la Musique.
Pour cela nous prenons conscience, ici, que du point de vue esthétique, l’esprit musical prédomine notre époque et que, pour continuer traditionnellement de traduire notre vie, «l’Art doit se musicaliser».
En réalité, cette influence de la Musique prédominante s’est déjà développée, mais inconsciemment, dans tous les arts, chez tous les artistes qui peuvent se dire «sensibles et créateurs», et simultanément en plusieurs pays.
Car nous disons déjà «musicalisées» : l’architecture qui, de nos jours, surgit des bords de la Sprée aux rives marocaines de l’Atlantique, la sculpture d’Archipenko ou de Lipchitz, la peinture des Impressionnistes et Cubistes français ou des Futuristes italiens, la littérature enfin, à cause de Mallarmé ou de Proust.
Quant à la musique, cette souveraine aujourd’hui parmi les arts, ne s’est-elle pas dégagée de la religiosité d’esprit pictural due au Moyen Âge et de la philosophie d’esprit littéraire, issue des Diderot ?
C’est en prenant conscience de tous ces mouvements de l’esthétique qui, à la fois, prouvent l’évolution passée de l’Art, et indiquent son évolution présente, que nous, artistes et peintres, nous sommes groupés.
Voulant affirmer ce Mouvement, né spontanément en nous avant de nous connaître et nous reconnissant par nos œuvres qui doivent rester libres les unes des autres, pourvu que l’influence musicale les ait inspirées, nous publions ce Mnifeste pour convier d’autres artistes, quel que soit l’art dans lequel ils s’expriment[,] à s’y rallier s’ils sentent en eux le souffle de la musique animer notre époque.
Nous exposerons bientôt nos œuvres et les leurs pour cette affirmation :
- «Œuvrer en obéissant aux lois d’inspiration et de composition de la musique, actuelle prédominante parmi les arts.»*
Paris, Avril 1932
Henry Valensi, Charles Blanc-Gatti, Gustave Bourgone, Vilo Stracquadaini.
Merci à Cyrielle Galland, jeune dessinatrice et conceptrice graphique qui a attiré notre attention sur le musicalisme.
Plus encore que les Variations Enigma de Elgar (que nous avions précédemment évoquées), l’Art de la Fugue («Die Kunst der Fuge») de J.-S. Bach semble une source inépuisable d’interprétations et spéculations.
Sa graphie même (nombre de portées variables, instrumentation incertaine) prête à s’interroger, de même que la fin abrupte du manuscrit (dans le Contrapunctus XIV, connu sous le nom même de «Fugue inachevée»). À l’endroit où cesse la partition, le fils du compositeur (C.P.E. Bach, qui se chargea de la première édition de l’œuvre) indique «Sur cette fugue, où le nom B.A.C.H. est introduit en contre-sujet, l’auteur est mort» -- assertion manifestement fausse, puisque le manuscrit date d’au moins deux ans avant la mort de Bach (date où sa vue devint trop mauvaise pour écrire de sa propre main). Deux contemporains de Bach (son préfacier Friedrich Wilhelm Marpurg et son élève Johann Friedrich Agricola) ont indiqué dès les années 1750 qu’il était mort avant d’avoir achevé l’œuvre... et pourtant, l’est-elle vraiment, inachevée ? Certains feuillets ont-ils été perdus ? À quoi aurait alors ressemblé l’œuvre effectivement complétée ? Au moins une douzaine de compositeurs et interprètes ont, à ce jour, proposé des tentatives de répondre à cette dernière question.
Autre objet de spéculation, la signification de l’œuvre -- si tant est qu’il dût y en avoir une. L’on sait que plusieurs commentateurs ont, au XXe siècle, suggéré qu’il s’agissait d’une Augenmusik, une musique pour les yeux (la formulation ne manque pas d’ironie involontaire, s’agissant d’un compositeur en train de devenir aveugle), un objet purement intellectuel et non destiné à être interprété sous forme audible. La claveciniste Martha Cook imagine ainsi une lecture mystique de l’œuvre, établissant notamment un parallèle (hasardeux ?) avec un passage de l’évangile de Luc -- nous indique Wikipédia francophone, pour une fois en pointe sur le sujet. Le violoncelliste Hans-Eberhardt Dentler, pour sa part, a proposé une théorie sans doute plus étayée portant sur la symbolique néo-pythagoricienne de l’œuvre, notamment eu égard au lien existant entre Bach et la société Milzer. Tiré par les cheveux ? Bien moins, en tout cas, que cette page étonnante examinant la gématrie de l’Art de la Fugue de façon aussi loufoque... qu’extraordinairement convaincante !
Toutes les rêveries sont évidemment possibles. Elles n’excluent d’ailleurs nullement les coups éditoriaux : l’on ne saurait attribuer au hasard (ni à quelque mystérieuse gématrie) le fait que la parution du livre de Dentler ait coïncidé avec le 250e anniversaire de la mort de Bach, et celui de Cook avec le 330e anniversaire de sa naissance...
Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle apparaît au centre de l’Europe (Allemagne, Autriche) un dispositif de composition algorithmique par combinaison semi-aléatoire de fragments pré-existants : le Musikalisches Würfelspiel, ou jeu de dés musical. (C’est également à cette époque, d’ailleurs, que l’on veut voir des automates jouer aux échecs : cette corrélation restera observable deux siècles plus tard à travers la quête de l’intelligence artificielle.) Il n’est sans doute pas anodin que cette démarche intellectuelle se développe dans des pays germanophones : en effet dès le XVIIe siècle, le poète Georg Philipp Harsdörffer avait, dans le cadre de la société des fructifiants, imaginé un dispositif de cinq cercles concentriques mobiles qui permettrait de formuler toutes les phrases de la langue allemande. Dans ces mêmes années, l’essai de jeunesse De Arte Combinatoria de Leibniz ouvre la voie à une approche raisonnée et déterministe du monde en général, et de l’invention humaine en particulier.
Peut-être n’est-il pas non plus une coïncidence que deux des premiers théoriciens à explorer la composition semi-aléatoire soient tous deux liés à Johann Sebastian Bach : son fils Carl Philipp Emmanuel publie vers 1758 un Einfall einen doppelten Contrapunct in der Octave von 6 Tacten zu machen, ohne die Regeln davon zu wissen («méthode pour faire six mesures de contrepoint à deux voix sans en connaître les règles») ; et son élève le plus célèbre, Johann Philipp Kirnberger, fera paraître en 1767 Der allezeit fertige Polonoisen- und Menuettencomponist («La composition toute-prête de polonaises et de menuets») permettant d’élaborer «10 millions de millions» de menuets-trio pour quatuor à cordes (étant lui-même peu lettré, Kirnberger a probablement confié à quelqu’un d’autre la rédaction de ses explications). Si J.S. Bach ne semble pas s’être lui-même adonné à la composition semi-aléatoire, son goût pour la pédagogie et l’expérimentation formelle se retrouvent dans la démarche de Kirnberger et de C.P.E. Bach (ainsi que dans les cercles intellectuels berlinois qu’ils fréquentaient tous deux).
Vers la même époque, en 1781, l’abbé Stadler, en Autriche, fait paraître ses Tabelle, aus welcher man unzählige Menueten und Trio für das Klavier herauswürfeln kann («tables selon lesquelles l’on peut combiner d’innombrables menuets et trios pour clavier»). Quelques années plus tard (sans doute au début du XIXe siècle), un certain Gustav Gerlach gratifie l’Allemagne de son Kunst, Schottische Taenze zu componiren, ohne musicalisch zu sein («art de composer des Écossaises sans être musicien») ; d’après Gerhard Nierhaus, une quinzaine d’autres exemples peuvent être recensés entre 1760 et 1812.
Et Mozart ? On sait qu’il a rédigé, fin mai 1787, quelques fragments de deux mesures numérotés, en marge de son quintette à cordes en sol mineur. Il est impossible d’établir (et, de fait, assez improbable) qu’il eût l’intention de jouer aux dés pour choisir dans quel ordre les combiner. Il convient de noter, toutefois, que Mozart s’intéressait volontiers aux jeux d’esprit : en 1990, un commentateur japonais, Hideo Noguchi, se penche en particulier sur les lettres de l’alphabet par lesquelles Mozart a ponctué l’un de ses brouillons ; en s’intéressant notamment à la combinaison "fanciS" donnée par Mozart, il se demande s’il ne faudrait pas y voir l’indice d’un jeu imaginé par le compositeur pour une de ses élèves, Francisca Jacquin (1769-1853). D’éventuels jeux de combinaisons de mesures auraient donc été donnés, chez Mozart, davantage par des mots et noms propres, que par un lancer de dés.
Ce n’est qu’après sa mort, en 1792, que son éditeur Nicolaus Simrock publie ce que nous connaissons aujourd’hui comme «le» jeu de dés de Mozart. Imposture ? Coup publicitaire ? C’est à la même période, en tout cas, qu’un éditeur italien publie également un Gioco filarmonico en l’attribuant à Haydn (mais il pourrait en fait s’agir de l’ouvrage de l’abbé Stadler mentionné ci-dessus). Un autre jeu sera également attribué à Clementi… de façon tout aussi fantaisiste.
Quoi qu’il en soit, la démarche sous-tendant ces expériences musicales prétend permettre au grand public de «composer» sa propre partition, et de s’approprier ainsi, sous une forme ludique et immédiate (différant en cela des systèmes ludo-éducatifs en vogue aujourd’hui, qui mettent volontiers en avant leur haute technicité), «l’art» mystérieux et ésotérique de la composition savante. Quelque effet de mode ait pu présider à leur avènement, puis à leur disparition au siècle suivant, elles témoignent d’un état d’esprit que nous ferions bien de préserver aujourd’hui.
Dans son essai Prosodia Rationalis (rédigé en 1775 puis révisé en 1779), l’écrivain et homme politique anglais Joshua Steele se propose d’«établir la mélodie et la métrique du langage parlé, en l’exprimant et en la transmettant par des symboles spécifiques».
Audacieuse et construite très rationnellement, son approche part de la notation musicale classique pour conclure rapidement à son insuffisance en matière de voix parlée, et procède alors à l’élaboration d’un nouveau système de notation pouvant exprimer à la fois les variations de hauteur (y compris au sein d’une même syllabe), de durée, et d’intensité.
L’influence du discours oral sur la musique n’est évidemment plus à démontrer : de la prosodie scandée antique au rap/slam en passant par le Sprechgesang ou encore la speech melody de Steve Reich, la voix parlée est un matériau essentiel à bien des langages musicaux anciens et contemporains. (Il faut à ce titre mentionner également les langues de communication employant des moyens musicaux, telles les langues sifflées ou les tambours parlants d’Afrique de l’Ouest.) Parallèlement, les chercheurs en phonétique n’ont de cesse de s’interroger sur les inflexions de la voix, propres à telle langue, à telle expression ou encore à tel milieu social -- et pour quelques compositeurs/acousticiens hautement spécialisés dans la décomposition des formants de la voix humaine, les deux démarches scientifique et artistique peuvent parfois converger.
De fait : bien avant l’avènement des sciences du langage, des sciences humaines et du structuralisme, Steele crée un pont extrêmement original entre la musique savante, qui constitue son arrière-plan culturel, et ce qui allait devenir la linguistique. L’aspect anthropologique et la comparaison de langues différentes ne semble pas faire partie de sa démarche (ce qui aurait pourtant pu être possible étant donné sa curiosité envers les hommes de toutes origines) ; cependant il témoigne d’une grande finesse pour analyser l’intonation de nombreuses phrases anglaises, issues notamment de sermons religieux, ou même... de son propre texte, donnant ainsi lieu à une forme de méta-sémiotique remarquable par sa modernité.
Le début du XXe siècle voit l’avènement d’une science nouvelle : l’ethnomusicologie. L’Europe centrale en est le centre privilégié, avec Komitas en Arménie, Brăiloiu en Roumanie, Kodály et surtout Bartók en Hongrie (et au-delà)... L’Allemagne, tout particulièrement, héberge successivement le théoricien précurseur Carl Stumpf, puis Curt Sachs, Erich von Hornbostel et ses élèves Mieczyslaw Kolinski et Marius Schneider...
Et en France ? L’objet d’étude préféré des penseurs français semble se trouver moins dans l’héritage musical de leur propre pays, que dans celui de leurs colonies. L’on peut mentionner, dès les conquêtes napoléoniennes, les recherches de Villoteau sur la musique égyptienne ; puis un siècle plus tard, les travaux de Rouanet ou du baron d’Erlanger sur la musique arabe ainsi que, au XXe siècle, les publications sur l’Afrique subsaharienne de Schaeffner puis de Gilbert Rouget (qui s’apprête aujourd’hui à fêter son centième anniversaire).
Force nous est, toutefois, de nous arrêter sur le cas de Maurice Duhamel (1884-1940), journaliste et compositeur (on lui doit plusieurs œuvres orchestrales et vocales mineures), qui publia dès les années 1910 plusieurs articles et ouvrages tâchant d’examiner l’histoire et les particularités de la musique de Bretagne (ainsi que du Pays de Galles).
Dès son premier article sur la question en 1910, Duhamel pose quelques bases de sa réflexion (qu’il déploiera ensuite en 1913 dans un livre entier sur la musique bretonne). Certains points sont intéressants quoique parfois hasardeux (par exemple concernant la prédominance des modes majeurs en Bretagne, et son origine historique plus que douteuse), même s’il tend à passer à côté d’explications simples et évidentes (la contamination par des influences culturelles latines).
Hélas, son propos revêt également quelques-unes des tendances les plus irritantes de la «musicologie» française de l’époque (du reste allègrement perpétuées jusqu’à nos jours) : descriptions jargoneuses à l’envi (en particulier en ce qui concerne les dénominations de modes), complexité conceptuelle et terminologique gratuite (il est ridicule de persister à baptiser de plusieurs noms différents des objets absolument identiques), raisonnements circulaires et jamais expliqués, absence totale de rigueur dans l’organisation du texte ou dans la présentation des fragments cités...
Sans surprise, le biais idéologique est omniprésent et teinte aussi bien la démarche de recherche (par exemple dans sa quête d’un hypothétique langage musical originel et universel, qui obsédait alors certains chercheurs français et allemands) que le ton, volontiers paternaliste et condescendant, trahi dès la deuxième phrase du texte : «L’art que ce système nous révèle n’est nullement primitif et grossier, comme on pourrait s’y attendre».
Un comble pour cet homme de gauche, militant socialiste et internationaliste, qui créa successivement plusieurs partis politiques réclamant l’indépendance de la Bretagne tout en affirmant des valeurs de justice et d’égalité sociale.
Merci à Laurent Escolier d’avoir signalé cet article sur la liste de discussion du logiciel GNU LilyPond.
Il est regrettable que si peu de pianistes français connaissent les extraordinaires «transcriptions» qu’Edvard Grieg réalisa de plusieurs sonates pour piano de Mozart : en conservant la partition telle quelle et en y ajoutant une partie de Second Piano, naît une œuvre nouvelle, magnifique, à la fois familière et méconnaissable, ni entièrement classique ni radicalement moderne.
Si sa réécriture de la Sonate dite «facile» kv545 (que nous avons nous-même maltraitée) est la plus jouée, d’autres sont tout aussi intéressantes, par exemple autour de la Sonate en Fa ou de la Fantaisie en Ut mineur (à écouter respectivement ici et là).
Tout comme la variation, l’exercice de la transcription se prête évidemment à insuffler des caractères stylistiques propres, voire des exercices de virtuosité. L’on connaît ainsi les innombrables adaptations pour piano seul de la célèbre Chaconne en ré mineur pour violon de Jean-Sebastien Bach, à commencer par celle de Brahms pour main gauche seule et celle de Busoni, débordante de surcharges.
Moins connu, sans doute, est le fait que cette même Chaconne a donné envie à certains compositeurs d’y adjoindre un accompagnement pour piano (en préservant telle quelle la partie de violon seul -- et l’on se rapproche ainsi de la démarche de Grieg évoquée plus haut). Et non des moindres : Felix Mendelssohn Bartholdy, dont on connaît l’admiration pour Bach (il sauva de l’oubli, à l’âge de 20 ans, sa Passion selon Mathieu), s’y est essayé, mais aussi Robert Schumann, chez qui la partie d’accompagnement est d’ailleurs réalisée avec beaucoup de finesse, et laisse au violon une large place expressive.
Schumann, d’ailleurs, rédigea de nombreuses parties de piano autour de différentes œuvres de Bach : non seulement la Chaconne sus-mentionnée, mais également ses six Sonates et partitas pour violon seul, ainsi que les six Suites pour violoncelle seul (dont les partitions semblent avoir été perdues). On lui doit également une série de six fugues pour orgue sur le nom de Bach, ainsi qu’une orchestration de la Passion selon Jean.
De façon plus inattendue, Schumann travailla également sur les Caprices pour violon de Paganini, autour desquels il écrivit dans sa jeunesse deux séries ainsi qu’un Thème et variations inachevé ; et, vingt ans plus tard, il entreprit là encore d’ajouter un accompagnement de piano à la partition de Paganini.
Par son caractère ontologiquement inégalitaire, la configuration violon/piano, cependant, semble moins intéressante que les adaptations pour deux pianos de Grieg, où la partition d’origine (le texte souche, pour employer un jargon ouXpien) est entièrement fusionnée avec la musique ajoutée, tant par la similitude de timbres (piano sur piano) que par l’habileté du compositeur : impossible, le plus souvent, de dire que "le second piano est l’accompagnement du premier" -- l’inverse pourrait être tout aussi vrai.
On le voit en tout cas, la démarche de Grieg n’est donc pas complètement inédite ; de fait, elle trahit un état d’esprit qui semble même s’être perdu au cours du XIXe siècle avec l’avènement d’éditions musicales toujours plus figées, d’un régime juridique toujours plus rigide en matière de prétendu «droit d’auteur», de la notion d’intégrité d’une œuvre et de suprématie de l’auteur (qui n’avait dans les siècles précédents strictement aucun cours). Qui aujourd’hui irait courir le risque de prétendre réécrire à sa façon (fût-ce en manière d’hommage) des œuvres de compositeurs passés, voire proches ? Réponse : dans les cercles légitimés, personne. Dans les milieux plus populaires, plus jeunes et moins révérencieux, en revanche, cet esprit est encore bien vivant : on l’appelle la culture du remix.
Séduisant dans sa pureté conceptuelle, emblématique par son succès inégalé, le jeu vidéo Tetris est aussi un pur produit de la Russie soviétique, conçu en 1984 à l’Académie des Sciences de Moscou par Alexey Pajitnov, et codé avec l’aide de Dmitry Pavlovsky, et Vadim Gerasimov (alors âgé de 16 ans).
Cet aspect n’échappe pas, d’ailleurs, à la société Spectrum Holobyte, qui entreprend dès 1987 de commercialiser des copies du jeu (clandestinement exportées via la Hongrie) , à grand renfort d’images évoquant la Russie : dômes en bulbes, poupées gigognes,... et d’illustrations musicales à l’avenant (nécessairement, à l’époque, synthétisées en 8 bits) : mesures à deux temps (de polka), lentes puis accélérant.. Son concurrent Atari/Tengen répond par une version qui allie la même iconographie à une typographie pseudo-russe, et une autre variante musicale vaguement russoïde.
Cependant, la même année, d’autres versions du même jeu échappent à ce vernis d’exotisme, et font intervenir des musiques plus originales et étonnantes. C’est le cas de celle de Mirrorsoft pour la console ZX Spectrum, ainsi que du port pour Commodore 64 d’Andromeda (tous deux partenaires de Holobyte). Avec un jeu aussi purement conceptuel, aucun habillage n’est plus légitime qu’un autre (la version sombre et fantastique pour c64 a de quoi surprendre, de fait, nonobstant sa musique remarquablement dépouillée).
C’est quelques mois plus tard que Tetris connaît son succès le plus fulgurant en devenant le jeu-phare de la console portable Game Boy, du japonais Nintendo (non sans quelques épineux rebondissements juridiques internationaux), puisque 30 millions de copies du jeux seront même incluses avec les consoles proposées à la vente.
Comme pour la plupart des jeux Nintendo (y compris, dans les deux décennies suivantes, la série des Pokémon), c’est à l’ingénieur (et musicien médiocre) Hirokazu Tanaka qu’incombe d’inventer une musique synthétique. Il réalisera trois musiques différentes (bientôt suivies de trois autres pour la version NES, non-portable), pour lesquelles il pompe sans vergogne quelques œuvres du domaine public (un menuet de Bach, un extrait du Casse-Noisettes de Tchaïkovsky) ou invente quelques mélodies assez peu remarquables -- le tout se retrouvant de toute façon absorbé dans une espèce de bouillasse indistincte, où la sonorité chiptune dépourvue de toute ambition d’imiter un jeu instrumental (absolument aucun effort n’étant fait en termes de ponctuation/articulation, de nuances, de rythme) l’emporte sur tout le reste, et ôte au discours musical toute spécificité expressive ou stylistique.
Alors que Nintendo a veillé à gommer, dans sa version, toute référence aux origines russes du jeu, Tanaka s’inspire, dans l’une de ses musiques, d’un thème populaire russe intitulé Korobeinki -- quoiqu’en le transformant d’une façon, nous l’avons vu, parfaitement aseptisée, anhistorique et dés-ethnicisée. Cette musique étant la première du jeu (le «thème A», ainsi qu’il est convenu de l’appeler), et celle qui se fait entendre par défaut au démarrage, c’est elle qui va imprégner durablement l’imaginaire musical collectif de plusieurs générations de joueurs et joueuses -- et donnera lieu, à son tour, à d’innombrables dérivations musicales plus ou moins réussies.
Pajitnov explique ainsi le succès de Tetris :
Ce jeu est d’un état d’esprit créatif, en quelque sorte : au lieu de détruire, comme dans tous les jeux de tir et la plupart des autres, on peut créer quelque chose. En partant du chaos des morceaux qui tombent dans le désordre, on les assemble d’une façon ordonnée. Cela permet de se sentir très bien.
Après avoir dûment confié à l’État soviétique la gestion du jeu à la fin des années 1980, Pajitnov s’est installé aux États-Unis dans les années 1990, et n’a pas hésité à devenir un capitaliste féroce (doublé, semble-t-il, d’un copyright troll). Level up ?
À la fin du XVe siècle, Léonard de Vinci dessine dans son Codex Atlanticus cet instrument de musique à clavier, dont les cordes seraient mises en mouvement par le frottement d’une courroie (tenant lieu d’archet ou de roue). Une idée similaire ne sera que vaguement explorée par quelques facteurs des siècles suivants (notamment sous le nom allemand de Geigenwerk) ; l’instrument imaginé par Vinci, quant à lui, restera à l’état d’ébauche.
C’est en 2013 que Sławomir Zubrzycki, un facteur polonais, fabrique et présente une Viola Organista directement inspirée de Vinci. L’idée est belle et sa réalisation, incontestablement, magnifique.
L’instrument semble en parfaite adéquation avec certaines musiques de son époque ; en revanche, quelques extraits ou son concepteur (actuel) interprète du répertoire du XVIIIe siècle, suffisent à en montrer les limites. Manquant cruellement d’attaque et d’étendue de nuances, l’instrument peine à fournir une variété de jeux et d’articulation -- l’on comprend ainsi sans peine combien de ressources le clavecin puis, plus encore, le piano, tirent de l’aspect percussif de leur jeu. À ce titre, la Viola Organista se rapproche plus de l’harmonium, et reste de ce fait condamnée à une expressivité très limitée.