Parce qu’un peu d’auto-promotion ne nuit pas, nous signalons ici cet article déjà ancien (écrit en 2008, soit avant le lancement de l’Oumupo actuel, par l’auteur de la présente page de liens), consacré à la Composition Algorithmique -- sous l’angle plus spécifique des logiciels Libres.
Outre une description (faussement naïve) de l’état du champ à l’époque, ce compte-rendu (ici traduit de l’anglais) inclut quelques témoignages de compositeurs et programmeurs, et un test sommaire de certains logiciels disponibles, encore actifs aujourd’hui pour la plupart.
Comme souvent, l’article en lui-même importe moins que les nombreux liens qu’il contient. Pour n’en citer que quelques-uns (tous en langue anglaise) :
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cet article récapitule le fonctionnement de l’ordinateur GENIAC qui, dans les années 1950, fut l’un des premiers à "créer" de la musique (même si Ada Lovelace en avait eu l’intuition un siècle auparavant) : http://www.jfsowa.com/misc/compose.htm
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à la fin des années 1980, cet article fait le point sur les avancées en matière de composition (notamment imitative) par des programmes et algorithmes : http://www.nytimes.com/1989/01/22/nyregion/music-bach-versus-computer.html
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quelques années plus tard, cet article s’interroge sur l’utilité de l’ordinateur au service de l’imagination artistique et soulève notamment la question de l’originalité humaine : http://www.ece.umd.edu/~blj/algorithmic_composition/algorithmicmodel.html
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Ce compte-rendu daté de 2001 met en regard la composition algorithmique et la quête d’une Intelligence Artificielle (au moment même où l’humanité commence à se détourner de l’intelligence artificielle à proprement parler, et cesse de se passionner pour les compétitions d’échecs opposant Grands Maîtres humains et programmes informatiques) : http://www.kurzweilai.net/the-age-of-intelligent-machines-artificial-intelligence-and-musical-composition
Du Manuscrit de Voynich à Cicada 3301 en passant par le Zodiac Killer ou les «numbers stations», les énigmes indéchiffrées ne manquent pas dans notre patrimoine culturel. La plus intéressante d’un point de vue musical est certainement celle posée par les Variations op.36 du compositeur britannique Edward Elgar (1857-1934), dont le segment introductif n’est pas baptisé «thème» mais, dans la première édition parue en 1899, «Enigma» (énigme).
https://en.wikipedia.org/wiki/Enigma_Variations
Énigmatique, ce motif mélodique l’est à plus d’un titre, à commencer par son écriture même : six groupes de quatre notes (alternativement deux croches/deux noires ou l’inverse) en sol mineur, avec une symétrie centrale autour de deux sauts de septième (le reste étant exclusivement constitué de recombinaison du pentacorde sol-ré). Ce motif donne lieu à quatorze variations, dédiées chacunes à des «amis» de l’auteur -- ami(e)s dont l’identité n’est parfois donnée que de façon allusive ou cryptique. L’affaire se complique lorsque l’on sait qu’Elgar, grand passionné de cryptographie, éprouve le besoin de déclarer dans la brochure accompagnant la création :
«The Enigma I will not explain – its 'dark saying' must be left unguessed, and I warn you that the connexion between the Variations and the Theme is often of the slightest texture; further, through and over the whole set another and larger theme 'goes', but is not played [...] So the principal Theme never appears»
(De l’Énigme, je n’expliquerai rien -- sa «parole obscure» doit rester irrésolue, et je vous avertis que le lien entre les Variations et le Thème est souvent des plus ténus ; de surcroît, l’ensemble complet est «traversé» par un autre thème plus vaste, mais qui n’est pas joué [...] Donc le Thème principal n’apparaît jamais.)
Depuis plus d’un siècle, les musiciens et historiens se perdent en conjectures pour résoudre ce problème. La croyance la plus répandue est que la mélodie de Elgar ne serait que le contrepoint d’un air pré-existant, ce qui est d’autant plus probable que l’auteur lui-même s’est amusé à troller son auditoire dans les décennies suivantes, au gré de remarques telles que «c’est tellement connu qu’il est extraordinaire que personne ne l’ait trouvé».
Mais alors, quoi ? Plusieurs dizaines d’airs (plus ou moins connus, savants ou non) peuvent se superposer au motif d’Elgar avec un bonheur variable -- quoique grandement facilité par quelques manipulations de transposition, minorisation, retournement, modification rythmique ou structurelle, et le principe musical élémentaire selon lequel tout est dans tout et réciproquement. Pour n’en recenser que quelques-uns :
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parmi les chansons les plus connues du public britannique, «Auld Lang Syne» (Ce n’est qu’un au-revoir) et «God Save the King» (hymne national britannique) ont été toutes deux réfutées par Elgar de son vivant. En revanche, «Twinkle Twinkle Little Star» (Ah vous-dirais-je maman) est encore dans la course. Comment, cette dernière chanson est en majeur ? Bah, il l’a sûrement minorisée pour brouiller les pistes.
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le motif serait en fait une seule note (la tonique), répétée (Brian Trowell, 1993), correspondant à la signature de l’auteur : E-E, c’est-à-dire Mi-Mi. Comment, l’œuvre n’est pas en Mi mais en Sol ? Bah, il a dû la transposer pour brouiller les pistes.
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parmi les mélodies de grands compositeurs historiques : Bach (au moins une demi-douzaine de candidats), Purcell (La mort de Didon), Mozart (un air de Così), ou Beethoven (Sonate Pathétique) à condition de la ralentir énormément et d’intercaler des notes un peu partout -- mais puisqu’il s’agit de brouiller les pistes...
Cependant, la spéculation contrapuntique n’est peut-être elle-même qu’une fausse piste ; la formulation même de la partition et de ses dédicaces sont peut-être un autre indice déterminant.
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ainsi, plusieurs commentateurs remarquent que la mélodie est désignée par une annotation comme "fugue". Or, une fugue c’est un canon, et un canon, c’est l’Évangile. C’est sur ce raisonnement que se fonde Martin Gough (2013) pour pointer vers le Canon de Tallis, ainsi que vers toutes sortes de spéculations mystico-quelque chose :
http://elgar.org/elgarsoc/wp-content/uploads/2014/04/Vol.-18-No.-1-April-2013-Compressed.pdf -
comme les mots «mystico-quelque chose» et «Jean-Sébastien Bach» ont tendance à rimer de façon systématique, un certain Robert Padgett a consacré tout un blog à prouver, par des moyens innombrables et, disons-le, difficilement intelligibles, que le message caché était la cantate (BWV80) «Ein feste Burg ist unser Gott», d’après le choral de Luther du même nom.
http://enigmathemeunmasked.blogspot.com -
dans un brillant article de 2010, les frères Santa récapitulent quelques hypothèses classiques et y ajoutent une idée des plus séduisante : Elgar n’aurait pas voulu représenter une mélodie, mais un nombre : en analysant les rapports intervalliques et la structure du thème, ils démontrent qu’on atteint différentes approximations du nombre Pi. Le «dark saying» évoqué par Elgar fairait ainsi référence à une comptine dans laquelle des oiseaux sombres entrent dans la composition... d’une tourte («pie», c’est-à-dire «pi»). (Si certains pans de leur explication semblent hasardeux, il est indéniable que le début de la mélodie se transcrit effectivement par 3142.)
http://dx.doi.org/10.7916/D8HH6HP9 -
Parmi les explications plus littéraires, Andrew Moodie fait appel à un codage notes-lettres pour faire correspondre le début de la mélodie au nom CARICE, contraction de Caroline-Alice, les deux prénoms de la femme d’Elgar (ainsi baptiseront-ils ensemble, quelques années plus tard, leur fille). Les lecteurs et lectrices assidu(e)s de l’Oumupo s’étonneront peut-être de ce que la lettre R sorte de la solmisation habituelle anglo-saxone (et ne sera utilisée que dix ans plus tard dans le codage dit «à la française», voir http://oumupo.org/trouvailles/?uh4WUg) ; de surcroît, la mélodie commence par Si bémol-Sol et non par Do-La, qu’est-ce à dire ? Bah, il a certainement tout baissé d’un ton, pour brouiller les pistes.
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Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Edmund Green propose de faire correspondre les dédicaces de chacune des quatorze variations à des vers d’un Sonnet de Shakespeare. (Ce qui n’est pas entièrement inconcevable, mais ne s’oppose nullement à ce qu’il y ait également une énigme musicale.) Son hypothèse, tout comme la précédente, est publiée dans un numéro du Journal de la Société Elgar daté de 2004 :
http://elgar.org/elgarsoc/wp-content/uploads/2014/04/Vol.-13-No.-6-November-2004-Compressed.pdf -
À lire également dans ce numéro, un article de Stephen Picket qui propose l’hymne de la Marine anglaise «Rule Britannia». Contrairement à d’autres (notamment Theodore Van Houten, 1975), il n’y parvient pas par un raisonnement contrapuntique mais par l’examen des dédicaces des quatorze variations, dans lesquelles il pioche (dans le désordre) les lettres nécessaires pour écrire «RULE BRITANNIA», espace compris (comment écrire un espace avec des lettres ? faites preuve d’un peu d’imagination, voyons).
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Cette dernière hypothèse, très curieusement, fait l’objet d’une confirmation par la petite-fille d’un proche de Elgar, lequel lui aurait confié indirectement qu’il s’agissait effectivement de «Rule Britannia».
http://elgar.org/elgarsoc/wp-content/uploads/2014/04/Vol.-16-No.-4-March-2010-Compressed.pdf
Curieuse personnalité qu’Edward Elgar, grand amateur de sciences et de jeux d’esprit, qui maniait l’art du chiffrement de façon aussi maniaque que facétieuse ; personne, ainsi, n’est jamais arrivé à comprendre un message qu’il avait griffonné à l’intention d’une amie au moyen de demi-cercles empilés :
https://en.wikipedia.org/wiki/Dorabella_Cipher
Il se dit que le musée du lieu de naissance d’Elgar (à Broadheath non loin de Worcester) détient une enveloppe léguée par le compositeur, à n’ouvrir qu’un siècle après sa mort, laquelle contiendrait la réponse claire et définitive au mystère des Variations Enigma. Est-ce exact ? Ou peut-être s’agit-il d’un canular, voire d’une ultime pirouette du maître britannique. Nous en saurons (peut-être) davantage en 2034 ; d’ici ce jour, la partition d’Elgar reste, comme aurait dit un compositeur de la même époque (C. Ives, 1908)... une question sans réponse.
Un jeune contributeur nous signale ce trop méconnu Wild Men’s Dance (Danse sauvage), œuvre pour piano composée en 1913. Leo Ornstein (1893-2002) a alors tout juste vingt ans et a émigré depuis quelques années, avec sa famille, d’Ukraine vers New York.
D’une écriture jusqu’alors inimaginable, cette partition développe un langage rythmique dont la force n’égale que la nouveauté ; d’un point de vue harmonique, le clavier ne devient plus qu’un bac à sable de clusters chromatiques et d’agrégats entièrement atonaux. Lors de sa création à Londres (par l’auteur lui-même, excellent pianiste) en 1914, elle suscite des remous dans l’auditoire : un critique postulera qu’Ornstein «est la somme de Schönberg et Scriabine, au carré». On est moins d’un an après Jeux de Debussy et le Sacre du printemps à Paris (lequel reste pourtant d’une écriture nettement moins radicale que celle de Ornstein) ; deux ans après l’Allegro Barbaro de Bartók, et cinq ans avant Amériques de Varèse.
N’ayant pas eu, comme beaucoup d’auteurs européens, à souffrir de la Grande Guerre, Ornstein poursuit son exploration de la «musique abstraite» avec une Sonate pour violon et piano (1916), Suicide in an Airplane (Suicide dans un avion, 1918) pour piano seul, et Sonata Sauvage (1923). S’il apparaît pendant une dizaine d’années comme l’une des figures majeures de l’innovation musicale et, en particulier, du courant dit futuriste, Ornstein cesse pourtant de se produire en public à partir des années 1920. Il plonge alors peu à peu dans l’oubli, d’autant plus volontiers que son style se fait plus réfléchi et moins audacieux ou exubérant. Sa carrière se poursuivra cependant pendant de longues décennies, puisqu’il publiera sa huitième Sonate pour piano à l’âge de 97 ans en 1990, et mourra au XXIe siècle à l’âge de 108 ans.
Avec la musique atonale, sérielle et post-sérielle, de nombreux théoriciens du XXe siècle ont éprouvé le besoin d’imaginer de nouvelles façons de penser l’organisation des hauteurs dans un langage tempéré (en d’autre termes, l’harmonie).
Un des premiers systèmes harmoniques post-tonaux est sans doute celui développé par Arnold Schönberg dans le premier quart du siècle, qu’il décrit paradoxalement comme une affirmation et extension (plutôt qu’une négation) de l’harmonie tonale : au schéma classique des tons voisins, il surimpose plusieurs niveaux (ou fonctions) supplémentaires, comme l’explique un excellent article de Bernard Floirat.
Dès la fin du XIXe siècle, Heinrich Schenker (1868-1935) avait ouvert la voie à un «espace tonal» élargi, et Hugo Riemann (1849-1919) proposait une relecture dualiste de la tonalité classique, associant à la gamme et à l’accord parfait majeurs, un renversement intervallique minorisant. Cette vision conduira à plusieurs extrapolations : ainsi dans les années 1930, l’américain Harry Partch (1901-1974) tentera d’appliquer cette symétrie à la série des harmoniques naturelles, rebaptisée pour l’occasion «Otonalité» (pour la série ascendante habituelle) et «Utonalité» (pour son renversement descendant).
Plus près de nous, des théories dites «néo-riemanniennes» se développent à partir des années 1980, s’appuyant en particulier sur la réflexion de Riemann concernant les accords parfaits et les modulations par tierce (par opposition aux enchaînements harmoniques de quarte ou quinte dont l’harmonie classique est sous-tendue).
Ces recherches donneront lieu dans les années 2000, entre autres charmants objets, au «Tonnetz» qui représente sous forme d’un espace torique les différents enchaînements harmoniques, là où l’harmonie classique se contentait d’un «cercle des quintes».
Aux États-Unis naît, à partir des années 1960, une école de pensée presqu’entièrement construite autour de l’expression numérique des intervalles (au sein d’un accord de trois sons, d’une gamme, d’une série ou d’un hexacorde). Des penseurs tels que Milton Babbitt (1916-2011), Howard Hanson (1896-1981) ou David Lewin (1933-2003) élaborent une théorie de l’organisation des hauteurs dans laquelle les notes et intervalles sont considérés en valeurs absolues : pour un intervalle i large de n demi-tons, si n > (12/2), alors i = (12-n). Ou pour le dire beaucoup plus simplement : on considère que "do mi" ou "mi do" sont des intervalles de même saveur (ou «chroma») quels que soient les octaves, renversements ou redoublements. Cela peut sembler une façon inutilement compliquée de dire des choses très simples : et c’est effectivement tout le problème.
Dans cette «théorie des ensembles» (Set Theory), l’on parlera plus volontiers de «12-TET» que de «tempérament égal sur douze notes» ; l’on décrira plus volontiers Do-Mi-Sol sous la notation {0,4,7} que «Tierce+Quinte» ; si l’on souhaite expliquer que cet accord parfait ne comporte ni tritons ni secondes, on l’exprimera sous forme d’un vecteur («<001110>», de son petit nom) ; la gamme majeure se nomme désormais «013568t»... et la bonne vieille «gamme par tons» disparaît sous l’intitulé «6-35».
Cette dernière notation est due à l’américain Allen Forte (1926-2014, aucun lien avec un auteur de l’Oulipo actuellement en activité), qui entreprit dans les années 1960-1970 de répertorier et numéroter toutes sortes d’ensembles intervalliques, ce qui donne aux colloques musicologiques une classe indéniable : si vous ne souhaitez pas passer pour un roturier, ne parlez pas de l’«hexacorde de Schönberg» mais dites : «6-Z44». (Le Z veut dire «zygotique», bien entendu ; si vous préférez massacrer le jargon des physiciens nucléaires plutôt que celui des biochimistes, le terme «isomérique» est également accepté.)
Tout cela est d’autant plus déconcertant que les notions effectivement mises en œuvre sont en fait d’une simplicité extrême, qui relèverait de l’évidence pour n’importe quel musicien. Au lieu de quoi, même la page Wikipédia anglophone concernant les «vecteurs intervalliques» est à ce jour affublée d’un bandeau «article trop technique».
La classification de Forte n’est, du reste, pas sans limites : comme le fait remarquer un certain Larry Solomon (aucun lien avec un membre de l’Oumupo), les nombres de Forte ne permettent pas, par exemple... de distinguer un accord parfait majeur d’un accord parfait mineur.
Oups.
Le centenaire de la mort de Franz Joseph Haydn, en 1909, donne lieu à d’innombrables célébrations à travers l’Europe entière : colloques, concerts, exhumation d’œuvres inédites ou oubliées. En France, c’est Jules Écorcheville (né en 1872), fondateur de la Société Internationale de Musique et directeur de sa revue «S.I.M.», qui propose à divers compositeurs de rédiger des hommages à Haydn.
Un problème se pose alors : comment traduire par des notes de musique les cinq lettres de son nom ? En effet, la notation anglaise de la gamme (en commençant par La naturel) ne va que jusqu’à la lettre G ; la notation allemande, assignant la lettre B au Si bémol, permet d’aller jusqu’à H pour le Si naturel (pour le plus grand bonheur de Bach, qui peut ainsi orthographier son nom entier)... Mais ces systèmes restent essentiellement défectifs, même si certains compositeurs (tels que Schumann) font preuve d’imagination en traduisant par exemple la lettre S par Es, c’est-à-dire Mi bémol.
Écorcheville prend l’initiative de prolonger la gamme en faisant tourner les lettres de l’alphabet de façon cyclique. S’il a l’avantage de la simplicité, ce dispositif n’est pas sans incohérences : ainsi dans le nom de HAYDN, le côtoiement des lettres Y et D oblige à répéter deux fois de suite la même note (Ré naturel).
Ce système ne sera pas sans susciter quelques remarques acrimonieuses ; ainsi dans une lettre du 16 juillet 1909, le vieillard Saint-Saens exhorte son ancien élève Fauré à rejeter l’appel d’Écorcheville tant que ce dernier n’aura pas «prouvé» (?) que les lettres Y et N correspondent à Ré et Sol, ajoutant non sans trahir sa véritable préoccupation qu’«il serait malvenu de s’engager dans une entreprise ridicule qui ferait de nous la risée des musiciens allemands.»
De fait, Ni Fauré ni Saint-Saens ne contribueront (pas plus que Massenet, dont on ignore même s’il a répondu à Écorcheville) au numéro de la revue «S.I.M.» daté de 1910 et entièrement consacré à Haydn. (Voir p.29 et suivantes dans le document PDF ; les autres articles sont tous dignes d’intérêt, «S.I.M.» ayant manifestement eu à cœur de substituer à la superficialité mondaine du «Mercure Galant», un véritable souci de rigueur académique.) On y trouve notamment une valse lente méconnue de Debussy (un an avant la «Plus que lente»), un Prélude Élégiaque de Paul Dukas, un Thème varié néoclassique de Hahn, un Menuet-trio de l’infâme d’Indy, le célèbre Menuet de Ravel (dans lequel le motif donné de cinq notes est exploré dans tous les sens et renversements possibles), et une fugue d’école de Widor. Au final, se dessine ainsi un aperçu remarquable de la création musicale française de la décennie, pour le meilleur et pour le pire.
Pendant l’entre-deux guerres, ce sera dans la «Revue Musicale» fondée et dirigée par Henry Prunières (1861-1942) que se regroupent des compositeurs autour du codage d’un nom : FAURÉ en octobre 1922 (avec Aubert, Enesco, Koechlin, Ladmirault, Ravel, Roger-Ducasse et Schmitt) puis ROUSSEL en 1928 (avec Beck, Delage, Hoérée, Honegger, Ibert, Milhaud, Poulenc et Tansman). L’on pourrait y ajouter, même si aucun motif mélodique n’a été donné à cette occasion, cet extraordinaire «Tombeau de Claude Debussy» dès la fondation de la revue en 1920, réunissant Bartók, Dukas, Goossens, Falla, Malipiero, Ravel, Roussel, Satie, Schmitt et Stravinsky :
https://urresearch.rochester.edu/institutionalPublicationPublicView.action?institutionalItemId=20987
Quelques décennies plus tard, ce n’est pas un compositeur mais un chef d’orchestre, Paul Sacher (1906-1999) qui prête son nom à l’incroyable brochette de compositeurs contemporains réunie par le violoncelliste Rostropovitch en 1976 : Beck, Berio, Boulez, Britten, Dutilleux, Fortner, Ginastera, Halffter, Henze, Holliger, Huber et Lutosławski. Au moyen de deux subterfuges (la lettre S étant, comme on l’a vue, traduite par Mi bémol, et la lettre R étant arbitrairement assignée au Ré naturel), la question du codage des lettres éloignées dans l’alphabet est ici escamotée.
https://en.wikipedia.org/wiki/Sacher_hexachord
Pour en revenir à Jules Écorcheville, celui-ci restera, à son corps défendant, comme l’inventeur d’un codage notes-lettres simpliste et diatonique dit «à la française», ce qui est d’autant plus ironique pour quelqu’un qui a précisément remplacé la Société Nationale de Musique par une «Société Internationale», et qui proclame avec ferveur en 1911 que «l’internationalisme relève de l’intelligence et de la réflexion».
http://www.musicologie.org/Biographies/e/ecorcheville_jules.html
Trois ans plus tard, le monde entre en guerre et il se rend à cette «grande représentation franco-allemande» pour y tenir un rôle qu’il croit humanitaire, et y défendre sa vision d’une culture musicale dépassant les frontières : «Nous partons en chantant la Marseillaise, mais nous reviendrons en chantant l 'Internationale (S.I.M.)!». C’est cependant dans le vacarme des tranchées qu’il meurt, le 19 février 1915.
Au chimiste corse Angelo Mariani (1838-1914), l’on doit non seulement la commercialisation du «vin Mariani» (à l’extrait de coca) qui transforma une bonne partie de la population en cocaïnomanes déchaînés, mais également une conception visionnaire et agressive de la publicité qui façonnera radicalement la société moderne, dite «de consommation».
C’est au début des années 1890 que Mariani commence à acheter régulièrement de larges encarts dans la presse quotidienne nationale (notamment Le Figaro) pour y promouvoir son breuvage accompagné d’un portrait (réalisé d’après photographie) et de la dédicace manuscrite d’une célébrité du moment. Cette combinaison (image+dédicace "personnalisée", dirait-on aujourd’hui), faisant signe vers le phénomène plus tard dénommé «star system», touche non seulement un public de choix (la bonne société lettrée et urbaine, à la fois cœur de cible et prescripteur pour le corps social dans son ensemble), mais incite d’autres personnalités mondaines à se prêter à l’opération.
Cette mode ne fait que s’accroître avec la parution régulière, dès 1894 et sous l’impulsion du bibliophile Octave Uzanne (1851-1931), d’«Albums Mariani» regroupant en recueil les dédicaces et autographes précités, accompagnés non seulement du portrait de chaque célébrité mais de deux pages biographiques d’une flagornerie éhontée. Flattant habilement le narcissisme des heureux élus, ces albums deviendront rapidement un «Who’s Who» de la haute société qui se bouscule pour y figurer et assurer la promotion du vin Mariani. Plus de 1000 personnalités y figureront en tout (dont l’inventaire exact reste, d’ailleurs, à faire) : écrivains français (Hugo, Verne, Zola, Hérédia, Colette, Renard, Mistral -- ce dernier étant non seulement très lié avec Mariani mais aussi rompu à l’exercice publicitaire : on lui doit notamment de nombreux quatrains pour la savon Mikado), dramaturges (Feydeau, Courteline, Dumas fils), auteurs étrangers (Wells, Ibsen), artistes (Rodin, Sarah Bernhardt), inventeurs (les frères Lumières, Edison), personnalités politiques (Louise Michel, Anatole France, Gambetta, pas moins de sept présidents de la république française) et dignitaires du monde entier (président des USA, reine d’Angleterre, czar de Russie)...
Le monde musical n’est évidemment pas en reste, d’autant plus volontiers que les fragments de partition tracés hâtivement à la main constituent une forme originale de dédicace entre gens de bonne compagnie. Tentons donc de recenser ces autographes musicaux, en commençant par les divas, et chanteurs d’opéra :
Rose Delaunay, 1890
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206023v/f76.image
Anne Judic, 1895
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6569202c/f195.image
Renée du Minil, 1900
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k406114m/f52.image
Obin, 1894 (sur un air de Auber)
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206023v/f151.image
Jean-Baptiste Faure (de l’Opéra), 1896
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6569202c/f135.image
Lucien Fugère (de l’Opéra Comique), 1897 (sur un air de Rossini)
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6569202c/f135.image
Tagliafico, 1894 (ancien chanteur, impresario)
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206023v/f212.image
Raoul Pugno, 1927 (pianiste)
http://pmcdn.priceminister.com/photo/876567368.jpg
http://ecx.images-amazon.com/images/I/412Ok74QfnL.jpg
Les compositeurs furent abondamment mis à contribution par Mariani. Ainsi de Charles Gounod, dont la relation avec le vin de coca prend tout son sens lorsque l’on connaît son tempérament fortement dépressif, particulièrement dans ses vieux jours. Il adresse ainsi au vin Mariani, en 1894, une brève louange en Do Majeur pour chœur d’hommes :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206023v/f106.image
Le compositeur Émile Pessard lui réplique par un chœur responsorial pour voix aigües quelques semaines plus tard : «Je complète le chœur de Gounod, à la demande des femmes et des enfants qui doivent au vin Mariani et à l’élixir de coca du Pérou la force, la fraîcheur et la santé» [sic]
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206023v/f160.image
S’ensuit tout un défilé de "petits maîtres" tels que, la même année, Bernard Salvayre, surnommé pour l’occasion... "le Verdi de Toulouse".
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206023v/f193.image
Jules Massenet, en 1895, fait preuve de plus d’imagination en rédigeant un "antique chant péruvien" -- de tout notre corpus, c’est le seul fragment dépourvu de paroles, et certainement le plus intéressant musicalement :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6569202c/f219.image
Victorin Joncières, 1896
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6569202c/f187.image
Ernest Boulanger, 1896 (sur l’air des "Sabots de la marquise")
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6569202c/f63.image
Robert Planquette, 1897
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k299357b/f198.image
Théodore Dubois, 1897
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k299357b/f89.image
Alfred Bruneau, 1900
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k406114m/f52.image
Gustave Charpentier, 1901 (se contente manifestement du minimum syndical)
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2060260/f51.image
Pietro Mascagni, 1904 (sombré dans l’oubli après son opéra «la Cavaliera rusticana» de 1890 ; il s’agit du seul compositeur étranger de notre corpus)
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205989q/f187.image
Armande de Polignac, 1911
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205992d/f223.image
Se dessine ainsi un panorama de la création musicale française post-romantique dans ce qu’elle a de plus tarte ; si l’on échappe à Delibes, Chabrier, Saint-Saens ou Lalo, l’on doit s’avouer frappé de constater que n’y figurent ni Debussy, Ravel, Satie ou les jeunes fondateurs du groupe des six, ni les auteurs étrangers de premier ordre qui fréquentèrent Paris à cette époque : Falla, Stravinsky, Prokofiev... Malgré son indéniable effort d’ouverture aux personnalités de sexe féminin et d’origines ou de cultures diverses, le vin Mariani apparaît comme indissociable de l’esprit cocardier et obtus fin-de-règne de la prétendue «Belle» Époque, de cette paresse intellectuelle embourgeoisée qui présidera jusqu’à la Grande Guerre. Du reste, si les albums Mariani se poursuivront tant bien que mal jusqu’au début des années 1930, les fragments musicaux tendent à s’y raréfier dès le début du XXe siècle, et en disparaissent presque entièrement après le décès d’Angelo Mariani en 1914.
Seule y fait exception une petite valse en Ré Majeur publiée en 1925, qui constitue d’ailleurs le fragment le plus développé et abouti de notre recensement :
http://www.persee.fr/renderPage/pharm_0035-2349_1980_num_68_247_2084/0/1456/pharm_0035-2349_1980_num_68_247_T1_0232_0003.jpg
Nonobstant sa tournure guillerette et sa relative platitude (à l’exception d’un saut de septième puis d’octave au centre de la mélodie), cette épigramme musicale prend une saveur étrangement douce-amère lorsqu’on sait qu’elle constitue la toute dernière partition rédigée, peu de temps avant sa mort et malgré une surdité quasi-totale... par un certain Gabriel Fauré.
La sonde Voyager, première du nom (lancée en 1977), recèle un disque de cuivre plaqué or qui contient de nombreuses données jugées représentatives de la Terre et de la civilisation humaine dans son ensemble : photographies, électro-encéphalogramme humain, cartographie spatiale, salutations enregistrées dans diverses langues. Son chapitre musical, quant à lui, fait apparaître quelques œuvres dites «classiques» (Bach, Beethoven) ainsi qu’un nuancier d’esprit «world music» (chants traditionnels indien, péruvien, pygmée, japonais) et de musiques populaires dites «actuelles» (blues, etc.).
Saluons au passage la cohérence de la maison de disques EMI, qui s’opposa à l’inclusion de la chanson «Here Comes The Sun» des Beatles, violation de copyright intolérable à ses yeux.
Autre anecdote, rapportée par Lewis Thomas : à Freeman Dyson qui lui suggérait de n’inclure que de la musique de Jean-Sébastien Bach, Carl Sagan aurait répondu «non, ça nous ferait passer pour des crâneurs».
Un quart de siècle plus tard, la sonde Beagle 2, lancée en 2003 par le Royaume Uni en direction de Mars, inclut d’autres œuvres, notamment du plasticien britannique Damien Hirst. Son arrivée sur la planète rouge a été annoncée par un signal sonore de neuf notes composé par le groupe de rock Blur, alors à la mode (malgré l’échec de la mission, il semble avéré que l’indicatif s’est effectivement fait entendre dans l’atmosphère martienne).
C’est en 2012 que la sonde Curiosity, depuis la surface de Mars, a diffusé une chanson en direction de la Terre : il s’agit de Reach For The Stars, du rappeur Will.I.Am.
Curiosity ne s’est pas arrêtée là : un an plus tard, elle a donné à entendre (en faisant vibrer son mécanisme d’analyse d’échantillons du sol) la mélodie «Happy Birthday To You», ce qui a conduit certains commentateurs à se demander si le groupe Warner allait la poursuivre pour représentation non-autorisée (les paroles n’ayant pas été incluses dans l’exécution, cela semble improbable -- du reste, nous savons aujourd’hui que ce soi-disant copyright n’était qu’un grossier attrape-nigauds).
De nombreuses autres musiques ont été jouées dans l’espace, pour le seul bénéfice des astronautes. Ainsi, dès 1965, Wally Schirra et Tom Stafford emmenaient à bord du vaisseau Gemini un harmonica et une clochette. Lors des missions Apollo, Jim Lovell raconte que les astronautes sont autorisés à emporter un baladeur et une cassette ; une des chansons alors jouées sera naturellement le «Fly Me To The Moon» chanté par Frank Sinatra. Sans oublier, bien sûr, la chanson entonnée par Gene Cernan lors d’une excursion sur la Lune.
Rien de tout cela ne règle le «mystère» du sifflement ouï en 1969 par l’équipage d’Apollo 10 en orbite du côté de la face cachée de la Lune, quelques mois avant la première véritable mission lunaire, sifflement que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier... de musique extra-terrestre.
Cette œuvre écrite en 1673 par le compositeur et violoniste tchèque-salzbourgeois est probablement la seule raison pour laquelle l’on se souvient encore de Heinrich Ignaz von Biber (1644 - 1704), musicien méconnu quoique d’une importance majeure sur la musique des XVIIIe et XIXe siècles : son influence sur Vivaldi, Vieuxtemps, Locatelli ou Paganini n’est pas à démontrer. (En d’autres termes, ne nous laissons distraire par oncques enfants-stars crétinisés : il y a juste un Biber.)
Dans la tradition des «Batailles» de la Renaissance (Janequin, 1555 ; Gabrieli, 1587 ; Byrd, 1591), l’auteur reconstitue ici les différentes étapes d’une bataille dans une orientation moins réaliste que grotesque (l’œuvre est dédiée à Bacchus et aurait été créée lors du carnaval). L’instrumentation, à ce titre, fait montre d’une grande inventivité : les cordes jouent «col legno», mais aussi en pizzicato frappé (connu aujourd’hui comme «pizz. Bartók») et même en glissant du papier de verre sous les cordes pour imiter une caisse claire.
Cependant, c’est dans la mise en musique du deuxième mouvement, «Die liederliche Gesellschaft von allerley Humor» (qu’on pourrait traduire par : la bande de fêtards à l’humour gras), que l’auteur donne la pleine mesure de son audace. Divisées à l’extrême (quatre parties réelles rien que pour les altos), les cordes entonnent huit chansons différentes, dans des métriques et des tonalités distinctes : le résultat n’a rien à envier aux partitions chaotiques d’un Kagel ou d’un Schnittke.
Le compositeur assume sans complexe ce pandémonium mélodique, et nous explique candidement que «hic dissonat ubique nam ebrii sic diversis Cantilensis clamare solent» (ici ça dissone de partout, parce que c’est ainsi que les ivrognes chantent leurs diverses chansons). Dont acte.