Plus encore que les Variations Enigma de Elgar (que nous avions précédemment évoquées), l’Art de la Fugue («Die Kunst der Fuge») de J.-S. Bach semble une source inépuisable d’interprétations et spéculations.
Sa graphie même (nombre de portées variables, instrumentation incertaine) prête à s’interroger, de même que la fin abrupte du manuscrit (dans le Contrapunctus XIV, connu sous le nom même de «Fugue inachevée»). À l’endroit où cesse la partition, le fils du compositeur (C.P.E. Bach, qui se chargea de la première édition de l’œuvre) indique «Sur cette fugue, où le nom B.A.C.H. est introduit en contre-sujet, l’auteur est mort» -- assertion manifestement fausse, puisque le manuscrit date d’au moins deux ans avant la mort de Bach (date où sa vue devint trop mauvaise pour écrire de sa propre main). Deux contemporains de Bach (son préfacier Friedrich Wilhelm Marpurg et son élève Johann Friedrich Agricola) ont indiqué dès les années 1750 qu’il était mort avant d’avoir achevé l’œuvre... et pourtant, l’est-elle vraiment, inachevée ? Certains feuillets ont-ils été perdus ? À quoi aurait alors ressemblé l’œuvre effectivement complétée ? Au moins une douzaine de compositeurs et interprètes ont, à ce jour, proposé des tentatives de répondre à cette dernière question.
Autre objet de spéculation, la signification de l’œuvre -- si tant est qu’il dût y en avoir une. L’on sait que plusieurs commentateurs ont, au XXe siècle, suggéré qu’il s’agissait d’une Augenmusik, une musique pour les yeux (la formulation ne manque pas d’ironie involontaire, s’agissant d’un compositeur en train de devenir aveugle), un objet purement intellectuel et non destiné à être interprété sous forme audible. La claveciniste Martha Cook imagine ainsi une lecture mystique de l’œuvre, établissant notamment un parallèle (hasardeux ?) avec un passage de l’évangile de Luc -- nous indique Wikipédia francophone, pour une fois en pointe sur le sujet. Le violoncelliste Hans-Eberhardt Dentler, pour sa part, a proposé une théorie sans doute plus étayée portant sur la symbolique néo-pythagoricienne de l’œuvre, notamment eu égard au lien existant entre Bach et la société Milzer. Tiré par les cheveux ? Bien moins, en tout cas, que cette page étonnante examinant la gématrie de l’Art de la Fugue de façon aussi loufoque... qu’extraordinairement convaincante !
Toutes les rêveries sont évidemment possibles. Elles n’excluent d’ailleurs nullement les coups éditoriaux : l’on ne saurait attribuer au hasard (ni à quelque mystérieuse gématrie) le fait que la parution du livre de Dentler ait coïncidé avec le 250e anniversaire de la mort de Bach, et celui de Cook avec le 330e anniversaire de sa naissance...
Dans son essai Prosodia Rationalis (rédigé en 1775 puis révisé en 1779), l’écrivain et homme politique anglais Joshua Steele se propose d’«établir la mélodie et la métrique du langage parlé, en l’exprimant et en la transmettant par des symboles spécifiques».
Audacieuse et construite très rationnellement, son approche part de la notation musicale classique pour conclure rapidement à son insuffisance en matière de voix parlée, et procède alors à l’élaboration d’un nouveau système de notation pouvant exprimer à la fois les variations de hauteur (y compris au sein d’une même syllabe), de durée, et d’intensité.
L’influence du discours oral sur la musique n’est évidemment plus à démontrer : de la prosodie scandée antique au rap/slam en passant par le Sprechgesang ou encore la speech melody de Steve Reich, la voix parlée est un matériau essentiel à bien des langages musicaux anciens et contemporains. (Il faut à ce titre mentionner également les langues de communication employant des moyens musicaux, telles les langues sifflées ou les tambours parlants d’Afrique de l’Ouest.) Parallèlement, les chercheurs en phonétique n’ont de cesse de s’interroger sur les inflexions de la voix, propres à telle langue, à telle expression ou encore à tel milieu social -- et pour quelques compositeurs/acousticiens hautement spécialisés dans la décomposition des formants de la voix humaine, les deux démarches scientifique et artistique peuvent parfois converger.
De fait : bien avant l’avènement des sciences du langage, des sciences humaines et du structuralisme, Steele crée un pont extrêmement original entre la musique savante, qui constitue son arrière-plan culturel, et ce qui allait devenir la linguistique. L’aspect anthropologique et la comparaison de langues différentes ne semble pas faire partie de sa démarche (ce qui aurait pourtant pu être possible étant donné sa curiosité envers les hommes de toutes origines) ; cependant il témoigne d’une grande finesse pour analyser l’intonation de nombreuses phrases anglaises, issues notamment de sermons religieux, ou même... de son propre texte, donnant ainsi lieu à une forme de méta-sémiotique remarquable par sa modernité.
Du Manuscrit de Voynich à Cicada 3301 en passant par le Zodiac Killer ou les «numbers stations», les énigmes indéchiffrées ne manquent pas dans notre patrimoine culturel. La plus intéressante d’un point de vue musical est certainement celle posée par les Variations op.36 du compositeur britannique Edward Elgar (1857-1934), dont le segment introductif n’est pas baptisé «thème» mais, dans la première édition parue en 1899, «Enigma» (énigme).
https://en.wikipedia.org/wiki/Enigma_Variations
Énigmatique, ce motif mélodique l’est à plus d’un titre, à commencer par son écriture même : six groupes de quatre notes (alternativement deux croches/deux noires ou l’inverse) en sol mineur, avec une symétrie centrale autour de deux sauts de septième (le reste étant exclusivement constitué de recombinaison du pentacorde sol-ré). Ce motif donne lieu à quatorze variations, dédiées chacunes à des «amis» de l’auteur -- ami(e)s dont l’identité n’est parfois donnée que de façon allusive ou cryptique. L’affaire se complique lorsque l’on sait qu’Elgar, grand passionné de cryptographie, éprouve le besoin de déclarer dans la brochure accompagnant la création :
«The Enigma I will not explain – its 'dark saying' must be left unguessed, and I warn you that the connexion between the Variations and the Theme is often of the slightest texture; further, through and over the whole set another and larger theme 'goes', but is not played [...] So the principal Theme never appears»
(De l’Énigme, je n’expliquerai rien -- sa «parole obscure» doit rester irrésolue, et je vous avertis que le lien entre les Variations et le Thème est souvent des plus ténus ; de surcroît, l’ensemble complet est «traversé» par un autre thème plus vaste, mais qui n’est pas joué [...] Donc le Thème principal n’apparaît jamais.)
Depuis plus d’un siècle, les musiciens et historiens se perdent en conjectures pour résoudre ce problème. La croyance la plus répandue est que la mélodie de Elgar ne serait que le contrepoint d’un air pré-existant, ce qui est d’autant plus probable que l’auteur lui-même s’est amusé à troller son auditoire dans les décennies suivantes, au gré de remarques telles que «c’est tellement connu qu’il est extraordinaire que personne ne l’ait trouvé».
Mais alors, quoi ? Plusieurs dizaines d’airs (plus ou moins connus, savants ou non) peuvent se superposer au motif d’Elgar avec un bonheur variable -- quoique grandement facilité par quelques manipulations de transposition, minorisation, retournement, modification rythmique ou structurelle, et le principe musical élémentaire selon lequel tout est dans tout et réciproquement. Pour n’en recenser que quelques-uns :
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parmi les chansons les plus connues du public britannique, «Auld Lang Syne» (Ce n’est qu’un au-revoir) et «God Save the King» (hymne national britannique) ont été toutes deux réfutées par Elgar de son vivant. En revanche, «Twinkle Twinkle Little Star» (Ah vous-dirais-je maman) est encore dans la course. Comment, cette dernière chanson est en majeur ? Bah, il l’a sûrement minorisée pour brouiller les pistes.
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le motif serait en fait une seule note (la tonique), répétée (Brian Trowell, 1993), correspondant à la signature de l’auteur : E-E, c’est-à-dire Mi-Mi. Comment, l’œuvre n’est pas en Mi mais en Sol ? Bah, il a dû la transposer pour brouiller les pistes.
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parmi les mélodies de grands compositeurs historiques : Bach (au moins une demi-douzaine de candidats), Purcell (La mort de Didon), Mozart (un air de Così), ou Beethoven (Sonate Pathétique) à condition de la ralentir énormément et d’intercaler des notes un peu partout -- mais puisqu’il s’agit de brouiller les pistes...
Cependant, la spéculation contrapuntique n’est peut-être elle-même qu’une fausse piste ; la formulation même de la partition et de ses dédicaces sont peut-être un autre indice déterminant.
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ainsi, plusieurs commentateurs remarquent que la mélodie est désignée par une annotation comme "fugue". Or, une fugue c’est un canon, et un canon, c’est l’Évangile. C’est sur ce raisonnement que se fonde Martin Gough (2013) pour pointer vers le Canon de Tallis, ainsi que vers toutes sortes de spéculations mystico-quelque chose :
http://elgar.org/elgarsoc/wp-content/uploads/2014/04/Vol.-18-No.-1-April-2013-Compressed.pdf -
comme les mots «mystico-quelque chose» et «Jean-Sébastien Bach» ont tendance à rimer de façon systématique, un certain Robert Padgett a consacré tout un blog à prouver, par des moyens innombrables et, disons-le, difficilement intelligibles, que le message caché était la cantate (BWV80) «Ein feste Burg ist unser Gott», d’après le choral de Luther du même nom.
http://enigmathemeunmasked.blogspot.com -
dans un brillant article de 2010, les frères Santa récapitulent quelques hypothèses classiques et y ajoutent une idée des plus séduisante : Elgar n’aurait pas voulu représenter une mélodie, mais un nombre : en analysant les rapports intervalliques et la structure du thème, ils démontrent qu’on atteint différentes approximations du nombre Pi. Le «dark saying» évoqué par Elgar fairait ainsi référence à une comptine dans laquelle des oiseaux sombres entrent dans la composition... d’une tourte («pie», c’est-à-dire «pi»). (Si certains pans de leur explication semblent hasardeux, il est indéniable que le début de la mélodie se transcrit effectivement par 3142.)
http://dx.doi.org/10.7916/D8HH6HP9 -
Parmi les explications plus littéraires, Andrew Moodie fait appel à un codage notes-lettres pour faire correspondre le début de la mélodie au nom CARICE, contraction de Caroline-Alice, les deux prénoms de la femme d’Elgar (ainsi baptiseront-ils ensemble, quelques années plus tard, leur fille). Les lecteurs et lectrices assidu(e)s de l’Oumupo s’étonneront peut-être de ce que la lettre R sorte de la solmisation habituelle anglo-saxone (et ne sera utilisée que dix ans plus tard dans le codage dit «à la française», voir http://oumupo.org/trouvailles/?uh4WUg) ; de surcroît, la mélodie commence par Si bémol-Sol et non par Do-La, qu’est-ce à dire ? Bah, il a certainement tout baissé d’un ton, pour brouiller les pistes.
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Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Edmund Green propose de faire correspondre les dédicaces de chacune des quatorze variations à des vers d’un Sonnet de Shakespeare. (Ce qui n’est pas entièrement inconcevable, mais ne s’oppose nullement à ce qu’il y ait également une énigme musicale.) Son hypothèse, tout comme la précédente, est publiée dans un numéro du Journal de la Société Elgar daté de 2004 :
http://elgar.org/elgarsoc/wp-content/uploads/2014/04/Vol.-13-No.-6-November-2004-Compressed.pdf -
À lire également dans ce numéro, un article de Stephen Picket qui propose l’hymne de la Marine anglaise «Rule Britannia». Contrairement à d’autres (notamment Theodore Van Houten, 1975), il n’y parvient pas par un raisonnement contrapuntique mais par l’examen des dédicaces des quatorze variations, dans lesquelles il pioche (dans le désordre) les lettres nécessaires pour écrire «RULE BRITANNIA», espace compris (comment écrire un espace avec des lettres ? faites preuve d’un peu d’imagination, voyons).
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Cette dernière hypothèse, très curieusement, fait l’objet d’une confirmation par la petite-fille d’un proche de Elgar, lequel lui aurait confié indirectement qu’il s’agissait effectivement de «Rule Britannia».
http://elgar.org/elgarsoc/wp-content/uploads/2014/04/Vol.-16-No.-4-March-2010-Compressed.pdf
Curieuse personnalité qu’Edward Elgar, grand amateur de sciences et de jeux d’esprit, qui maniait l’art du chiffrement de façon aussi maniaque que facétieuse ; personne, ainsi, n’est jamais arrivé à comprendre un message qu’il avait griffonné à l’intention d’une amie au moyen de demi-cercles empilés :
https://en.wikipedia.org/wiki/Dorabella_Cipher
Il se dit que le musée du lieu de naissance d’Elgar (à Broadheath non loin de Worcester) détient une enveloppe léguée par le compositeur, à n’ouvrir qu’un siècle après sa mort, laquelle contiendrait la réponse claire et définitive au mystère des Variations Enigma. Est-ce exact ? Ou peut-être s’agit-il d’un canular, voire d’une ultime pirouette du maître britannique. Nous en saurons (peut-être) davantage en 2034 ; d’ici ce jour, la partition d’Elgar reste, comme aurait dit un compositeur de la même époque (C. Ives, 1908)... une question sans réponse.
Avec la musique atonale, sérielle et post-sérielle, de nombreux théoriciens du XXe siècle ont éprouvé le besoin d’imaginer de nouvelles façons de penser l’organisation des hauteurs dans un langage tempéré (en d’autre termes, l’harmonie).
Un des premiers systèmes harmoniques post-tonaux est sans doute celui développé par Arnold Schönberg dans le premier quart du siècle, qu’il décrit paradoxalement comme une affirmation et extension (plutôt qu’une négation) de l’harmonie tonale : au schéma classique des tons voisins, il surimpose plusieurs niveaux (ou fonctions) supplémentaires, comme l’explique un excellent article de Bernard Floirat.
Dès la fin du XIXe siècle, Heinrich Schenker (1868-1935) avait ouvert la voie à un «espace tonal» élargi, et Hugo Riemann (1849-1919) proposait une relecture dualiste de la tonalité classique, associant à la gamme et à l’accord parfait majeurs, un renversement intervallique minorisant. Cette vision conduira à plusieurs extrapolations : ainsi dans les années 1930, l’américain Harry Partch (1901-1974) tentera d’appliquer cette symétrie à la série des harmoniques naturelles, rebaptisée pour l’occasion «Otonalité» (pour la série ascendante habituelle) et «Utonalité» (pour son renversement descendant).
Plus près de nous, des théories dites «néo-riemanniennes» se développent à partir des années 1980, s’appuyant en particulier sur la réflexion de Riemann concernant les accords parfaits et les modulations par tierce (par opposition aux enchaînements harmoniques de quarte ou quinte dont l’harmonie classique est sous-tendue).
Ces recherches donneront lieu dans les années 2000, entre autres charmants objets, au «Tonnetz» qui représente sous forme d’un espace torique les différents enchaînements harmoniques, là où l’harmonie classique se contentait d’un «cercle des quintes».
Aux États-Unis naît, à partir des années 1960, une école de pensée presqu’entièrement construite autour de l’expression numérique des intervalles (au sein d’un accord de trois sons, d’une gamme, d’une série ou d’un hexacorde). Des penseurs tels que Milton Babbitt (1916-2011), Howard Hanson (1896-1981) ou David Lewin (1933-2003) élaborent une théorie de l’organisation des hauteurs dans laquelle les notes et intervalles sont considérés en valeurs absolues : pour un intervalle i large de n demi-tons, si n > (12/2), alors i = (12-n). Ou pour le dire beaucoup plus simplement : on considère que "do mi" ou "mi do" sont des intervalles de même saveur (ou «chroma») quels que soient les octaves, renversements ou redoublements. Cela peut sembler une façon inutilement compliquée de dire des choses très simples : et c’est effectivement tout le problème.
Dans cette «théorie des ensembles» (Set Theory), l’on parlera plus volontiers de «12-TET» que de «tempérament égal sur douze notes» ; l’on décrira plus volontiers Do-Mi-Sol sous la notation {0,4,7} que «Tierce+Quinte» ; si l’on souhaite expliquer que cet accord parfait ne comporte ni tritons ni secondes, on l’exprimera sous forme d’un vecteur («<001110>», de son petit nom) ; la gamme majeure se nomme désormais «013568t»... et la bonne vieille «gamme par tons» disparaît sous l’intitulé «6-35».
Cette dernière notation est due à l’américain Allen Forte (1926-2014, aucun lien avec un auteur de l’Oulipo actuellement en activité), qui entreprit dans les années 1960-1970 de répertorier et numéroter toutes sortes d’ensembles intervalliques, ce qui donne aux colloques musicologiques une classe indéniable : si vous ne souhaitez pas passer pour un roturier, ne parlez pas de l’«hexacorde de Schönberg» mais dites : «6-Z44». (Le Z veut dire «zygotique», bien entendu ; si vous préférez massacrer le jargon des physiciens nucléaires plutôt que celui des biochimistes, le terme «isomérique» est également accepté.)
Tout cela est d’autant plus déconcertant que les notions effectivement mises en œuvre sont en fait d’une simplicité extrême, qui relèverait de l’évidence pour n’importe quel musicien. Au lieu de quoi, même la page Wikipédia anglophone concernant les «vecteurs intervalliques» est à ce jour affublée d’un bandeau «article trop technique».
La classification de Forte n’est, du reste, pas sans limites : comme le fait remarquer un certain Larry Solomon (aucun lien avec un membre de l’Oumupo), les nombres de Forte ne permettent pas, par exemple... de distinguer un accord parfait majeur d’un accord parfait mineur.
Oups.
«Suivez-moi. [...] Donnons-nous la mine d’un auteur, et prenons un air sans façon, car ces messieurs n’aiment pas les étrangers qui viennent, avec un lorgnon enchâssé dans l’arcade sourcilière, les regarder travailler, comme on regarde les singes ou les ours monter à l’arbre et faire leurs exercices. Souvent ils se donnent le mot pour se livrer alors aux contorsions les plus bizarres, de sorte que le visiteur se croit traîtreusement amené dans une salle de maniaques ou d’épileptiques. Mais, grâce à notre visage bon enfant, on ne pense pas à nous.
[...]
À l’atelier, on ne respecte rien, ni les hommes de lettres, ni les hommes d’état, ni les artistes, ni le talent, ni la richesse, ni même la sottise. Renvoyée d’un bout de la galerie à l’autre, l’épigramme rebondit, redouble de verve et de sel. Les ridicules sont découverts avec une sagacité merceilleuse, mis à nu et fouettés sans miséricorde. C’est une première vengeance contre la société. Cela ne sert à rien, mais cela soulage. Parfois les compositeurs tournent contre leurs propres confrères cette rage de l’ironie, cette monomanie homicide de la satire. [...] Il faut que le confrère mystifié essuie la fusillade avant de retourner à sa place. Par une étrange contradiction, cet homme contre lequel on vient d’épuiser le carquois de la raillerie, cet homme a-t-il besoin d’un service, il n’a qu’à choisir : tout est à lui, on se dispute pour l’obliger. Presque partout le compositeur a, comme on dit, le cœur sur la main.
[...]
Si le compositeur n’est pas en train de jaser, il rêve. Sa plus grande jouissance est de câler, c’est-à-dire de ne rien faire : Nuns libris, nunc somno. Il y a en lui beaucoup de l’organisation du chat pour la volupté, la gourmandise et surtout la paresse. Vous le verrez les deux coudes appuyés sur la casse, tenant à la main dans son composteur une ligne inachevée. Les yeux à demi fermés, la prunelle engourdie dans une molle torpeur, il suit les nuages qui défilent en haut dans le bleu, et leurs masses mouvantes son imagination bâtit un câteau plus prestigieux, plus féerique que celui d’Aladin. Là ce sont des divans somptueux, des bains parfumés, des chibouques, des oukas, des narguilés que lui allume un petit esclave noir. Là se trouvent des femmes telles qu’on en voit dans les illustrations de Shakespere et de Buron, des houris demi-nues qui le servent, le sybarite ! qui lui versent du vin de Schiraz dans des coupes couronnées de roses. À cette dernière et brillante transformation de son idée, le rêveur n’y tient plus, il fait un mouvement comme pour prendre la coupe, et dans ce mouvement, sa composition, retenue par une simple ficelle, tombe avec bruit et se met en pâte.
[...]
Avec les auteurs, le compositeur est presque sur le pied de l’égalité. Il les voit face à face. Pour lui, ils descendent de leurs piédestaux et se montrent avec leurs faiblesses. Le masque tombe, l’homme reste... et souvent le génie disparaît. Les dieux perdent leur auréole quand on est trop près de l’autel. Bien des secrets d’étude, de cabinet, de politique même, sont dévoilés au compositeur. [...] Que de petitesses, que de choses honteuses on découvre avec tristesse chez ceux qui prétendent guider la nation, et qui ne font, la plupart du temps, que la fourvoyer dans une voie mauvaise ! Le compositeur connaît d’avance toutes les nouvelles. Il a lu hier le manuscrit de ce superbe discours que tel orateur vient d’improviser à la tribune. Aussi, fier de ses connaissances, s’établit-il juge souverain, arbitre suprême du bon et du mauvais en matière de littérature. [...] Si vous affectez de la morgue à son égard, si vous le traitez du haut de votre grandeur [...], le compositeur se dégoûte et prend à tâche de mal faire.
[...]
Le compositeur est pour le progrès en tout et partout. Il a été de chacune des religions nouvelles qui ont essayé de reconquérir notre foi lasse de tout, même de sa pauvre sœur, l’Espérance. On l’a vu successivement saint-simonien, fouriériste, châteliste, etc. Un certain nombre se traîne pourtant encore dans l’ornière usée de l’école voltairienne, et s’attaque, en don Quichottes, à des choses qui n’existent plus. [...] En politique, il marche avec l’extrême gauche et la dépasse trop souvent. [...] Comme il est de nature très-expansif, très-liant, très-porté à se réunir à des camarades, il se trouve faire partie des sociétés plus ou moins bachiques, plus ou moins lyriques ostensiblement, et secrètement plus ou moins révolutionnaires. Rêté d’abord en qualité d’aimable visiteur, il ne tarde pas à devenir membre influent. Là les opinions fermentent d’autant plus qu’elles sont plus comprimées. Les chants et le vin chargé de litharge montent au cerveau ; l’orgueil que donne au compositeur sa demi-érudition, sa supériorité intellectuelle, la fascination d’une autorité quelconque dont on l’éblouit, achèvent de lui renverser les idées, et malheureusement on le retrouve parfois jouant à l’émeute devant les boutiques fermées, donnant un spectacle aux oisifs, occasionnant d’interminables corvées au malheureux tourlourou, seule véritable victime ; tandis que l’arbitraire se frotte les mains et se met à table en pensant à tout ce que cela va lui rapporter.
Lorsqu’ils ont secoué la poussière de l’atelier, certains compositeurs s’habillent assez bien ; il y en a même qui affichent des prétentions à la fashion. Mais vous les reconnaîtrez sûrement à la liberté de leurs manières, de leur démarche, de leur langage. Quelque soignée que soit la mise du compositeur, il y a toujours un petit bout d’oreille qui passe, quelque chose qui cloche, qui jure, qui grimace, qui rompt l’harmonie, qui écorche le regard, qui fait deviner l’ouvrier sous les habits du lion : par exemple, un mauvais chapeau sur une chevelure bien frisée, un jabot et une cravate sale, des bottes luisantes au bout d’un pantalon crotté, un lorgnon et pas de gants, un luxe enfin qui vous rappelle malgré vous celui de Robert Macaire. [...] Sa conversation se débarrasse difficilement de certaines expressions suspectes, ayant une mauvaise odeur d’argot. Son allure retient toujours un peu de ce dandinement, de ce grétillement, de ce jeu des hanches qui caractérisent l’espèce de pyrrhique appelé cancan. Observez les passants dans une rue : ceux-ci ont les yeux à terre, ils songent au passé ; ces autres regardent devant eux, ils s’occupent du présent ; quelques-uns ont la prunelle tournée en haut, ils rêvent de l’avenir. Le compositeur est parmi ces derniers.
[...]
Le vice qu’on reproche le plus au compositeur, c’est sa soif toujours ardente et presque inextinguible. [...] Combien de fois la main du compositeur, en portant la coupe (mot que l’on emploie dans les goguettes pour désigner un verre rayé) à ses lèvres, fait-elle dans une année le tour du monde ? Au nom de mon client, je dédaigne de répondre à de si plates insinuations. Certes, je n’essaierai pas de le disculper entièrement du défaut précité. Je ne serais pas cru si je disais qu’il fait partie de quelque société de tempérance et de sobriété. Je sais qu’il est de ceux qui disent : -- Deux mauvais dîners tiennent bien dans le même ventre. Assez jeûne qui mal dîne, et -- Vin maudit vaut mieux qu’eau bénite. Néanmoins, je réclame pour lui l’indulgence. Ce défaut est une conséquence de son caractère expansif, de son cœur débordant d’affection. L’avez-vous vu seul à une table d’estaminet ou devant un comptoir de marchand de vin ? S’il quitte fréquemment son ouvrage, c’est pour régaler un ami ; s’il passe des journées entières entre les cartes et la bouteille, c’est pour ne pas se séparer des amis ; s’il met toute son attention à diriger une queue de billard, c’est pour enfoncer un ami. [...] Le compositeur se connaît en crûs ; autant que ses finances le lui permettent, ce sont les qualités supérieures qu’il choisit. D’ailleurs, lui qui a éprouvé tant de mécomptes, il faut bien qu’il noie ses réflexions, qu’il tue sous des sensations grossières certains souvenirs douloureux, qu’il cherche à étouffer des facultés vivaces et créatrices dont il lui est à tout jamais interdit de tirer emploi.
[...]
Une autre accusation, dont cette fois je crains que tout mon zèle ne soit impuissant à sauver mon client, c’est celle d’être parfois en retard pour payer ses dettes. Malheureusement cette imputation est motivée. Le compositeur ne compte pas toujours ; ce n’est pas un homme à ranger sa vie en tiroirs, à étiqueter ses actions, à tenir de son temps un journal minutieux comme un étudiant de Leipsick ou de Goëttingue. Son bon cœur, son besoin d’amitié, l’emportent ; et quand vient le jour de la banque, c’est-à-dire le jour où il reçoit le salaire de la quinzaine, il se trouve que le doit dépasse l’avoir, que la recette est plus qu’absorbée par la dépense. Cela se conçoit, si l’on réfléchit que le compositeur est aux pièces, qu’il n’est rétribué qu’en fonction de sa tâche, et que son gain dépend de son assiduité. Ordinairement, lorsqu’il a des dettes, il travaille quelque temps avec ardeur et sans se déranger ; c’est ce qu’il appelle être dans son dur. [...] Une fois son argent reçu, le compositeur paie les dettes qui lui semblent les plus essentielles : c’est le marchand de vin et le gargotier où il pourra retrouver de l’œil, c’est-à-dire du crédit. Il ne lui reste que quelques pièces de monnaie et il les consacre exclusivement à faire la noce. [...] Les sommes qu’on doit sont trop fortes, il n’y a pas moyen de solder tout. Alors, plutôt que de donner un faible à-compte, ne vaut-il pas mieux faire le dimanche une petite partie qui aide à dissiper l’ennui de la semaine ?
[...]
C’est ici le lieu de parler de la plus vive, de la plus caractéristique, de la plus persistante passion du compositeur. Une chose existe qui fait le sujet de ses rêves du jour et de ses songes de la nuit ; qui flotte incessamment devant sa pensée comme un monde de lumières et de parfums ; qui, chaque fois qu’il l’aperçoit, fait vibrer ses nerfs et battre ses artères. Cette chose tient plus de place dans sa vie que l’amour, que la politique, que la bouteille même : c’est le but de ses projets, le point de mire de ses espérances. Devinez-vous ? Non. Vous avez vu derrière nos théâtres une petite porte mystérieuse, par laquelle entrent les acteurs, les figurants, les machinistes, les auteurs et les personnes privilégiées. Vous y voilà. Il est incroyable combien cette petite porte fait pousser de soupirs au []. Il jette un œil d’envie sur tous ceux à qui elle livre passage. Parfois son regard foudroyant tombe sur la portière qui lui fait l’effet du dragon des Hespérides. Que de tentatives n’a-t-il pas commises pour franchir ce seuil redoutable ? [...] Il connaît les secrets de coulisse, la vie privée et scandaleuse des actrices et des acteurs, tout le monde étrange et bigarré d’outre-toile. Les émotions de la scène, il les achèterait au prix de son sang.
[...]
Comment le compositeur traverse-t-il le désert de la vie ? En d’autres termes, quelles sont ses relations avec le beau sexe ? Pour l’amour, le compositeur est le rival de l’étudiant. Il partage avec lui les faveurs de cette adorable grisette qu’on trompe toujours et qui pardonne toujours. Mais il y a cette différence que l’étudiant est un despote orgueilleux et brutal, tandis que le compositeur est un amant tendre et dévoué. Quoiqu’il s’astreine rarement aux formalités d’un mariage en règle, il est prodigue de sentiment et sait être fidèle. On en a vu conserver la même passion des mois entiers !
Le compositeur use sa vie à espérer ; il est toujours à la veille d’échanger sa poétique misère contre une position éclatante ; cependant ses habits l’abandonnent à la longue comme des amis infidèles, et ses bottes finissent par se crever. Ceux qui n’ont pas l’esprit ou la chance d’arriver à quelque chose perdent leur fol espoir, s’encroûtent, se pétrifient [...] et vivent misérables.
[...]
Le rideau vient de tomber, notre héros a quitté la scène. Il s’est bravement montré dans les divers rôles du drame ou plutôt de la comédie qu’il joue en ce monde. On l’a vu sous toutes les faces : tantôt blaguant à son atelier, frondant les choses et les hommes du jour, tantôt nageant dans la joie et le vin ; d’autres fois triste, morose, poursuivi par des loups sous la forme de créanciers. Ces alternatives sont fréquentes à cause de l’instabilité du travail. Pour donner un bon coup d’épaule à la composition, il ne faudrait rien moins qu’un incendie des principales bibliothèques de Paris, mais loin de là !
[...]
Enfant d’une race malheureuse et sacrifiée, poëte de la borne, tribun du carrefour, obscur dispensateur de la lumière, esclave de la pensée des autres, va, montre encore sur le pavé de nos rues ta blouse emblématique ! Étale ta misère comme un reproche à la face du siècle ! [...] Lève la tête et prends courage. Voici, voici le règne des capacités et de l’intelligence ! Euge ! macte animo ! L’or va descendre dans ton creuset ! La roue qui tourne sans cesse va te prendre et t’enlever ! Demain on va ouvrir une issue à ton eau qui se putréfie ! Demain tu marcheras libre et fier. En attendant, continue à lever des lettres, à manipuler la pensée des autres en comprimant la tienne, à boire du vin blanc, à faire des dettes, à danser aux barrières, et tâche de goûter au sein de ta philosophique incurie le repos et la tranquilité que je te souhaite !»
Jules Ladimir, “Le compositeur typographe,” in Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du XIXe siècle, ed. Léon Curmer, Paris, 1840.
Con Voce («avec de la voix», 1972) est l’une des pièces les plus courtes et les plus emblématiques du compositeur allemand-argentin Mauricio Kagel (1931-2008). À la fois conceptuelle (les quatre minutes trente-trois de John Cage ne sont pas loin) et théâtralisée (face au public, les interprètes "jouent à jouer"), elle intrigue de par son titre : qu’est-ce que la voix d’un musicien ?
Kagel semble suggérer ici que c’est en renonçant aux modes de jeu musicaux que les musiciens trouvent leur "voix" véritable, celle qui leur permet de se faire comprendre. À la mélodie et aux notes, il substitue le son du souffle, irrémédiablement non-musical pour l’imaginaire collectif du public ; c’est ce son (et, comme chez Cage, l’absence de musique au sens habituel) qui construit le sens.
Membre éminent de l’Oumupo, Jean-François Piette attire notre attention sur un autre ouvrage de Kagel, Zehn Märsche, um den Sieg zu verfehlen («10 marches pour rater la victoire», 1978).
https://www.edition-peters.de/cms/deutsch/general/produkt.html?product_id=EP8458
D’une écriture atrocement maladroite, ces pièces constituent une parodie (amusante quoique sans doute facile) la musique militaire. Voici comment Kagel expose sa démarche, qui prend alors un aspect social (une "voix", pourrait-on dire) engagé :
«Je me suis retrouvé à rédiger des marches militaires [pour accompagner un monologue théâtral], bien que je ne croie pas être en mesure de me livrer à ce genre de bon cœur. (Est-il possible d’y éprouver du plaisir, sachant l’effet recherché par ce genre ? Il m’est fondamentalement impossible d’aspirer à écrire une musique qui pourrait conduire à une victoire militaire.)
Depuis la convention de Genève, les musiciens et infirmiers en uniforme n’ont pas le droit de porter des armes. Cela revient à ignorer soigneusement combien les équipements acoustiques propres à mon corps de métier, tout anodins qu’ils paraissent, constituent des armes offensives en puissance. En fait, c’est l’inverse : la musique peut aller se loger très profondément dans la tête de ceux qui n’ont que des obus à manipuler. De toute façon, nous savons tous comment cela finit.»
Traduire les gestes musicaux par des gestes corporels relève de l’évidence, comme le montrent danseurs et chefs d’orchestre. Plus rares sont les langages qui font correspondre un geste rigoureux à une hauteur précise ; l’exemple le plus répandu (particulièrement dans les pays anglo-saxons) est probablement celui inventé par John Curwen (1816-1880) au milieu du XIXe siècle, et perfectionné par Kodály Zoltán (1882-1967) au XXe siècle.
(On notera qu’en "tonic sol-fa", la gamme est le plus souvent présentée dans l’ordre descendant, contrairement à nos habitudes de "do ré mi fa sol" ou "C D E F G" en anglais et allemand.)
Véritable tarte à la crème de l’enseignement musical en Amérique du Nord, cette codification gestuelle apparaît notamment dans le film Rencontres du troisième type que nous évoquions récemment.
Un autre exemple, moins connu quoique légèrement antérieur, est celui du langage Solrésol imaginé par Jean-François Sudre dans les années 1830 (langage sur lequel nous serons amenés à revenir plus amplement), pour lequel Sudre avait également imaginé une codification par gestes.
À la fois moyen de communication à distance («téléphonie») et langue universelle destinée à la compréhension mutuelle du genre humain (incluant, on le voit, les personnes atteintes de surdité), le Solrésol est pensé par Sudre moins comme traduction d’éléments musicaux que comme une langue à part entière, dotée de son lexique et de sa grammaire.
Enfin, la plupart des activités "musicales" accessibles à des publics sourds et malentendants, s’appuie sur le rythme ou sur les paroles (traduites en langue des signes, principalement ASL ou LSF) ; une façon originale et efficace de combiner les deux composantes (verbale et rythmique) se trouve tout naturellement dans les musiques de type rap ou slam. YouTube en fournit de nombreux exemples (qui échapperont peut-être, espérons-le, à la censure des robots ContentID sous prétexte de copyright).