Dans un bref témoignage paru en 2003, le chroniqueur américain Lawrence Weschler (à qui l’on doit notamment une crypto-biographie d’Oliver Sachs, et l’intéressant recueil Uncanny Valley) évoque son grand-père, le compositeur allemand Ernst Toch (1887-1964), auquel l’on doit près de deux cent œuvres (un certain nombre ayant été perdu ou détruit), dont une vingtaine de musiques de film (écrites après son exil aux États-Unis) et surtout de nombreux opus pour piano, souvent très bien écrits.
Et pourtant, ce qui fait que l’on se souvient de Toch aujourd’hui, n’était pour lui qu’une plaisanterie musicale («ein musikalischer Scherz») : il présente le 18 juin 1930, à l’occasion du festival de musique contemporaine de Berlin (Berliner Festtage für zeitgenössische Musik) et en collaboration avec Hindemith, une suite de trois pièces, intitulée Gesprochene Musik (musique parlée). Les deux premières de ces pièces (intitulées Ta-Tam et O-a) sombreront presqu’immédiatement dans l’oubli ; cependant c’est la troisième et dernière, Fuge aus der Geographie, qui est appelée à connaître un succès aussi remarquable qu’intempestif.
Construite comme une fugue d’école à quatre voix, la partition fait apparaître des paroles consistant uniquement en noms de lieux exotiques aux consonnances marquées et souvent amusantes : Titicaca, Mississipi, Canada, Popocatepetl etc., notées uniquement sous forme de rythme, nuances (très importantes) et accentuation. L’auditeur un tant soit peu familier avec la fugue s’amusera à reconnaître les entrées et le contre-sujet ; de surcroît, la pièce n’est pas sans évoquer une récitation scolaire (on se situe d’ailleurs à l’époque précise des premières Lehrstücke de Brecht et Hindemith). Ce qui contribue sans doute à expliquer la popularité jamais démentie de l’œuvre auprès des chorales et classes de musique de tous âges et de tous pays.
Là n’est pas, pour autant, la seule explication. Après avoir fui le nazisme et s’être expatrié dans la banlieue de Los Angeles, Ernst Toch reçoit la visite, en 1935, d’un musicien d’une vingtaine d’années dont les parents habitent le quartier, qui a claqué la porte de l’université et étudie depuis peu la composition avec Arnold Schönberg. Un échange surréaliste s’ensuit : «Êtes-vous bien Ernst Toch, le fameux compositeur de la Fugue Géographique, une des compositions les plus décisives de notre époque ?» Toch n’en peut mais : son interlocuteur, qu’il ne parviendra jamais à convaincre qu’il ne s’agissait que d’une plaisanterie, s’empresse de traduire l’œuvre en anglais -- le premier mot «Ratibor!» devient ainsi «Trinidad!», le public des États-Unis étant plus familier des Caraïbes visitées par Christophe Colomb que des duchés de Silésie. C’est sous cette forme qu’elle accédera à la postérité qu’on lui connaît, et deviendra l’œuvre la plus jouée non seulement de Toch, mais aussi de son jeune traducteur : un certain John Cage.
Ironie du sort, là ne s’arrête pas le quiproquo : en effet, la méprise est double. L’aspect le plus ignoré de cette œuvre est également son caractère le plus fondamentalement expérimental, lequel ne réside pas dans la «plaisanterie» de Toch, mais dans sa réelle innovation technologique. En effet, le programme co-écrit avec Hindemith en 1930, intitulé Grammophonmusik, n’était même pas destiné à être interprété par des humains, mais présenté au public entièrement sous forme d’enregistrements manipulés, "mixés" (rudimentairement) et retouchés, puis joués par un phonographe. En particulier, l’on sait que Toch faisait jouer sa Gesprochene Musik à une vitesse supérieure, altérant donc le tempo, la hauteur et le timbre des voix. Cet enregistrement a hélas été perdu lorsque Toch a dû quitter l’Allemagne précipitamment, mais il ne fait aucun doute que Cage connaissait cette particularité : il utilisera lui-même une technique fortement similaire dans son œuvre mixte Imaginary Landscape n°1 (1939), souvent considérée comme pionnière de la musique électro-acoustique (quoique prédatée, nous l’avons vu, par les travaux de Toch et d’Hindemith).
Comme l’analyse finement la musicienne et universitaire israelo-américaine Carmel Raz dans un intéressant article, l’on a donc affaire ici à un cas probablement unique dans l’histoire de la musique : une œuvre initialement électro-acoustique (avant la lettre) qui se voit réinterprétée, et finalement éclipsée, sous forme de musique vivante.
Mais de fait, les nombreux remix et versions modifiées et irrévérencieuses de cette fugue (le plus souvent dans sa traduction anglophone), en font une œuvre étonamment vivante pour son âge vénérable. En l’élevant in fine à un statut de meme, la trajectoire de cette fugue n’en souligne que davantage, paradoxalement, la pertinence et la clairvoyance de son auteur. La vision d’Ernst Toch ne s’est-elle pas trouvée confirmée et validée, à plus d’un titre ? Son «rap de Weimar», comme le qualifie son petit-fils, est resté d’une actualité mordante pour les musiciens d’aujourd’hui (y compris ceux-là que l’on dit amateurs) ; qui plus est, l’usage de médiateurs technologiques a déferlé sur l’entièreté de la création musicale, qu’elle soit savante (électro-acoustique) ou non (industrie du disque, musiques amplifiées, sampling et techno) -- sa technique même du gramophone, trouve une traduction quasi-inchangée dans la pratique contemporaine du scratching des microsillons.
À comparer des langages textuels (oraux et écrits), la musique reste à ce jour rétive à l’analyse linguistique et ses outils. Tout au plus disposons-nous de quelques moteurs de recherche dits «QbH» (query by humming, recherche en fredonnant) : Melodyhound (plus connu en tant que Musipedia) en est sans doute l’exemple le plus marquant. Plus récemment, la tribu des Shazam, Midomi et autres Name my tune, s’oriente davantage vers la musique de consommation industrielle. Au-delà de la prouesse technique qu’ils constituent en termes de traitement du signal, ces outils permettent également de trouver des silimitudes intéressantes entre des thèmes musicaux que l’on n’aurait pas forcément pensé à associer. Dans un sens nettement plus discutable, de tels algorithmes servent également aux nervis robotisés de l’industrie médiatique, à censurer de larges pans Web.
Le codage de la musique est un problème particulier à résoudre pour tous ces outils : du niveau moins conceptualisé (l’onde sonore) à des représentations intermédiaires (reconnaître des hauteurs, une courbe mélodique, voire une transcription sous forme de partition) ou même de haut niveau (reconnaissance indépendante de la tonalité, du tempo ou même de la métrique, analyse automatisée de la structure du discours musical), les possibilités d’analyse et de traitement sont évidemment très différentes -- comme on le sait depuis plus d’un siècle.
Pendant les années 1990, le format MIDI, nonobstant ses limites flagrantes, a permis l’édification de grandes bases de données telles que Classical Archives, CrestMuse ou MIDIZone, pour lesquelles existaient de nombreux moteurs de recherche. D’autres formats moins connus et plus spécialisés se prêtent également à l’archivage et au référencement : ABC pour les airs traditionnels populaires (exemples : 0, 1, 2, 3 en flash) ; ou encore MOD pour les musiques synthétiques de jeux vidéo et démos (exemples : 0, 1, 2, 3. Ces deux dernières décennies, des formats permettent de meilleures représentations conceptuelles de la musique : MusicXML (2004), XML-MEI (2011)... et, bien sûr, GNU LilyPond (depuis 1996).
Peachnote est un autre outil (signalé par notre collègue oumupien Martin Granger en mars 2013), qui fonctionne selon un principe similaire au Ngram Viewer de Google : fonctionnant principalement à partir de partitions numérisées (notons au passage que la reconnaissance optique de partitions est encore un domaine où l’analyse musicale est très en retard sur la linguistique textuelle), Peachnote permet de chercher des similitudes mélodiques ou harmoniques (et prochainement, rythmiques) sur un corpus conséquent et -- ce n’est d’ailleurs pas là la moindre de ses nouveautés -- authentiquement diachronique.
Développé depuis 2007 par Vladimir Viro, un universitaire allemand, Peachnote est mis à disposition avec son code source et ses données brutes (même si le lien est actuellement indisponible). Sans nul doute, cet outil est appelé à devenir l’allié essentiel des chercheurs, musiciens et compositeurs avertis.
Le début du XXe siècle voit l’avènement d’une science nouvelle : l’ethnomusicologie. L’Europe centrale en est le centre privilégié, avec Komitas en Arménie, Brăiloiu en Roumanie, Kodály et surtout Bartók en Hongrie (et au-delà)... L’Allemagne, tout particulièrement, héberge successivement le théoricien précurseur Carl Stumpf, puis Curt Sachs, Erich von Hornbostel et ses élèves Mieczyslaw Kolinski et Marius Schneider...
Et en France ? L’objet d’étude préféré des penseurs français semble se trouver moins dans l’héritage musical de leur propre pays, que dans celui de leurs colonies. L’on peut mentionner, dès les conquêtes napoléoniennes, les recherches de Villoteau sur la musique égyptienne ; puis un siècle plus tard, les travaux de Rouanet ou du baron d’Erlanger sur la musique arabe ainsi que, au XXe siècle, les publications sur l’Afrique subsaharienne de Schaeffner puis de Gilbert Rouget (qui s’apprête aujourd’hui à fêter son centième anniversaire).
Force nous est, toutefois, de nous arrêter sur le cas de Maurice Duhamel (1884-1940), journaliste et compositeur (on lui doit plusieurs œuvres orchestrales et vocales mineures), qui publia dès les années 1910 plusieurs articles et ouvrages tâchant d’examiner l’histoire et les particularités de la musique de Bretagne (ainsi que du Pays de Galles).
Dès son premier article sur la question en 1910, Duhamel pose quelques bases de sa réflexion (qu’il déploiera ensuite en 1913 dans un livre entier sur la musique bretonne). Certains points sont intéressants quoique parfois hasardeux (par exemple concernant la prédominance des modes majeurs en Bretagne, et son origine historique plus que douteuse), même s’il tend à passer à côté d’explications simples et évidentes (la contamination par des influences culturelles latines).
Hélas, son propos revêt également quelques-unes des tendances les plus irritantes de la «musicologie» française de l’époque (du reste allègrement perpétuées jusqu’à nos jours) : descriptions jargoneuses à l’envi (en particulier en ce qui concerne les dénominations de modes), complexité conceptuelle et terminologique gratuite (il est ridicule de persister à baptiser de plusieurs noms différents des objets absolument identiques), raisonnements circulaires et jamais expliqués, absence totale de rigueur dans l’organisation du texte ou dans la présentation des fragments cités...
Sans surprise, le biais idéologique est omniprésent et teinte aussi bien la démarche de recherche (par exemple dans sa quête d’un hypothétique langage musical originel et universel, qui obsédait alors certains chercheurs français et allemands) que le ton, volontiers paternaliste et condescendant, trahi dès la deuxième phrase du texte : «L’art que ce système nous révèle n’est nullement primitif et grossier, comme on pourrait s’y attendre».
Un comble pour cet homme de gauche, militant socialiste et internationaliste, qui créa successivement plusieurs partis politiques réclamant l’indépendance de la Bretagne tout en affirmant des valeurs de justice et d’égalité sociale.
Merci à Laurent Escolier d’avoir signalé cet article sur la liste de discussion du logiciel GNU LilyPond.
Les occasions ne manquent pas de constater combien le réseau Internet permet à une génération du monde entier (si l’on excepte, à ce jour, les deux tiers les plus pauvres de la planète) de se forger un patrimoine de références culturelles communes, et d’esprit irrévérencieux. Ce phénomène est particulièrement intéressant lorsqu’il offre la possibilité de se réapproprier des pans entiers de la culture savante du passé (ayant souffert de deux siècles de ringardisation organisée par l’industrie médiatique de masse, et de dichotomie délibérée du corps social entre public légitimé et illégitime) ; à ce titre, le traitement des instruments de la famille du tuba apparaît comme exemplaire.
Pourquoi le tuba ? Tout d’abord, sans doute, par son aspect extrême, particulièrement lorsqu’il s’agit de tubas basse ou de soubassophone. L’onomastique elle-même joue également un rôle : en anglais comme en français, le mot "tuba" est amusant en lui-même (y compris dans des injures). Avec son aspect rondouillard et sa voix pataude, le tuba devient très facilement un personnage à part entière.
La culture populaire américaine ne s’y est pas trompée, en accordant un succès impressionnant à la chanson de 1945 Tubby the Tuba, adaptée en dessin animé dès 1947, republié en 1956 avec une erreur dans le titre (Tubby the Tubba), de nouveau adapté en 1975 (en dessin animé long-métrage, pour la génération des boomers), puis remis au goût du jour en 1995 par le groupe vocal Manhattan Transfer.
En 2007, alors que fait fureur le jeu vidéo Guitar Hero, un article du journal satirique The Onion se plaît à imaginer un jeu vidéo qui opposerait à la mythologie des guitaristes de rock un aspect nettement plus, disons, pépère :
Malgré un mode de jeu réaliste et une bande-son faite des meilleurs tubes des années 1890, seulement 52 exemplaires du jeu Sousaphone Hero se sont vendus dans sa première semaine. [...] La volumineuse manette en forme de soubassophone se place autour du corps, et des capteurs permettent de contrôler si les pieds du joueur marchent bien au pas. Les joueurs peuvent choisir parmi 27 modèles d’hommes replets, qui peuvent être customisés au moyen de chapeaux tyroliens, d’épaulettes, ainsi qu’un module de modelage de moustache offrant de nombreuses options.
Inoffensif et débonnaire, le tuba est un point d’accès qui permet d’aborder le monde des fanfares, harmonies et brass bands : nombreux sont les tubistes qui s’amusent ainsi à mettre une caméra sur leur instrument («tuba cam»). Plus récemment, les internautes ont pu se régaler de voir un intervieweur égarer son micro dans le pavillon d’un soubassophone. Si l’on admet l’hypothèse qu’un tubiste dans une fanfare atteint le statut (peu enviable) de loser parmi les losers, l’on se rend finalement compte que l’élévation du tuba au rang d’icône populaire ne fait que réactiver une nouvelle variation sur un thème déjà classique : la réhabilitation de l’underdog, du geek, du nerd, de l’intello ou du nolife.
C’est d’ailleurs dans ce sens que le tuba est utilisé dans la culture populaire, du jeu vidéo aux dessins animés -- notamment un exemple marquant dans Family Guy. Notons d’ailleurs que ces instruments -- et ce n’est pas là leur aspect le moins intéressant -- sont présentés de façon équivalente avec des personnages de filles ou de garçons, faisant ainsi échec aux nombreuses injonctions genrées qui marquent la culture de consommation et les médias de masse. L’on se doit à ce titre de mentionner la série animée My Little Pony («mon petit poney»), et en particulier le personnage Pinky Pie, qui semble obsédée par le tuba. À tel point que l’une de ses répliques, «Have tuba, will travel» (allusion à une série des années 1960), est devenue un meme, une de ces références que les internautes connaissent et recyclent d’innombrables façons jusqu’à en oublier entièrement l’origine. La dimension satirique du tuba peut même s’immiscer dans des questions sociales, comme le montre l’expérience d’un musicien américain qui s’amusa à caricaturer, au moyen de son instrument, des manifestants d’extrême-droite.
Rien n’illustre mieux la revanche du tuba, cependant, que la fulgurante invention du «tuba gun». Il s’agit d’une brève mode photographique (photo fad) chez des écoliers et écolières japonais(es) en 2013, qui ont pris une stupéfiante série d’instantanés réinventant le tuba comme un incroyable engin explosif surpuissant.
De tels signes ne trompent pas : lentement mais sûrement, le moins sérieux des instruments classiques a entamé sa reconquête de l’imaginaire collectif, pour les générations à venir.
Cette contribution du chercheur Matthias Robine au colloque J.I.M. 2007 (journées d’informatique musicale, organisées par le Grame) se penche sur les choix des pianistes en matière de doigtés, et sur le lien entre le jeu instrumental pris comme suite de mouvements bio-mécaniques, et son résultat sonore. Comment déterminer algorithmiquement le meilleur doigté pour une partition donnée ? Et à l’inverse, comment reconstituer, à partir d’un enregistrement sonore, quels doigtés ont été employés par l’interprète ?
L’auteur convoque ici certaines références essentielles en matière de recherche bio-mécanique portant sur la main du pianiste, à commencer par les travaux d’Otto Ortmann (1889-1979) qui fait figure de pionnier avec son ouvrage Physiological Mechanics of Piano Technique paru en 1929. (Le présent article inclut notamment, figure 3a, une photographie fascinante suivant une lumière attachée aux doigts d’un pianiste.) Cet article évoque également l’étude essentielle de Christine McKenzie et Dwayne Van Eerd, Rhythmic precision in the performance of piano scales (parue en 1990), et reproduit l’expérience effectuée alors : demander à un pianiste de jouer une gamme à différents tempos, puis relever sur le sonogramme les déviations rythmiques en comparaison d’une division (théorique) strictement égale du temps. Le diagramme résultant fait évidemment apparaître une aspérité notable -- la hantise de tout pianiste -- due au fatidique «passage du pouce». On peut néanmoins regretter que l’auteur n’ait pas ici tenté d’aller plus loin, par exemple en appliquant une analyse similaire aux variations dans l’intensité sonore des différentes notes.
Il est, pour un musicien, toujours amusant de voir combien les études ayant trait à la composition ou à l’exécution instrumentale, procèdent souvent d’un biais lié à la spécialisation scientifique de chaque chercheur : un statisticien parlera d’une partition en termes stochastiques et en chaînes de Markov, un programmeur en intelligence artificielle modélisera les règles harmoniques sous forme d’algorithmes, un cybernéticien tentera de fabriquer des contrôles d’instruments robotisés, etc. Et c’est là que le présent article perd, peut-être, de son intérêt : il ne tient aucun compte de l’aspect profondément affectif et singulier que revêt pour un instrumentiste le choix de ses doigtés, dans lesquels entre généralement des problématiques complexes justifiables (pas toujours) par des contraintes d’exécution, par des filiations esthétiques, par un confort et un ressenti personnel. De ce point de vue, prétendre aborder «la musique» sous forme de gammes supposées parfaitement égales, ou prétendre être en mesure de déterminer «le» doigté adéquat, ne peut trahir qu’une profonde méconnaissance des réalités de la pratique artistique.
Un petit tour sur le Web, d’ailleurs, achève de nous décevoir quant à la profondeur d’analyse (ou son absence) de Matthias Robine, qui (comme beaucoup d’universitaires, particulièrement dans les domaines pseudo-musicaux) semble avoir poursuivi son parcours ces dernières années en créant une entreprise remplie de bon gros buzzwords bien creux.
Avec la musique atonale, sérielle et post-sérielle, de nombreux théoriciens du XXe siècle ont éprouvé le besoin d’imaginer de nouvelles façons de penser l’organisation des hauteurs dans un langage tempéré (en d’autre termes, l’harmonie).
Un des premiers systèmes harmoniques post-tonaux est sans doute celui développé par Arnold Schönberg dans le premier quart du siècle, qu’il décrit paradoxalement comme une affirmation et extension (plutôt qu’une négation) de l’harmonie tonale : au schéma classique des tons voisins, il surimpose plusieurs niveaux (ou fonctions) supplémentaires, comme l’explique un excellent article de Bernard Floirat.
Dès la fin du XIXe siècle, Heinrich Schenker (1868-1935) avait ouvert la voie à un «espace tonal» élargi, et Hugo Riemann (1849-1919) proposait une relecture dualiste de la tonalité classique, associant à la gamme et à l’accord parfait majeurs, un renversement intervallique minorisant. Cette vision conduira à plusieurs extrapolations : ainsi dans les années 1930, l’américain Harry Partch (1901-1974) tentera d’appliquer cette symétrie à la série des harmoniques naturelles, rebaptisée pour l’occasion «Otonalité» (pour la série ascendante habituelle) et «Utonalité» (pour son renversement descendant).
Plus près de nous, des théories dites «néo-riemanniennes» se développent à partir des années 1980, s’appuyant en particulier sur la réflexion de Riemann concernant les accords parfaits et les modulations par tierce (par opposition aux enchaînements harmoniques de quarte ou quinte dont l’harmonie classique est sous-tendue).
Ces recherches donneront lieu dans les années 2000, entre autres charmants objets, au «Tonnetz» qui représente sous forme d’un espace torique les différents enchaînements harmoniques, là où l’harmonie classique se contentait d’un «cercle des quintes».
Aux États-Unis naît, à partir des années 1960, une école de pensée presqu’entièrement construite autour de l’expression numérique des intervalles (au sein d’un accord de trois sons, d’une gamme, d’une série ou d’un hexacorde). Des penseurs tels que Milton Babbitt (1916-2011), Howard Hanson (1896-1981) ou David Lewin (1933-2003) élaborent une théorie de l’organisation des hauteurs dans laquelle les notes et intervalles sont considérés en valeurs absolues : pour un intervalle i large de n demi-tons, si n > (12/2), alors i = (12-n). Ou pour le dire beaucoup plus simplement : on considère que "do mi" ou "mi do" sont des intervalles de même saveur (ou «chroma») quels que soient les octaves, renversements ou redoublements. Cela peut sembler une façon inutilement compliquée de dire des choses très simples : et c’est effectivement tout le problème.
Dans cette «théorie des ensembles» (Set Theory), l’on parlera plus volontiers de «12-TET» que de «tempérament égal sur douze notes» ; l’on décrira plus volontiers Do-Mi-Sol sous la notation {0,4,7} que «Tierce+Quinte» ; si l’on souhaite expliquer que cet accord parfait ne comporte ni tritons ni secondes, on l’exprimera sous forme d’un vecteur («<001110>», de son petit nom) ; la gamme majeure se nomme désormais «013568t»... et la bonne vieille «gamme par tons» disparaît sous l’intitulé «6-35».
Cette dernière notation est due à l’américain Allen Forte (1926-2014, aucun lien avec un auteur de l’Oulipo actuellement en activité), qui entreprit dans les années 1960-1970 de répertorier et numéroter toutes sortes d’ensembles intervalliques, ce qui donne aux colloques musicologiques une classe indéniable : si vous ne souhaitez pas passer pour un roturier, ne parlez pas de l’«hexacorde de Schönberg» mais dites : «6-Z44». (Le Z veut dire «zygotique», bien entendu ; si vous préférez massacrer le jargon des physiciens nucléaires plutôt que celui des biochimistes, le terme «isomérique» est également accepté.)
Tout cela est d’autant plus déconcertant que les notions effectivement mises en œuvre sont en fait d’une simplicité extrême, qui relèverait de l’évidence pour n’importe quel musicien. Au lieu de quoi, même la page Wikipédia anglophone concernant les «vecteurs intervalliques» est à ce jour affublée d’un bandeau «article trop technique».
La classification de Forte n’est, du reste, pas sans limites : comme le fait remarquer un certain Larry Solomon (aucun lien avec un membre de l’Oumupo), les nombres de Forte ne permettent pas, par exemple... de distinguer un accord parfait majeur d’un accord parfait mineur.
Oups.
Dans son œuvre majeure «À la recherche du temps perdu», l’écrivain Marcel Proust (1871-1922) évoque une musique qui poursuit les protagonistes (Swann puis le narrateur) au long de leur parcours et de leurs déboires sentimentaux. Attribuée au compositeur fictif Vinteuil, il s’agit de l’Andante d’une «Sonate en fa dièse, pour piano et violon» -- plus tard dans le texte apparaîtra également une autre œuvre (un septuor) du même compositeur.
Cet intitulé, en lui-même, n’est pas sans intriguer. Le choix de la tonalité tout d’abord : sans que l’on sache s’il s’agit de fa dièse majeur ou mineur, le manque d’adjectif pourrait nous laisser pencher vers la majeur... mais il s’agirait alors d’un choix de tonalité assez improbable, non seulement parce qu’il impliquerait une écriture pour le moins tortueuse (six dièses à la clé, impossible pour le violon d’utiliser ses cordes à vide), mais parce qu’un compositeur de la fin du XIXe siècle aurait plutôt tendance à écrire cette musique en sol bémol majeur (ce n’est que le siècle suivant qui consacrera la suprématie du dièse). Ensuite, l’intitulé "pour piano et violon" (les deux instruments apparaissent toujours dans cet ordre là chez Proust), plutôt que "pour violon et piano", semble trahir une certaine méconnaissance de l’écriture du genre -- on en trouvera seulement deux autres occurrences, chez le tout jeune compositeur Lekeu et chez Roussel, ce dernier exemple étant postérieur à l’œuvre de Proust.
Quoi qu’il en soit, la sonate est associée (dans le salon huppé de la famille Verdurin) à diverses manifestations cliniques :
"""
—«Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je n'ai pas envie à force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n'est pas vous qui garderez le lit huit jours!»
[...]
—Eh bien! voyons, c'est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que l'andante.
—«Que l'andante, comme tu y vas» s'écria Mme Verdurin. «C'est justement l'andante qui me casse bras et jambes.»
"""
Le compositeur lui-même est sans doute affecté :
"""
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d'aliénation mentale. Et il assurait qu'on pouvait s'en apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont l'altération dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose d'aussi mystérieux que la folie d'une chienne, la folie d'un cheval, qui pourtant s'observent en effet.
"""
Les influences musicales ayant pu conduire Proust à imaginer cette pièce, ont été recensées de longue date : au premier rang des suspects figurent la sonate de Franck, écrite en 1886, ainsi que les deux sonates de Saint-Saens ; cependant l’on sait aussi que Proust appréciait certaines phrases de Wagner et Fauré, et qu’il eut une aventure avec le compositeur Reynaldo Hahn.
Ce jeu de piste culturel, toutefois, semble d’un intérêt limité au regard de la postérité de la Sonate de Vinteuil, qui a incité plusieurs musiciens ultérieurs à tenter, sinon de la reconstituer, tout au moins d’en suggérer de possibles contours.
Dans les années 2000, le compositeur russo-israélien Boris Yoffe (né en 1968) a ainsi proposé six «Ébauches de la Sonate de Vinteuil», étrangement écrites pour violon seul.
https://www.youtube.com/watch?v=reB-N3AERXY (vidéo censurée à ce jour)
Pour le film «Le temps retrouvé» de Raúl Ruiz en 1999, le compositeur de musiques de film chilien Jorge Arriagada (né en 1943) a rédigé un mouvement de sonate qui multiplie les allusions à des musiques de l’époque, et résulte en un enchevêtrement de références informe et peu convaincant :
https://www.youtube.com/watch?v=pfmXHd10v64
https://www.youtube.com/watch?v=u-F98knpuRQ
Pour le film «Un amour de Swann» de Volker Schlöndorff en 1982, le compositeur Hans-Werner Henze (1926-2012) écrivit douze variations pour orchestre «sur un thème de Vinteuil», le prétexte de la variation lui permettant d’utiliser un langage bien plus contemporain et personnel :
https://www.youtube.com/watch?v=GpUWYf_Jodw
En 1976, le compositeur américain Joseph Fennimore (né en 1940) publie un quatuor «d’après Vinteuil» pour clarinette, alto, violoncelle et piano. D’une écriture instrumentale très traditionnelle, l’œuvre fait signe vers les harmonies post-romantiques et pré-modales de l’époque proustienne, en laissant parfois entendre quelques couleurs plus dépolarisées :
https://www.youtube.com/watch?v=UJRVwULpK0k
En 1946, le compositeur français Claude Pascal (né en 1921) se voit commander par l’ORTF, à l’occasion de sa résidence à la Villa Médicis, une «Sonate de Vinteuil», qui ne sera finalement jouée sous ce titre qu’en novembre 2010.
https://www.youtube.com/watch?v=e8M34dNCofM (vidéo censurée à ce jour)
Il explique à cette occasion en quoi il lui a fallu abandonner cette contrainte pour finalement parvenir à rédiger la partition de sa première sonate pour violon et piano :
«Me voici, en 1946, installé au sommet de l'une des deux tours qui surplombent tout Rome et ses environs. Au travail ! Pour quel résultat ? Nul ! J'étais en effet comme paralysé par la situation psychologique dans laquelle je me trouvais : compositeur par intérim en quelque sorte. Je voyais les semaines passer sans que ni ma cervelle ni mon piano consentent à me tirer d'affaire. Toujours cette page blanche. Une image car en fait, ma "page blanche" portait des portées... Jusqu'au jour où, passant à d'autres travaux, je me suis retrouvé plongé dans une sonate pour piano et violon. L'ombre de Proust était-elle restée tapie dans mon perchoir ? Ce qui est sûr, c'est que toutes mes fibres souffrent encore du "syndrome de la page blanche" alors que je n'ai pas le moindre souvenir des longues heures passées à écrire cette sonate... Le fantôme de Vinteuil aurait-il squatté mon nid d'aigle ?»
http://www.musimem.com/Pascal_Claude.htm
«Pianos des villes, pianos des champs», «Play me, I’m yours», «Keys to the cities», «Pianos on the street», «Public piano project», «Glasgow piano city», ou plus près de nous «Pianos en gare SNCF» : depuis une décennie, l’on ne compte plus les initiatives visant à abandonner des pianos aux mains du public dans l’espace urbain.
Quelle est la musique "potentielle" que peuvent produire ces innombrables pianos, jour et nuit, de ville en ville, de pays en pays ?
Quelques réflexions sur ce phénomène et ses significations à plusieurs niveaux :
http://valentin.villenave.net/Les-singes-savants-du-Docteur-T