Il est des instruments qui n’existent que dans l’esprit, le temps d’un rêve ou d’un récit. Bien souvent, ces instruments sont eux-même une porte d’entrée symbolique donnant à imaginer un niveau supplémentaire d’abstraction et d’irréel : la sensation sonore et musicale naissant de leur propre musique (ainsi que l’émerveillement visuel que procure leur aspect et le geste instrumental qui leur est propre).
Prétendre établir une liste complète (ou même simplement satisfaisante) de tels instruments ne pourrait évidemment être que pure chimère ; Wikipédia nous fournit heureusement un point d’entrée commode avec cette liste d’instruments mythologiques qui voit se côtoyer les légendes hindoues (la conche Shankha et Panchajanya), nordiques (la harpe de Bragi et celle de Väinämöinen), grecques (la lyre d’Orphée, la flûte de Pan et de Syrinx) et judéo-chrétiennes (les sept trompettes) ; s’y ajoutent des légendes plus récentes telles que le cor de Roland, la flûte du joueur d’Hamelin ou le tambour de Francis Drake.
S’il est un genre contemporain qui a incontestablement pris le relais en terme de production de civilisations fictives (et des pratiques musicales afférentes), c’est certainement la science-fiction ; nous avions ainsi pu effectuer un alléchant survol du monde musical de Star Trek, dont la richesse reste sans comparaison avec d’autres œuvres qui se résument souvent à un seul instrument (le baliset de Dune, le visi-sonor de la trilogie Foundation et son lointain cousin le holophonor de Futurama) — pour taire pudiquement l’embarrassante étisie de l’autre franchise à succès et sa cantina.
S’il ne fallait retenir qu’un exemple d’instrument inspiré par la science-fiction, pourtant, ce n’est pas à une œuvre narrative qu’on le doit : le zeusaphone, ou «arc chantant», consiste à produire des hauteurs prédéterminées au moyen de bobines Tesla. Le résultat, qui ravit tous les amateurs de festivals depuis maintenant dix ans, est spectaculaire.
À ces mondes futuristes, ceux du merveilleux (fantasy) n’ont pas grand chose à envier. Si la Terre du Milieu de J.R.R. Tolkien (1892-1973) semble se satisfaire principalement d’instruments dérivés des nôtres (harpe elfique, etc.), la série plus récente Redwall de Brian Jacques (1939-2011) inclut plusieurs instruments propres à chaque espèce animale mise en scène (notamment la harpe «harolina», dont une réalisation a été proposée par une luthière américaine). À l’aurore du genre, il faut également mentionner une nouvelle du baron de Dunsany, Bethmoora (1910), dans laquelle la couleur locale s’enrichit de tout un instrumentarium, quoiqu’indéfini — nous traduisons :
C’était un jour radieux, et les habitants de la ville dansaient près des vignobles, cependant qu’ici et là quelqu’un jouait du kalipac. Les arbustes violets étaient tous en fleurs, et la neige brillait sur les collines de Hap.
Au-delà du portail de cuivre, l’on pressait le raisin dans des cuves pour faire le syrabub. Ce millésime serait fameux.
Dans les jardinets juste avant le désert, des hommes battaient le tambang et le tittibuk, et soufflaient mélodieusement dans leur zootibar.
Si l’invention d’instruments est appréciée pour son pouvoir dépaysant et puissamment évocateur, elle peut pourtant prendre, à l’occasion, une tournure plus noire et satirique. Ainsi le savant et inventeur allemand Athanasius Kircher décrit-il dès 1650 un «clavier à chats» peu engageant (nous traduisons) :
Un ingénieux musicien, pour soulager son Prince de la profonde tristesse où le plongeait sa charge, construisit l’instrument suivant. Il captura des chats vivants de tailles différentes, et construisit pour eux des cages alignées de façon à ce que lorsqu’il appuierait sur les touches d’un clavier, une baguette acérée leur perfore la queue. Il disposa les chats selon la tessiture de leur voix, pour qu’à chaque touche du clavier corresponde un chat ; les harmonies de cet instrument résultaient de leurs cris, tantôt de douleur, tantôt de colère. Par les accords ainsi obtenus, qui ne pouvaient manquer de faire rire, le prince fut guéri de sa tristesse.
Cette invention est à rapprocher, quatre siècles plus tard, de l’humour noir de certains comiques britanniques : l’«orgue à souris» des Monty Python, et l’instrument de supplice des Aventures du Baron Munchausen.
Au milieu du vingtième siècle, la littérature francophone donne naissance à quelques instruments fictifs qui marqueront durablement l’imaginaire collectif. Nous évoquions ainsi l’écrivain et homme de théâtre Roland Dubillard (1923-1911), dont le «quatuor à pétrole» ne semble pourtant pas avoir inspiré de luthiers ni de musiciens (même si un concours fut ouvert sur ce thème dans les années 2000).
À la même époque (c’est-à-dire dans les années 1960), l’auteur et dessinateur belge André Franquin dote son personnage fétiche Gaston Lagaffe de toutes sortes d’inventions, dont les nuisances sonores construisent un monde à part entière. Ses instruments de musique se déploient dans plusieurs directions : guitares (discordantes, amplifiées), cuivres (parfois branchés sur l’échappement d’un moteur, ce qui n’aurait peut-être pas déplu à Dubillard). Et, surtout, le «gaffophone» qui suscite dès sa première apparition en 1967 un intérêt des lecteurs de tous âges : dès l’année suivante, le Journal de Spirou organise un concours «Fabriquez un gaffophone», proposant à ses lecteurs de réaliser des versions en grandeur réelle du mastodonte sonore. Quelques documents en témoignent, notamment un film en super 8. D’autres réalisations seront proposées dans les décennies suivantes, comme le montre un reportage suisse en 2001.
Aucun commentateur ne manque de souligner que le gaffophone s’inspire d’un instrument traditionnel africain que Franquin avait pu voir au musée colonial de Tervuren. C’est omettre l’aspect volontairement difforme, disproportionné, protubérant, qui en constitue la raison d’être profonde : tout droit sorti d’une préhistoire fantasmée (tel un «voyageur du Mésozoïque», ou le Marsupilami dans la forêt vierge de Palombie), le gaffophone est ontologiquement l’expression du rejet total et puissant (quoique non-violent) de la civilisation, de la société bureaucrate et militariste. Il est le prolongement idéal de Gaston Lagaffe en tant que symbole (joyeusement destructeur) d’une liberté rousseauiste, enfantine, jouissive et primale.
Ce qui nous amène à un autre instrument imaginaire, peut-être plus mémorable encore : le «pianocktail» proposé par Boris Vian dès le début de l’Écume des jours (1947) :
– Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer.
– Il marche ? demanda Chick.
– Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu, à partir de la Black and Tan Fantasy, un mélange vraiment ahurissant.
– Quel est ton principe ? demanda Chick.
– À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde la quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée – ce qui donnerait un cocktail trop abondant – mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la réduisant, par exemple, au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral.
– C’est compliqué, dit Chick.
Là encore, quelques bricoleurs aventureux ont entrepris de proposer des réalisations concrètes du pianocktail. Les artistes suisses Nicolas et Géraldine Schenkel en emploient un depuis 2005 ; en 2007-2008, ils furent suivis par deux compagnies : Lutherie Urbaine à Bagnolet, et La Rumeur à Marseille ; cette dernière incarnation eut même l’honneur de passer à la télévision en 2011 (le présentateur semblant malheureusement incapable de prononcer son nom autrement que comme «piano-cocktail»).
Est-il, pour autant, si souhaitable que cela de prétendre fabriquer un «authentique» pianocktail ? Les écrits de Vian nous parviennent d’une époque où le jazz était une vraie contre-culture, au pouvoir subversif intact ; et son insistance sur les spiritueux (qui n’est pas sans rappeler, deux décennies plus tard, les pages que consacrera Queneau à l’absinthe) est à lire dans la droite ligne des hydropathes puis des décadents de la fin du XIXe siècle — l’on peut ainsi penser à l’«orgue à bouche» de Des Esseintes :
Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait des symphonies intérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier, des sensations analogues à celles que la musique verse à l’oreille.
À l’aspect que l’on pourrait qualifier d’anti-bourgeois, s’ajoute une dimension fantaisiste et poétique qui tend vers, sinon l’abstraction, du moins une forme de magie (à bien des points de vue, L’Écume des jours fait d’ailleurs signe vers le merveilleux). La critique que l’on aurait pu faire aux fabriquants de gaffophone, opère donc tout aussi bien dans le cas du pianocktail : amener cet objet imaginaire, littéraire, onirique, dans la sphère des objets matérialisés, tangibles et télégéniques, n’est-ce pas précisément lui ôter la plus essentielle de ses qualités ?
Si la transposition d’objets littéraires à l’écran semble vouée à décevoir, la conception d’instruments purement visuels peut pourtant faire preuve d’inventivité et de fantaisie : il suffit pour s’en convaincre de comparer le docte pianocktail-télévisuel bien sage cité précédemment, avec cet épisode de l’émission pour enfants The Banana Splits diffusé aux États-Unis en 1969, et qui présente un instrument dénommé… le Calliopasaxaviatrumparimbaclaribasotrombaphon.
(Du côté francophone, les programmes télévisés pour enfants ont également fait intervenir des trouvailles musicales et sonores. Notre contributeur Gilles Esposito-Farèse attire ainsi notre attention sur les Shadoks, qui doivent en partie leur existence au soutien du compositeur et producteur Pierre Schaeffer : on pourrait aussi mentionner Pingu et beaucoup d’autres, mais ces programmes ne semblent pas mettre en scène d’instruments inventés et nommés en tant que tels. Dans la plupart de ces cas, l’on en reste au trope classique qui consiste à transformer n’importe quel objet en instrument de musique.)
Toujours en matière télévisuelle, sans doute n’est-il pas inopportun de rappeler à ce stade que le mot «bazooka» désigna à l’origine un instrument de musique fantaisiste inventé par l’humoriste Robin Burns (1890-1956), avant de se voir attribuer un sens plus sinistre.
La télévision, enfin, a grandement contribué à populariser une mode d’instruments imaginaires qui serait probablement restée sans cela au stade de simple blague ou de mystification : les «air instruments», dont on ne joue qu’en les mimant.
Non qu’il n’y ait aucune place dans cette énumération pour les bricoleurs et inventeurs, qui conçoivent des instruments souvent frappants et idiosyncrasiques, voire à usage unique. Les arts du spectacles (et tout particulièrement les arts de la rue) du monde francophone semble particulièrement inspirés en la matière : nous avons déjà évoqué les compagnies Lutherie urbaine et La Rumeur, auxquelles l’on pourrait ajouter Royal de luxe et sa catapulte à pianos, Max Vandervorst et sa Pataphonie, Michel Risse et ses décors sonores, ainsi que des sites tels que Insolutherie, ou encore le très complet Chercheurs de sons.
La comparaison de cet inventaire avec des ressources anglophones n’est peut-être pas inintéressante. Outre quelques «listicles» intéressants ou amusants, tels que celui-ci ou celui-là, l’on trouve des sites tels que Odd Music, qui fêtera bientôt ses vingt ans d’existence, ou encore le Museum of Imaginary Musical Instruments. Au-delà de leurs différences (du reste frappantes), ces sites donnent à entendre, à lire, mais surtout à voir, toutes sortes d’instruments inattendus, en mettant volontiers l’accent sur des galeries d’images. L’instrument, particulièrement dans sa dimension visuelle, prend le pas sur les gens qui le fabriquent ou qui en jouent, la dimension scénique — quand elle existe — n’étant mentionnée que de façon accessoire.
L’inventivité organologique dans le spectacle vivant semble donc bien rester une spécialité francophone. Certains membres de l’Oumupo y ont d’ailleurs contribué à leur façon, qu’il s’agisse de Martin Granger avec sa Symphonie électro-ménagère ou de Mike Solomon avec… euh… ceci par exemple ?
Peu connu en France, le poète allemand Christian Morgenstern (1871-1914) gagnerait pourtant à l’être davantage. Son style mordant et lapidaire, qui fait le lien entre le nonsense d’Edward Lear ou de Lewis Carroll et le dadaïsme, n’a rien perdu aujourd’hui de son actualité ni de son audace, et devrait avoir toute sa place dans une société post-moderne désabusée. Il serait ainsi à rapprocher de Guillaume Apollinaire… ou plus exactement d’un point de vue chronologique, c’est Apollinaire que l’on pourrait rattacher à Morgenstern (même si rien n’indique que l’un ait eu connaissance de l’autre).
De Christian Morgenstern, l’expérience la plus marquante (que d’aucuns qualifieraient, en bonne terminologie oulipienne, de «tentative à la limite») est sans doute à chercher dans son recueil Galgenlieder paru en 1905. Ce qui frappe dans ce recueil est sans doute le poème conceptuel intitulé Fisches Nachtgesang («chant nocturne du poisson»).
Un livre de commentaires, paru seize ans plus tard, verra d’ailleurs dans ce texte «le plus profond des poèmes allemands».
Voici l’édition originale du poème, suivie de sa retranscription :
Fisches Nachtgesang - ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ -
Sur un forum anglophone, le poète Michael Cantor en propose un commentaire pertinent et plutôt joliment tourné :
Le poème consiste en une alternance de lignes de macrons et de brèves, les marques de la scansion en poésie latine et grecque, repensées ici comme les écailles d’un poisson endormi mais aussi comme une notation musicale. Il est extraordinaire de transformer ainsi un apanage des volumes d’académiciens spécialisés en un symbole de fantaisie. Ces signes de scansion donnent au poème un son et une forme.
Un chant nocturne, ce pourrait être une berceuse. Si les longues et les brèves faisaient résonner dans la nuit des sons gutturaux ou légers, on obtiendrait ainsi une berceuse percussive : toum-ta-ta toum-toum-ta-ta-ta toum-toum-toum-ta-ta-ta-ta etc. Des crescendos, des diminuendos, des paliers. C’est le cœur du poisson qui bat, un paysage sonore sous-marin, une chanson fredonnée du bout des lèvres, sans mots et finalement, sans bruit. […]
Il y a effectivement une qualité musicale dans cette expérience, à commencer par le rythme qu’elle permet d’envisager (mais aussi du fait de l’alternance entre — et ‿, que l’on pourrait d’ailleurs décrire comme le mouvement de la bouche du poisson, articulant sans cesse une inaudible déclamation). De nombreux compositeurs et compositrices en ont proposé des mises en musique : le site lieder.net en relève une douzaine, dont deux versions dues à Sophia Gubaidulina. Notons également celle plus récente (et plus fantaisiste) du compositeur et chanteur d’opéra américain Gary Bachlund (né en 1947), qui l’accompagne généreusement de quelques explications. En 2006, se forme même un groupe finlandais (éphémère) sous le nom Fisches Nachtgesang ; en 2012, le jeune designer italien Andrea Molteni en a proposé une interprétation musicale et graphique (au demeurant pas entièrement convaincante) dans le cadre du projet Motion Poetry à l’université de Milan. Une simple recherche permet de découvrir plusieurs centaines d’autres initiatives, concerts et performances conceptuelles en tous genres, autour de ce texte.
Qu’en est-il des «droits d’auteur», au demeurant ? Question plus tortueuse qu’il n’y paraît : le wiki consacré à Christian Morgenstern note que de nombreuses œuvres publiées après sa mort (en 1914) sont encore aujourd’hui interdites de diffusion. Ce n’est heureusement pas le cas des Galgenlieder, qui semblent être effectivement entrés dans le domaine public depuis quelques décennies.
Le poisson de Morgenstern pourra donc ainsi rejoindre, un jour prochain, la tortue de Vanuatu mise en musique par Tom Johnson… Et pourtant : pour autant que nous puissions voir, une lecture proprement ouxpienne de cette œuvre reste, aujourd’hui encore, à établir. Ainsi, ni Bachlund ni Cantor ne relèvent l’aspect symétrique du poème (symétrie qui s’étend d’ailleurs dans une double direction : graphique ligne par ligne, et palindromique dans le temps), ni la progression logique du nombre de «pieds», que l’on pourrait d’ailleurs exprimer en trois parties comme un haiku : 1-2-3-4/3-4-3-4-3/4-3-2-1. De même, aucun compositeur (pour l’instant) ne semble avoir osé se limiter strictement au matériau fourni par le texte, sans choix exogènes ni inventions supplémentaires de sa part. Le «poème le plus profond» recèle donc encore, dans sa simplicité même, des niveaux de lecture inexplorés à ce jour.
Que diable nous a fait Mozart ? Beaucoup plus que ses petits camarades du panthéon des compositeurs-superstars, c’est constamment à lui que sont attribuées toutes sortes d’anecdotes et expériences musicales, géniales ou simplement amusantes. Sans doute est-ce en partie dû à sa personnalité même : moins austère que Bach, moins intimidant que Beethoven, Mozart semble se situer à l’intersection idéale des caractères brillants et nonobstant accessibles : un copain épatant, plutôt qu’un monstre sacré. Imaginerait-on, ainsi, un austère Kapellmeister se livrer à des pitreries telles que celle colportée par Claude Debussy lui-même ?
Mozart, claveciniste précoce, […] ne pouvant assembler les notes d'un accord, imagina d’en faire une avec le bout de son nez.
(À quoi Wikipédia francophone s’empresse obligeamment d’ajouter un autre compte-rendu, tout aussi douteux… selon lequel Haydn lui-même aurait été présent lors de cette scène, et aurait commenté : «avec un nez comme le vôtre, cela devient plus facile.»)
Dès 1862, dans la première version de son célèbre catalogue, Ludwig von Köchel (1800-1877) consacre une annexe entière aux œuvres d’authenticité douteuse ; dans la version 6 qui fait aujourd’hui référence, cette «annexe C» (Anh. C) comprend pas moins de 150 partitions, constituées en majorité (un peu étonamment) de pièces sacrées et de musique vocale. Un bref survol de cet abondant corpus permet de distinguer plusieurs grandes catégories d’apocryphes, d’ailleurs pas toujours mutuellement exclusives.
Tout d’abord, figurent les pièces d’attribution incertaine mais manifestement rédigées du vivant de notre Wolfgang Amadeus préféré. Du fait de l’imprécision des pratiques éditoriales et archivistiques de l’époque, l’on peut ainsi comprendre que des partitions de Johann Georg Reutter, de Josef Mysliveček, d’Antonio Salieri, aient parfois pu passer pour siennes. Anton Eberl en est un exemple criant : du vivant de Mozart, il restera constamment dans l’ombre de son collègue et ami, dont le nom figurera abusivement sur plusieurs de ses propres œuvres. Un cas un peu plus particulier réside dans les partitions que l’on a pu attribuer au père de Mozart, Leopold : s’il est certain que lui-même a volontiers, dans les premières années d’activité de son jeune fils, contribué à nourrir le mythe de l’enfant-génie en complétant ou même en rédigeant entièrement certaines des pièces signées Wolfgang, il semble aussi que, par la suite, le nom de Leopold Mozart ait parfois servi de «blanchisserie à contrefaçons», en fournissant une explication tout simplement plus originale et vraisemblable qui dispensait par là-même de plus amples recherches. De même s’agissant de Joseph Haydn, autre nom connu (et donc plausible) de l’époque.
Une œuvre résume assez spectaculairement ce parcours : la Symphonie des jouets («Berchtoldsgaden-Musick» [sic]) a été successivement attribuée à Mozart (évidemment), puis à Joseph Haydn, puis à Leopold Mozart (d’autant qu’une authentique copie de sa main a été retrouvée), puis à Michael Haydn (si ce n’est Haydn, ce serait donc son frère)… Avant que la découverte d’un manuscrit plus ancien (probablement de 1765) ne l’attribue à un certain Edmund Angerer (1740-1794), un moine autrichien nettement plus obscur.
Une autre catégorie d’erreurs d’attribution commises, pourrait-on dire, de bonne foi, réside dans les œuvres publiées immédiatement après la mort de Mozart — alors que les deux gros éditeurs du moment, Artaria à Vienne, Breitkopf à Leipzig puis Simrock à Bonn, s’employaient précipitamment à publier le plus de fascicules possibles, au prix quelquefois d’entorses à l’intégrité du catalogue. Là encore, il s’agit d’acteurs ayant eux-même connu le compositeur (fût-ce indirectement), recrutés (parfois à leur insu, comme Ebert mentionné plus haut) pour mettre en ordre, compléter ou parfois même falsifier, le répertoire de Mozart. Évoquons ainsi l’abbé Maximilian Stadler qui compléta plus ou moins discrètement certains fragments inachevés (notamment d’œuvres liturgiques ou pour violon), ou encore Eberhard Müller qui se pencha en urgence sur l’œuvre pour piano. Deux sonates en Si bémol majeur posent ainsi des questions intéressantes : la plus ancienne (KV 400, K⁶ 372a) surnommée «Constanze et Sophie», a été complétée par Stadler, et l’autre (KV Anh.136, K⁶ Anh.C 25:04) est manifestement plus de Müller que de Mozart. Sans parler de la célèbre Fantaisie d’Introduction en ré mineur que Mozart aurait probablement souhaité faire suivre d’une fugue mais qui s’est vue publier avec une fin atroce et bâclée (à laquelle le pianiste Efi Hackmey a consacré un intéressant article), probablement par Müller. (D’autres partitions ont été complétées ultérieurement par le pianiste Sigismund Neukomm ou encore l’organiste Simon Sechter — il conviendra d’y ajouter, naturellement, un défilé ininterrompu de «musicologues» du XXe siècle et d’aujourd’hui (auxquels il faut toutefois reconnaître qu’ils sont davantage enclins à signer de leur nom que de celui de Mozart).
Enfin se pose, dans cette catégorie, la question du Requiem, laissé inachevé par Mozart et pourtant publié sous son nom, à l’instigation de sa veuve Constanze. Un article de Peter Gutmann (avocat à Washington et fan de musique classique) retrace les différentes plumes s’étant succédé : tout d’abord celle de Franz Jakob Freystädtler, puis de Joseph Eybler ; celle enfin de Franz Xaver Süßmayr, un copiste pour qui Mozart n’avait guère d’estime, mais qui rédigea après sa mort plusieurs mouvements entiers de la partition (ainsi d’ailleurs qu’un surprenant concerto pour cor) — Mozart avait-il lui-même laissé des consignes pour cela ? C’est ce qu’ont prétendu plus tard Constanze et Süßmayr… mais une telle assertion demeure invérifiée. Il est toutefois frappant de constater que, tout comme Leopold Mozart avait jadis entrepris de construire un mythe autour de lui, Mozart se trouve immédiatement après sa mort recruté, cette fois par Constanze, au service d’un autre mythe : celui du génie maudit créant dans la douleur jusqu’à ses derniers instants. La falsification du Requiem n’est en tout cas que plus ironique lorsqu’on sait que son propre commanditaire, le comte Walsegg, se proposait peut-être bien de faire paraître l’œuvre… sous son propre nom.
Enfin il y a les faux, purs et simples. Les «coups» éditoriaux sans vergogne, les pastiches astucieux et impostures paresseuses. Cette dernière catégorie inclut, notamment, le Concerto Adélaïde bricolé en 1933 par Marius Casadesus, et que nous avions déjà mentionné ; nous nous attarderons davantage aujourd’hui sur quelques partitions plus brèves mais sûrement plus essentielles de par leur impact sur la culture populaire. Ces pièces ont en commun de présenter un aspect ludique, voire ouvertement enfantin : en s’inscrivant dans le mythe de Mozart-enfant que nous évoquions plus haut, elles ont contribué à démystifier sa personnalité et son écriture toute entière, et à faire de Mozart une référence omniprésente et rassurante dans notre imaginaire collectif. (Ce qui en fait également un candidat idéal, nous l’avions vu, aux récupérations publicitaires et pseudo-scientifiques.)
La première de ces œuvres apocryphes est certainement le fameux «jeu de dés» (Würferspiel) auquel nous avons déjà réglé son compte. Autre partition amusante et présentant un caractère expérimentale, la petite pièce pour piano intitulée Tartine de beurre (K⁶ Anh. C 27:09) et dont la main droite ne se joue — censément — qu’en glissando. Longtemps publiée sous le nom de W.A. Mozart (qui l’aurait imaginée à l’âge de cinq ans), cette partition facile et attrayante fut ensuite attribuée, pour plus de vraisemblance peut-être, à son père Leopold. Et pourtant, à bien y regarder, aucune mention de cette partition n’existe avant les années 1860 où elle apparaît pour la première fois dans une édition du pianiste Henry Charles Litolff (1818-1891). Un autre exemple frappant, toujours dans une orientation enfantine, est la célèbre berceuse Schlafe, mein Prinzchen, schlaf’ ein («Dors, mon petit prince, dors»), dont nous avons aujourd’hui la certitude que Mozart n’est pas l’auteur. Retrouvée au XIXe siècle, elle est probablement due à Friedrich Fleischmann ou à Bernhard Fließ.
Il faudrait toutefois s’attarder un peu plus sur un autre objet musical que les catalogues Köchel successifs ont, pour une raison inexplicable, persisté à classer à côté du «jeu de dés» précédemment cité : KV 294d puis 516f, et enfin K⁶ Anh. C 30:02). Cette petite partition à trois voix, appréciée de toutes les chorales germanophones et francophones, est connue sous le titre d’Alphabet de Mozart, parfois sous-titrée «Une plaisanterie musicale» (Ein musikalischer Scherz). La bibliothèque nationale la date arbitrairement de 1770 (pourquoi ? mystère) ; la référence francophone la plus développée demeure le site du «chœur de mariage» Éolides, selon lequel cet Alphabet aurait été «arrangé par C.F. Par» — et pourtant : nul besoin d’aller chercher bien loin pour trouver la première édition, publiée dans les années 1830 et revendiquée par un certain Carl Eduard Pax (1802-1867 ou 1869). De ce dénommé Pax, peu de traces sont restées ; on trouve, tout au plus, un recueil de chansons pour enfants co-signé avec le poète Fallersleben, ainsi que quelques partitions chorales, sur des textes de Goethe ou des mélodies populaires. Est-il permis de supposer, pour autant, que ce nommé Pax serait également l’auteur de l’Alphabet ? L’hypothèse reste incertaine, puisque ses autres contributions le présentent bel et bien comme un arrangeur et collecteur plutôt que comme un compositeur à part entière ; du reste, son recueil précité qui nous est parvenu, comprend effectivement quelques mélodies célèbres de Mozart, ainsi que des mélodies populaires. Le thème de l’Alphabet reste donc sans source à ce jour, même si l’on peut supposer qu’il est apparu en Allemagne dans les premières décennies du XIXe siècle ; rien n’interdit, toutefois, que l’on doive effectivement à Pax ou à Fallersleben le trait de génie qui a consisté à lui associer les lettres de l’alphabet — non sans nécessiter quelques bricolages, à plus forte raison en une période où l’alphabet allemand est encore loin d’être fixé : le W est présent mais non le J, le L est répété anarchiquement, sans parler des étranges mélismes dans la descente finale sur "yps-lon" [sic]…
Quoi qu’il en soit, cet alphabet apocryphe rencontre un succès considérable, et va même connaître une péripétie étonnante. En effet, le monde anglo-saxon (qui semble, encore aujourd’hui tout ignorer de la partition à trois voix que nous venons d’évoquer), se trouve au dix-neuvième siècle une autre chanson sur laquelle chanter les lettres de l’alphabet. Cette mélodie, d’ailleurs nettement plus simple que la précédente, nous la connaissons sous le nom de Ah, vous dirai-je, Maman, également connue, à l’occasion, en tant que Quand trois poules s’en vont aux champs. Elle existe manifestement en France dès les années 1750; un ouvrage imprimé en 1760 la mentionne déjà (avec ses paroles, contrairement à ce qu’indique une autre référence qui fait dater celles-ci de 1765) ; toutefois, c’est un compositeur français du nom de Robert Bouin qui a retenu l’attention de la plupart des commentateurs : il propose, dans ses Amusements d’une heure et demy, en 1761, de jolies variations sur ce thème, qu’il suppose alors manifestement déjà connu du public. De fait, l’éditeur américain Charles Bradlee, qui associera en 1835 cette mélodie aux lettres de l’alphabet, indiquera (sans plus de détails) qu’elle serait due à un autre compositeur français (obscur sinon entièrement fictif), Louis Le Maire, mort en 1750. N’être l’auteur ni des "paroles" ni de l’air n’empêchera d’ailleurs pas ledit Bradlee de revendiquer immédiatement un copyright sur la chanson ainsi assemblée — alors qu’à l’exacte même époque, ladite mélodie commence également à servir d’air au charmant poème Twinkle twinkle little star de Jane Taylor (1783-1824) : pour comble, l’on chante aussi dessus la comptine Baa baa, black sheep, qui date quant à elle des années 1730 (et se retrouve instrumentalisée depuis une trentaine d’années par des hordes néo-réactionnaires, mais ceci est une autre histoire).
Cette petite mélodie (dont un amusant article du producteur militant Sebastian Doggart retrace la trajectoire) a inspiré de nombreux auteurs de musique savante : Johann Christoph Bach, Joseph Haydn (dans La Suprise et dans Les Saisons), Liszt, Saint-Saens (dans le Carnaval des animaux),… Et, admiror referens, Mozart dans ses Douze variations pour piano seul, bien connues de tous les pianistes débutants. Or s’opère bientôt auprès du public anglo-saxon une confusion étonnante entre l’Alphabet de «Mozart» publié par Pax, que nous évoquions précédemment, et cette mélodie utilisée par Mozart sur laquelle il se trouve que l’on chante désormais l’alphabet : à tel point que plusieurs générations d’enfants américains (et, dans une moindre mesure, britanniques) grandiront désormais avec la conviction que c’est Mozart qui a lui-même écrit cette chanson !
De Mozart/enfant-génie, l’on en vient donc à Mozart/compagnon-de-nos-enfants : Wolfgang Amadeus n’est plus une référence musicale associée à un contexte historique et culturel identifiable, mais un emblème civilisationnel uchronique et intrinsèque, constitutif de notre éducation et de notre langue même. L’imprégnation de cette chanson est telle, qu’elle est même soupçonnée d’avoir modifié l’alphabet lui-même : le blog des fans du jeu de lettres Bananagram nous indique que la «vingt-septième» lettre, à savoir le symbole & (esperluette ou ampersand, contraction de la locution anglo-latine «and per se and»), aurait disparu de la nomenclature habituelle de l’alphabet… à force de chanter cette chanson ; elle aurait également dicté, de surcroît, la prononciation américaine de la lettre Z (prononcée Zi et non Zèd comme en Angleterre, où cette chanson s’est moins répandue), afin de mieux rimer avec les autres vers !
Aussi faudrait-il peut-être, à toutes les catégories de contrefaçons et d’apocryphes que nous avons évoquées, en ajouter une autre : celle à laquelle conduit, de génération en génération, ce que l’on nomme (charitablement)… la «sagesse populaire».
Le plus célèbre exemple de contrefaçon musicale est sans doute l’Adagio en sol mineur dit «d’Albinoni», dont on sait qu’il n’est en réalité pas dû au maître vénitien baroque (1671-1751) mais, bien plus récemment, au chercheur et critique Remo Giazotto (1910-1998), lequel avait au départ déclaré n’en être que l’humble éditeur/transcripteur, avant de s’en attribuer précipitamment la pleine paternité dès qu’il fut question de royalties à collecter. Exista-t-il, toutefois, un authentique fragment ancien à l’origine de cette partition ? C’est l’hypothèse que laissent envisager — sans toutefois la corroborer suffisamment — les travaux d’un étudiant en thèse du nom de Nicola Schneider, qui affirma en 2007 s’être vu transmettre par un ci-devant secrétaire de Giazotto la copie d’une photographie d’une transcription d’un fragment aujourd’hui perdu, se trouvant avant 1945 à la bibliothèque de Dresde. Ce fragment (dont il existe une restitution en ligne) aurait comporté l’ébauche d’un second mouvement pour une sonate en trio, incluant une ligne de basse assez développée et quatre mesures (plus éventuellement deux autres) de mélodie. Face à autant d’intermédiaires et d’imprécisions, impossible de se faire une idée arrêtée (et la page de discussion Wikipédia témoigne de cette incertitude).
De telles mystifications n’étaient pas rares dans la première moitié du vingtième siècle. Un exemple marquant en est le violoniste Fritz Kreisler (1875-1962), qui se fit «découvreur» d’une vingtaine d’œuvres de compositeurs du passé avant d’avouer, à l’âge de soixante ans, qu’il en était l’unique auteur. À la même époque en France, les frères Casadesus (Marius, violoniste, et Henri, altiste), se plaisaient à inventer de fausses œuvres de Händel ou des fils Bach : leur pastiche le plus efficace est sans doute le Concerto pour Adélaïde, prétendûment écrit par Mozart à l’âge de 10 ans avant d’être «retrouvé» en 1933 par Marius Casadesus… lequel s’empressera plus tard, là encore, d’avouer la supercherie afin d’empocher des émoluments. Il faut dire que Mozart semble se prêter particulièrement bien à ces abus ; l’édition en ligne de ses œuvres complètes nous renvoie pas moins de 158 partitions dont l’authenticité ou la paternité sont à considérer avec scepticisme.
Une autre partition pour violon reste d’une origine incertaine : il s’agit de la Chaconne en sol mineur de Vitali (1663-1745), sur laquelle il suffit de poser un regard distrait pour se convaincre qu’elle date au moins de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, mais dont certaines pochettes de disque nous assurent (non sans louer l’audacieuse modernité du compositeur) que le manuscrit est nécessairement antérieur à 1730. (Quel crédit doit-on, pour autant, accorder à l’emballage promotionnel d’un produit discographique ?)
De tels pastiches semblent, rétrospectivement, bien peu crédibles et quasiment aimables dans leur aspect folklorique ; après tout, ne renvoient-ils pas à une époque où il était encore courant de présenter aux foules crédules l’«authentique femme à barbe» et autres «crâne de Voltaire enfant» ? Et pourtant, la question du copyright (qui, nous l’avons vu, s’est posée plus d’une fois) nous rappelle leur réalité bien sonnante et trébuchante.
Dans le cas du violoniste ukrainien Mikhail Goldstein (1917-1989), s’y ajoute une autre dimension, cette fois idéologique. Ce musicien aussi talentueux que courageux (l’on raconte qu’il était venu jouer à Stalingrad sur la ligne de front le soir du 31 décembre 1942, un programme incluant de la musique allemande aussi bien que russe, et qu’au moment où il s’arrêta, les soldats allemands hélèrent les forces soviétiques pour que le cessez-le-feu fût prolongé afin que puisse continuer la musique), était aussi un pasticheur talentueux ; il alla jusqu’à inventer un compositeur ukrainien pré-romantique, Mykola Ovsianiko-Kulikovsky (1768-1846), dont il rédigea et fit jouer en 1949 une «Symphonie n°21» qui rencontra un succès d’autant plus important qu’elle permettait au pouvoir soviétique de s’inventer ainsi un héritage symphonique ne devant plus rien à Haydn ou Beethoven, ni au bloc de l’Ouest. La révélation de son origine véritable fut très mal acceptée par les autorités politiques et culturelles, qui préférèrent tout simplement ignorer le rôle de Goldstein, aidés en cela par l’antisémitisme régnant alors en Ukraine. Sa carrière de compositeur fut interrompue net (même s’il parvint en 1963 à remporter trois prix de composition dans un même concours, sous trois pseudonymes différents), et il parvint à s’installer à l’Ouest quelques années plus tard. Sa page Wikipédia nous indique que sa Symphonie est, encore aujourd’hui, présentée aux musiciens ukrainiens comme une authentique œuvre du dix-neuvième siècle ; cette information non-sourcée est invérifiable, mais un webzine ukrainien indique tout de même que «pour de nombreux musicologues, l’histoire [de cette falsification] demeure douteuse».
Le vénérable pianiste Paul Badura-Skoda, qui fêtera dans quelques mois son quatre-vingt-dixième anniversaire, s’est trouvé être il y a une vingtaine d’années, en compagnie de sa femme Eva (elle-même historienne de la musique), l’infortuné témoin d’une supercherie plus audacieuse encore. Fin 1993, un flûtiste d’apparence respectable leur apporta un recueil de partitions qu’il avait retrouvées chez une vieille femme désirant garder l’anonymat : il s’agissait de six sonates pour pianoforte, inédites, de Joseph Haydn lui-même — autant dire, la plus grande découverte de ce demi-siècle. L’une des pages du recueil était manquante, et ce musicien expliqua avoir lui-même tenté de la reconstituer selon son propre savoir-faire, bien maladroitement d’ailleurs — ce qui montrait bien, pensèrent les Badura-Skoda, qu’il n’était certainement pas l’auteur du reste des pages ; et d’accepter volontiers de lui apporter leur caution, donnant ainsi lieu à une campagne de presse d’envergure… qui dut être démentie en toute hâte quelques semaines plus tard, car il s’agissait évidemment d’une fabrication due au musicien en question, Winfried Michel, faussaire talentueux (et remarquablement malin) qui n’en était pas à son coup d’essai, s’étant auparavant inventé un alter-ego italien baroque sous le nom duquel (Giovanni Paolo Simonetti) il avait publié de nombreuses partitions tout à fait irréprochables. Curieusement, un article qui rend compte de cette affaire, l’accuse d’une infâmie plus grande encore : «il s’avéra que ce monsieur Michel n’était pas un flûtiste, mais un obscur professeur de 45 ans, qui enseignait la flûte à bec dans un lycée». Diantre.
Avec Haydn se pose le même problème que pour Mozart : celui d’un compositeur célébrissime du dix-huitième siècle, époque où les éditeurs n’hésitaient pas à recycler des noms connus pour promouvoir leurs publications, quel qu’en puisse être le contenu (nous avions nous-même décrit le parcours du «jeu de dés» qui fut attribué aussi bien à Mozart qu’à Haydn). Brahms lui-même en fit les frais lorsqu’il rédigea, en 1873 et en toute bonne foi, ses Variations sur un thème de Haydn op.56… alors que le choral en question, si son origine réelle demeure indéterminée, n’a certainement rien à voir avec Haydn. Une mésaventure analogue entoure le Pulcinella de Stravinsky, lequel pensait travailler exclusivement avec des thèmes de Pergolèse alors que nous savons aujourd’hui que le matériau réuni par Diaghilev pour lui était en majorité dû à de nombreux autres compositeurs, encore mal identifiés à ce jour.
On ne prête qu’aux riches ; c’est d’autant plus vrai dans le cas, pour le moins étrange, de Rosemary Brown (1916-2001), humble veuve britannique travaillant comme dame de service dans une école, qui commença dans les années 1960 à «transcrire» des partitions qui, disait-elle, lui étaient dictées par les esprits de compositeurs du passé : Liszt, Chopin, Schubert, Schumann, Brahms, Grieg, mais aussi Bach, Mozart, Beethoven, Rachmaninoff, Debussy, et même Stravinsky (l’année suivant sa mort). De surcroît, chacun avait sa propre manière de lui «dicter» ses partitions (parfois d’ampleur impressionnante) : qui en prenant le contrôle de ses mains sur le clavier, qui en lui chantant les mélodies (dans un anglais parfait). Un témoignage rédigé à sa mort par le compositeur Ian Parrott, rend compte de cette histoire touchante et troublante — pour peu que l’on n’y regarde pas de trop près : ainsi, Brown elle-même semble avoir minimisé l’étendue de ses propres connaissances pianistiques ; quant à l’originalité et la valeur musicale des partitions ainsi produites, la question en reste posée.
Une toute autre ambiguïté entoure le cas Tristan Foison, musicien et escroc français dont la page Wikipédia peine à délimiter les informations vraies et fausses. C’est aux États-Unis que Foison se lance, à la fin des années 1990, dans une carrière prometteuse ; il y arrive, au demeurant, auréolé d’un parcours déjà prestigieux (et manifestement fictif) : il déclare ainsi avoir joué à l’âge de 9 ans en soliste avec l’orchestre de Monaco, posséder deux ondes Martenots (instrument déjà rarissime à l’époque), être titulaire du Prix de Rome (lequel a été supprimé en 1968, quelques années seulement après sa propre naissance) et lauréat de nombreux concours internationaux qui n’ont jamais entendu parler de lui. Mais sa musique est belle et expressive, quoiqu’un peu surranée, et tout se passe bien… jusqu’au jour où, lors d’une création de son Requiem en 1999, un membre du public reconnaît là une autre œuvre : le Requiem d’Alfred Desenclos (1912-1971). Confronté à ce plagiat, Foison affirme tout bonnement qu’il s’agit en fait d’une erreur… dans l’autre sens : son éditeur français aurait mélangé ses propres œuvres avec d’autres noms de compositeurs. Et d’opérer illico, «pour tirer ça au clair», une prudente retraite stratégique en France — d’où l’on est à ce jour sans nouvelles de lui.
Fin de l’histoire ? Pas exactement. Quelques années plus tard, le violoniste Tobias Bröker, qui édite et met à disposition du public un énorme catalogue (non-libre mais gratuit) de 13000 concertos pour violon écrits au vingtième siècle, se penche sur une autre partition de Tristan Foison : son concerto pour violon, antérieur de quelques années, et dont le mouvement lent, avait-il alors déclaré, lui fut inspiré par la mort de sa grand-mère. Bröker est cependant intrigué par une interview du chef d’orchestre ayant créé l’œuvre : «C’est amusant, c’est comme s’il ne l’avait pas écrite pour nous — c’était trop abondant par rapport à notre nombre de répétitions ; de plus il n’accepta de faire aucune modification pour nous accommoder. Nous étions submergés. Je me souviens qu’à la fin, il a même exigé qu’on lui rende la partition.» Et pour cause : Bröker ne tardera pas à découvrir que ladite partition était en fait l’exacte copie de la Symphonie concertante d’un autre compositeur, Raymond Gallois-Montbrun (1918-1994) ! Qu’y a-t-il donc d’authentique chez Foison ? Impossible de le savoir. Il semble qu’il ait été un authentique musicien, sans doute doué, probablement charismatique et pédagogue ; certaines de ses partitions (du moins présentées comme telles) ont laissé un souvenir durable — comment expliquer alors cet enchevêtrement tissé par lui-même ? Malhonnêteté, mythomanie pathologique, naïveté peut-être ; son cas n’est pas le moins énigmatique de tous ceux présentés ici.
Les impostures musicales ont parfois valeur de contre-manifeste esthétique. Le plus exemplaire à ce titre est probablement le compositeur fictif P.D.Q. Bach (1807-1742?), le vingt-et-unième des vingt enfants de J.S. Bach, à qui son créateur américain Peter Schickele a attribué des centaines de créations plus farfelues les unes que les autres, avec autant d’humour que de talent — et une inventivité à faire pâlir d’envie le Collège de ’Pataphysique tout entier. On est ici davantage dans l’absurde et le burlesque gratuit que la satire… mais il n’est pas interdit de lire dans la démarche de Schickele (qui, à plus de 80 ans, continue aujourd’hui à interpréter avec énergie les œuvres de son alter-ego pseudo-baroque) une dénonciation en creux de l’académisme «musicologique».
À la même époque où apparaît ce rejeton oublié de la famille Bach, fait irruption en Angleterre un mystérieux compositeur polonais né en 1939 (pour peu qu’il ait eu le bon goût de bien vouloir exister). Du dénommé Piotr Zak, la BBC diffuse, le 5 juin 1961 (dans le cadre d’une émission tout à fait sérieuse), un Mobile pour percussions et bande magnétique. Cette pièce, qui ne sera pas particulièrement appréciée des critiques mais sans faire scandale non plus, sonne à peu près comme des centaines d’autres œuvres créées à l’époque et dans les décennies suivantes : il s’agit pourtant d’un pur canular, pour lequel ont été enregistrés (s’amusant à taper sur divers objets sans rime ni raison) les musiciens Hans Keller (1919-1985, sur lequel nous serons amenés à revenir dans une future notice) et Susan Bradshaw (1931-2005) — pianiste d’un caractère bien trempé, dont on raconte qu’un jour, lassée d’assister à un concert interminable de musique répétitive, elle y mit un terme en déboulant sur la scène afin d’éjecter sans ménagement le pianiste de son siège. L’affaire Zak est à lire comme une critique d’un certain langage contemporain ; critique d’autant plus explicite que quelques mois plus tard, le musicien britannique Arthur Hutchins (1906-1989) saluera l’exploit de son ancienne élève Bradshaw, en révélant qu’il s’est lui-même amusé par le passé à créer une fausse œuvre d’Hindemith en plaquant les nuances et rythmes d’une sonate de Beethoven sur des notes et accords joués au hasard. Est ici à l’œuvre une idéologie ambigüe, qui n’est pas sans rappeler celle de l’affaire Sokal dans les années 1990 : la critique des milieux contemporains abscons et imbus d’eux-mêmes est parfaitement légitime, mais débouche tout aussi facilement sur des positions anti-intellectualistes réactionnaires et populistes.
Que faire, enfin, de l’Histoire incomplète du Violon funéraire ? Cet ouvrage paru en 2006, sous la plume du compositeur et écrivain britannique Rohan Kriwaczek, établit l’histoire de ce genre méconnu (et pour cause) dont la tradition remonte à la Réforme, et s’essoufle (sous les attaques des catholiques) au cours du dix-neuvième siècle. La corporation des violonistes funéraires, instrumentistes hautement spécialisés à qui il arrivait même de s’affronter en duel lors d’enterrements (le vainqueur étant celui qui parviendrait, par sa musique, à tirer le plus de larmes de l’assistance), existe encore aujourd’hui et s’emploie à défendre ce patrimoine menacé de disparaître : l’ouvrage en question s’accompagne de nombreuses illustrations, gravures et même d’un recueil d’airs funéraires pour violon, dont plusieurs peuvent être achetés sous forme de disque ou écoutés sur la radio NPR ; la guilde des violonistes funéraires possède même un site (hébergé par son président actuel, Kriwaczek, qui a même essayé en vain de l’ajouter sur Wikipédia). Dans cette démarche méta-artistique (où l’on peut voir un écho onirique de Borges), la mystification relève ici plus d’un acte créatif que de l’imposture : Kriwaczek revendique en effet le droit pour un compositeur d’imaginer non seulement une œuvre, mais un genre entier si la fantaisie devait l’en prendre.
Quelqu’attachement l’on puisse avoir pour les partitions et manuscrits en tant qu’objets, la falsification musicale se situe sur un tout autre plan que le faux en peinture : ici c’est le concept même de la partition qui importe davantage que son support matériel (et de fait, plusieurs des faussaires que nous avons évoqués se sont retrouvés démasqués lorsqu’ils s’avérèrent incapables de produire une contrefaçon convaincante du manuscrit ou d’une édition ancienne). Au-delà de son aspect anecdotique, ce tour d’horizon aura toutefois permis d’appréhender la grande diversité, voire la richesse, de ces musiques dont la légende surpasse, ne serait-ce qu’un instant, la vérité historique.
En 1966 voit le jour la série télévisée Star Trek, qui laissera une empreinte durable sur l’imaginaire et la vie culturelle des cinq décennies suivantes (et au-delà, sans nul doute). Si d’innombrables commentaires ont été faits quant à l’univers (pour une fois, le terme n’est pas entièrement inapproprié) de la série, ses arrières-plans philosophiques, scientifiques et linguistiques, un aspect mérite d’être souligné ici : l’omniprésence d’éléments musicaux surprenants et marquants.
Tout d’abord, il est frappant de constater combien les personnages de Star Trek (tant dans la série d’origine que dans les séries et films suivants, à l’exception des plus récents) ont de propension à chanter et jouer de la musique sous divers prétextes (c’est même un ressort narratif dans le film Star Trek: Insurrection). Des dizaines d’œuvres et chansons ont été jouées par les personnages à ce jour, et cette discussion sur Reddit fait le point sur les diverses compétences instrumentales des personnages majeurs : Riker et son trombone, Data au violon, Nella Daren et Seven of Nine au piano (mais aussi Spock), Uhura à l’épinette, Harry Kim à la clarinette, etc. De nombreux compositeurs sont mentionnés, et certains font même une apparition (Beethoven et surtout Brahms, qui donne même son nom à un personnage).
Au répertoire musical connu s’ajoute tout un corpus musical fictionnel : ainsi par exemple des opéras klingons, évoqués régulièrement par des personnages. Cette tradition musicale s’est d’ailleurs vue concrétisée sur Terre au XXIe siècle, lorsqu’un groupe de hollandais a effectivement créé un véritable opéra Klingon, en 2010 (en voici un extrait).
De même, outre les instruments de musique connus, Star Trek donne naissance à tout un instrumentarium spécifique, d’au moins une trentaine de spécimens divers, de la harpe vulcaine de Spock (pour laquelle nous disposons de plans détaillés) à la flûte acquise par Picard dans le village de Ressik où il vit une existence entière et fonde une famille, avant de tout perdre en un instant -- ce qui donne lieu à un moment mémorable de la série.
De surcroît, beaucoup d’acteurs de Star Trek sont eux-même mélomanes : tant Leonard Nimoy que William Shatner ont entrepris de se lancer dans la chanson (avec un bonheur discutable pour ce dernier) ; Jonathan Frakes a réellement joué du trombone dans sa jeunesse, et Brent Spiner est un habitué de Broadway.
Enfin, l’accompagnement musical de la série et des films subséquents, mérite qu’on s’y attarde. Différents thèmes musicaux ont été réalisés par de nombreux compositeurs pour les génériques et musiques d’arrière-plan ; le thème d’origine est dû à Alexander Courage et a donné lieu à de nombreuses anecdotes intéressantes :
- le compositeur déclara s’être inspiré d’une chanson des années 1930.
- le texte parlé sur l’introduction est lui-même inspiré d’une brochure du gouvernement américain encourageant à l’exploration spatiale.
- les «wooosh» faits par le vaisseau spatial montré à l’image sont des bruitages ajoutés à la musique par Courage lui-même, qui les produisit avec sa bouche.
- le créateur de la série, Gene Rodenberry, écrivit des paroles pour ce thème musical, non pour qu’elles soient chantées mais simplement pour s’arroger la moitié des droits de diffusion.
- même si le thérémine est devenu une sonorité emblématique de la série, le thème original n’est pas joué par un instrument électronique mais par une vocalise de soprano (Loulie Jean Norman), mêlée à un son de flûte et d’orgue. (Le mixage était à l’origine égal et difficilement identifiable, mais Rodenberry insista pour en faire un véritable solo de soprano.)
Le matériau thématique et timbrique de Star Trek s’élargit en 1979 avec le premier long-métrage consacré à ces personnages. Confiée à Jerry Goldsmith, la musique sera terminée dans l’urgence (la dernière séance d’enregistrement se termine à deux heures du matin cinq jours avant la sortie du film), et fait intervenir un thème d’inspiration plus nettement hollywoodienne (Star Wars est sorti quelques mois auparavant et John Williams est à son pinnacle), qui servira plus tard non seulement à la lignée de longs-métrages mais aussi à la nouvelle série télévisée Star Trek: The Next Generation.
Ce premier film surprend par son sérieux et sa lenteur, qui -- lorsqu’elle ne s’empêtre pas dans les lourdeurs du treknobabble -- atteint à des aspects presque contemplatifs. Sous l’influence de Goldsmith et du réalisateur Robert Wise (à qui l’on doit, presque trente ans plus tôt, Le Jour où la Terre s’arrêta, qui fit date dans l’histoire de la musique de film et de la science-fiction), la partition donne tout leur sens à de longues séquences d’images hallucinées, quasi-abstraites. On peut notamment y entendre un instrument unique : le Blaster Beam.
Cet instrument électronique de taille impressionnante (5 à 6 mètres) a été découvert et popularisé au début des années 1970 par le jeune musicien Craig Huxley qui venait lui-même de renoncer à une carrière d’acteur (enfant, il était d’ailleurs apparu dans... la série Star Trek). Mettant en œuvre une série de cordes tendues sous un panneau d’acier (plus tard remplacé par de l’aluminium), cet instrument produit du son par percussion ou vibrations diverses (on peut utiliser aussi bien un archet qu’une masse, et allonger ou réduire la zone de vibration), le son étant ensuite capté par une série de pickups électro-magnétiques. Le timbre résultant est grave, profond et riche, à la fois violent et grandiose ; parfaitement adapté à des mondes intersidéraux où se fondent musique et effets sonores. De fait, le Blaster Beam restera l’apanage de ce type d’écriture... jusqu’au début des années 1990, où il acquiert une réputation nouvelle et inattendue : en effet, naît sur Usenet une légende urbaine, selon laquelle cet instrument procurerait au public féminin des sensations, comment dire, particulièrement plaisantes. Where no man has gone before?
«La vérité est ailleurs» : peut-être n’est-il pas anodin que la série télévisée The X-Files, remettant au goût du jour les histoires de monstres et de fantômes (et par extension, de soucoupes volantes et de paranormal) ait fait ses débuts en 1993, c’est-à-dire à l’exact moment où le grand public découvre le Web, premier moyen de communication mondial décentralisé, non-censuré (sauf dans d’obscures dictatures) et accessible à tous aussi bien en consultation qu’en publication. Aussi, les sites consacrés à l’étrange, l’inexpliqué, voire à diverses théories du complot, seront-ils très tôt l’un des aspects marquants du «cyberespace».
Deux décennies plus tard, l’auto-publication a cédé le pas à l’hégémonie de nouveaux intermédiaires et le Web se retrouve largement zombifié par Facebook et YouTube... mais les thématiques surnaturelles et mystérieuses sont toujours là. On en voudra pour illustration un phénomène largement documenté ces cinq dernières années, celui des sons étranges ou trompettes célestes.
Ce phénomène semble avoir commencé en 2011 avec cette vidéo captée par une habitante de Kiev en Ukraine. La période est alors propice pour un imaginaire catastrophiste : fin du monde annoncée pour 2012, sortie du film Red State... S’ensuivront des centaines de vidéos similaires émanant des quatre coins du monde occidental, certaines authentiques, d’autres moins (elles utilisent parfois exactement la même piste sonore) -- et qui rencontrent un écho (c’est le cas de le dire) d’autant plus propice qu’elles s’inscrivent dans une longue histoire de sons inexpliqués.
Les explications rationnelles ne manquent pas, comme le récapitule très efficacement cet épisode du podcast Skeptoid (auquel nous avions déjà eu recours précédemment). Mais pourquoi ne pas considérer, au fond, ces phénomènes en tant qu’objet purement musical ? Comme le fait très justement remarquer un site d’actualités canadien,
Le seul mystère des vidéos de «bruits étranges dans le ciel», c’est de savoir quel synthétiseur a été employé pour faire ces sons -- et aussi, comment ces séquences sont parvenues à saisir les peurs et l’imaginaire de gens vivant partout dans le monde.
Il y a dans ces sons une beauté presque irréelle (dans la plupart des commentaires figure le mot anglais eerie), de par la profondeur et la richesse qu’ils prennent en se répercutant contre les nuages, en résonnant à travers des villes ou des vallées entières -- et ce quelle que soit leur origine, humaine (freinage de trains, avions, engins de chantier, faux d’artifice) ou naturelle (orage, glissement de terrain, vent). Mais ce qui frappe surtout, c’est de saisir dans nos vies urbaines (d’où nous sommes parvenus à bannir toute source sonore inattendue et incontrôlée -- qu’il s’agisse de téléphones, véhicules automobiles, indicatifs en tous genre), l’instant où parvient à faire irruption un son surprenant et déstabilisant, ni naturel ni artificiel.
Rares sont les gestes artistiques qui pourraient approcher l’intensité de ce moment soudain mais prolongé, de ce son venu de nulle part.
Curieux personnage que David Teie. Ce musicien américain accompli, chanteur, brillant violoncelliste (aussi bien en orchestre qu’en soliste), s’est aussi essayé à la composition (il est l’auteur de plusieurs pièces symphoniques et concertos, après avoir étudié notamment avec Corigliano), et a même pris part à des concerts de rock (avec Metallica puis Echobrain)... avant de s’improviser chercheur dans un domaine jusqu’alors totalement ignoré par la science : l’influence de la musique sur les différentes espèces animales.
L’hypothèse de Teie est simple, mais touche à l’essence même de la musique : selon lui, ce qui rend un stimulus auditif agréable à écouter, résulte, d’une part, de l’adéquation de ce son à l’appareil auditif propre à l’auditeur, d’autre part au souvenir, même inconscient, de sons entendus au tout début de son existence. Ainsi, les perceptions intra-utérines façonneraient le style de musique préféré chez l’être humain : instruments reproduisant les fréquences proches de la voix parlée (notamment la voix maternelle), tempo se rapprochant de la vitesse des battements cardiaques entendus par le fœtus, etc.
Il deviendrait alors possible, postule Teie, d’élaborer à partir de ces deux préceptes un langage musical adapté à d’autres espèces animales. Ce sera l’objet d’une première étude réalisée en 2010 avec le spécialiste des singes tamarins Charles Snowdon. Pour s’adresser à un public plus large, Teie se tourne ensuite vers des animaux plus familiers : les chats. Outre son approche scientifique (qui fait l’objet d’une nouvelle publication par la société d’éthologie appliquée), Teie cherche maintenant à commercialiser sa musique avec son site Web Music for Cats, une impeccable vidéo promotionnelle, impliquant très intelligemment quelques chats déjà rendus célèbres sur YouTube, et une campagne d’appel aux dons qui a récolté les vingt mille dollars escomptés en deux jours seulement, et a même dépassé deux cent quarante mille dollars en un mois.
À quoi ressemblent ces objets musicaux ? Tout d’abord, il faut noter que c’est bien de musique que nous devons parler : avec beaucoup de clairvoyance, Teie a compris qu’il s’adressait aussi (voire avant tout) aux humains se trouvant en compagnie de félins. (Exactement comme les "psys" spécialisés pour animaux s’intéressent en réalité souvent à la relation entre l’animal et son maître -- et l’on peut d’ailleurs constater que David Teie fait l’objet des mêmes moqueries que ces psycho-éthologues comportementaliste.)
À ce titre, il sous-tend son discours de couleurs harmoniques assez riches et renouvelées (dans une temporalité très étirée qui évoque les compositeurs américains dans le sillage de Feldman), et le parsème de quelques interventions mélodiques instrumentales manifestement destinées à une oreille humaine. La partie plus spécifiquement féline (qui s’intègre de façon organique et assez réussie avec le reste du discouts) repose sur des textures sonores (synthétiques) évoquant divers bruits naturels : ronronnement, chants d’oiseaux. Au-delà de son succès commercial et médiatique, l’ensemble est plaisant (y compris, semble-t-il, pour les chats) et donne l’impression d’avoir été élaboré avec beaucoup de soin et d’honnêteté -- même si le sérieux de la démarche et de son assise scientifique, reste à établir.
À travers cette musique étonnante et, d’une certaine façon, envoûtante, David Teie propose de réexaminer, même d’une façon peut-être ici idéaliste ou naïve, simpliste ou maladroite, la musique dans son état le plus élémentaire : celui de phénomène sonore et de perception psycho-acoustique. Grâce au choix d’une musique pour les chats, il invite aussi à retrouver la musique en tant qu’objet de partage et de lien affectif. Une démarche attachante... et peut-être plus profonde qu’il n’y paraît ?
Le projet Longplayer se présente comme une œuvre musicale dont l’exécution est prévue pour durer exactement 1000 ans. Commandée à Jem Finer, musicien anglais issu de la culture folk-rock (on lui doit notamment une «symphonie» pour sonneries de téléphones portables), elle fut officiellement présentée au public à partir du 1er janvier 2000, et semble ainsi s’inscrire dans une certaine vogue d’évènements musicaux «en temps réel», constituant autant de tentatives de coups médiatiques à la fin des années 1990 (l’on peut ainsi penser, en France, à la pièce Éclipse d’Éric Tanguy dont la création télévisée eut lieu pendant l’éclipse solaire de 1999, ou au Concert-Match de René Koering lors de la finale d’une coupe de football en 1998).
Longplayer (dont l’interprétation par des moyens synthétiques peut être écoutée en direct sur le Web) consiste en un matériau sonore limité, d’une durée initiale de 20 minutes et 20 secondes, et ensuite inlassablement recombiné de millions de façons différentes. Certes, des pratiques musicales anciennes (notamment en Inde) ou récentes (l’école dite «minimaliste» ou «répétitive») nous enseignent qu’une musique de pure trame peut également être intéressante ou expressive de par son aspect envoûtant ou hypnotique. Mais peut-on vraiment parler, dans le cas de Longplayer, d’œuvre musicale ? Cet objet sonore (dans lequel il serait assez difficile d’identifier une écriture, même fragmentaire, que ce soit en matière de rythmes ou de notes) se distingue par l’homogénéité de sa texture, faite d’enregistrements d’idiophones à connotation exotique (gongs tibétains). Son discours en trame évoque plutôt un arrière-plan sonore, une musique d’ambiance, dépaysante quoiqu’indéfinissable ; c’est en vain que l’on y chercherait, par exemple, des évènements marquants, des épisodes inattendus ou toute notion de progression dramatique.
Si Longplayer repose sur une approche combinatoire plutôt que strictement répétitive, tel n’est pas le cas d’autres partitions délibérément très longues : ainsi de Vexations d’Erik Satie, écrit (probablement) en 1893 suivant sa rupture avec Suzanne Valadon, qui consiste en une séquence (d’écriture passablement tortueuse) devant être répétée 840 fois. Selon le tempo adopté, l’exécution peut durer de 18 à 35 heures ; il n’est pas anodin de savoir que c’est John Cage qui, en 1963, initia la première représentation publique de cette œuvre ; à sa demande, le billet d’entrée était remboursé aux spectateurs qui restaient jusqu’au bout (à l’issue de la représentation, un spectateur facétieux réclama un bis).
De telles représentations (qui tiennent plus de la performance que du concert, et de l’art conceptuel que de la musique dans son sens communément admis) invitent évidemment à réévaluer le rapport entre l’auditeur et l’interprète (et entre l’interprète et le compositeur : Satie indique que l’on doit «se jouer» sa partition 840 fois, et s’y préparer «par des immobilités sérieuses»), et invite à une réflexion sur le déroulement du temps. Ces deux questions sont au centre de la célèbre pièce de John Cage, 4’33’’ (constituée entièrement de silence, les seuls bruits étant ceux provoqués involontairement ou volontairement par le public), conçue en 1952.
Le même John Cage, dans les années 1980, revient sur ces problématiques sous un angle différent avec sa partition As Slow As Possible («aussi lentement que possible»), jouée au piano en 20 minutes (lors de sa création) puis en plus de 70 minutes lors d’une représentation ultérieure. Son adaptation pour orgue, intitulée Organ²/ASLSP, est en cours de représentation dans une église d’Allemagne depuis septembre 2001 (la première note ne s’est toutefois fait entendre que dix-sept mois plus tard, la partition commençant par un silence). Cette représentation devrait se terminer en septembre 2640 ; le dernier changement de note a eu lieu en 2013, et l’on attend actuellement avec excitation la prochaine note, prévue pour 2020. Comme dans le cas de Longplayer, le public est encouragé à s’interroger sur cette curiosité, voire à se l’approprier : outre la possibilité (plus concrète que pour une œuvre entièrement dématérialisée comme Longplayer) d’assister à la représentation, le site Web de l’opération propose d’écouter en direct la note actuellement jouée, et même de réserver ses places pour le prochain changement de note.
Cette idée met en jeu non seulement une temporalité très longue et très lente, qui oblige à envisager le temps au-delà du rythme d’une vie humaine, mais également (c’est là sa différence avec Longplayer la présence d’échéances plus ou moins lointaines : ainsi, le geste musical banal qui consiste à passer d’une note à une autre se voit chargé d’un sens tout autre. On peut rapprocher ces initiatives de la célèbre expérience de la goutte de mélasse en cours dans diverses universités dans le monde (où une substance extrêmement visqueuse s’écoule au rythme d’une goutte tous les 10 ou 15 ans), et qui a notamment inspiré l’écrivain Frédéric Forte, membre de l’Oulipo.