Peu connu en France, le poète allemand Christian Morgenstern (1871-1914) gagnerait pourtant à l’être davantage. Son style mordant et lapidaire, qui fait le lien entre le nonsense d’Edward Lear ou de Lewis Carroll et le dadaïsme, n’a rien perdu aujourd’hui de son actualité ni de son audace, et devrait avoir toute sa place dans une société post-moderne désabusée. Il serait ainsi à rapprocher de Guillaume Apollinaire… ou plus exactement d’un point de vue chronologique, c’est Apollinaire que l’on pourrait rattacher à Morgenstern (même si rien n’indique que l’un ait eu connaissance de l’autre).
De Christian Morgenstern, l’expérience la plus marquante (que d’aucuns qualifieraient, en bonne terminologie oulipienne, de «tentative à la limite») est sans doute à chercher dans son recueil Galgenlieder paru en 1905. Ce qui frappe dans ce recueil est sans doute le poème conceptuel intitulé Fisches Nachtgesang («chant nocturne du poisson»).
Un livre de commentaires, paru seize ans plus tard, verra d’ailleurs dans ce texte «le plus profond des poèmes allemands».
Voici l’édition originale du poème, suivie de sa retranscription :
Fisches Nachtgesang - ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ -
Sur un forum anglophone, le poète Michael Cantor en propose un commentaire pertinent et plutôt joliment tourné :
Le poème consiste en une alternance de lignes de macrons et de brèves, les marques de la scansion en poésie latine et grecque, repensées ici comme les écailles d’un poisson endormi mais aussi comme une notation musicale. Il est extraordinaire de transformer ainsi un apanage des volumes d’académiciens spécialisés en un symbole de fantaisie. Ces signes de scansion donnent au poème un son et une forme.
Un chant nocturne, ce pourrait être une berceuse. Si les longues et les brèves faisaient résonner dans la nuit des sons gutturaux ou légers, on obtiendrait ainsi une berceuse percussive : toum-ta-ta toum-toum-ta-ta-ta toum-toum-toum-ta-ta-ta-ta etc. Des crescendos, des diminuendos, des paliers. C’est le cœur du poisson qui bat, un paysage sonore sous-marin, une chanson fredonnée du bout des lèvres, sans mots et finalement, sans bruit. […]
Il y a effectivement une qualité musicale dans cette expérience, à commencer par le rythme qu’elle permet d’envisager (mais aussi du fait de l’alternance entre — et ‿, que l’on pourrait d’ailleurs décrire comme le mouvement de la bouche du poisson, articulant sans cesse une inaudible déclamation). De nombreux compositeurs et compositrices en ont proposé des mises en musique : le site lieder.net en relève une douzaine, dont deux versions dues à Sophia Gubaidulina. Notons également celle plus récente (et plus fantaisiste) du compositeur et chanteur d’opéra américain Gary Bachlund (né en 1947), qui l’accompagne généreusement de quelques explications. En 2006, se forme même un groupe finlandais (éphémère) sous le nom Fisches Nachtgesang ; en 2012, le jeune designer italien Andrea Molteni en a proposé une interprétation musicale et graphique (au demeurant pas entièrement convaincante) dans le cadre du projet Motion Poetry à l’université de Milan. Une simple recherche permet de découvrir plusieurs centaines d’autres initiatives, concerts et performances conceptuelles en tous genres, autour de ce texte.
Qu’en est-il des «droits d’auteur», au demeurant ? Question plus tortueuse qu’il n’y paraît : le wiki consacré à Christian Morgenstern note que de nombreuses œuvres publiées après sa mort (en 1914) sont encore aujourd’hui interdites de diffusion. Ce n’est heureusement pas le cas des Galgenlieder, qui semblent être effectivement entrés dans le domaine public depuis quelques décennies.
Le poisson de Morgenstern pourra donc ainsi rejoindre, un jour prochain, la tortue de Vanuatu mise en musique par Tom Johnson… Et pourtant : pour autant que nous puissions voir, une lecture proprement ouxpienne de cette œuvre reste, aujourd’hui encore, à établir. Ainsi, ni Bachlund ni Cantor ne relèvent l’aspect symétrique du poème (symétrie qui s’étend d’ailleurs dans une double direction : graphique ligne par ligne, et palindromique dans le temps), ni la progression logique du nombre de «pieds», que l’on pourrait d’ailleurs exprimer en trois parties comme un haiku : 1-2-3-4/3-4-3-4-3/4-3-2-1. De même, aucun compositeur (pour l’instant) ne semble avoir osé se limiter strictement au matériau fourni par le texte, sans choix exogènes ni inventions supplémentaires de sa part. Le «poème le plus profond» recèle donc encore, dans sa simplicité même, des niveaux de lecture inexplorés à ce jour.