Dans un bref témoignage paru en 2003, le chroniqueur américain Lawrence Weschler (à qui l’on doit notamment une crypto-biographie d’Oliver Sachs, et l’intéressant recueil Uncanny Valley) évoque son grand-père, le compositeur allemand Ernst Toch (1887-1964), auquel l’on doit près de deux cent œuvres (un certain nombre ayant été perdu ou détruit), dont une vingtaine de musiques de film (écrites après son exil aux États-Unis) et surtout de nombreux opus pour piano, souvent très bien écrits.
Et pourtant, ce qui fait que l’on se souvient de Toch aujourd’hui, n’était pour lui qu’une plaisanterie musicale («ein musikalischer Scherz») : il présente le 18 juin 1930, à l’occasion du festival de musique contemporaine de Berlin (Berliner Festtage für zeitgenössische Musik) et en collaboration avec Hindemith, une suite de trois pièces, intitulée Gesprochene Musik (musique parlée). Les deux premières de ces pièces (intitulées Ta-Tam et O-a) sombreront presqu’immédiatement dans l’oubli ; cependant c’est la troisième et dernière, Fuge aus der Geographie, qui est appelée à connaître un succès aussi remarquable qu’intempestif.
Construite comme une fugue d’école à quatre voix, la partition fait apparaître des paroles consistant uniquement en noms de lieux exotiques aux consonnances marquées et souvent amusantes : Titicaca, Mississipi, Canada, Popocatepetl etc., notées uniquement sous forme de rythme, nuances (très importantes) et accentuation. L’auditeur un tant soit peu familier avec la fugue s’amusera à reconnaître les entrées et le contre-sujet ; de surcroît, la pièce n’est pas sans évoquer une récitation scolaire (on se situe d’ailleurs à l’époque précise des premières Lehrstücke de Brecht et Hindemith). Ce qui contribue sans doute à expliquer la popularité jamais démentie de l’œuvre auprès des chorales et classes de musique de tous âges et de tous pays.
Là n’est pas, pour autant, la seule explication. Après avoir fui le nazisme et s’être expatrié dans la banlieue de Los Angeles, Ernst Toch reçoit la visite, en 1935, d’un musicien d’une vingtaine d’années dont les parents habitent le quartier, qui a claqué la porte de l’université et étudie depuis peu la composition avec Arnold Schönberg. Un échange surréaliste s’ensuit : «Êtes-vous bien Ernst Toch, le fameux compositeur de la Fugue Géographique, une des compositions les plus décisives de notre époque ?» Toch n’en peut mais : son interlocuteur, qu’il ne parviendra jamais à convaincre qu’il ne s’agissait que d’une plaisanterie, s’empresse de traduire l’œuvre en anglais -- le premier mot «Ratibor!» devient ainsi «Trinidad!», le public des États-Unis étant plus familier des Caraïbes visitées par Christophe Colomb que des duchés de Silésie. C’est sous cette forme qu’elle accédera à la postérité qu’on lui connaît, et deviendra l’œuvre la plus jouée non seulement de Toch, mais aussi de son jeune traducteur : un certain John Cage.
Ironie du sort, là ne s’arrête pas le quiproquo : en effet, la méprise est double. L’aspect le plus ignoré de cette œuvre est également son caractère le plus fondamentalement expérimental, lequel ne réside pas dans la «plaisanterie» de Toch, mais dans sa réelle innovation technologique. En effet, le programme co-écrit avec Hindemith en 1930, intitulé Grammophonmusik, n’était même pas destiné à être interprété par des humains, mais présenté au public entièrement sous forme d’enregistrements manipulés, "mixés" (rudimentairement) et retouchés, puis joués par un phonographe. En particulier, l’on sait que Toch faisait jouer sa Gesprochene Musik à une vitesse supérieure, altérant donc le tempo, la hauteur et le timbre des voix. Cet enregistrement a hélas été perdu lorsque Toch a dû quitter l’Allemagne précipitamment, mais il ne fait aucun doute que Cage connaissait cette particularité : il utilisera lui-même une technique fortement similaire dans son œuvre mixte Imaginary Landscape n°1 (1939), souvent considérée comme pionnière de la musique électro-acoustique (quoique prédatée, nous l’avons vu, par les travaux de Toch et d’Hindemith).
Comme l’analyse finement la musicienne et universitaire israelo-américaine Carmel Raz dans un intéressant article, l’on a donc affaire ici à un cas probablement unique dans l’histoire de la musique : une œuvre initialement électro-acoustique (avant la lettre) qui se voit réinterprétée, et finalement éclipsée, sous forme de musique vivante.
Mais de fait, les nombreux remix et versions modifiées et irrévérencieuses de cette fugue (le plus souvent dans sa traduction anglophone), en font une œuvre étonamment vivante pour son âge vénérable. En l’élevant in fine à un statut de meme, la trajectoire de cette fugue n’en souligne que davantage, paradoxalement, la pertinence et la clairvoyance de son auteur. La vision d’Ernst Toch ne s’est-elle pas trouvée confirmée et validée, à plus d’un titre ? Son «rap de Weimar», comme le qualifie son petit-fils, est resté d’une actualité mordante pour les musiciens d’aujourd’hui (y compris ceux-là que l’on dit amateurs) ; qui plus est, l’usage de médiateurs technologiques a déferlé sur l’entièreté de la création musicale, qu’elle soit savante (électro-acoustique) ou non (industrie du disque, musiques amplifiées, sampling et techno) -- sa technique même du gramophone, trouve une traduction quasi-inchangée dans la pratique contemporaine du scratching des microsillons.
Depuis les années 1970, les travaux de la chercheuse américaine Diana Deutsch (née en 1938), spécialiste en psychologie de la perception, ont mis en évidence d’intéressantes particularités de notre façon d’appréhender les phénomènes sonores. Ces illusions auditives trahissent les structures cérébrales (purement neurologiques, mais dans lesquelles entre parfois aussi un facteur culturel et linguistique) qui construisent du sens à partir de sons perçus, et les organisent en tant que langage verbal ou musical.
Au-delà du champ de recherche privilégié que constituent ces découvertes, il reste encore aux musiciens et compositeurs à s’en saisir. Le ponte électro-acousticien français Jean-Claude Risset (également né en 1938) s’y est notamment employé dès la fin des années 1960 -- souvent avec bonheur, quoique dans un langage aujourd’hui fortement daté. Toutefois, il n’est pas avéré à ce jour qu’elles puissent donner lieu à une orientation artistique et expressive : à supposer qu’elle existe, celle-ci reste à explorer.
Le pianiste américain Richard Grayson est mort ce 3 juillet 2016, à l’âge de 75 ans. Ce très grand maître de l’improvisation était également vulgarisateur et pédagogue : il avait notamment mis à disposition sur sa page Web son excellent manuel d’improvisation (en anglais).
De fait, si on lui doit de nombreuses compositions et expériences musicales intéressantes (notamment dans le domaine des instruments électroniques et programmables), c’est surtout par ses étonnantes improvisations que Grayson restera connu : sa chaîne YouTube recense près de 130 exemples d’arrangements improvisés de thèmes connus (souvent suggérés par le public) dans le style de tel ou tel compositeur, du Baroque jusqu’à l’époque contemporaine. Bien souvent, le thème ne sert que de point de départ, permettant ensuite à Grayson de déployer une construction formelle d’envergure maîtrisée, dans un style irréprochable, qui trahit de plus son impressionnante connaissance du répertoire.
Le Fluid Piano (Piano fluide) est un instrument conçu au début du XXIe siècle par le musicien anglais Geoffrey Smith (né en 1961, à ne pas confondre avec le compositeur du même nom). Le principe de fonctionnement de cet instrument est aussi simple qu’utile : sur chaque corde (ou plus exactement, chaque chœur de deux cordes correspondant à une même note) se trouve une glissière que l’instrumentiste peut manipuler afin de corriger la hauteur, que ce soit pour accorder l’instrument a priori dans le tempérament de son choix ou pour donner des effets de glissando micro-intervallique pendant l’inteprétation d’une musique.
S’il évoque effectivement le piano à queue, de par son aspect, sa structure, son clavier, et son mécanisme de cordes frappées, cet instrument acoustique (d’une facture manifestement très soignée) s’en éloigne pourtant à plus d’un titre : sa tessiture plus restreinte (deux octaves en moins), ses cordes doublées sur toute l’étendue (et non triplées dans l’aigu ou simples dans le grave, comme sur un piano), ses deux pédales de tenue (gauche et droite) gouvernant chacune une moitié des cordes, marteaux à simple échappement (et non double), d’une forme particulière (ils sont d’ailleurs échangeables individuellement)... On le voit, la différence avec le piano s’étend au-delà de l’ajout des glissières d’accord, et l’on aurait tort de s’imaginer avoir affaire à un piano habituel sur lequel le tempérament aurait été rendu aisément ajustable. (Cette dernière modification, elle-même, n’est pas sans affecter l’instrument au-delà de sa seule justesse : en effet, rendre ce mécanisme utilisable nécessite de réduire considérablement la tension des cordes -- ainsi, toutes les notes trop aigues sont exclues ; de plus, le cadre est en bois et non en fonte, ce qui permet de diviser par deux le poids de l’instrument.)
Au final, l’on se retrouve donc avec un instrument manifestement bien moins puissant que le piano, et qui fait l’impasse sur plusieurs innovations de la première moitié du XIXe siècle (doublé échappement, cadre en fonte) pour se rapprocher davantage du pianoforte voire du clavicorde. Autant dire que cette "révolution" (au sens premier du terme, puisque d’une certaine façon la boucle est bouclée) nécessite de se défaire de la conception commune du piano que nous avons héritée de ces deux derniers siècles.
Non que cet instrument, pour mal nommé qu’il soit, ne présente pas en lui-même un potentiel d’expressivité musicale considérable et inégalable. C’est à raison que Geoffrey Smith insiste sur le fait que cet instrument de son invention permet (enfin) d’interpréter des musiques non-occidentales dans des tempéraments qui leur conviennent, (maigre) revanche sur le rôle de rouleau compresseur d’acculturation colonialiste qu’a joué le piano depuis deux siècles. Et de fait, toutes les démonstrations proposées à ce jour sont d’inspiration hindoue ou carnatique -- et, pour ce que l’on peut en entendre, d’une couleur brumeuse et éthérée, jolie quoique peu variée.
Plutôt que de se contenter de jouer la carte du dépaysement (qui, au-delà d’un intérêt somme toute anecdotique, ne pourra manquer de s’épuiser), il reste donc à imaginer un répertoire propre à cet instrument. Et à en assurer une diffusion suffisamment large : pour l’heure, l’atelier britannique de G. Smith est le seul fabriquant existant, et dispose d’un brevet lui garantissant l’exclusivité sur son instrument, au péril peut-être de sa pérennisation. Difficile de révolutionner la musique avec un piano dont il n’existe que quelques copies au monde -- fluides ou non.
À comparer des langages textuels (oraux et écrits), la musique reste à ce jour rétive à l’analyse linguistique et ses outils. Tout au plus disposons-nous de quelques moteurs de recherche dits «QbH» (query by humming, recherche en fredonnant) : Melodyhound (plus connu en tant que Musipedia) en est sans doute l’exemple le plus marquant. Plus récemment, la tribu des Shazam, Midomi et autres Name my tune, s’oriente davantage vers la musique de consommation industrielle. Au-delà de la prouesse technique qu’ils constituent en termes de traitement du signal, ces outils permettent également de trouver des silimitudes intéressantes entre des thèmes musicaux que l’on n’aurait pas forcément pensé à associer. Dans un sens nettement plus discutable, de tels algorithmes servent également aux nervis robotisés de l’industrie médiatique, à censurer de larges pans Web.
Le codage de la musique est un problème particulier à résoudre pour tous ces outils : du niveau moins conceptualisé (l’onde sonore) à des représentations intermédiaires (reconnaître des hauteurs, une courbe mélodique, voire une transcription sous forme de partition) ou même de haut niveau (reconnaissance indépendante de la tonalité, du tempo ou même de la métrique, analyse automatisée de la structure du discours musical), les possibilités d’analyse et de traitement sont évidemment très différentes -- comme on le sait depuis plus d’un siècle.
Pendant les années 1990, le format MIDI, nonobstant ses limites flagrantes, a permis l’édification de grandes bases de données telles que Classical Archives, CrestMuse ou MIDIZone, pour lesquelles existaient de nombreux moteurs de recherche. D’autres formats moins connus et plus spécialisés se prêtent également à l’archivage et au référencement : ABC pour les airs traditionnels populaires (exemples : 0, 1, 2, 3 en flash) ; ou encore MOD pour les musiques synthétiques de jeux vidéo et démos (exemples : 0, 1, 2, 3. Ces deux dernières décennies, des formats permettent de meilleures représentations conceptuelles de la musique : MusicXML (2004), XML-MEI (2011)... et, bien sûr, GNU LilyPond (depuis 1996).
Peachnote est un autre outil (signalé par notre collègue oumupien Martin Granger en mars 2013), qui fonctionne selon un principe similaire au Ngram Viewer de Google : fonctionnant principalement à partir de partitions numérisées (notons au passage que la reconnaissance optique de partitions est encore un domaine où l’analyse musicale est très en retard sur la linguistique textuelle), Peachnote permet de chercher des similitudes mélodiques ou harmoniques (et prochainement, rythmiques) sur un corpus conséquent et -- ce n’est d’ailleurs pas là la moindre de ses nouveautés -- authentiquement diachronique.
Développé depuis 2007 par Vladimir Viro, un universitaire allemand, Peachnote est mis à disposition avec son code source et ses données brutes (même si le lien est actuellement indisponible). Sans nul doute, cet outil est appelé à devenir l’allié essentiel des chercheurs, musiciens et compositeurs avertis.
Un article daté du 24 février 2016 signé par trois chercheurs en éthologie (deux allemandes et un américain) et résumé dans New Scientist, présente un phénomène intéressant : de nombreux grands singes (en particulier les gorilles mâles dominants) ont l’habitude de fredonner pendant leurs repas, particulièrement s’ils mangent une nourriture qu’ils apprécient particulièrement. Chaque individu a son propre style mélodique, et l’âge est également un facteur dans la construction de ces chansons improvisées.
S’il ne s’agit manifestement pas -- contrairement aux chants d’oiseaux ou de grenouilles par exemple -- d’un rituel nuptial, ces chants pourraient tout de même avoir une fonction sociale : signaler aux autres membres du groupe que l’on est en train de manger et que l’on ne souhaite pas être dérangé.
Il n’y a plus qu’à attendre que, après les chants d’oiseaux et ceux des baleines, un compositeur d’inspiration biomusicale se saisisse de ces chants simiens...
Dans le livre Rethinking Debussy publié en 2011 par les presses universitaires d’Oxford, un article intéressant de l’universitaire américaine Marie Rolf, spécialiste de Claude Debussy, attire notre attention sur «les sacres du Printemps de Debussy».
Aucun rapport (si ce n’est pour le jeu de mots) avec le ballet d’Igor Stravinsky créé en 1913 (et que Debussy déchiffra lui-même au piano, en compagnie de l’auteur, trois jours après la première -- son commentaire sur l’œuvre est d’ailleurs resté célèbre : «de la musique de sauvage, avec tout le confort moderne») ; il s’agit ici des années de jeunesse de notre Claude-Achille national, et en particulier de son rapport difficile avec le Prix de Rome, vénérable institution de l’académisme pompier franchouillard.
L’affaire commence en 1882 lorsque le jeune compositeur (qui n’est alors en activité que depuis environ deux ans) tente de se présenter au premier tour du concours ; il s’essaye ainsi pour la première fois à l’écriture orchestrale avec une pièce pour chœur de femmes et orchestre : Le Printemps (aujourd’hui connu sous l’intitulé Salut, printemps), sur un poème d’une laideur achevée du marquis Anatole de Ségur (le fils de). Il s’agit d’un texte imposé (Rolf note que, le concours prenant place chaque année au mois de mai, il n’est guère étonnant que les sujets donnés soient fréquemment en rapport avec le printemps), mais Debussy lui-même ne dédaigne pas les sujets bucoliques : la même année il met en musique une hideuse chanson des brises, et un peu plus tard, un Voici que le printemps de Paul Bourget.
Éliminé au premier tour en 1882, Debussy retente sa chance l’année suivante avec des partitions aux titres tels que Invocation («Élevez-vous, voix de mon âme») et Le Gladiateur («Mort aux Romains, tuez jusqu’au dernier»). Il accèdera au dernier tour, mais pas au-delà.
C’est en 1884 qu’il parvient enfin à remporter le premier prix, avec sa cantate L’enfant prodigue mais aussi, au premier tour... un nouveau printemps : L’aimable printemps, sur un poème imposé de Jules Barbier, librettiste pompier ayant travaillé avec Gounod et Ambroise Thomas -- lequel semble d’ailleurs obsédé par le printemps : outre plusieurs mélodies, il a même ajouté des paroles à la Romance «sans paroles» de Mendelssohn.
Une fois à Rome, en résidence à la Villa Médicis, Debussy tourne à vide. Sa maîtresse lui manque, et le souffle compositionnel également : «l’Inspiration et moi, sommes un peu brouillés, et j’arrache les idées de ma tête avec la douce facilité qu’on a de se faire arracher une dent», écrit-il dans une lettre de septembre 1886. Il travaille, sans grande conviction, à une ode lyrique intitulée Zuleima «... qui décidément ne me satisfait pas», écrit-il. «C’est trop vieux et sent trop la vieille ficelle. Ces grands imbéciles de vers qui ne sont grands que par la longueur, m’assomment, et ma musique serait dans le cas de tomber sous le poids -- puis autre chose de plus sérieux, c’est que je crois que jamais je ne pourrais enfermer ma musique dans un moule trop correct.» Le projet finira avorté et la partition sera perdue à jamais, de même qu’une autre tentative à partir du Salammbô de Flaubert, restée à l’état de vague ébauche. Autre projet, envisagé dès avant le concours et auquel il travaillera plusieurs années de suite avant de finalement l’abandonner : Diane au bois, mini-opéra sur un texte de Théodore de Banville -- l’on retrouve d’ailleurs ici les thématiques bucoliques. Cette partition n’aboutira pas non plus ; comme Debussy l’avoue en octobre 1885 : «J’ai du reste entrepris un travail peut-être au-dessus de mes forces.»
De ce séjour à Rome, il ne parviendra à achever que deux partitions -- et encore. La damoiselle élue ne sera terminée qu’à Paris (et Debussy éprouvera le besoin de refaire entièrement l’orchestration quinze ans plus tard) ; quant à l’autre partition, elle s’intitule, ô surprise, Printemps et se présente comme une suite symphonique (plus tard vendue par l’auteur comme un ballet) incluant des chœurs de femmes sans parole, en pure vocalise -- formule orchestrale utilisée plus tard dans Sirènes. Ainsi, ce Printemps de 1887 peut-il être lu comme une revanche sur les Salut, printemps et Aimable printemps qui l’ont précédé. De cette partition, Debussy déclare alors :
Je me suis mis dans la tête de faire une œuvre dans une couleur spéciale et devant donner le plus de sensations possibles. Cela a pour titre Printemps, non plus le Printemps pris dans le sens descriptif mais par le côté humain.
Je voudrais exprimer la genèse lente et souffreteuse des êtres et des choses dans la nature, puis l’épanouissement ascendant et se terminant par une éclatante joie de renaître à une vie nouvelle, en quelque sorte : Tout cela naturellement sans programme, ayant un profond dédain pour la musique devant suivre un petit morceau de littérature qu’on a eu le soin de vous remettre en entrant. Alors vous devez comprendre combien la musique doit avoir de puissance évocatrice, et je ne sais si je pourrai arriver à l’exécution parfaite de ce projet.
Sauf que : de cette partition d’orchestre, nulle trace. Debussy expliquera (justification douteuse) que la partition a été perdue dans un incendie ; seule trace disponible, une «transcription» de l’auteur pour chœur et piano à quatre mains, qui lui permet d’espérer sauver la face aux yeux des commanditaires du Prix de Rome. Ce n’est qu’en 1912 qu’il déterrera la partition et confiera le soin au tacheron Henri Büsser de la réorchestrer -- cette version orchestrale, toutefois, omet les voix de femme, qui ne seront ajoutées que dans d’autres réorchestrations plus récentes et, nécessairement, posthumes.
Le rapport de Debussy avec l’influence littéraire et la musique dite descriptive ne fera que se complexifier au fil des ans, comme l’exprime cette opinion qu’il formulera plus tard dans la revue Le Mercure musical datée de décembre 1912 :
Si l’on se mêle de vouloir comprendre ce qui se passe dans un poème symphonique, il vaut mieux renoncer à en écrire. -- Ce n’est certes pas la lecture de ces petits guides, où les lettres de l'alphabet représentent des membres de phrases-rébus, que l'on essaie de résoudre pendant l’exécution, qui fera cesser les fréquents malentendus entre l'auteur et l'auditeur. [...]
Il n'est pas du tout prouvé que la musique se meuve plus aisément dans le surhumain que dans l’humain tout court. C'est une opinion forcée et généralement, littéraire. Et même, dans ce cas il n'est pas besoin de programme, qui attire la littérature "comme miel", la musique la plus simple, la plus nue, y suffit.
Et pourtant : même sans «petit guide», la musique de Claude Debussy reste très évocatrice et figurative, avec très souvent (jusqu’aux années 1910 du moins) des titres tout à fait explicites (Rondes de printemps en sera un ultime exemple, plus tardif). Au-delà de la modernité incontestable de son langage harmonique et orchestral, Debussy reste tributaire de l’imaginaire suranné de son temps (au même titre que son cadet Maurice Ravel, qui transparaît à travers des titres tels que Jeux d’eau ou Daphnis et Chloé)... qui ne sera que d’autant plus violemment mis à bas au sortir de la Grande Guerre.
La chanson française Il est cinq heures, Paris s’éveille s’inscrit dans un corpus considérable de chansons de variété ayant pour thème la ville de Paris. Son premier interprète, Jacques Dutronc (né en 1943), rejoint ainsi à l’âge de 25 ans une lignée de chanteurs et chanteuses glorieusement franchouillards : Artistide Bruant, Mistinguett, Maurice Chevalier, Charles Trenet, André Claveau (injustement méconnu aujourd’hui), Édith Piaf, Yves Montand, Juliette Gréco, Serge Gainsbourg, Barbara... Écrite en une soirée par Dutronc avec le littérateur Jacques Lanzmann et sa femme de l’époque, cette chanson que l’on pourrait dire «à texte» repose sur une base harmonique simple, sinon simpliste (Am | Dm | C | E
, puis refrain en majeur : A | Bm | E | A
), avec un mouvement relativement entraînant (accompagnement en «pompes»). Lors du premier enregistrement, un flûtiste qui passait par là (Roger Bourdin, excellent musicien de variété mais aussi compositeur aimable) improvise un solo de flûte qui deviendra l’un des signes distinctifs de la chanson. Les paroles, mettant en scène la vie nocturne et interlope de la capitale et critiquant ses monuments les plus éculés, s’inscrivent dans la pseudo-subversivité «yéyé» de ces années 1960, qui ne les empêchera pas de se fondre immédiatement dans une culture de consommation mainstream entièrement inoffensive et dépolitisée. De fait, la chanson sortira en mars 1968, dans cette « France qui s’ennuie et s’animera quelques mois plus tard d’un soulèvement bref et partiel, qui ne fera que consacrer in fine la victoire de l’Ordre et de la Réaction, fût-ce sous l’apparence cosmétiquement rajeunie du néolibéralisme décomplexé.
Les auteurs de la chanson déclareront s’être inspirés d’une chanson bien plus ancienne, intitulée Tableau de Paris à cinq heures du matin et que l’on doit, en 1802, à l’inoubliable Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers (1772-1827, auteur notamment de la chanson Bon voyage, monsieur Dumollet). Monument du kitsch le plus atroce que l’époque pouvait produire, la partition est d’une pauvreté affligeante ; l’on ne s’étonnera sans doute pas d’apprendre qu’elle est en fait copiée d’une contredanse tirée du ballet La Rosière signé en 1783 par Maximilien Gardel. Quant aux paroles de Désaugiers, elles dressent -- littéralement -- une image d’Épinal de ce Paris idéal où tout le monde s’affaire et commerce sans distinction de classe ni de fortune. On assiste ainsi à l’édification de ce Paris de carte postale qui fera fureur dans les siècles à venir ; de fait, cette chanson sera chantée jusqu’au début du XXe siècle (et fera par exemple les choux gras du Lapin agile. (Ce qui explique peut-être comment elle a pu parvenir jusqu’à Dutronc et Lanzmann.)
Faut-il voir dans le Paris s’éveille de 1968 une tentative de prendre à contre-pied cette image traditionnelle ? Manifestement oui, mais la subversion manque entièrement sa cible. Ainsi, évoquer «les stripteaseuses» dans le vague but de choquer le bourgeois, est absolument inopérant tant l’on a pu voircombien, de Édith Piaf à Irma la douce et autres Amélie Poulain, le travail du sexe fait partie intégrante de la «couleur locale» traditionnellement associée à Paris. Ce qui n’empêchera pas certains commentateurs postérieurs d’opérer une audacieuse retcon en notant que cette chanson permet au bas-peuple d’exister dans le discours médiatique, et en se fixant notamment sur des vers tels que «Les ouvriers sont déprimés / Les gens se lèvent, ils sont brimés». De fait, quelques années plus tard (en 1974), cette chanson sera incluse, avec l’autorisation de ses auteurs, dans un album militant de tendance anarcho-situationniste. Les paroles sont réécrites pour l’occasion, non sans, comment dire, un certain punch -- qui n’a rien perdu de sa vigueur.
Quant à la chanson officielle, une simple recherche sur YouTube suffit à montrer combien elle est restée vivante dans les dernières décennies, mais aussi combien elle s’est institutionnalisée. Si l’on en trouve relativement peu d’enregistrements dits «amateurs», les captations légitimées (et en particulier télévisuelles), elles, abondent -- réservant parfois quelques surprises intéressantes. Les arrangements instrumentaux suivent l’air du temps, parfois de façon assez réussie ; l’aspect «à texte» permet aux interprètes à la mode de s’essayer à l’infâme parlando hérité de Piaf, voire sous une forme rajeunie pouvant aller jusqu’au slam.
Que ce soit entre 1783 et 1802 ou entre 1968 et aujourd’hui, des airs simples continuent d’être fredonnés, par-delà les bouleversements politiques, par-delà les troubles sociaux, la détresse ou la misère. Et c’est, sans doute, tout ce qu’on leur demande.