Le site personnel d’André Hautot, enseignant-chercheur en physique à l’université de Liège, propose depuis 2008 des billets mensuels consacrés à des personnalités ou thématiques musicales. On notera en particulier quelques articles très documentés consacrés aux compositrices femmes, actuelles ou passées.
Hautot note, à juste titre, que les exemples de femmes compositrices remontent au Moyen-Âge avec une vingtaine de trobairitz répertoriées. Il affirme (de façon peut-être un peu rapide) que la Renaissance n’a guère laissé de place aux femmes, et qu’il faut attendre le Baroque italien pour rencontrer les deux exemples les plus marquants : Francesca Caccini (fille du compositeur) et Barbara Strozzi. Il évoque également la grande claveciniste française Élisabeth Jacquet de la Guerre, à la fin du XVIIe siècle.
De fait, c’est en France que l’on trouvera un peu plus tard, à l’époque pré-romantique, plusieurs exemples de femmes compositrices : Hautot évoque le cas d’Hélène de Montgeroult ainsi que les très intéressantes Louise Farrenc et Louise Bertin ; l’on pourrait également mentionner Rose-Adélaïde Ducreux (fille du célèbre peintre rappeur Joseph Ducreux, et également peintre elle-même), Sophie Bawr (plus dramaturge que compositrice), Pauline Duchambge et Marie Bigot (toutes deux pianistes). Suivra la génération des Fanny Mendelssohn, Clara Schumann et autres Alma Mahler.
Reste un problème épistémologique et philosophique inhérent à toute énumération de ce type (le plus souvent établie par des commentateurs de genre masculin, au demeurant) : au nom de quoi serait-il pertinent de juxtaposer des écritures et époques aussi différentes ? Prétendre valoriser «les compositrices» tout en les circonscrivant d’une façon grossière (voire paternaliste) ne revient-il pas à anéantir le but même que l’on prétend poursuivre ? Ce questionnement pourrait paraître purement théorique ; il acquiert pourtant une douloureuse actualité en notre époque où des politiques de parité stricte, aux intentions louables et à la vue courte, ont permis à certaines auteurs de sortir d’un oubli injuste, mais conduisent également de nombreux lieux culturels à faire tourner en boucle une poignée de compositrices à l’écriture parfois paresseuse et médiocre.
En 1966 voit le jour la série télévisée Star Trek, qui laissera une empreinte durable sur l’imaginaire et la vie culturelle des cinq décennies suivantes (et au-delà, sans nul doute). Si d’innombrables commentaires ont été faits quant à l’univers (pour une fois, le terme n’est pas entièrement inapproprié) de la série, ses arrières-plans philosophiques, scientifiques et linguistiques, un aspect mérite d’être souligné ici : l’omniprésence d’éléments musicaux surprenants et marquants.
Tout d’abord, il est frappant de constater combien les personnages de Star Trek (tant dans la série d’origine que dans les séries et films suivants, à l’exception des plus récents) ont de propension à chanter et jouer de la musique sous divers prétextes (c’est même un ressort narratif dans le film Star Trek: Insurrection). Des dizaines d’œuvres et chansons ont été jouées par les personnages à ce jour, et cette discussion sur Reddit fait le point sur les diverses compétences instrumentales des personnages majeurs : Riker et son trombone, Data au violon, Nella Daren et Seven of Nine au piano (mais aussi Spock), Uhura à l’épinette, Harry Kim à la clarinette, etc. De nombreux compositeurs sont mentionnés, et certains font même une apparition (Beethoven et surtout Brahms, qui donne même son nom à un personnage).
Au répertoire musical connu s’ajoute tout un corpus musical fictionnel : ainsi par exemple des opéras klingons, évoqués régulièrement par des personnages. Cette tradition musicale s’est d’ailleurs vue concrétisée sur Terre au XXIe siècle, lorsqu’un groupe de hollandais a effectivement créé un véritable opéra Klingon, en 2010 (en voici un extrait).
De même, outre les instruments de musique connus, Star Trek donne naissance à tout un instrumentarium spécifique, d’au moins une trentaine de spécimens divers, de la harpe vulcaine de Spock (pour laquelle nous disposons de plans détaillés) à la flûte acquise par Picard dans le village de Ressik où il vit une existence entière et fonde une famille, avant de tout perdre en un instant -- ce qui donne lieu à un moment mémorable de la série.
De surcroît, beaucoup d’acteurs de Star Trek sont eux-même mélomanes : tant Leonard Nimoy que William Shatner ont entrepris de se lancer dans la chanson (avec un bonheur discutable pour ce dernier) ; Jonathan Frakes a réellement joué du trombone dans sa jeunesse, et Brent Spiner est un habitué de Broadway.
Enfin, l’accompagnement musical de la série et des films subséquents, mérite qu’on s’y attarde. Différents thèmes musicaux ont été réalisés par de nombreux compositeurs pour les génériques et musiques d’arrière-plan ; le thème d’origine est dû à Alexander Courage et a donné lieu à de nombreuses anecdotes intéressantes :
- le compositeur déclara s’être inspiré d’une chanson des années 1930.
- le texte parlé sur l’introduction est lui-même inspiré d’une brochure du gouvernement américain encourageant à l’exploration spatiale.
- les «wooosh» faits par le vaisseau spatial montré à l’image sont des bruitages ajoutés à la musique par Courage lui-même, qui les produisit avec sa bouche.
- le créateur de la série, Gene Rodenberry, écrivit des paroles pour ce thème musical, non pour qu’elles soient chantées mais simplement pour s’arroger la moitié des droits de diffusion.
- même si le thérémine est devenu une sonorité emblématique de la série, le thème original n’est pas joué par un instrument électronique mais par une vocalise de soprano (Loulie Jean Norman), mêlée à un son de flûte et d’orgue. (Le mixage était à l’origine égal et difficilement identifiable, mais Rodenberry insista pour en faire un véritable solo de soprano.)
Le matériau thématique et timbrique de Star Trek s’élargit en 1979 avec le premier long-métrage consacré à ces personnages. Confiée à Jerry Goldsmith, la musique sera terminée dans l’urgence (la dernière séance d’enregistrement se termine à deux heures du matin cinq jours avant la sortie du film), et fait intervenir un thème d’inspiration plus nettement hollywoodienne (Star Wars est sorti quelques mois auparavant et John Williams est à son pinnacle), qui servira plus tard non seulement à la lignée de longs-métrages mais aussi à la nouvelle série télévisée Star Trek: The Next Generation.
Ce premier film surprend par son sérieux et sa lenteur, qui -- lorsqu’elle ne s’empêtre pas dans les lourdeurs du treknobabble -- atteint à des aspects presque contemplatifs. Sous l’influence de Goldsmith et du réalisateur Robert Wise (à qui l’on doit, presque trente ans plus tôt, Le Jour où la Terre s’arrêta, qui fit date dans l’histoire de la musique de film et de la science-fiction), la partition donne tout leur sens à de longues séquences d’images hallucinées, quasi-abstraites. On peut notamment y entendre un instrument unique : le Blaster Beam.
Cet instrument électronique de taille impressionnante (5 à 6 mètres) a été découvert et popularisé au début des années 1970 par le jeune musicien Craig Huxley qui venait lui-même de renoncer à une carrière d’acteur (enfant, il était d’ailleurs apparu dans... la série Star Trek). Mettant en œuvre une série de cordes tendues sous un panneau d’acier (plus tard remplacé par de l’aluminium), cet instrument produit du son par percussion ou vibrations diverses (on peut utiliser aussi bien un archet qu’une masse, et allonger ou réduire la zone de vibration), le son étant ensuite capté par une série de pickups électro-magnétiques. Le timbre résultant est grave, profond et riche, à la fois violent et grandiose ; parfaitement adapté à des mondes intersidéraux où se fondent musique et effets sonores. De fait, le Blaster Beam restera l’apanage de ce type d’écriture... jusqu’au début des années 1990, où il acquiert une réputation nouvelle et inattendue : en effet, naît sur Usenet une légende urbaine, selon laquelle cet instrument procurerait au public féminin des sensations, comment dire, particulièrement plaisantes. Where no man has gone before?
«La vérité est ailleurs» : peut-être n’est-il pas anodin que la série télévisée The X-Files, remettant au goût du jour les histoires de monstres et de fantômes (et par extension, de soucoupes volantes et de paranormal) ait fait ses débuts en 1993, c’est-à-dire à l’exact moment où le grand public découvre le Web, premier moyen de communication mondial décentralisé, non-censuré (sauf dans d’obscures dictatures) et accessible à tous aussi bien en consultation qu’en publication. Aussi, les sites consacrés à l’étrange, l’inexpliqué, voire à diverses théories du complot, seront-ils très tôt l’un des aspects marquants du «cyberespace».
Deux décennies plus tard, l’auto-publication a cédé le pas à l’hégémonie de nouveaux intermédiaires et le Web se retrouve largement zombifié par Facebook et YouTube... mais les thématiques surnaturelles et mystérieuses sont toujours là. On en voudra pour illustration un phénomène largement documenté ces cinq dernières années, celui des sons étranges ou trompettes célestes.
Ce phénomène semble avoir commencé en 2011 avec cette vidéo captée par une habitante de Kiev en Ukraine. La période est alors propice pour un imaginaire catastrophiste : fin du monde annoncée pour 2012, sortie du film Red State... S’ensuivront des centaines de vidéos similaires émanant des quatre coins du monde occidental, certaines authentiques, d’autres moins (elles utilisent parfois exactement la même piste sonore) -- et qui rencontrent un écho (c’est le cas de le dire) d’autant plus propice qu’elles s’inscrivent dans une longue histoire de sons inexpliqués.
Les explications rationnelles ne manquent pas, comme le récapitule très efficacement cet épisode du podcast Skeptoid (auquel nous avions déjà eu recours précédemment). Mais pourquoi ne pas considérer, au fond, ces phénomènes en tant qu’objet purement musical ? Comme le fait très justement remarquer un site d’actualités canadien,
Le seul mystère des vidéos de «bruits étranges dans le ciel», c’est de savoir quel synthétiseur a été employé pour faire ces sons -- et aussi, comment ces séquences sont parvenues à saisir les peurs et l’imaginaire de gens vivant partout dans le monde.
Il y a dans ces sons une beauté presque irréelle (dans la plupart des commentaires figure le mot anglais eerie), de par la profondeur et la richesse qu’ils prennent en se répercutant contre les nuages, en résonnant à travers des villes ou des vallées entières -- et ce quelle que soit leur origine, humaine (freinage de trains, avions, engins de chantier, faux d’artifice) ou naturelle (orage, glissement de terrain, vent). Mais ce qui frappe surtout, c’est de saisir dans nos vies urbaines (d’où nous sommes parvenus à bannir toute source sonore inattendue et incontrôlée -- qu’il s’agisse de téléphones, véhicules automobiles, indicatifs en tous genre), l’instant où parvient à faire irruption un son surprenant et déstabilisant, ni naturel ni artificiel.
Rares sont les gestes artistiques qui pourraient approcher l’intensité de ce moment soudain mais prolongé, de ce son venu de nulle part.
La rentrée 2016 marquera en Suisse une victoire symbolique majeure dans l’enseignement de la Formation Musicale. C’est alors qu’entrera en application la modification de la Constitution Fédérale helvétique, proposée par une initiative populaire dès 2007 puis retouchée par le Parlement et approuvée par la population (à une large majorité) lors de la votation du 23 septembre 2012. Se trouve ainsi ajouté à la constitution fédérale un nouvel article (le désormais célèbre 67a), qui dispose :
La Confédération et les cantons encouragent la formation musicale, en particulier des enfants et des jeunes.
Dans les limites de leurs compétences respectives, la Confédération et les cantons s'engagent à promouvoir à l'école un enseignement musical de qualité. Si les efforts des cantons n'aboutissent pas à une harmonisation des objectifs de l'enseignement de la musique à l'école, la Confédération légifère dans la mesure nécessaire.
La Confédération fixe, avec la participation des cantons, les principes applicables à l'accès des jeunes à la pratique musicale et à l'encouragement des talents musicaux.
Au-delà de son aspect généralement sympathique, reconnaissons le fin ouvrage d’ambigüité politicienne que constitue ce texte : maintenant un savant équilibre entre prescription étatique et indépendance des cantons, entre grands principes généreux et formulation suffisamment vague pour n’engager concrètement à pas-grand-chose. On n’échappe pas à quelques présupposés idéologiques plus ou moins discutables (orientation jeuniste, inclusion de la musique dans l’enseignement général de masse -- même si des initiatives se mettent en place pour envisager également l’apprentissage musical en-dehors de l’école), dont le moindre n’est pas cet intitulé de «Formation Musicale» lui-même, probablement emprunté à la doxa française où il a été brandi et imposé pour balayer le mot «solfège» déclaré irrémédiablement ringard par Qui De Droit -- et qui ne laisse pas, depuis lors, de donner lieu à d’innombrables interrogations et spéculations.
Peu importe, au fond : il ne peut être que réjouissant de voir une telle mesure recueillir un aussi large soutien dans la population (à l’exception de l’extrême-droite et des formations opposés à l’État fédéral), même si ce n’est qu’à titre symbolique et parfaitement inoffensif d’un point de vue social. La Formation Musicale figure donc maintenant dans le texte de la Constitution Fédérale, ça ne mange pas de pain et ça fait plaisir à à-peu-près tout le monde -- du moment qu’on ne touche pas à l’essentiel : ladite constitution, rappelons-le, débute encore aujourd’hui par l’exhortation : «Au nom de Dieu Tout-Puissant!»
Avant l’Oulipo, avant la Nouvelle Vague, avant le postmodernisme et les «nouveaux» «philosophes», avant l’hégémonie boulézienne, se jouaient déjà dans la France de l’immédiat après-guerre un certain nombre de démarches artistiques expérimentales -- quoiqu’avec sans doute moins de radicalité et de forfanterie. C’est là la génération de Michel Butor en littérature, de Pierre Schaeffer en musique concrète, de Ionesco et Beckett dans le domaine théâtral.
Et, à mi-chemin entre ces domaines, se trouve une personnalité plus discrète et plus inclassable : celle de Jean Tardieu (1903-1995). Fils d’un peintre et d’une harpiste (il pratiqua lui-même la musique), Tardieu fut non seulement un poète extrêmement sous-estimé, et un dramaturge essentiel (qui ne se réduit pas aux expériences les plus anecdotiques pour lesquelles il reste connu), mais il occupa aussi des fonctions de direction à la radio-télévision française où son influence s’avéra déterminante.
Comme le fait remarquer l’universitaire Jean-Pierre Longre dans un intéressant article, la musique constitue chez Tardieu une composante constante de son discours tant poétique que théâtral (on pourra également se reporter à ce mémoire plus développé et plus récent d’une étudiante grecque). Il peut s’agir de poésie de la langue (jeu sur les allitérations et les phonèmes mais aussi sur la scansion, comme dans Rythme à trois temps), de méta-discours sur la musique (La Sonate et les trois messieurs : comment parler musiuqe) voire d’allusions plus générales comme l’illustre le titre de ses recueils Théâtre de chambre ou Poèmes à jouer.
Une expérience marquante -- tout au moins dans son concept plus que dans sa réalisation, quelque peu naïve -- est à découvrir dans Conversation-Sinfonietta, pièce brève écrite comme une partition d’ensemble vocal, dont on peut trouver quelques enregistrements en ligne et dont le texte est également disponible -- en toute illégalité mais pour notre plus grand bonheur. En voici un extrait :
LE SPEAKER
Voici d'abord l'Allegro ma non troppo.Le Speaker va s'asseoir sur une chaise dans le studio.
BASSE 1
Bonjour Madame !
CONTRALTO 2
Bonjour Monsieur !
BASSE 2
Bonjour Madame !
BASSE 1 et BASSE 2, ensemble, crescendo.
Bonjour Madame !
CONTRALTO 1 et CONTRALTO 2, ensemble, forte.
Bonjour Monsieur !BASSE 1 et BASSE 2 et CONTRALTO 1 et CONTRALTO 2 continuent à se donner la réplique en sourdine, sur un ton égal, monotone, très martelé : « Bonjour Madame », « Bonjour Monsieur », pendant que le Ténor et la Soprano, qui se sont levés, échangent leurs répliques, très en dehors et avec un phrasé émouvant.
Dès la fin des années 1940, Jean Tardieu fait connaître un jeune auteur en lui commandant des saynètes et pièces pour la radio française : ainsi Roland Dubillard (1923-2011) se fait-il connaître du grand public. Auteur polygraphe lui aussi (poésie, théâtre, nouvelles et romans), il joue fréquemment avec des notions musicales, quoique de manière plus irrévérencieuse, sinon ouvertement burlesque. Dès 1952 (toujours sur une commande de Tardieu), il présente Si Camille me voyait, une «opérette sans musique».
Dans les sketches radiophoniques pour lesquels il reste connu aujourd’hui (bien plus que Tardieu d’ailleurs), réunis postérieurement sous l’intitulé des Diablogues, l’élément musical est omniprésent : BB ou musicologie, Musique de placard, Leçon de piano. Dans plusieurs de ces scènes, le discours se fait même musical (en chantant des notes, en enchaînant des onomatopées bruitistes) ; dans d’autres, le monde de la musique sert plus simplement de terrain de jeu à une caricature d’érudition qui se transforme vite en jeu de massacre. Voici par exemple la mémorable introduction de Le Concert :
La Symphonie Levrette, de Sigmund Freud, qui vous sera donnée ce soir dans le cadre du Festival d’Arcachon-Limoges, sera exécutée par les huîtres de l’Orchestre Psychanalytique du But en Blanc, sous la direction de Jacques Lacan, avec le concours du quatuor à pétrole des usines Renault et des solistes du Purgatoire national.
Pourquoi l’avancée de la technologie semble-t-elle donner systématiquement lieu à des traductions approximatives, impropres et paresseuses ? Là où, jadis, l’on réfléchissait soigneusement à la dénomination des nouvelles inventions (ce qui a engendré d’authentiques réussites de la langue française telles que ordinateur, logiciel, numérique ou plus récemment courriel grâce au Québec), il faut se contenter depuis les années 1990 de l’abrutissement qui a conduit à traduire Start button par «Menu Démarrer», Favorites par «Favoris», at par «arobase», object-oriented par «orienté objet», social network par «réseau social». Fleurissent ainsi des mots que la langue française aurait, ô combien, préféré oublier («innovation», «obsolète», «paradigme», «entreprenariat»), des constructions atroces («vivre»+COD, «solutions»+épithète) -- quand on ne se contente pas de récupérer tout bonnement les buzzwords de langue anglaise : digital natives, cloud computing, business model, crowdsourcing et ainsi de suite.
L’un des sommets les plus navrants de cette mode est atteint par l’emploi abusif du mot smart, stupidement traduit par «intelligent» et que l’on applique à à peu près tout et n’importe quoi : téléphones, maisons, villes, rues, voitures, voitures, portes, vêtements, appareils électroménagers et ustensiles culinaires... S’y adjoint d’ailleurs aisément un qualificatif au choix parmi : «connecté», «augmenté», «amélioré», «positif», «intuitif», «proactif», «performant».
Donc évidemment, il fallait en venir là : les instruments de musique intelligents.
Le projet Smart Instruments (à prononcer à l’anglaise) est -- évidemment -- un projet de l’Ircam, dirigé par le chercheur et acousticien Adrien Mamou-Mani (il y est collègue, notamment, de notre propre oumupien Moreno Andreatta). Il s’agit de capter le son d’un instrument (par exemple au moyen d’une cellule piezo-électrique), de le traiter en temps réel, puis de se servir d’un transducteur (actionneur/résonateur) pour faire vibrer le corps de l’instrument. En ce sens, il s’agit d’électro-acoustique en temps réel, une démarche assez classique pour l’Ircam ; la véritable originalité (même si des expériences préalables en ce sens remontent à deux ou trois décennies) réside dans le dispositif d’émission du son : ici confondu avec la table d’harmonie, le son artificiel se combine avec le timbre de l’instrument, s’y ajoute ou s’y soustrait.
L’idée est évidemment très intéressante et offre effectivement (en tout cas aux compositeurs et interprètes ne craignant pas d’être tributaires d’une médiation technologique) des possibilités acoustiques et instrumentales pouvant déboucher sur des gestes expressifs nouveaux -- si tant est que ce dispositif puisse être utilisé avec suffisamment de liberté, nonobstant le brevet déposé par ses inventeurs et, plus généralement, la propension de l’Ircam à faire de ses outils une exploitation commerciale éhontée.
Ce qui surprend davantage, c’est l’emballage discursif, lexical et promotionnel de ces dispositifs ; particulièrement apparent dans ce reportage (vidéo) réalisé par le Journal du CNRS, qui chante glorieusement l’avènement d’une «révolution musicale» et d’une nouvelle ère : «Le Temps des instruments augmentés». La couverture presse est à l’avenant : «instruments pour le futur», «univers de réalité augmentée», etc.
En fin de compte, les Smart Instruments ne sont pas seulement une idée acoustique intéressante et élégamment réalisée, mais aussi un signe des temps : de notre société dans laquelle chercheurs et musiciens semblent condamnés à parler la langue de l’«entreprenariat innovant», celle du marketing et des startupeurs.
C’est en 2000 que le compositeur Tán Dùn (né en 1957) accède au rang de superstar internationale, en signant la partition du film hong-kongais Tigre et Dragon, interprétée au violoncelle principal par -- autre superstar s’il en est -- Yo Yo Ma. (De fait, le violoncelle semble être un instrument de prédilection pour Tan Dun, que ce soit en écriture soliste ou sous forme concertante.)
Bien qu’originaire d’un village chinois, Tan Dun est marqué par la musique savante occidentale : il se décrit comme «esclave de Beethoven», et a bénéficié de son lien fortuit avec John Cage -- marchant en cela sur les traces d’un autre compositeur d’extrême-Orient, Toru Takemitsu (1930-1996), et dont Tan semble d’ailleurs avoir hérité de nombreux traits stylistiques. C’est là toute l’ambigüité de son discours musical, qui joue abondamment la carte «couleur locale» mais toujours sous-tendu par des formes, instrumentations et harmonies ordinairement occidentales. Les gammes pentatoniques abondent mais restent toujours explicitement polarisées, le discours reste sous-tendu par des cycles de quinte, les glissandos, vibratos et modes de jeu microtonaux ou détimbrés restent ancrés par un accompagnement toujours néo-tonal.
De cette dichotomie pourrait résulter une tension expressive et novatrice (comme, chez Bartók, puis Ligeti, la collision entre recherche musicale savante et patrimoine traditionnel) : Tan Dun, cependant, semble préférer une écriture conciliante, peu dirigiste d’un point de vue rythmique et structurel, où tout finit par se fondre dans une même couleur inoffensive, plaisante quoique délavée -- comme l’assume explicitement le titre de son recueil pour piano seul Huit souvenirs en aquarelle. On n’est pas loin de la musique dite easy listening ; et de fait, l’innocuité vaguement exotique de Tan Dun n’a certainement pas été sans favoriser sa légitimation mainstream, de musiques de films en opérations publicitaires.
Tan Dun revendique cependant une profondeur spirituelle (notamment taoïste) et une dimension symbolique dans sa musique. L’imaginaire de la nature, et en particulier des éléments (l’eau et le feu,rejoints plus récemments par la pierre et la céramique), marque son écriture si l’on en juge par les intitulés de ses pièces : Mort et feu, Accouplement du feu et de l’eau pour violoncelle seul, Le Feu (concerto pour piano), etc. Là encore, l’on peut y voir la trace d’une influence de Takemitsu, chez qui la poétique de l’eau est une idée prédominante.
C’est d’ailleurs avec une pièce en hommage à Takemitsu (Water concerto, 1998) que Tan Dun s’engage dans une démarche originale qui renouvelle en partie ses propositions musicales et instrumentales : intégrer dans la musique même les sons naturels des éléments qui l’inspirent : en l’occurrence, un concerto (concert-eau ?) pour percussions aquatiques, bols de diverses tailles remplis d’eau, tambours d’eau et Waterphone. De cette tentative découleront (c’est le cas de le dire) de nombreuses autres pièces, dont une Passion d’eau se référant à Bach et une Messe d’eau, musique d’eau (ah ah) et autres cadences d’eau.
Quelques années plus tard, Tan Dun change de matériau avec un Concerto pour papier assez réussi, et plus tard des pièces pour percussions de pierre, et un Concerto de la Terre (référence à Mahler) pour percussions de céramique. Un parcours radical, souvent intéressant musicalement et, à tout le moins, remarquablement cohérent (il lui reste encore, toutefois, à utiliser des instruments véritablement en feu)... Dès 2003 d’ailleurs, son opéra sur le thé était déjà, à ce titre, programmatique : le premier acte s’intitule «Eau et feu», le deuxième, «Papier» et le troisième «Céramiques et pierres».
(L’on peut notamment se reporter à deux articles en français consacrés à Tan Dun par le blog «Chercheurs de son», sur lequel nous serons amenés à revenir prochainement : Water Drums et Paper concerto.) Notons également, en 2008, une pièce dont le titre, Organic music, servira finalement à désigner sa démarche toute entière.
Il convient peut-être de s’arrêter un instant sur ce terme, qui entend désigner la musique faite au moyen d’instruments «naturels». Tan Dun prétend ainsi rejoindre des traditions musicales ancestrales -- et l’on retrouve ainsi l’argument de «couleur locale» évoqué ci-dessus ; de fait, la musique "organique" pourrait légitimement inclure les lithophones préhistoriques et les conques que nous avons pu voir passer sur ce site. Se trouve ainsi délimitée, en creux, une musique non-naturelle, artificielle, qui serait constituée de tout le reste -- de même que les musiques dites (grrrr) «actuelles» se divisent couramment entre musiques amplifiées et acoustiques. De fait, le mot anglais organic sert également à désigner ce que nous appellerions en français, l’alimentation «bio».
L’on voit alors apparaître un idéologème bien connu et doublement trompeur. Tout d’abord parce que l’objet artistique même que constitue la création musicale, en tant qu’agencement savant de sons (quelle que soit leur origine) est ontologiquement et irréductiblement un objet conceptualisé et artificiel -- de même que la notion de «paysage», comme l’ont compris les peintres depuis la Renaissance. Ensuite parce que, là où la lutherie a pris soin, au fil des siècles, de mettre en valeur et de faire résonner des vibrations d’origine parfaitement «naturelle» (cordes, table d’harmonie, peaux tendues), le retour à des «instruments» faits de matériaux bruts ne peut exister QUE grâce à l’emploi d’un dispositif d’amplification faisant appel à la technologie dernier cri. La médiation artificielle et non-naturelle est toujours là, ô combien : elle est simplement moins visible.
L’aspect déhistoricisant et superficiel de cette démarche n’ôte rien, du reste, à la qualité de la musique et à la beauté du geste expressif, que l’on reste libre d’apprécier sans en être dupe. Du reste, peut-être faudrait-il également s’interroger sur le succès de ce discours musical dans «nos» sociétés occidentales : au-delà des qualités intrinsèques évidentes de cette écriture et du savoir-faire indéniable de Tan, ne compte-t-il pas sur notre propre superficialité et notre goût du pittoresque ? Tout mélomane n’a peut-être, au fond, que les compositeurs qu’il mérite...
Que diable faire du « mouvement musicaliste » ? Lancé non sans pompe en 1932 par le peintre français Henry Valensi (1883-1960), ce mot d’ordre artistique -- qui déclare procéder davantage d’un constat sur l’état de la création que d’un courant prescriptif -- affirme sommairement que
- 1/ à chaque époque il s’est trouvé une forme d’expression artistique qui a dominé, gouverné et informé toutes les autres,
- 2/ "notre" époque faite de «dynamisme, rythme, harmonie, science, synthèse», voit prédominer la musique,
- et de ce fait, 3/ les artistes peintres (mais également tous les autres) doivent s’inspirer de la musique, et «[sentir] en eux le souffle de la musique animer notre époque».
Tout cela est bel et bon. Le premier ennui de Valensi, c’est qu’il arrive en une époque déjà fort chargée : son «Manifeste du musicalisme», reproduit ci-dessous, ne peut que venir s’empiler par-dessus le Manifeste du futurisme (1909), le Manifeste de la peinture futuriste puis le Manifeste technique de la peinture futuriste (1910), le Manifeste du suprématisme (1915), le Manifeste Dada 1918, le premier puis le second Manifeste du surréalisme (1924 puis 1930)... L’imprécision du discours de Valensi -- deuxième ennui -- n’est pas pour arranger les choses : à la rusticité de son analyse historique s’ajoute une certaine pauvreté conceptuelle, à commencer par ce mot de «musique» ou d’«esprit musical», qu’il brandit en tous sens mais ne cherche jamais à définir, ou tout au moins circonscrire. L’emphase du propos n’en ressort que plus maladroitement, et touche presque au mysticisme -- il suffit pour s’en convaincre de voir les efforts déployés aujourd’hui par l’«association des ayants-droit» (sic) pour faire connaître (voire : fructifier ?) le mouvement musicaliste.
... Si tant est que mouvement il y ait : même si l’on croise dans les alentours de Valensi quelques noms connus du cubisme et du futurisme, voire de plus inclassables comme Kupka, Louise Janin ou Ernst Klausz, il est douteux que «le» musicalisme ait jamais constitué dans la trajectoire d’aucun d’entre eux, une influence essentielle. Du reste, nombre d’artistes peintres de l’époque, comme il le reconnaît lui-même, n’ont pas attendu Valensi pour s’interroger sur le rapport entre peinture, mouvement et rythme : ainsi, Mikhaïl Matiouchine (1861-1934) était-il violoniste avant de devenir artiste peintre (il composera notamment l’opéra Victoire sur le soleil, dont la scénographie est créée par Malevitch) ; il expérimente notamment une Construction Picturale-musicale en 1918.
C’est d’ailleurs ici que s’ébauche -- et se termine -- un parallèle possible entre le musicalisme et l’Oulipo : l’un comme l’autre refuse explicitement de s’ériger en école esthétique, et reste ouvert à des artistes ou auteurs de tous horizons. L’Oulipo, cependant, ne s’arrête pas à une vague pétition de principe et propose d’entrée de jeu une démarche, des outils, un cadre formel que l’on chercherait en vain dans le musicalisme. Et qui pourrait, au fond, reprocher à Henry Valensi de manquer d’esprit bureaucrate ? Au-delà de son éventuelle maladresse en tant que chef de file (laquelle n’est aujourd’hui qu’alourdie par la mise en valeur posthume de son héritage), il ne fait aucun doute que c’était un véritable créateur de formes, un artiste curieux et novateur, dont l’œuvre se défend d’elle-même sans avoir besoin d’être incluse dans aucun courant, fût-il autoproclamé.
L’expérimentation la plus notable de Valensi se trouve sans doute dans une forme d’art animé qu’il baptise cinépeinture : après avoir peint en 1932 un tableau intitulé Symphonie printanière, il décide de l’animer et réalisera pour cela, de 1936 à 1959, environ 64000 dessins qui constituent une présentation graphique mobile d’une trentaine de minutes. Symphonie printanière restera ainsi le grand œuvre de sa vie.
Il est intéressant de noter que cette forme d’expression était non seulement dans l’air du temps depuis déjà deux décennies, mais qu’elle avait été dès ses débuts associée à des notions musicales : ainsi Léopold Survage (1879-1968) proposait dès 1914 un Rythme coloré constitué d’images animées (et admiré notamment par Apollinaire) ; dans les années suivantes, Hans Richter (1888-1976) et Viking Eggeling (1880-1925) proposent respectivement des Préludes et Fugues, une série de Rythmes, ainsi que les Symphonie horizontale-verticale et Symphonie diagonale.
Un autre point qui mérite d’être noté, en dit plus long sur notre société contemporaine que sur la sienne : à une exception près, les vidéos présentant son œuvre -- qu’elles soient officielles ou non -- sont toutes accompagnées d’une musique exogène à l’œuvre elle-même (et anachronique à son auteur), tant il est évident que le public contemporain ne peut se contenter de regarder des images (à plus forte raison animées) sans qu’y soit associé une bande-son. Ce qui revient exactement à nier le principe même du musicalisme, tout en cherchant à le faire vivre...
Voici, pour conclure, le manifeste du musicalisme de 1932, ici retranscrit dans son intégralité :
S’affirmant par ce Manifeste de leurs propres pensées sur l’Art, un groupe de peintres, qu’anime déjà l’esprit musical, veut se cristalliser.
Nul ne peut se refuser à constater la présente évolution de l’Art, et la moindre connaissance de l’esthétique fait remonter dans le temps cette évolution.
Si nous prenons comme exemple la Peinture, il faudra reconnaître que, sous le même nom de peinture, l’art de s’exprimer par des lignes et des couleurs fut très divers, depuis la plus haute Antiquité.
Ainsi chez les Égyptiens, sous l’influence d’un esprit architectonique, que tout révèle sur les bord[s] du Nil, (grands à-plats du pays, hiérarchie politique, idéalité d’une protection, jusque dans la survie, assurée par l’architecture), la peinture fut architecturalisée par l’emploi de tons mis en à-plats, juxtaposés comme les pierres d’un édifice, et d’un dessin silhouetté comme une façade, hiérarchisé comme une pyramide.
Puis dans la Grèce, divisée en vallées et en îles, sous l’esprit sculptural qui amenuise des formes équilibrées en volumes d’aspect réaliste, les peintres de la Hellade ont inventé le ton rompu qui modela la surface peinte, permit d’imiter la nature et donna à la Peinture sa plus belle conquête : le nuancement des valeurs ; ce fut une peinture sculpturale.
La Renaissance affirma par le portrait, ce jeu des expressions de l’individu, le règne même de la Peinture, purifiée là de toutes autres influences.
Mais du XVIIe au XIXe siècle, la peinture se soumit à nouveau : c’était la puissance alors complète des Belles-Lettres et vous savez qu’on appela «peinture-littéraire» (nous nisons littérarisée) celle dont les inspirations les plus élevées, quittant la Foi et la Joie, étaient prises aux résurrections de l’Antiquité ou aux discours des Philosophes.
En cette déjà quadruple évolution, également subie par les autres arts, la Peinture, acte partiel de l’unique besoin qu’éprouve l’Homme de s’exprimer par cet ensemble de suggestions qu’on appelle l’Art, fut le reflet de temps successifs.
Pour que la Peinture se survive dans cette tradition d’enregistrer par leur propre expression les temps du Temps, il faut que les artistes, que le public, ressentent et expriment, comprennent et acceptent notre époque.
Il est clair pour chacun que les caractères capitaux du début de ce siècle sont : les applications de la science et un dynamisme généralisé, lesquels entraînent ou nécessitent dans leur orbe : le rythme, l’harmonie, la synthèse, etc., etc...
Or, l’art offrant le plus, dynamisme, rythme, harmonie, science, synthèse... est la Musique.
Pour cela nous prenons conscience, ici, que du point de vue esthétique, l’esprit musical prédomine notre époque et que, pour continuer traditionnellement de traduire notre vie, «l’Art doit se musicaliser».
En réalité, cette influence de la Musique prédominante s’est déjà développée, mais inconsciemment, dans tous les arts, chez tous les artistes qui peuvent se dire «sensibles et créateurs», et simultanément en plusieurs pays.
Car nous disons déjà «musicalisées» : l’architecture qui, de nos jours, surgit des bords de la Sprée aux rives marocaines de l’Atlantique, la sculpture d’Archipenko ou de Lipchitz, la peinture des Impressionnistes et Cubistes français ou des Futuristes italiens, la littérature enfin, à cause de Mallarmé ou de Proust.
Quant à la musique, cette souveraine aujourd’hui parmi les arts, ne s’est-elle pas dégagée de la religiosité d’esprit pictural due au Moyen Âge et de la philosophie d’esprit littéraire, issue des Diderot ?
C’est en prenant conscience de tous ces mouvements de l’esthétique qui, à la fois, prouvent l’évolution passée de l’Art, et indiquent son évolution présente, que nous, artistes et peintres, nous sommes groupés.
Voulant affirmer ce Mouvement, né spontanément en nous avant de nous connaître et nous reconnissant par nos œuvres qui doivent rester libres les unes des autres, pourvu que l’influence musicale les ait inspirées, nous publions ce Mnifeste pour convier d’autres artistes, quel que soit l’art dans lequel ils s’expriment[,] à s’y rallier s’ils sentent en eux le souffle de la musique animer notre époque.
Nous exposerons bientôt nos œuvres et les leurs pour cette affirmation :
- «Œuvrer en obéissant aux lois d’inspiration et de composition de la musique, actuelle prédominante parmi les arts.»*
Paris, Avril 1932
Henry Valensi, Charles Blanc-Gatti, Gustave Bourgone, Vilo Stracquadaini.
Merci à Cyrielle Galland, jeune dessinatrice et conceptrice graphique qui a attiré notre attention sur le musicalisme.