C’est en 2000 que le compositeur Tán Dùn (né en 1957) accède au rang de superstar internationale, en signant la partition du film hong-kongais Tigre et Dragon, interprétée au violoncelle principal par -- autre superstar s’il en est -- Yo Yo Ma. (De fait, le violoncelle semble être un instrument de prédilection pour Tan Dun, que ce soit en écriture soliste ou sous forme concertante.)
Bien qu’originaire d’un village chinois, Tan Dun est marqué par la musique savante occidentale : il se décrit comme «esclave de Beethoven», et a bénéficié de son lien fortuit avec John Cage -- marchant en cela sur les traces d’un autre compositeur d’extrême-Orient, Toru Takemitsu (1930-1996), et dont Tan semble d’ailleurs avoir hérité de nombreux traits stylistiques. C’est là toute l’ambigüité de son discours musical, qui joue abondamment la carte «couleur locale» mais toujours sous-tendu par des formes, instrumentations et harmonies ordinairement occidentales. Les gammes pentatoniques abondent mais restent toujours explicitement polarisées, le discours reste sous-tendu par des cycles de quinte, les glissandos, vibratos et modes de jeu microtonaux ou détimbrés restent ancrés par un accompagnement toujours néo-tonal.
De cette dichotomie pourrait résulter une tension expressive et novatrice (comme, chez Bartók, puis Ligeti, la collision entre recherche musicale savante et patrimoine traditionnel) : Tan Dun, cependant, semble préférer une écriture conciliante, peu dirigiste d’un point de vue rythmique et structurel, où tout finit par se fondre dans une même couleur inoffensive, plaisante quoique délavée -- comme l’assume explicitement le titre de son recueil pour piano seul Huit souvenirs en aquarelle. On n’est pas loin de la musique dite easy listening ; et de fait, l’innocuité vaguement exotique de Tan Dun n’a certainement pas été sans favoriser sa légitimation mainstream, de musiques de films en opérations publicitaires.
Tan Dun revendique cependant une profondeur spirituelle (notamment taoïste) et une dimension symbolique dans sa musique. L’imaginaire de la nature, et en particulier des éléments (l’eau et le feu,rejoints plus récemments par la pierre et la céramique), marque son écriture si l’on en juge par les intitulés de ses pièces : Mort et feu, Accouplement du feu et de l’eau pour violoncelle seul, Le Feu (concerto pour piano), etc. Là encore, l’on peut y voir la trace d’une influence de Takemitsu, chez qui la poétique de l’eau est une idée prédominante.
C’est d’ailleurs avec une pièce en hommage à Takemitsu (Water concerto, 1998) que Tan Dun s’engage dans une démarche originale qui renouvelle en partie ses propositions musicales et instrumentales : intégrer dans la musique même les sons naturels des éléments qui l’inspirent : en l’occurrence, un concerto (concert-eau ?) pour percussions aquatiques, bols de diverses tailles remplis d’eau, tambours d’eau et Waterphone. De cette tentative découleront (c’est le cas de le dire) de nombreuses autres pièces, dont une Passion d’eau se référant à Bach et une Messe d’eau, musique d’eau (ah ah) et autres cadences d’eau.
Quelques années plus tard, Tan Dun change de matériau avec un Concerto pour papier assez réussi, et plus tard des pièces pour percussions de pierre, et un Concerto de la Terre (référence à Mahler) pour percussions de céramique. Un parcours radical, souvent intéressant musicalement et, à tout le moins, remarquablement cohérent (il lui reste encore, toutefois, à utiliser des instruments véritablement en feu)... Dès 2003 d’ailleurs, son opéra sur le thé était déjà, à ce titre, programmatique : le premier acte s’intitule «Eau et feu», le deuxième, «Papier» et le troisième «Céramiques et pierres».
(L’on peut notamment se reporter à deux articles en français consacrés à Tan Dun par le blog «Chercheurs de son», sur lequel nous serons amenés à revenir prochainement : Water Drums et Paper concerto.) Notons également, en 2008, une pièce dont le titre, Organic music, servira finalement à désigner sa démarche toute entière.
Il convient peut-être de s’arrêter un instant sur ce terme, qui entend désigner la musique faite au moyen d’instruments «naturels». Tan Dun prétend ainsi rejoindre des traditions musicales ancestrales -- et l’on retrouve ainsi l’argument de «couleur locale» évoqué ci-dessus ; de fait, la musique "organique" pourrait légitimement inclure les lithophones préhistoriques et les conques que nous avons pu voir passer sur ce site. Se trouve ainsi délimitée, en creux, une musique non-naturelle, artificielle, qui serait constituée de tout le reste -- de même que les musiques dites (grrrr) «actuelles» se divisent couramment entre musiques amplifiées et acoustiques. De fait, le mot anglais organic sert également à désigner ce que nous appellerions en français, l’alimentation «bio».
L’on voit alors apparaître un idéologème bien connu et doublement trompeur. Tout d’abord parce que l’objet artistique même que constitue la création musicale, en tant qu’agencement savant de sons (quelle que soit leur origine) est ontologiquement et irréductiblement un objet conceptualisé et artificiel -- de même que la notion de «paysage», comme l’ont compris les peintres depuis la Renaissance. Ensuite parce que, là où la lutherie a pris soin, au fil des siècles, de mettre en valeur et de faire résonner des vibrations d’origine parfaitement «naturelle» (cordes, table d’harmonie, peaux tendues), le retour à des «instruments» faits de matériaux bruts ne peut exister QUE grâce à l’emploi d’un dispositif d’amplification faisant appel à la technologie dernier cri. La médiation artificielle et non-naturelle est toujours là, ô combien : elle est simplement moins visible.
L’aspect déhistoricisant et superficiel de cette démarche n’ôte rien, du reste, à la qualité de la musique et à la beauté du geste expressif, que l’on reste libre d’apprécier sans en être dupe. Du reste, peut-être faudrait-il également s’interroger sur le succès de ce discours musical dans «nos» sociétés occidentales : au-delà des qualités intrinsèques évidentes de cette écriture et du savoir-faire indéniable de Tan, ne compte-t-il pas sur notre propre superficialité et notre goût du pittoresque ? Tout mélomane n’a peut-être, au fond, que les compositeurs qu’il mérite...
Mise en ligne le 29 février 2016 (au moment où nous écrivons ces mots une semaine plus tard, elle atteint déjà les 10 millions de vues), cette vidéo montre une machine construite par le musicien suédois Martin Molin, du groupe Wintergatan.
Au-delà de l’aspect séduisant (et illusoire) de ce clip évidemment abondamment retouché en montage et post-production, la prouesse technique ici réalisée est indéniable, et l’on sera peut-être encore plus admiratif devant les nombreuses vidéos explicatives montrant la qualité et l’ingéniosité du travail de conception et de confection de la machine.
Les occasions ne manquent pas de constater combien le réseau Internet permet à une génération du monde entier (si l’on excepte, à ce jour, les deux tiers les plus pauvres de la planète) de se forger un patrimoine de références culturelles communes, et d’esprit irrévérencieux. Ce phénomène est particulièrement intéressant lorsqu’il offre la possibilité de se réapproprier des pans entiers de la culture savante du passé (ayant souffert de deux siècles de ringardisation organisée par l’industrie médiatique de masse, et de dichotomie délibérée du corps social entre public légitimé et illégitime) ; à ce titre, le traitement des instruments de la famille du tuba apparaît comme exemplaire.
Pourquoi le tuba ? Tout d’abord, sans doute, par son aspect extrême, particulièrement lorsqu’il s’agit de tubas basse ou de soubassophone. L’onomastique elle-même joue également un rôle : en anglais comme en français, le mot "tuba" est amusant en lui-même (y compris dans des injures). Avec son aspect rondouillard et sa voix pataude, le tuba devient très facilement un personnage à part entière.
La culture populaire américaine ne s’y est pas trompée, en accordant un succès impressionnant à la chanson de 1945 Tubby the Tuba, adaptée en dessin animé dès 1947, republié en 1956 avec une erreur dans le titre (Tubby the Tubba), de nouveau adapté en 1975 (en dessin animé long-métrage, pour la génération des boomers), puis remis au goût du jour en 1995 par le groupe vocal Manhattan Transfer.
En 2007, alors que fait fureur le jeu vidéo Guitar Hero, un article du journal satirique The Onion se plaît à imaginer un jeu vidéo qui opposerait à la mythologie des guitaristes de rock un aspect nettement plus, disons, pépère :
Malgré un mode de jeu réaliste et une bande-son faite des meilleurs tubes des années 1890, seulement 52 exemplaires du jeu Sousaphone Hero se sont vendus dans sa première semaine. [...] La volumineuse manette en forme de soubassophone se place autour du corps, et des capteurs permettent de contrôler si les pieds du joueur marchent bien au pas. Les joueurs peuvent choisir parmi 27 modèles d’hommes replets, qui peuvent être customisés au moyen de chapeaux tyroliens, d’épaulettes, ainsi qu’un module de modelage de moustache offrant de nombreuses options.
Inoffensif et débonnaire, le tuba est un point d’accès qui permet d’aborder le monde des fanfares, harmonies et brass bands : nombreux sont les tubistes qui s’amusent ainsi à mettre une caméra sur leur instrument («tuba cam»). Plus récemment, les internautes ont pu se régaler de voir un intervieweur égarer son micro dans le pavillon d’un soubassophone. Si l’on admet l’hypothèse qu’un tubiste dans une fanfare atteint le statut (peu enviable) de loser parmi les losers, l’on se rend finalement compte que l’élévation du tuba au rang d’icône populaire ne fait que réactiver une nouvelle variation sur un thème déjà classique : la réhabilitation de l’underdog, du geek, du nerd, de l’intello ou du nolife.
C’est d’ailleurs dans ce sens que le tuba est utilisé dans la culture populaire, du jeu vidéo aux dessins animés -- notamment un exemple marquant dans Family Guy. Notons d’ailleurs que ces instruments -- et ce n’est pas là leur aspect le moins intéressant -- sont présentés de façon équivalente avec des personnages de filles ou de garçons, faisant ainsi échec aux nombreuses injonctions genrées qui marquent la culture de consommation et les médias de masse. L’on se doit à ce titre de mentionner la série animée My Little Pony («mon petit poney»), et en particulier le personnage Pinky Pie, qui semble obsédée par le tuba. À tel point que l’une de ses répliques, «Have tuba, will travel» (allusion à une série des années 1960), est devenue un meme, une de ces références que les internautes connaissent et recyclent d’innombrables façons jusqu’à en oublier entièrement l’origine. La dimension satirique du tuba peut même s’immiscer dans des questions sociales, comme le montre l’expérience d’un musicien américain qui s’amusa à caricaturer, au moyen de son instrument, des manifestants d’extrême-droite.
Rien n’illustre mieux la revanche du tuba, cependant, que la fulgurante invention du «tuba gun». Il s’agit d’une brève mode photographique (photo fad) chez des écoliers et écolières japonais(es) en 2013, qui ont pris une stupéfiante série d’instantanés réinventant le tuba comme un incroyable engin explosif surpuissant.
De tels signes ne trompent pas : lentement mais sûrement, le moins sérieux des instruments classiques a entamé sa reconquête de l’imaginaire collectif, pour les générations à venir.
Le tromboniste de jazz Steve Turre s’est fait connaître par sa spécialisation dans la pratique d’un instrument bien particulier : la conque.
Curieuse sonorité que celle de cet instrument à vent immémorial, au timbre et à la tessiture variant évidemment grandement d’un spécimen à l’autre. À mi-chemin entre une flûte détimbrée et certains cuivres anciens (le cornet à bouquin, par exemple), ce son empreint de souffle apporte une chaleur peu répandue dans l’organologie moderne -- et cependant, étonnamment juste entre les mains d’un exécutant expérimenté.
L’album Sanctified Shells a été mis en ligne par Steve Turre sur Youtube mais censuré par l’industrie discographique. L’on doit donc se contenter de captations fragmentaires, telle cette version du standard All Blues enregistrée en 2001.
Séduisant dans sa pureté conceptuelle, emblématique par son succès inégalé, le jeu vidéo Tetris est aussi un pur produit de la Russie soviétique, conçu en 1984 à l’Académie des Sciences de Moscou par Alexey Pajitnov, et codé avec l’aide de Dmitry Pavlovsky, et Vadim Gerasimov (alors âgé de 16 ans).
Cet aspect n’échappe pas, d’ailleurs, à la société Spectrum Holobyte, qui entreprend dès 1987 de commercialiser des copies du jeu (clandestinement exportées via la Hongrie) , à grand renfort d’images évoquant la Russie : dômes en bulbes, poupées gigognes,... et d’illustrations musicales à l’avenant (nécessairement, à l’époque, synthétisées en 8 bits) : mesures à deux temps (de polka), lentes puis accélérant.. Son concurrent Atari/Tengen répond par une version qui allie la même iconographie à une typographie pseudo-russe, et une autre variante musicale vaguement russoïde.
Cependant, la même année, d’autres versions du même jeu échappent à ce vernis d’exotisme, et font intervenir des musiques plus originales et étonnantes. C’est le cas de celle de Mirrorsoft pour la console ZX Spectrum, ainsi que du port pour Commodore 64 d’Andromeda (tous deux partenaires de Holobyte). Avec un jeu aussi purement conceptuel, aucun habillage n’est plus légitime qu’un autre (la version sombre et fantastique pour c64 a de quoi surprendre, de fait, nonobstant sa musique remarquablement dépouillée).
C’est quelques mois plus tard que Tetris connaît son succès le plus fulgurant en devenant le jeu-phare de la console portable Game Boy, du japonais Nintendo (non sans quelques épineux rebondissements juridiques internationaux), puisque 30 millions de copies du jeux seront même incluses avec les consoles proposées à la vente.
Comme pour la plupart des jeux Nintendo (y compris, dans les deux décennies suivantes, la série des Pokémon), c’est à l’ingénieur (et musicien médiocre) Hirokazu Tanaka qu’incombe d’inventer une musique synthétique. Il réalisera trois musiques différentes (bientôt suivies de trois autres pour la version NES, non-portable), pour lesquelles il pompe sans vergogne quelques œuvres du domaine public (un menuet de Bach, un extrait du Casse-Noisettes de Tchaïkovsky) ou invente quelques mélodies assez peu remarquables -- le tout se retrouvant de toute façon absorbé dans une espèce de bouillasse indistincte, où la sonorité chiptune dépourvue de toute ambition d’imiter un jeu instrumental (absolument aucun effort n’étant fait en termes de ponctuation/articulation, de nuances, de rythme) l’emporte sur tout le reste, et ôte au discours musical toute spécificité expressive ou stylistique.
Alors que Nintendo a veillé à gommer, dans sa version, toute référence aux origines russes du jeu, Tanaka s’inspire, dans l’une de ses musiques, d’un thème populaire russe intitulé Korobeinki -- quoiqu’en le transformant d’une façon, nous l’avons vu, parfaitement aseptisée, anhistorique et dés-ethnicisée. Cette musique étant la première du jeu (le «thème A», ainsi qu’il est convenu de l’appeler), et celle qui se fait entendre par défaut au démarrage, c’est elle qui va imprégner durablement l’imaginaire musical collectif de plusieurs générations de joueurs et joueuses -- et donnera lieu, à son tour, à d’innombrables dérivations musicales plus ou moins réussies.
Pajitnov explique ainsi le succès de Tetris :
Ce jeu est d’un état d’esprit créatif, en quelque sorte : au lieu de détruire, comme dans tous les jeux de tir et la plupart des autres, on peut créer quelque chose. En partant du chaos des morceaux qui tombent dans le désordre, on les assemble d’une façon ordonnée. Cela permet de se sentir très bien.
Après avoir dûment confié à l’État soviétique la gestion du jeu à la fin des années 1980, Pajitnov s’est installé aux États-Unis dans les années 1990, et n’a pas hésité à devenir un capitaliste féroce (doublé, semble-t-il, d’un copyright troll). Level up ?
Début 2014, les internautes mélomanes se sont régalés de cette vidéo extraite d’un concert symphonique dans lequel -- au milieu d’un passage solennel -- l’un des trombonistes se retrouve à éternuer dans son instrument. Le Tiptree sneeze, du nom du village britannique où se produisait l’orchestre, est devenu l’un de ces memes (prononcer mîme), ces références souvent ironiques communes à une certaine génération d’internautes et sur lesquelles se construit, peu à peu, une culture transnationale. On peut à ce titre le rapprocher de nombreuses autres vidéos montrant des éternuements d’animaux : Loulou de Poméranie, bébé panda, bébé cheval et autres chatons -- le trombone étant manifestement lui aussi assimilé à un animal, probablement de l’ordre des pachydermes...
Cet engouement pour les éternuements témoigne aussi d’une désacralisation de la musique instrumentale (en l’occurrence savante), se rapprochant d’autres phénomènes que nous avions observés ici-même. Cette vision ironique (voire vengeresse) du monde légitimé se résume en général par un mot-clé : #fail (échec, parfois amplifié en"epic fail"). Le monde de la musique classique s’y prête extrêmement bien : ainsi de cette vidéo montrant le grand virtuose Yuri Bashmet penaud lorsqu’une corde de son alto saute en pleine phrase de concerto.
Autre exemple qui nous a été suggéré par un jeune contributeur : le concerto pour piano de Mozart joué par Maria Joao Pires à la fin des années 2000 avec l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, où la soliste se rend compte pendant l’introduction orchestrale qu’elle a en fait travaillé une autre œuvre que celle qui est jouée... et se résout à rejoindre quand même l’orchestre, à l’improviste et de mémoire, dans une interprétation irréprochable.
Telle est peut-être le véritable enjeu du #fail musical : inviter les musiciens légitimés à rejoindre la farandole irrévérencieuse des sujets de moqueries sur le Web, c’est aussi se réapproprier la musique elle-même, de façon moins intimidante et plus appropriée à notre époque en quête d’égalité planétaire.
Fin 2015, pour rendre hommage à la sortie du film américain The Force Awakens, l’équipe de l’émission américaine The Tonight Show, présentée par Jimmy Fallon, a diffusé cette reconstitution de la (célèbre quoique kitchissime) chanson Stayin’ Alive, faite uniquement d’extraits des différents films de la série Star Wars -- y compris parmi ses avatars les plus (honteusement) méconnus.
Entre autres allusions, on y trouve notamment le «Noooooo» de Darth Vader (introduit en 2005, puis ajouté en 2011 dans le film de 1983) ; ainsi que le Wilhelm Scream dont nous avons déjà parlé ici.
Merci à Martin Granger, toujours en alerte. (Pour les amateurs de supercuts encore plus poussés, Martin nous signale également cet ahurissant montage par ordre alphabétique du Magicien d’Oz dans sa totalité.)
Dans un domaine plus savant, nous avions signalé précédemment les travaux de Cory Arcangel autour d’une œuvre d’Arnold Schönberg.
Curieux personnage que David Teie. Ce musicien américain accompli, chanteur, brillant violoncelliste (aussi bien en orchestre qu’en soliste), s’est aussi essayé à la composition (il est l’auteur de plusieurs pièces symphoniques et concertos, après avoir étudié notamment avec Corigliano), et a même pris part à des concerts de rock (avec Metallica puis Echobrain)... avant de s’improviser chercheur dans un domaine jusqu’alors totalement ignoré par la science : l’influence de la musique sur les différentes espèces animales.
L’hypothèse de Teie est simple, mais touche à l’essence même de la musique : selon lui, ce qui rend un stimulus auditif agréable à écouter, résulte, d’une part, de l’adéquation de ce son à l’appareil auditif propre à l’auditeur, d’autre part au souvenir, même inconscient, de sons entendus au tout début de son existence. Ainsi, les perceptions intra-utérines façonneraient le style de musique préféré chez l’être humain : instruments reproduisant les fréquences proches de la voix parlée (notamment la voix maternelle), tempo se rapprochant de la vitesse des battements cardiaques entendus par le fœtus, etc.
Il deviendrait alors possible, postule Teie, d’élaborer à partir de ces deux préceptes un langage musical adapté à d’autres espèces animales. Ce sera l’objet d’une première étude réalisée en 2010 avec le spécialiste des singes tamarins Charles Snowdon. Pour s’adresser à un public plus large, Teie se tourne ensuite vers des animaux plus familiers : les chats. Outre son approche scientifique (qui fait l’objet d’une nouvelle publication par la société d’éthologie appliquée), Teie cherche maintenant à commercialiser sa musique avec son site Web Music for Cats, une impeccable vidéo promotionnelle, impliquant très intelligemment quelques chats déjà rendus célèbres sur YouTube, et une campagne d’appel aux dons qui a récolté les vingt mille dollars escomptés en deux jours seulement, et a même dépassé deux cent quarante mille dollars en un mois.
À quoi ressemblent ces objets musicaux ? Tout d’abord, il faut noter que c’est bien de musique que nous devons parler : avec beaucoup de clairvoyance, Teie a compris qu’il s’adressait aussi (voire avant tout) aux humains se trouvant en compagnie de félins. (Exactement comme les "psys" spécialisés pour animaux s’intéressent en réalité souvent à la relation entre l’animal et son maître -- et l’on peut d’ailleurs constater que David Teie fait l’objet des mêmes moqueries que ces psycho-éthologues comportementaliste.)
À ce titre, il sous-tend son discours de couleurs harmoniques assez riches et renouvelées (dans une temporalité très étirée qui évoque les compositeurs américains dans le sillage de Feldman), et le parsème de quelques interventions mélodiques instrumentales manifestement destinées à une oreille humaine. La partie plus spécifiquement féline (qui s’intègre de façon organique et assez réussie avec le reste du discouts) repose sur des textures sonores (synthétiques) évoquant divers bruits naturels : ronronnement, chants d’oiseaux. Au-delà de son succès commercial et médiatique, l’ensemble est plaisant (y compris, semble-t-il, pour les chats) et donne l’impression d’avoir été élaboré avec beaucoup de soin et d’honnêteté -- même si le sérieux de la démarche et de son assise scientifique, reste à établir.
À travers cette musique étonnante et, d’une certaine façon, envoûtante, David Teie propose de réexaminer, même d’une façon peut-être ici idéaliste ou naïve, simpliste ou maladroite, la musique dans son état le plus élémentaire : celui de phénomène sonore et de perception psycho-acoustique. Grâce au choix d’une musique pour les chats, il invite aussi à retrouver la musique en tant qu’objet de partage et de lien affectif. Une démarche attachante... et peut-être plus profonde qu’il n’y paraît ?