Toujours à la page, notre Oumupien national Martin Granger nous signale que le Collège de ’Pataphysique s’intéresse en ce moment aux «musiques fictives». L’occasion de lire ou relire ce long article (en anglais) sur le sujet, publié dans le magazine littéraire The New Yorker en 2007 par le critique et écrivain Alex Ross (né en 1968).
Sans surprise, Ross prend pour point de départ la «Sonate de Vinteuil» imaginée par Proust, qui reste sans doute l’exemple le plus frappant d’œuvre musicale fictive. Il examine ensuite de nombreux autres exemples, connus ou moins connus, non sans les mettre en perspective avec les implications sociales et artistiques de l’époque dans laquelle ils s’inscrivent.
Extrait (traduit par nos soins) :
Laissez tomber la madeleine : de toute la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, l’expérience sensuelle la plus excitante est celle qui fait tomber Charles Swann sous le charme d’une «petite phrase» dans la sonate pour violon d’un compositeur de province du nom de Vinteuil. C’est une mélodie de cinq notes — «légère, apaisante et murmurée comme un parfum» [...]
Proust saisit la dimension imaginaire du phénomène musical : la capacité qu’a l’esprit, sous l’influence de sons lourds de sens, à convoquer des mondes intérieurs. Lorsqu’on écoute attentivement, on ne se contente pas d’assister au flux et reflux de la musique ; on recompose la musique à sa propre image, en investissant d’un sens personnel des détails autrement inoffensifs. Un attachement peut même se créer avec une musique entendue indistinctement, entendue il y a très longtemps, ou même jamais entendue du tout. On ne peut écouter les premiers enregistrements sonores de cantatrices comme Ernestine Schumann-Heink, sans les corriger en sachant, par des témoignages écrits, combien ces chanteuses marquaient leur auditoire ; il en va de même pour les traces sonores crachotantes de Charley Patton et des premiers maîtres du blues. Je suis un pianiste médiocre, mais il y a autant de sens pour moi à massacrer les sonates de Schubert qu’à écouter les versions de référence d’Artur Schnabel et Sviatoslav Richter, car pendant que je joue mon esprit concocte une interprétation idéale.
[...]
En donnant naissance à Vinteuil, Proust s’est inscrit dans un sous-genre ésotérique : l’évocation de compositeurs qui n’existent que sur le papier. Cette catégorie remonte au moins jusqu’à la Vie remarquable du compositeur Joseph Berglinger, signée en 1796 par Wilhelm Wackenroder. Elle a donné parfois lieu à des morceaux de littérature particulièrement boursouflée, tels qu’on en trouve en 1872 dans Charles Auchester, roman d’Elizabeth Sara Sheppard qui décrit les œuvres d’un certain chevalier Seraphael : «Le premier trombone ne tarda pas à fendre le silence ; le second et troisième lui répondaient par des notes fulgurantes alors que les insistances fuguées se déployaient encore et encore ; jusqu’à ce que, telle une gloire déferlant dans toute la hauteur du Ciel des Cieux [NdT:gné?], l’orgue fit irruption, surplombant calmement l’esprit de son autorité absolue et ferme, traduite en Sons.» Cependant, de rares auteurs sont parvenus à inventer des compositeurs et des œuvres qui semblent presque aussi vrais que ceux dont on connaît la musique.En prenant ce répertoire littéraire dans l’ordre chronologique (du conte fantastique d’E.T.A. Hoffmann mettant en scène le Maître de chapelle Kreisle aux extraits époustouflants de Proust sur Vinteuil, ou encore du Docteur Faustus apocalyptique de Thomas Mann aux Tableaux d’une institution satiriques de Randall Jarrell), l’on constate l’essor puis le déclin de la musique classique comme vecteur de pouvoir culturel. Les compositeurs s’émancipent de leur serviture, s’élèvent aux sommets de la splendeur bourgeoise, inventent de nouveaux langages ésotériques, perdent l’esprit, et enfin divaguent au ban de la société et de la raison. Et pourtant, d’époque en époque, des auteurs sont revenus à ce thème central qu’est le pouvoir de la musique sur les créateurs autant que les auditeurs — tout l’art étant de reproduire, en décrivant par écrit des œuvres inexistantes, cette fascination produite par la véritable musique.
Dans son œuvre majeure «À la recherche du temps perdu», l’écrivain Marcel Proust (1871-1922) évoque une musique qui poursuit les protagonistes (Swann puis le narrateur) au long de leur parcours et de leurs déboires sentimentaux. Attribuée au compositeur fictif Vinteuil, il s’agit de l’Andante d’une «Sonate en fa dièse, pour piano et violon» -- plus tard dans le texte apparaîtra également une autre œuvre (un septuor) du même compositeur.
Cet intitulé, en lui-même, n’est pas sans intriguer. Le choix de la tonalité tout d’abord : sans que l’on sache s’il s’agit de fa dièse majeur ou mineur, le manque d’adjectif pourrait nous laisser pencher vers la majeur... mais il s’agirait alors d’un choix de tonalité assez improbable, non seulement parce qu’il impliquerait une écriture pour le moins tortueuse (six dièses à la clé, impossible pour le violon d’utiliser ses cordes à vide), mais parce qu’un compositeur de la fin du XIXe siècle aurait plutôt tendance à écrire cette musique en sol bémol majeur (ce n’est que le siècle suivant qui consacrera la suprématie du dièse). Ensuite, l’intitulé "pour piano et violon" (les deux instruments apparaissent toujours dans cet ordre là chez Proust), plutôt que "pour violon et piano", semble trahir une certaine méconnaissance de l’écriture du genre -- on en trouvera seulement deux autres occurrences, chez le tout jeune compositeur Lekeu et chez Roussel, ce dernier exemple étant postérieur à l’œuvre de Proust.
Quoi qu’il en soit, la sonate est associée (dans le salon huppé de la famille Verdurin) à diverses manifestations cliniques :
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—«Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je n'ai pas envie à force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n'est pas vous qui garderez le lit huit jours!»
[...]
—Eh bien! voyons, c'est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que l'andante.
—«Que l'andante, comme tu y vas» s'écria Mme Verdurin. «C'est justement l'andante qui me casse bras et jambes.»
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Le compositeur lui-même est sans doute affecté :
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Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d'aliénation mentale. Et il assurait qu'on pouvait s'en apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont l'altération dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose d'aussi mystérieux que la folie d'une chienne, la folie d'un cheval, qui pourtant s'observent en effet.
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Les influences musicales ayant pu conduire Proust à imaginer cette pièce, ont été recensées de longue date : au premier rang des suspects figurent la sonate de Franck, écrite en 1886, ainsi que les deux sonates de Saint-Saens ; cependant l’on sait aussi que Proust appréciait certaines phrases de Wagner et Fauré, et qu’il eut une aventure avec le compositeur Reynaldo Hahn.
Ce jeu de piste culturel, toutefois, semble d’un intérêt limité au regard de la postérité de la Sonate de Vinteuil, qui a incité plusieurs musiciens ultérieurs à tenter, sinon de la reconstituer, tout au moins d’en suggérer de possibles contours.
Dans les années 2000, le compositeur russo-israélien Boris Yoffe (né en 1968) a ainsi proposé six «Ébauches de la Sonate de Vinteuil», étrangement écrites pour violon seul.
https://www.youtube.com/watch?v=reB-N3AERXY (vidéo censurée à ce jour)
Pour le film «Le temps retrouvé» de Raúl Ruiz en 1999, le compositeur de musiques de film chilien Jorge Arriagada (né en 1943) a rédigé un mouvement de sonate qui multiplie les allusions à des musiques de l’époque, et résulte en un enchevêtrement de références informe et peu convaincant :
https://www.youtube.com/watch?v=pfmXHd10v64
https://www.youtube.com/watch?v=u-F98knpuRQ
Pour le film «Un amour de Swann» de Volker Schlöndorff en 1982, le compositeur Hans-Werner Henze (1926-2012) écrivit douze variations pour orchestre «sur un thème de Vinteuil», le prétexte de la variation lui permettant d’utiliser un langage bien plus contemporain et personnel :
https://www.youtube.com/watch?v=GpUWYf_Jodw
En 1976, le compositeur américain Joseph Fennimore (né en 1940) publie un quatuor «d’après Vinteuil» pour clarinette, alto, violoncelle et piano. D’une écriture instrumentale très traditionnelle, l’œuvre fait signe vers les harmonies post-romantiques et pré-modales de l’époque proustienne, en laissant parfois entendre quelques couleurs plus dépolarisées :
https://www.youtube.com/watch?v=UJRVwULpK0k
En 1946, le compositeur français Claude Pascal (né en 1921) se voit commander par l’ORTF, à l’occasion de sa résidence à la Villa Médicis, une «Sonate de Vinteuil», qui ne sera finalement jouée sous ce titre qu’en novembre 2010.
https://www.youtube.com/watch?v=e8M34dNCofM (vidéo censurée à ce jour)
Il explique à cette occasion en quoi il lui a fallu abandonner cette contrainte pour finalement parvenir à rédiger la partition de sa première sonate pour violon et piano :
«Me voici, en 1946, installé au sommet de l'une des deux tours qui surplombent tout Rome et ses environs. Au travail ! Pour quel résultat ? Nul ! J'étais en effet comme paralysé par la situation psychologique dans laquelle je me trouvais : compositeur par intérim en quelque sorte. Je voyais les semaines passer sans que ni ma cervelle ni mon piano consentent à me tirer d'affaire. Toujours cette page blanche. Une image car en fait, ma "page blanche" portait des portées... Jusqu'au jour où, passant à d'autres travaux, je me suis retrouvé plongé dans une sonate pour piano et violon. L'ombre de Proust était-elle restée tapie dans mon perchoir ? Ce qui est sûr, c'est que toutes mes fibres souffrent encore du "syndrome de la page blanche" alors que je n'ai pas le moindre souvenir des longues heures passées à écrire cette sonate... Le fantôme de Vinteuil aurait-il squatté mon nid d'aigle ?»
http://www.musimem.com/Pascal_Claude.htm
Martin Granger nous fait partager cette «petite merveille assez oumupienne» : Song Recycle, du compositeur français Pierre-Yves Macé, repose sur le traitement électroacoustique de chansons recueillies sur YouTube, dont ne sont préservées que certaines scories : phonèmes consonantiques, artéfacts de compression, etc.
Cette bande sonore est accompagnée («dans la tradition du Lied», nous dit l’auteur -- encore que cette parenté demanderait à être éclaircie) par une partie de piano faisant parfois intervenir des techniques contemporaines de jeu instrumental : gratter dans les cordes, etc.
Le projet de la pièce est explicite dès son titre, qui doit être prononcé à l’anglaise (l’auteur jouant sur la proximité syllabique entre /recycle/ et /recital/). Recycler sous-entend la notion de déchet, et il faudrait d’ailleurs se demander si le déchet n’est pas ici autant ce qui résulte du traitement électroacoustique et de la fragmentation des pistes, que de la nature même du matériau d’origine : vidéo dite "amateur", forme d’expression artistique illégitime s’il en est.
Et c’est d’ailleurs là que se trouve la différence entre la démarche de P.-Y. Macé et de nombreux travaux de la fin des années 2000, par exemple le Catcerto de Mindaugas Piečaitis (voir http://oumupo.org/trouvailles/?GSGs0Q) : si ces derniers constituent une sorte de «deffence et illustration» de la culture YouTube, Song Recycle ne célèbre ni ne tente de légitimer son matériau d’origine, mais le rend méconnaissable et n’en garde que les composantes les plus étranges et les moins identifiables, au service d’un discours musical entièrement différent.
En juillet 2009, l’artiste contemporain américano-norvégien Cory Arcangel entreprend de reconstituer les «3 Klavierstücke» op. 11 d’Arnold Schönberg, dans leur version enregistrée par Glenn Gould, en n’utilisant que des extraits de vidéos postées sur le site YouTube, où des chats jouent du piano.
Coïncidence significative, cette initiative est datée de la même époque, à quelques semaines près, que le célèbre "Catcerto" de Mindaugas Piečaitis : voir http://oumupo.org/trouvailles/?GSGs0Q
Sur son site, l’auteur présente non seulement la liste des 170 vidéos qui ont constitué son matériau de départ, mais également le code source constituant la "partition" de son montage, ainsi qu’un nombre impressionnant d’autres vidéos et sites Web constitutifs du courant culturel dans lequel il s’inscrit : YouTube, chats, copier/coller, culture du remix...
Le statut juridique de cette vidéo -- particulièrement dans les pays européens où la protection dite "fair use" est inopérante -- soulève des questions intéressantes et montre la totale inadéquation entre les textes juridiques (encore) en vigueur et les pratiques culturelles actuelles.
- La partition de Schönberg elle-même, publiée en 1909, est dans le domaine public dans de larges parties du monde, mais pas en France, raison pour laquelle nous nous devons de vous interdire formellement de cliquer sur le lien suivant : http://imslp.org/wiki/3_Pieces,_Op.11_%28Schoenberg,_Arnold%29
- L’enregistrement de Glenn Gould, paru en 1959, est entré dans le domaine public dans certains pays mais reste "protégé" un peu partout ; en Union Européenne, une directive inique d’extension du copyright (parue en 2011 et d’application rétroactive) a précisément pour but de confisquer les enregistrements publiés dans les années 1950-60. Certes, la vidéo reconstituée par des chats n’inclut pas directement l’œuvre de Gould, mais il pourrait être argué de ce que la durée et l’intensité de chaque note, ici reproduites le plus fidèlement possible, constituent l’expression de la personnalité de l’interprète et sont donc "protégées".
- Les vidéos de chats utilisées par Cory Arcangel pour son montage, comportent chacune leur droit d’auteur ; si le droit anglo-saxon fournit quelques exceptions en matière de "fair use" et de "sampling", il n’en est rien en droit français et l’auteur aurait donc été contraint de demander (éventuellement moyennant paiement) l’autorisation contractuelle de chacun des auteurs des 170 fragments utilisés.
- Au-delà de toute question juridique légitime ou non, le fait d’héberger son montage sur YouTube n’est pas sans danger quant à la pérennité de son œuvre : il suffirait aux robots d’identification de contenu "protégé" (ContentID et autres) de repérer un fragment indûment copié, pour que la vidéo soit immédiatement censurée et mise hors-circulation, sans réel recours possible.
«J'ai vu ce cat-certo à la fac. Ça a changé ma vie - c'est l'une des raisons principales pour laquelle je compose mes morceaux !! C'est excellent, non ?» -- Mike S., membre anonyme de l’Oumupo.
La principale raison d’être du Web est de célébrer nos chats domestiques, et le site YouTube n’a été inventé que pour partager les vidéos de leurs faits et gestes.
En juillet 2009, le compositeur lituanien Mindaugas Piečaitis prend pour point de départ une série de ces vidéos (montrant le chat "Nora" s’affairant sur un clavier de piano), y adjoint un accompagnement orchestral et donne naissance au premier "Catcerto" de l’histoire.
Cette initiative frappe moins par son habileté harmonique et orchestrale (au demeurant indéniable) que par ses implications culturelles : c’est non seulement la communauté -- aujourd’hui mondiale -- des "vidéos de chat" qui est ainsi légitimée, que la création musicale savante elle-même qui se retrouve intégrée et, pourrait-on dire, dé-ringardisée. Avec sa partition de moins de 5 minutes mais visionnée plus de 5 millions de fois YouTube, Piečaitis a sans doute fait davantage pour la popularisation de la musique contemporaine, que toutes les opérations institutionnelles de ces quarante dernières années...
«Suivez-moi. [...] Donnons-nous la mine d’un auteur, et prenons un air sans façon, car ces messieurs n’aiment pas les étrangers qui viennent, avec un lorgnon enchâssé dans l’arcade sourcilière, les regarder travailler, comme on regarde les singes ou les ours monter à l’arbre et faire leurs exercices. Souvent ils se donnent le mot pour se livrer alors aux contorsions les plus bizarres, de sorte que le visiteur se croit traîtreusement amené dans une salle de maniaques ou d’épileptiques. Mais, grâce à notre visage bon enfant, on ne pense pas à nous.
[...]
À l’atelier, on ne respecte rien, ni les hommes de lettres, ni les hommes d’état, ni les artistes, ni le talent, ni la richesse, ni même la sottise. Renvoyée d’un bout de la galerie à l’autre, l’épigramme rebondit, redouble de verve et de sel. Les ridicules sont découverts avec une sagacité merceilleuse, mis à nu et fouettés sans miséricorde. C’est une première vengeance contre la société. Cela ne sert à rien, mais cela soulage. Parfois les compositeurs tournent contre leurs propres confrères cette rage de l’ironie, cette monomanie homicide de la satire. [...] Il faut que le confrère mystifié essuie la fusillade avant de retourner à sa place. Par une étrange contradiction, cet homme contre lequel on vient d’épuiser le carquois de la raillerie, cet homme a-t-il besoin d’un service, il n’a qu’à choisir : tout est à lui, on se dispute pour l’obliger. Presque partout le compositeur a, comme on dit, le cœur sur la main.
[...]
Si le compositeur n’est pas en train de jaser, il rêve. Sa plus grande jouissance est de câler, c’est-à-dire de ne rien faire : Nuns libris, nunc somno. Il y a en lui beaucoup de l’organisation du chat pour la volupté, la gourmandise et surtout la paresse. Vous le verrez les deux coudes appuyés sur la casse, tenant à la main dans son composteur une ligne inachevée. Les yeux à demi fermés, la prunelle engourdie dans une molle torpeur, il suit les nuages qui défilent en haut dans le bleu, et leurs masses mouvantes son imagination bâtit un câteau plus prestigieux, plus féerique que celui d’Aladin. Là ce sont des divans somptueux, des bains parfumés, des chibouques, des oukas, des narguilés que lui allume un petit esclave noir. Là se trouvent des femmes telles qu’on en voit dans les illustrations de Shakespere et de Buron, des houris demi-nues qui le servent, le sybarite ! qui lui versent du vin de Schiraz dans des coupes couronnées de roses. À cette dernière et brillante transformation de son idée, le rêveur n’y tient plus, il fait un mouvement comme pour prendre la coupe, et dans ce mouvement, sa composition, retenue par une simple ficelle, tombe avec bruit et se met en pâte.
[...]
Avec les auteurs, le compositeur est presque sur le pied de l’égalité. Il les voit face à face. Pour lui, ils descendent de leurs piédestaux et se montrent avec leurs faiblesses. Le masque tombe, l’homme reste... et souvent le génie disparaît. Les dieux perdent leur auréole quand on est trop près de l’autel. Bien des secrets d’étude, de cabinet, de politique même, sont dévoilés au compositeur. [...] Que de petitesses, que de choses honteuses on découvre avec tristesse chez ceux qui prétendent guider la nation, et qui ne font, la plupart du temps, que la fourvoyer dans une voie mauvaise ! Le compositeur connaît d’avance toutes les nouvelles. Il a lu hier le manuscrit de ce superbe discours que tel orateur vient d’improviser à la tribune. Aussi, fier de ses connaissances, s’établit-il juge souverain, arbitre suprême du bon et du mauvais en matière de littérature. [...] Si vous affectez de la morgue à son égard, si vous le traitez du haut de votre grandeur [...], le compositeur se dégoûte et prend à tâche de mal faire.
[...]
Le compositeur est pour le progrès en tout et partout. Il a été de chacune des religions nouvelles qui ont essayé de reconquérir notre foi lasse de tout, même de sa pauvre sœur, l’Espérance. On l’a vu successivement saint-simonien, fouriériste, châteliste, etc. Un certain nombre se traîne pourtant encore dans l’ornière usée de l’école voltairienne, et s’attaque, en don Quichottes, à des choses qui n’existent plus. [...] En politique, il marche avec l’extrême gauche et la dépasse trop souvent. [...] Comme il est de nature très-expansif, très-liant, très-porté à se réunir à des camarades, il se trouve faire partie des sociétés plus ou moins bachiques, plus ou moins lyriques ostensiblement, et secrètement plus ou moins révolutionnaires. Rêté d’abord en qualité d’aimable visiteur, il ne tarde pas à devenir membre influent. Là les opinions fermentent d’autant plus qu’elles sont plus comprimées. Les chants et le vin chargé de litharge montent au cerveau ; l’orgueil que donne au compositeur sa demi-érudition, sa supériorité intellectuelle, la fascination d’une autorité quelconque dont on l’éblouit, achèvent de lui renverser les idées, et malheureusement on le retrouve parfois jouant à l’émeute devant les boutiques fermées, donnant un spectacle aux oisifs, occasionnant d’interminables corvées au malheureux tourlourou, seule véritable victime ; tandis que l’arbitraire se frotte les mains et se met à table en pensant à tout ce que cela va lui rapporter.
Lorsqu’ils ont secoué la poussière de l’atelier, certains compositeurs s’habillent assez bien ; il y en a même qui affichent des prétentions à la fashion. Mais vous les reconnaîtrez sûrement à la liberté de leurs manières, de leur démarche, de leur langage. Quelque soignée que soit la mise du compositeur, il y a toujours un petit bout d’oreille qui passe, quelque chose qui cloche, qui jure, qui grimace, qui rompt l’harmonie, qui écorche le regard, qui fait deviner l’ouvrier sous les habits du lion : par exemple, un mauvais chapeau sur une chevelure bien frisée, un jabot et une cravate sale, des bottes luisantes au bout d’un pantalon crotté, un lorgnon et pas de gants, un luxe enfin qui vous rappelle malgré vous celui de Robert Macaire. [...] Sa conversation se débarrasse difficilement de certaines expressions suspectes, ayant une mauvaise odeur d’argot. Son allure retient toujours un peu de ce dandinement, de ce grétillement, de ce jeu des hanches qui caractérisent l’espèce de pyrrhique appelé cancan. Observez les passants dans une rue : ceux-ci ont les yeux à terre, ils songent au passé ; ces autres regardent devant eux, ils s’occupent du présent ; quelques-uns ont la prunelle tournée en haut, ils rêvent de l’avenir. Le compositeur est parmi ces derniers.
[...]
Le vice qu’on reproche le plus au compositeur, c’est sa soif toujours ardente et presque inextinguible. [...] Combien de fois la main du compositeur, en portant la coupe (mot que l’on emploie dans les goguettes pour désigner un verre rayé) à ses lèvres, fait-elle dans une année le tour du monde ? Au nom de mon client, je dédaigne de répondre à de si plates insinuations. Certes, je n’essaierai pas de le disculper entièrement du défaut précité. Je ne serais pas cru si je disais qu’il fait partie de quelque société de tempérance et de sobriété. Je sais qu’il est de ceux qui disent : -- Deux mauvais dîners tiennent bien dans le même ventre. Assez jeûne qui mal dîne, et -- Vin maudit vaut mieux qu’eau bénite. Néanmoins, je réclame pour lui l’indulgence. Ce défaut est une conséquence de son caractère expansif, de son cœur débordant d’affection. L’avez-vous vu seul à une table d’estaminet ou devant un comptoir de marchand de vin ? S’il quitte fréquemment son ouvrage, c’est pour régaler un ami ; s’il passe des journées entières entre les cartes et la bouteille, c’est pour ne pas se séparer des amis ; s’il met toute son attention à diriger une queue de billard, c’est pour enfoncer un ami. [...] Le compositeur se connaît en crûs ; autant que ses finances le lui permettent, ce sont les qualités supérieures qu’il choisit. D’ailleurs, lui qui a éprouvé tant de mécomptes, il faut bien qu’il noie ses réflexions, qu’il tue sous des sensations grossières certains souvenirs douloureux, qu’il cherche à étouffer des facultés vivaces et créatrices dont il lui est à tout jamais interdit de tirer emploi.
[...]
Une autre accusation, dont cette fois je crains que tout mon zèle ne soit impuissant à sauver mon client, c’est celle d’être parfois en retard pour payer ses dettes. Malheureusement cette imputation est motivée. Le compositeur ne compte pas toujours ; ce n’est pas un homme à ranger sa vie en tiroirs, à étiqueter ses actions, à tenir de son temps un journal minutieux comme un étudiant de Leipsick ou de Goëttingue. Son bon cœur, son besoin d’amitié, l’emportent ; et quand vient le jour de la banque, c’est-à-dire le jour où il reçoit le salaire de la quinzaine, il se trouve que le doit dépasse l’avoir, que la recette est plus qu’absorbée par la dépense. Cela se conçoit, si l’on réfléchit que le compositeur est aux pièces, qu’il n’est rétribué qu’en fonction de sa tâche, et que son gain dépend de son assiduité. Ordinairement, lorsqu’il a des dettes, il travaille quelque temps avec ardeur et sans se déranger ; c’est ce qu’il appelle être dans son dur. [...] Une fois son argent reçu, le compositeur paie les dettes qui lui semblent les plus essentielles : c’est le marchand de vin et le gargotier où il pourra retrouver de l’œil, c’est-à-dire du crédit. Il ne lui reste que quelques pièces de monnaie et il les consacre exclusivement à faire la noce. [...] Les sommes qu’on doit sont trop fortes, il n’y a pas moyen de solder tout. Alors, plutôt que de donner un faible à-compte, ne vaut-il pas mieux faire le dimanche une petite partie qui aide à dissiper l’ennui de la semaine ?
[...]
C’est ici le lieu de parler de la plus vive, de la plus caractéristique, de la plus persistante passion du compositeur. Une chose existe qui fait le sujet de ses rêves du jour et de ses songes de la nuit ; qui flotte incessamment devant sa pensée comme un monde de lumières et de parfums ; qui, chaque fois qu’il l’aperçoit, fait vibrer ses nerfs et battre ses artères. Cette chose tient plus de place dans sa vie que l’amour, que la politique, que la bouteille même : c’est le but de ses projets, le point de mire de ses espérances. Devinez-vous ? Non. Vous avez vu derrière nos théâtres une petite porte mystérieuse, par laquelle entrent les acteurs, les figurants, les machinistes, les auteurs et les personnes privilégiées. Vous y voilà. Il est incroyable combien cette petite porte fait pousser de soupirs au []. Il jette un œil d’envie sur tous ceux à qui elle livre passage. Parfois son regard foudroyant tombe sur la portière qui lui fait l’effet du dragon des Hespérides. Que de tentatives n’a-t-il pas commises pour franchir ce seuil redoutable ? [...] Il connaît les secrets de coulisse, la vie privée et scandaleuse des actrices et des acteurs, tout le monde étrange et bigarré d’outre-toile. Les émotions de la scène, il les achèterait au prix de son sang.
[...]
Comment le compositeur traverse-t-il le désert de la vie ? En d’autres termes, quelles sont ses relations avec le beau sexe ? Pour l’amour, le compositeur est le rival de l’étudiant. Il partage avec lui les faveurs de cette adorable grisette qu’on trompe toujours et qui pardonne toujours. Mais il y a cette différence que l’étudiant est un despote orgueilleux et brutal, tandis que le compositeur est un amant tendre et dévoué. Quoiqu’il s’astreine rarement aux formalités d’un mariage en règle, il est prodigue de sentiment et sait être fidèle. On en a vu conserver la même passion des mois entiers !
Le compositeur use sa vie à espérer ; il est toujours à la veille d’échanger sa poétique misère contre une position éclatante ; cependant ses habits l’abandonnent à la longue comme des amis infidèles, et ses bottes finissent par se crever. Ceux qui n’ont pas l’esprit ou la chance d’arriver à quelque chose perdent leur fol espoir, s’encroûtent, se pétrifient [...] et vivent misérables.
[...]
Le rideau vient de tomber, notre héros a quitté la scène. Il s’est bravement montré dans les divers rôles du drame ou plutôt de la comédie qu’il joue en ce monde. On l’a vu sous toutes les faces : tantôt blaguant à son atelier, frondant les choses et les hommes du jour, tantôt nageant dans la joie et le vin ; d’autres fois triste, morose, poursuivi par des loups sous la forme de créanciers. Ces alternatives sont fréquentes à cause de l’instabilité du travail. Pour donner un bon coup d’épaule à la composition, il ne faudrait rien moins qu’un incendie des principales bibliothèques de Paris, mais loin de là !
[...]
Enfant d’une race malheureuse et sacrifiée, poëte de la borne, tribun du carrefour, obscur dispensateur de la lumière, esclave de la pensée des autres, va, montre encore sur le pavé de nos rues ta blouse emblématique ! Étale ta misère comme un reproche à la face du siècle ! [...] Lève la tête et prends courage. Voici, voici le règne des capacités et de l’intelligence ! Euge ! macte animo ! L’or va descendre dans ton creuset ! La roue qui tourne sans cesse va te prendre et t’enlever ! Demain on va ouvrir une issue à ton eau qui se putréfie ! Demain tu marcheras libre et fier. En attendant, continue à lever des lettres, à manipuler la pensée des autres en comprimant la tienne, à boire du vin blanc, à faire des dettes, à danser aux barrières, et tâche de goûter au sein de ta philosophique incurie le repos et la tranquilité que je te souhaite !»
Jules Ladimir, “Le compositeur typographe,” in Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du XIXe siècle, ed. Léon Curmer, Paris, 1840.
Tom Johnson (né en 1939) est un compositeur américain vivant à Paris et fort apprécié des Ou-x-po ; il fut notamment l’invité d’honneur d’un mémorable Jeudi de l’Oulipo en février 2012.
http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_conferences_2012/a.c_120209_oulipo.html
http://multimedia.bnf.fr/conferences/120209_oulipo.mp4
Avec «Failing» (Échec, 1995) pour contrebassiste solo (jouant à la fois la contrebasse et une fonction de récitant), Tom Johnson produit une partition métalinguistique à la fois drôle et captivante. La délimitation de la situation scénique s’estompe, de même que la distinction entre texte écrit et improvisation, l’interprète commençant par bavarder informellement avec son public et introduisant peu à peu des phrases instrumentales. Le texte lui-même n’a pour seul objet que de nous informer, sans cesse, de ce que la partition est d’une difficulté technique rendant son exécution impossible (allégation qui, au demeurant, s’avère illégitime).
https://www.youtube.com/results?search_query=failing+%22tom+johnson%22
Le mécanisme ainsi convoqué est celui du "Paradoxe du menteur", mais avec une composante supplémentaire : celle du défilement du temps et de la progression dramatique (la pièce étant conçue pour être jouée avec partition, et le public voyant bien que les pages se succèdent, et que la pièce s’achemine vers une conclusion).
Il s’agit, au demeurant, de théâtre et de performance plus que d’un discours essentiellement musical ; reste donc à imaginer si une démarche comparable pourrait être envisagée, avec autant d’efficacité mais par des moyens uniquement musicaux et sans l’appui du texte parlé.
L’art du chant diphonique est connu de longue date, notamment parmi les chanteurs traditionnels de Mongolie. Grâce au Web, il est aujourd’hui possible de découvrir cette technique vocale, et même, de se l’approprier au service de langages musicaux divers.
Ainsi, la chanteuse bavaroise Anna-Maria Hefele présente sur YouTube divers exemples de sa pratique du chant diphonique, allant d’arpèges simples à de véritables mélodies :
https://www.youtube.com/watch?v=UHTF1-IhuC0
On reconnaît à la fin de cette démonstration la mélodie «Sehnsucht nach dem Frühlinge» de Mozart (ici présentée par l’interprète, étrangement, comme une mélodie populaire).
Or, les sons diphoniques (harmoniques naturelles) ne permettant pas l’intervalle de dixième mineure, elle emploie à deux endroits (lors de la modulation à la dominante, puis à la toute fin de la mélodie) des notes fondamentales étrangères à la tonalité (des septièmes degrés abaissés, autrement des notes non-sensibles). De fait, l’air prend ainsi une toute autre couleur... plus proche d’une musique populaire non-occidentale, que du langage tonal classique dont il est en fait issu.