Dans son œuvre majeure «À la recherche du temps perdu», l’écrivain Marcel Proust (1871-1922) évoque une musique qui poursuit les protagonistes (Swann puis le narrateur) au long de leur parcours et de leurs déboires sentimentaux. Attribuée au compositeur fictif Vinteuil, il s’agit de l’Andante d’une «Sonate en fa dièse, pour piano et violon» -- plus tard dans le texte apparaîtra également une autre œuvre (un septuor) du même compositeur.
Cet intitulé, en lui-même, n’est pas sans intriguer. Le choix de la tonalité tout d’abord : sans que l’on sache s’il s’agit de fa dièse majeur ou mineur, le manque d’adjectif pourrait nous laisser pencher vers la majeur... mais il s’agirait alors d’un choix de tonalité assez improbable, non seulement parce qu’il impliquerait une écriture pour le moins tortueuse (six dièses à la clé, impossible pour le violon d’utiliser ses cordes à vide), mais parce qu’un compositeur de la fin du XIXe siècle aurait plutôt tendance à écrire cette musique en sol bémol majeur (ce n’est que le siècle suivant qui consacrera la suprématie du dièse). Ensuite, l’intitulé "pour piano et violon" (les deux instruments apparaissent toujours dans cet ordre là chez Proust), plutôt que "pour violon et piano", semble trahir une certaine méconnaissance de l’écriture du genre -- on en trouvera seulement deux autres occurrences, chez le tout jeune compositeur Lekeu et chez Roussel, ce dernier exemple étant postérieur à l’œuvre de Proust.
Quoi qu’il en soit, la sonate est associée (dans le salon huppé de la famille Verdurin) à diverses manifestations cliniques :
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—«Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je n'ai pas envie à force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n'est pas vous qui garderez le lit huit jours!»
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—Eh bien! voyons, c'est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que l'andante.
—«Que l'andante, comme tu y vas» s'écria Mme Verdurin. «C'est justement l'andante qui me casse bras et jambes.»
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Le compositeur lui-même est sans doute affecté :
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Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d'aliénation mentale. Et il assurait qu'on pouvait s'en apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont l'altération dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose d'aussi mystérieux que la folie d'une chienne, la folie d'un cheval, qui pourtant s'observent en effet.
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Les influences musicales ayant pu conduire Proust à imaginer cette pièce, ont été recensées de longue date : au premier rang des suspects figurent la sonate de Franck, écrite en 1886, ainsi que les deux sonates de Saint-Saens ; cependant l’on sait aussi que Proust appréciait certaines phrases de Wagner et Fauré, et qu’il eut une aventure avec le compositeur Reynaldo Hahn.
Ce jeu de piste culturel, toutefois, semble d’un intérêt limité au regard de la postérité de la Sonate de Vinteuil, qui a incité plusieurs musiciens ultérieurs à tenter, sinon de la reconstituer, tout au moins d’en suggérer de possibles contours.
Dans les années 2000, le compositeur russo-israélien Boris Yoffe (né en 1968) a ainsi proposé six «Ébauches de la Sonate de Vinteuil», étrangement écrites pour violon seul.
https://www.youtube.com/watch?v=reB-N3AERXY (vidéo censurée à ce jour)
Pour le film «Le temps retrouvé» de Raúl Ruiz en 1999, le compositeur de musiques de film chilien Jorge Arriagada (né en 1943) a rédigé un mouvement de sonate qui multiplie les allusions à des musiques de l’époque, et résulte en un enchevêtrement de références informe et peu convaincant :
https://www.youtube.com/watch?v=pfmXHd10v64
https://www.youtube.com/watch?v=u-F98knpuRQ
Pour le film «Un amour de Swann» de Volker Schlöndorff en 1982, le compositeur Hans-Werner Henze (1926-2012) écrivit douze variations pour orchestre «sur un thème de Vinteuil», le prétexte de la variation lui permettant d’utiliser un langage bien plus contemporain et personnel :
https://www.youtube.com/watch?v=GpUWYf_Jodw
En 1976, le compositeur américain Joseph Fennimore (né en 1940) publie un quatuor «d’après Vinteuil» pour clarinette, alto, violoncelle et piano. D’une écriture instrumentale très traditionnelle, l’œuvre fait signe vers les harmonies post-romantiques et pré-modales de l’époque proustienne, en laissant parfois entendre quelques couleurs plus dépolarisées :
https://www.youtube.com/watch?v=UJRVwULpK0k
En 1946, le compositeur français Claude Pascal (né en 1921) se voit commander par l’ORTF, à l’occasion de sa résidence à la Villa Médicis, une «Sonate de Vinteuil», qui ne sera finalement jouée sous ce titre qu’en novembre 2010.
https://www.youtube.com/watch?v=e8M34dNCofM (vidéo censurée à ce jour)
Il explique à cette occasion en quoi il lui a fallu abandonner cette contrainte pour finalement parvenir à rédiger la partition de sa première sonate pour violon et piano :
«Me voici, en 1946, installé au sommet de l'une des deux tours qui surplombent tout Rome et ses environs. Au travail ! Pour quel résultat ? Nul ! J'étais en effet comme paralysé par la situation psychologique dans laquelle je me trouvais : compositeur par intérim en quelque sorte. Je voyais les semaines passer sans que ni ma cervelle ni mon piano consentent à me tirer d'affaire. Toujours cette page blanche. Une image car en fait, ma "page blanche" portait des portées... Jusqu'au jour où, passant à d'autres travaux, je me suis retrouvé plongé dans une sonate pour piano et violon. L'ombre de Proust était-elle restée tapie dans mon perchoir ? Ce qui est sûr, c'est que toutes mes fibres souffrent encore du "syndrome de la page blanche" alors que je n'ai pas le moindre souvenir des longues heures passées à écrire cette sonate... Le fantôme de Vinteuil aurait-il squatté mon nid d'aigle ?»
http://www.musimem.com/Pascal_Claude.htm