Dans notre imaginaire musical occidental se superposent quelques thèmes de ces musiques que l’on dit légères, des mélodies d’apparence anodine mais que l’on retient vaguement sans en connaître ni l’auteur ni l’origine, toutes sortes d’époques et de pays finissant par coexister indistinctement en une paisible bouillie esthétiquement inoffensive, partagée au-delà des générations et des différences de classe. Les anglo-saxons ont une expression pour désigner ces thèmes : earworm, littéralement «ver d’oreille». Faut-il chercher dans les motifs mélodiques eux-même une qualité intrinsèquement mémorable, un aspect entraînant (ou, pour employer un autre mot anglais, catchy) ? Nous en doutons, et postulerions plutôt que n’importe quelle mélodie suffisamment brève peut être inculquée à quasiment n’importe qui, à deux conditions : être répétée suffisamment souvent, et être associée à un stimulus non-musical — des paroles, une image, une thématique, un contexte affectif, un souvenir personnel…
Un exemple particulièrement frappant à ce titre nous est donné par la célèbre «marche des clowns» (ce qui n’est pas son vrai titre, nous allons le voir). Il s’agit d’une mélodie remarquablement complexe (ce qui n’a manifestement empêché personne de la retenir), immédiatement reconnaissable de par son rythme et son phrasé (en particulier sur les appoggiatures en chromatisme ascendant) ; il suffit d’en entendre les deux premiers temps pour conjurer l’image d’un clown (ce qui a probablement conduit, dans les années 1960, les producteurs britanniques du Benny Hill Show à choisir comme musique de générique le blues-rock instrumental Yakety Sax dans lequel le saxophoniste Boots Randolph cite précisément le début de cette marche — l’association comique burlesque + saxophone staccato est d’ailleurs devenue elle-même un cliché musical incontournable).
Il nous faut remonter environ 65 ans en arrière pour rencontrer l’auteur de cette Grande marche chromatique op.68 ; c’est un jeune compositeur tchèque du nom de Julius Fučík (1872-1916) qui l’écrit en 1897 à l’âge de 25 ans et la rebaptise bientôt Vjezd gladiátorů («l’entrée des gladiateurs»), choix d’ailleurs assez incongru pour une musique aussi légère — Fučík ignorait probablement que l’américain John Sousa, grand compositeur de musique de fanfare, avait lui-même écrit une «marche des gladiateurs» quelques années auparavant. Jeune homme brillant, Fučík avait notamment été l’élève d’Antonín Dvořák, qui lui aurait dit : «vous avez du talent et du cœur ; c’est un don rare». Bassoniste dans l’armée austro-hongroise, il rédigera environ 400 œuvres en moins de vingt ans, de musique principalement légère mais parfois également plus savante (une grande partie de sa production étant malheureusement perdue). Toutefois, le public américain ne découvrira la fameuse marche que par le biais d’un arrangement différent, dû au québecois Louis-Philippe Laurendeau, lequel la publie à New York en 1901 sous le titre Thunder and Blazes («le tonnerre et les flammes», choix tout aussi inexplicable) ; elle y perdra également son caractère militaire, et sera adoptée par les cirques (sur un tempo notablement acceléré) sous forme d’une musique screamer (littéralement, une «hurleuse») endiablée.
De fait, les États-Unis (alors en plein développement économique, du moins jusqu’à la Grande dépression) jouèrent un rôle majeur dans l’avènement de ce patrimoine musical léger dont l’ensemble du monde occidental allait, encore aujourd’hui, confusément hériter. Nous avons déjà évoqué Sousa, il faudrait lui ajouter, à la génération suivante, Henry Fillmore (1881-1956) et Karl King (1891-1971). Leurs plus grand succès ne font d’ailleurs que s’ajouter à des airs déjà plus anciens, dont l’origine peut remonter à la guerre de Sécession, à la guerre d’Indépendance ou même au-delà. Des influences différentes coexistent jusqu’à finir par se gommer : ainsi, si l’hymne de l’armée est choisi parmi l’œuvre de Sousa, celui des Marines est emprunté à une opérette française d’Offenbach. Au-delà du milieu militaire, la musique de fanfare et de foire montre combien les États-Unis sont le pays par excellence du melting pot et du syncrétisme ; sous les chapiteaux et sur les parquets de bal, l’on y découvre avec béatitude la valse Les Patineurs du français Émile Waldteufel (1837-1915), la valse Fascination du franco-italien Fermo Dante Marchetti (aussi connu sous le nom de Léo Clavière, 1876-1940), les tubes de Fritz Kreisler (1875-1962)… S’y ajoutent également des morceaux de répertoire savant, volontiers ré-adaptés : la Marche Turque de Mozart, l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini, le Beau Danube bleu (sur lequel nous reviendrons très prochainement)…
L’amérique latine commence également à se faire connaître, avec par exemple la valse Sobre las Olas de l’étonnant mexicain Juventino Rosas (1868-1894), violoniste de rue devenu compositeur avant de mourir à seulement 26 ans ; si l’écriture de cette valse ne trahit pas ouvertement ses origines d’amérique centrale, il en ira autrement pour le tango-milonga La Cumparsita, écrit à seulement 18 ans par l’uruguayen Gerardo Matos Rodríguez (1897-1948) et qui deviendra vite un «signe» à part entière, non pas des clowns, mais de l’hispanisme macho. À ce répertoire s’ajouteront plus tard des chansons telles que Adiós muchachos (1927) ou Bésame Mucho (1940) — le «pittoresque» d’importation sud-américaine enjambant allègrement les frontières, de l’Argentine au Mexique.
Pour revenir à l’Europe, d’autres pans de son répertoire léger semblent s’être moins bien exportés ; c’est le cas des pièces de flûte du français Eugène Damaré (1840-1919), ou encore du galop Souvenir du cirque de Renz pour xylophone de l’allemand Gustav Peter (1833?-1919), aujourd’hui incontournable pour tous les claviéristes.
Il conviendrait également de mentionner ici la chanson Si tu veux [faire mon bonheur], Marguerite, mise en musique par le chef d’orchestre Albert Valsien pour le chanteur franco-britannique Harry Fragson, qui la chanta lors de sa dernière tournée avant de mourir dans des circonstances tragiques (le 31 décembre 1913, il fut tué d’un coup de pistolet alors qu’il tentait d’empêcher son père octogénaire et malade mental de se suicider). Cette chanson a été adoptée à la fois par les cirques de toute l’Europe, en France par les régiments de corps de garde (dans des versions parfois grivoises), et on l’entend encore fréquemment dans les rues lors des manifestations.
Notons que le patrimoine musical des populations amérindiennes, aborigènes, ou africaines, ne figure nulle part dans l’imaginaire collectif occidental quant au continent asiatique et à l’océanie, s’ils en sont quasiment absents (à l’exception du «motif chinoiserie» que nous avions déjà évoqué), c’est plutôt dans la musique savante qu’on en trouve quelques traces lointaines et hautement approximatives, voire carrément racistes. Notons également l’émergence, depuis quelques décennies, d’une mode de l’exotisme autour par exemple des J-Pop et K-Pop (musique «pop» d’origine japonaise ou sud-coréenne), toutes sortes de langages au demeurant déjà largement occidentalisés. Est-ce à dire que la dématérialisation des échanges culturels pourrait cesser d’être un simple outil d’impérialisme et d’acculturation pour devenir un véritable dialogue ? Pourrait-on assister à l’émergence d’une cohabitation musicale réellement pluraliste ? L’avenir prochain nous le dira.
Cartographier le paysage des innombrables ou-x-pos ces cinquante dernières années, est une mission difficile tant ces collectifs ont eu tendance à n’exister que de façon informelle (voire, à se résumer à une seule personne). À partir des années 1990, la tâche se simplifie quelque peu grâce à l’avènement du Web (support toutefois plus fugace qu’on ne l’imagine) -- nous avions ainsi évoqué la difficulté à retrouver des traces de l’OuRapo et de l’OuSoPo ; cela est également vrai d’ouvroirs nettement plus établis puisque l’Oubapo, par exemple, en plus de deux décennies d’existence, n’a toujours pas de site web.
L’Ouchanpo (ou plus exactement LES ouchanpos), Ouvroir de Chanson Potentielle, fait partie de ces idées tellement évidentes qu’elles ont été explorées par plusieurs personnes et dans des directions différentes. S’il est manifeste que la chanson a fait partie de longue date des terrains de jeux ou-x-piens (Raymond Queneau, Paul Braffort et beaucoup d’autres s’y sont essayé), elle semble le plus souvent avoir été amalgamée avec l’Oumupo, dans ses itérations diverses : ce qui a conduit dans les années 2000, un label de variété à intituler une de ses collections «Oumupo», alors qu’il s’agit purement de chanson et non d’expériences musicales. Aujourd’hui encore, l’Oumupo actuel compte parmi ses membres deux spécialistes de la chanson : Martin Granger et Moreno Andreatta.
Ce n’est que vers la fin des années 1990 que l’on trouve quelques traces d’un Ouchanpo formalisé en tant que tel. Comme l’explique le chanteur Emmanuel Dufay dans une brochure :
Amoureux de la chanson, j’ai mis en place, à Rouen, un rendez vous de la création de chansons : l’OuChanPo, Ouvroir de Chansons Potentielles. Depuis 1998, cet atelier d’écriture a vu naître un nombre incalculable de textes dont certains ont été mis en musique.
[...]
À l’aide de jeux d’écriture inspirés de ceux du mouvement surréaliste, [nous avons] constitué en quelques années un répertoire phénoménal de textes variés, hétéroclites, quelquefois surprenants, drôles ou tristes, absurdes ou insolites, qui ont tous cette particularité d’avoir été créés «sous contrainte», mais sans aucun jugement, et dans un temps relativement court. Certains ont été effectivement transformés en chansons.
Cet "Ouchanpo normand" (sic) inclut bientôt d’autres participant(e)s : Benoît Hauchecorne, Nadège Quenouille, Évelyne Boulbar, Manuel Crocis, et semble avoir été en activité jusqu’à au moins début 2012. Il en existe quelques traces sur MySpace ; l’on note toutefois que, si son aspect ludique est effectivement évoqué, peu d’explications sont données quant à une éventuelle démarche d’expérimentation formelle (de surcroît, les puristes s’étonneront peut-être de voir ainsi juxtaposés surréalisme et ou-x-po).
Notons du reste -- et cette remarque s’appliquera également à la totalité des initiatives présentées ci-après -- que ces spécialistes de chanson semblent parfaitement disposés à ne considérer lesdites chansons que de par leur composante textuelle (le poème, autrement dit). L’énoncé même «certains ont été mis en musique» est à ce titre cruellement révélateur : ainsi, il suffirait pour se déclarer "ouchanpo" de ne prendre qu’un substrat des travaux oulipiens, s’appliquant à des textes susceptibles d’être chantés -- mais dans ce cas, lesquels ? Les poèmes ? Les formes courtes ? Les textes inspirés de chansons existantes et connues ? Il y a là une faiblesse conceptuelle fondamentale que l’on n’est que trop heureux de faire passer par pertes et profits.
En 2008, un certain "Lozt" (de son vrai nom François Lozet, auteur-chanteur et producteur) publie une série d’articles au nom de l’Ouchanpo, qu’il déclare fonder ainsi. Outre quelques développements politico-artistiques (parfois un brin fumeux, mais que n’aurait peut-être pas renié l’auteur des présentes lignes à la même époque ?), on lui doit l’ébauche d’un Traité contre la rime dans la chanson, ainsi que le concept de Kaléidophonie, au demeurant assez mal défini :
La kaleidophonie, ou le kaleidophone, est certes une forme particulière de chanson - mais une autre forme de chanson. Elle existe, existe déjà, certes à l'état embryonnaire, au fond de chaque conscience. C'est le babil ressurgi, l'angoisse première qu'il faut rassurer par la répétition, le bégaiement de l'âme qui permet d'être soi. Ce sont ces refrains insensés sur quoi tout en nous se fonde, et qu'il s'agit maintenant de distinguer, de mettre en forme.
Là encore, on le voit, la démarche ou-x-pienne est encore assez étrangère ; au demeurant, ledit Lozt mettra un terme à ses publications dès fin 2008.
Le 21 novembre 2012 (quelques mois après les dernières apparitions publiques de l’Ouchanpo dit "normand", et plus d’un après l’annonce officielle de l’Oumupo actuel), le toujours vigilant Robert Rapilly signale sur la Liste Oulipo :
Chère Liste,
Veux-tu savoir ce qu'est un tougoudougoudou (pluriel tougoudouxgoudous avec x
au milieu et s à la fin) ?
À supposer que oui, voici ce qu'est un tougoudougoudou.
Un tougoudougoudou est un tercet d'octosyllabes à rime unique dont :
- le premier vers désigne le dédicataire,
- le deuxième vers décrit le dédicataire,
- le dernier vers dézingue le dédicataire.
Le tougoudougoudou,on l'aura compris, se veut méchant.
Au contraire l'inventeur du tougoudougoudou semble gentil, que je sache.
Il se nomme Jean Mouchès et son site se visite là :
http://www.jeanmouches.fr/ouchanpo-ouvroir-de-chanson-potentielle-les-tougouxdougoudous/
Jean Mouchès (dont on peut trouver quelques vidéos en ligne) a choisi de donner à ces travaux l’intitulé d’Ouchanpo ; et de fait, même si ses expériences formelles restent peu nombreuses, on peut y trouver un certain esprit oulipien (d’ailleurs, son «tougoudougou» fera pendant quelques jours les délices de la Liste Oulipo toute entière).
Plus récemment (en avril 2016), le mathématicien et informaticien Nicolas Trotignon (de Normale Sup’ Lyon), a consacré sur son blog une série de brefs billets à des travaux qu’il dénomme Ouchanpo :
Je propose ici un travail anouchanpiste («an» veut dire «analytique»). C’est-dire qu’on va analyser les contraintes formelles dans des chansons classiques. Je remets à plus tard le synthouchanpisme («synth» veut dire «synthétique») qui se propose d’inventer et d’appliquer des contraintes nouvelles. Disons à beaucoup plus tard, quand je serai vraiment désespéré de ne plus rien trouver pour ce blog, et après vous avoir fourgué les 5000 chansons de Pierre Delanoë traduites en japonnais. (sic)
De Georges Brassens à Bobby Lapointe, il relève ainsi quelques ouchanpismes par anticipation (que d’aucun nommeraient peut-être "curiosités musicales"?), pas inintéressants quoique restant toujours à l’état d’ébauche.
Ce qui nous amène aux travaux sans doute les plus discrets, mais les plus intéressants, de ce tour d’horizon : ils sont à trouver, sans aucune surprise, du côté de la toujours plus indispensable Liste Oulipo, qui a d’ailleurs fêté ses vingt ans en 2016. La liste est précisément en deuil ces jours-ci : elle pleure la disparition récente de Dider Bergeret (à quelques jours de son soixantième anniversaire) ; présent sur la liste depuis son tout début, il s’y était distingué par sa gentillesse, son humour et la qualité jamais démentie de ses propositions.
Or Didier Bergeret était également fort intéressé par la chanson. Si la plupart de ses travaux restent consultables dans les archives de la Liste (qui requièrent de s’inscrire), l’on peut toutefois trouver, par exemple, sa contribution en forme de chanson à la BLO16 dédiée à Nicolas Graner. De façon peut-être plus marquante (puisque certains s’en souviennent encore dix-huit ans plus tard), Didier Bergeret avait posté la proposition suivante le 22 mars 1999, que voici reproduite in extenso ; elle pourra donner une idée de la qualité et de la finesse d’un travail authentiquement ou-x-pien :
From: DBERGERET < dbergeret@uvcs.uvic.ca>
To: "Oulipo (E-mail)" < oulipo@quatramaran.ens.fr>
Subject: ouchanpo (long)
Date: Mon, 22 Mar 1999 23:57:02 -0800Dans la série des ouXpo, pourquoi pas un sur la chanson?
Un bon nombre des chansons de Brassens qui ont bercé ma jeunesse sont construites sur le modèle "thème et variations": toute l'idée est contenue dans le ou les premier(s) couplet(s), les couplets suivants ne sont que des variations. Une fois le thème exposé, chaque couplet subséquent est construit sur le même moule: on peut en dégager un certain nombre de contraintes de forme, de style, de sens, que l'auteur s'est imposées. On pourrait dire qu'il s'agit de sa part d'une sorte d'auto-pastiche.
En observant les contraintes que Brassens s'est imposées dans la composition de certaines chansons, on peut - sacrilège à part - leur ajouter des couplets inédits. C'est un exercice auquel je me suis livré il y a quelques années, et je me permets d'en livrer ici un exemple.
Chanson de départ: Bécassine (texte original)
Un champ de blé prenait racine
Sous la coiffe de Bécassine,
Ceux qui cherchaient la toison d'or
Ailleurs avaient bigrement tort.
Tous les seigneurs du voisinage,
Les gros bonnets, grands personnages,
Rêvaient de joindre à leur blason
Une boucle de sa toison.
Un champ de blé prenait racine
Sous la coiffe de Bécassine.
C'est une espèce de robin,
N'ayant pas l'ombre d'un lopin,
Qu'elle laissa pendre, vainqueur,
Au bout de ses accroche-cœurs.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Des blés d'or en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.Au fond des yeux de Bécassine
Deux pervenches prenaient racine,
Si belles que Sémiramis
Ne s'en est jamais bien remis'.
Et les grands noms à majuscules,
Les Cupidons à particules
Auraient cédé tous leurs acquêts
En échange de ce bouquet.
Au fond des yeux de Bécassine
Deux pervenches prenaient racine.
C'est une espèce de gredin,
N'ayant pas l'ombre d'un jardin,
Un soupirant de rien du tout
Qui lui fit faire les yeux doux.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Des fleurs bleu's en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.À sa bouche, deux belles guignes,
Deux cerises tout à fait dignes,
Tout à fait dignes du panier
De madame de Sévigné.
Les hobereaux, les gentillâtres,
Tombés tous fous d'elle, idolâtres,
Auraient bien mis leur bourse à plat
Pour s'offrir ces deux guignes-là,
Tout à fait dignes du panier
De madame de Sévigné.
C'est une espèce d'étranger,
N'ayant pas l'ombre d'un verger,
Qui fit s'ouvrir, qui étrenna
Ses joli's lèvres incarnat.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Du temps des c'ris's en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.Résumé: Bécassine était fort belle, à tel point que les personnages les plus riches et les plus haut placés de la région étaient prêts aux plus grands sacrifices pour obtenir ses faveurs. Elle jeta pourtant son dévolu sur un petit roturier sans le sou venu d'ailleurs.
On peut observer les contraintes suivantes:
- Chacun des trois couplets fait référence à un détail spécifique de l'anatomie de Bécassine (les cheveux, les yeux, les lèvres). On remarquera au passage la progression vers le bas.
- Chacun de ces détails anatomiques est assimilé à un élément végétal (le blé, les pervenches et les cerises, respectivement).
- La métaphore végétale est une métaphore filée: le végétal renvoie à son tour à un terrain idoine (un lopin, un jardin, un verger), ainsi qu'au titre d'une chanson connue (la Chanson des Blés d'Or, Fleur Bleue, le Temps
des Cerises).- L'heureux élu du cœur de Bécassine est désigné par un nom plutôt péjoratif qui rime avec le terrain en question (robin, gredin, étranger, rimant respectivement avec lopin, jardin et verger).
- Le caractère exceptionnel de la beauté de Bécassine est souligné dans chaque couplet par une référence mythologique ou littéraire (la Toison d'Or, les jardins de Sémiramis, Madame de Sévigné)
- Brassens s'interdit, comme il se doit, la répétition: les personnages qui convoitent Bécassine et la richesse de ceux-ci sont évoqués par des expressions différentes dans chaque couplet.
- L'exception évidente à (6) ci-dessus est le dernier sizain de chaque couplet, rigoureusement identique (à part le titre de chanson), ce qui lui confère une indéniable qualité de refrain.
Mettons-nous maintenant au travail: compte tenu de la progression vers le bas et du caractère sexuel de plus en plus marqué des attraits de Bécassine, il semblerait normal, dans le quatrième couplet, de décrire ses seins.
Pour la métaphore végétale, si les poires, les pommes ou les oranges s'imposent par leur forme, elles ne brillent pas par leur poésie. En outre, le verger a déjà été utilisé au deuxième couplet. On se souviendra, en revanche, que Baudelaire a comparé avec bonheur les seins de son égérie à des grappes de raisin (dans "Les Bijoux"), ce qui permet aussi l'usage du mot "vignoble," non encore mentionné dans la chanson. Le quatrième couplet, donc, pourrait avoir l'air de ceci:À sa gorge pendaient deux grappes
Qui faisaient songer aux agapes,
Aux agapes du bon Bacchus
Où l'on s'enivrait tant et plus.
Les nobliaux de la province,
Dont les coffres n'était pas minces,
Auraient tout donné sans retard
Pour avoir droit à leur nectar.
A sa gorge pendaient deux grappes
Qui faisaient songer aux agapes.
C'est une espèce de guignol
N'ayant pas l'ombre d'un vignoble,
Un petit paltoquet indigne
Qui tâta des fruits de sa vigne,
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Du P'tit Vin Blanc en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas
Si le diable s'en mêle pas.Je me demande ce que Brassens aurait pensé d'une telle manipulation de ses textes. J'ose espérer qu'il se serait un peu reconnu. S'il y en a que ça amuse, on peut faire un travail analogue sur d'autres chansons qui s'y prêtent particulièrement. Citons par exemple:
L'ancêtre
La non-demande en mariage
Le petit joueur de flûteau
Rien à jeter
La rose, la bouteille et la poignée de mains (et....?)
La route aux quatre (cinq? six?) chansons
Les sabots d'Hélène
Etc.PS: Il y a un site web très complet sur Brassens, avec tous les textes, à:
http://web.archive.org/web/19990429035414/http://www.3cm.com/brassens/index.htm"Virile effusion" à toutes et à tous
DB
S’il doit exister un Ouchanpo un jour, le meilleur vœu que nous puissions lui souhaiter est qu’il soit, au moins un peu, héritier de Didier Bergeret.
Parodies et pastiches abondent tout au long de l’histoire de la musique (même du temps de Jean-Jacques Rousseau, comme nous l’avions évoqué), qu’elles concernent la musique savante (l’exemple de La Truite en témoigne) ou la chanson ; c’est d’ailleurs dans ce dernier domaine que les imitations et caricatures semblent les plus aisées -- peut-être parce qu’il suffit bien souvent de fabriquer d’autres paroles en conservant la mélodie et l’accompagnement : nous l’avons constaté à propos de Jacques Dutronc (l’on pourrait tout aussi bien évoquer la Vache à mille francs, au succès aujourd’hui incompréhensible). Le pastiche qui consiste à écrire des chansons entièrement nouvelles (paroles et musiques) tout en imitant un style reconnaissable, voire poussé jusqu’à la caricature, est une forme plus rare -- et de ce fait, bien plus impressionnante lorsqu’elle est réussie.
Un mardi de 1980, la chaîne radiophonique britannique BBC Radio 4 laisse l’antenne pendant 28 minutes à une étrange station : Radio Active (c’est son nom) se présente comme «la première radio locale nationale», mais ne se définit guère que par son degré invraisemblable d’amateurisme... Et pour cause : il s’agit en fait d’une radio fictive, au service d’une émission purement parodique imaginée par trois humoristes, une comédienne et un musicien. Radio Active rencontrera un succès certain (sept saisons et plus de 50 épisodes, suivis dans les années 1990 d’une adaptation à la télévision) et durable : outre les innombrables rediffusions et produits dérivés (cassettes, livres) de l’émission elle-même, chacun de ses interprètes et créateurs a connu une carrière remarquable par la suite.
La réussite de Radio Active tient en grande partie à son emballage musical et sonore, entièrement dû au musicien Phil Pope. On y rencontre de nombreuses blagues musicales, des musiques d’ambiance caricaturales ou incongrues et d’excellents jingles toujours subtilement parodiques : voix exagérées, phrases instrumentales inutilement longues, etc. Cependant, ce sont les chansons présentées par cette radio qui méritent qu’on s’y attarde tout particulièrement.
Dès ses tous premiers épisodes, Radio Active introduit, sous un prétexte de pure illustration musicale, ce qui apparaîtra rapidement comme la signature (et sans doute, de fait, la motivation première) de ses auteurs : des chansons évoquant les tubes de l’époque, interprétées par des groupes fictifs aux noms calembouresques. À peu près toute la pop music anglo-saxonne de la décennie aura droit à ce traitement parodique (on peut en trouver quelques exemples sur YouTube) ; les jeux de mots sont en général atroces (et de ce fait, excellents), les voix impeccablement convaincantes (fût-ce dans un style sirupeux), et -- surtout -- l’écriture mélodique, harmonique et les arrangements sont d’une intelligence redoutable : à la fois extrêmement bien construits, et très finement exagérés dans les tics propres à l’auteur parodié.
La première de ces chansons est également la plus mémorable : Meaningless Songs In Very High Voices, interprété par les Hee Bee Gee Bees (à ne pas confondre avec un récent groupe israélien). De fait, c’est sous ce nom que les trois chansonniers de Radio Active (Angus Deayton, Geoffrey Perkins, Michael Fenton Stevens, sans oublier les arrangements de Phil Pope) resteront connus, publieront plusieurs disques, et se retrouveront même propulsés au top 10 des tubes... en Australie (la patrie d’origine des Bee Gees authentiques).
Remarquable par son interprétation autant que par son écriture, cette chanson exemplaire offre plusieurs niveaux de compréhension : du plus farcique (les effets vocaux ridicules, encore que l’original n’est pas sans offrir tout ce qu’il faut en la matière) au plus subtil (l’arrangement instrumental et les interventions des chœurs). Le texte des paroles est un commentaire auto-référentiel portant autant sur la forme que sur l’exécution vocale : on rejoint là l’exercice que l’Oumupo propose de nommer métachant. «Meaningless Songs in Very High Voices»... tout est dit dès le titre.
Comme pour beaucoup de comédies britanniques, l’écriture de Radio Active vieillit remarquablement bien : 37 ans après leur première apparition au festival Fringe d’Edinburgh, ses créateurs et interprètes s’y sont retrouvés en 2016 pour y rejouer un de leurs épisodes -- sans aucune modification nécessaire, tant cet humour reste d’actualité. Et pourtant, notre rire lui-même a changé de nature : l’auditeur d’aujourd’hui a l’habitude de l’humour auto-référentiel et de cet état d’esprit méta qui a contaminé l’ensemble du champ médiatique savant et populaire. Un exemple frappant se trouve dans les radios fictives incluses depuis les années 2000 dans la série de jeux vidéo GTA, et qui comprennent de fausses publicités, des parodies de débats (imaginées notamment par Lazlow Jones, véritable animateur radio), des journaux d’actualité effroyablement propagandistes comme dans la vraie vie, et même de très drôles jingles chantés (la station Flash FM du jeu GTA Vice City Stories est une vraie réussite à ce titre). La comparaison avec Radio Active se fait d’elle-même.
Quant à cette dernière, l’écouter ou la réécouter aujourd’hui permet facilement de penser y déceler un niveau de commentaire absurde, de désabusement caustique et de satire socio-culturelle : il serait pourtant largement anachronique de prêter une telle intention à ses auteurs, qui -- nonobstant leur éducation intellectuelle, leur large culture et leur finesse d’observation -- ne l’ont probablement conçue, à l’époque, que comme une suite de pitreries gratuites et sans conséquence.Parodies et pastiches abondent tout au long de l’histoire de la musique (même du temps de Jean-Jacques Rousseau, comme nous l’avions évoqué), qu’elles concernent la musique savante (l’exemple de La Truite en témoigne) ou la chanson ; c’est d’ailleurs dans ce dernier domaine que les imitations et caricatures semblent les plus aisées -- peut-être parce qu’il suffit bien souvent de fabriquer d’autres paroles en conservant la mélodie et l’accompagnement : nous l’avons constaté à propos de Jacques Dutronc (l’on pourrait tout aussi bien évoquer la Vache à mille francs, au succès aujourd’hui incompréhensible). Le pastiche qui consiste à écrire des chansons entièrement nouvelles (paroles et musiques) tout en imitant un style reconnaissable, voire poussé jusqu’à la caricature, est une forme plus rare -- et de ce fait, bien plus impressionnante lorsqu’elle est réussie.
Un mardi de 1980, la chaîne radiophonique britannique BBC Radio 4 laisse l’antenne pendant 28 minutes à une étrange station : Radio Active (c’est son nom) se présente comme «la première radio locale nationale», mais ne se définit guère que par son degré invraisemblable d’amateurisme... Et pour cause : il s’agit en fait d’une radio fictive, au service d’une émission purement parodique imaginée par trois humoristes, une comédienne et un musicien. Radio Active rencontrera un succès certain (sept saisons et plus de 50 épisodes, suivis dans les années 1990 d’une adaptation à la télévision) et durable : outre les innombrables rediffusions et produits dérivés (cassettes, livres) de l’émission elle-même, chacun de ses interprètes et créateurs a connu une carrière remarquable par la suite.
La réussite de Radio Active tient en grande partie à son emballage musical et sonore, entièrement dû au musicien Phil Pope. On y rencontre de nombreuses blagues musicales, des musiques d’ambiance caricaturales ou incongrues et d’excellents jingles toujours subtilement parodiques : voix exagérées, phrases instrumentales inutilement longues, etc. Cependant, ce sont les chansons présentées par cette radio qui méritent qu’on s’y attarde tout particulièrement.
Dès ses tous premiers épisodes, Radio Active introduit, sous un prétexte de pure illustration musicale, ce qui apparaîtra rapidement comme la signature (et sans doute, de fait, la motivation première) de ses auteurs : des chansons évoquant les tubes de l’époque, interprétées par des groupes fictifs aux noms calembouresques. À peu près toute la pop music anglo-saxonne de la décennie aura droit à ce traitement parodique (on peut en trouver quelques exemples sur YouTube) ; les jeux de mots sont en général atroces (et de ce fait, excellents), les voix impeccablement convaincantes (fût-ce dans un style sirupeux), et -- surtout -- l’écriture mélodique, harmonique et les arrangements sont d’une intelligence redoutable : à la fois extrêmement bien construits, et très finement exagérés dans les tics propres à l’auteur parodié.
La première de ces chansons est également la plus mémorable : Meaningless Songs In Very High Voices, interprété par les Hee Bee Gee Bees (à ne pas confondre avec un récent groupe israélien). De fait, c’est sous ce nom que les trois chansonniers de Radio Active (Angus Deayton, Geoffrey Perkins, Michael Fenton Stevens, sans oublier les arrangements de Phil Pope) resteront connus, publieront plusieurs disques, et se retrouveront même propulsés au top 10 des tubes... en Australie (la patrie d’origine des Bee Gees authentiques).
Remarquable par son interprétation autant que par son écriture, cette chanson exemplaire offre plusieurs niveaux de compréhension : du plus farcique (les effets vocaux ridicules, encore que l’original n’est pas sans offrir tout ce qu’il faut en la matière) au plus subtil (l’arrangement instrumental et les interventions des chœurs). Le texte des paroles est un commentaire auto-référentiel portant autant sur la forme que sur l’exécution vocale : on rejoint là l’exercice que l’Oumupo propose de nommer métachant. «Meaningless Songs in Very High Voices»... tout est dit dès le titre.
Comme pour beaucoup de comédies britanniques, l’écriture de Radio Active vieillit remarquablement bien : 37 ans après leur première apparition au festival Fringe d’Edinburgh, ses créateurs et interprètes s’y sont retrouvés en 2016 pour y rejouer un de leurs épisodes -- sans aucune modification nécessaire, tant cet humour reste d’actualité. Et pourtant, notre rire lui-même a changé de nature : l’auditeur d’aujourd’hui a l’habitude de l’humour auto-référentiel et de cet état d’esprit méta qui a contaminé l’ensemble du champ médiatique savant et populaire. Un exemple frappant se trouve dans les radios fictives incluses depuis les années 2000 dans la série de jeux vidéo GTA, et qui comprennent de fausses publicités, des parodies de débats (imaginées notamment par Lazlow Jones, véritable animateur radio), des journaux d’actualité effroyablement propagandistes comme dans la vraie vie, et même de très drôles jingles chantés (la station Flash FM du jeu GTA Vice City Stories est une vraie réussite à ce titre). La comparaison avec Radio Active se fait d’elle-même.
Quant à cette dernière, l’écouter ou la réécouter aujourd’hui permet facilement de penser y déceler un niveau de commentaire absurde, de désabusement caustique et de satire socio-culturelle : il serait pourtant largement anachronique de prêter une telle intention à ses auteurs, qui -- nonobstant leur éducation intellectuelle, leur large culture et leur finesse d’observation -- ne l’ont probablement conçue, à l’époque, que comme une suite de pitreries gratuites et sans conséquence.
En avril 2016, la totalité de la presse et des sites web britanniques se sont retrouvés instantanément censurés par une décision de justice aussi abjecte qu’ignare, d’une stupidité crasse que l’on avait jusque là pu croire confinée à ce côté-ci de la Manche. En effet, une célébrité anglaise avait saisi la haute cour de justice royale pour éviter que ne s’ébruitent les frasques extra-conjugales de son époux ; à quoi les juges Jackson, King et Simon se sont empressés d’acquiescer -- transformant paradoxalement, de ce fait, les plus infâmes tabloids en hérauts de la liberté d’expression.
Si la presse (sauf en Écosse, où l’injonction ne s’appliquait pas) s’est montrée remarquablement obéissante, le Web s’est -- évidemment -- déchaîné en rivalisant de traits d’esprit, tournant en ridicule tant la célébrité en question que le système judiciaire britannique post-féodal, propulsant le hashtag #SuperInjunction en tête des trending topics sur Twitter, et offrant à quelques aigrefins une occasion d’exercer leur savoir-faire : ainsi, l’auteur de ces lignes lui-même a-t-il eu l’occasion de recevoir dernièrement pas moins de trois courriers de menace émanant d’un prétendu cabinet d’avocats, concernant une malheureuse notice de microblog postée à l’époque.
L’Oumupo étant évidemment respectueux des lois et sensibilités de tous pays, nous nous empresserons bien évidemment de clore ici ce débat afin de respecter pleinement la vie privée de chacun, y compris en protégeant l’identité de célébrités qui croient pouvoir s’arroger le droit de censurer le reste de leurs contemporains.
Cette question étant définitivement écartée, intéressons-nous maintenant à un tout autre sujet, plus directement en lien avec nos préoccupations d’ordre musical : saviez-vous que le chanteur (multi-millionnaire) britannique Elton John, marié avec le réalisateur canadien David Furnish, est par ailleurs un improvisateur brillant ? (Brillant... ou à tout le moins, passable -- surtout en comparaison d’un Richard Grayson.)
Dans cette émission télévisée de la fin des années 1990, on le voit inventer une (vague) mélodie sur le manuel d’utilisation d’un appareil électro-ménager ; dans cet autre clip extrait d’une conférence en 2005, il lit en chantant quelques phrases de la pièce Peer Gynt. Dans un cas comme dans l’autre, le public (qui n’inclut manifestement pas de musiciens dignes de ce nom) se montre très impressionné.
Comme quoi.
Cet enregistrement de juin 1944 (dont un extrait, légèrement meilleur, est disponible ici) nous présente l’actrice allemande Marlene Dietrich (1901-1992, naturalisée américaine en 1939), pratiquant la scie musicale.
Elle y mentionne (mais sans doute cela fait-il partie de la routine d’introduction, de connivence avec le présentateur) qu’elle a autrefois rêvé d’une carrière dans la musique classique ; et de fait, elle avait commencé l’étude du violon après le lycée (avant qu’une blessure au poignet ne l’interrompe au bout d’un an). En 1927, sur le tournage du film (muet) Café Elektric, l’acteur autrichien Igo Sym l’initie à la scie musicale et lui offre même la sienne. Quelques années plus tard, le succès international du film Der Blaue Engel (L’Ange bleu, 1930 ; premier long-métrage parlant produit en Allemagne, et tourné à la fois en allemand et en anglais) la fait connaître d’Hollywood (ainsi que son réalisateur), où son style (et notamment sa voix, car nous sommes au début du cinéma parlant) s’imprimeront durablement. Elle finit par s’y exiler définitivement, tant pour développer sa carrière que pour se désolidariser du régime nazi.
Dietrich participera même activement à l’effort de guerre américain en se rendant sur les bases militaires pour divertir les troupes ; la scie musicale y rencontre un succès notable, peut-être parce qu’elle l’obligeait à remonter quelque peu sa robe... Ainsi n’est-il pas anodin que notre extrait précité date de 1944 ; le seul autre fragment disponible, plus bref, date de 1948, mais la guerre y est encore évoquée.
Elle se fera également remarquer sur le tournage de ses films en pratiquant fréquemment la scie musicale entre les prises de vue ; sa productrice racontera notamment les séances préparatoires, en 1943, de la comédie musicale One Touch of Venus avec Marlene Dietrich (qui refusera finalement le rôle) et Kurt Weill :
J’étais habituée à toutes sortes d’excentricités chez les vedettes, mais je dois avouer que lorsque Marlene disposa cette énorme scie entre ses jambes élégantes, et commença à jouer, je fus plus qu’éberluée. [...] Le soir, on discutait de la pièce pendant un moment, puis Marlene s’emparait de la scie et commençait à jouer : nous avons fini par comprendre que ce signal nous indiquait la fin des discussions.
Le premier extrait mentionné ci-dessus, mérite qu’on y revienne pour évoquer les fragments musicaux présentés : il s’agit d’un mélange (mash-up) entre la chanson hawaienne Aloha ʻOe et la chanson à boire munichoise In München steht ein Hofbräuhaus. Si cette dernière ne présente rigoureusement pas le moindre intérêt, la première est beaucoup plus intéressante, même si le public occidental ne la connaît (en particulier depuis la seconde guerre mondiale, où Hawaii fut un important théâtre d’opérations américain) que comme un cliché paresseux de musique océanique indolente -- un peu à l’instar des quatre notes de la chinoiserie, que nous avons pu examiner précédemment. (Même si Jack London s’y réfère dès 1919, dans un beau texte.)
C’est, en fait, de 1878 que date la mélodie Aloha ʻOe (peut-être originellement à trois temps), dont le titre pourrait être traduit par «adieu à toi». Plus surprenant encore, elle fut écrite par Liliʻuokalani, qui allait bientôt devenir la première et dernière reine de Hawaii. Personnalité remarquable, Liliʻuokalani (née Liliʻu Loloku Walania Kamakaʻeha, 1838-1917) était l’aînée de quatre enfants royaux (dont chacun fut également auteur et artiste) ; on lui doit plus de 165 chansons originales, ainsi qu’une traduction du Kumulipo, le chant traditionnel exposant la cosmogonie hawaiienne. Elle dut faire face, de son vivant, à la colonisation larvée de Hawaii par les puissances occidentales sous couvert d’évangélisation et de «républicanisme» : elle-même fut d’ailleurs baptisée (sous le prénom de Lydia), ce qui ne l’empêcha pas de soutenir plus tard la diversité religieuse de l’archipel, et notamment les minorités bouddhistes et shintoïstes.
Dès 1887, le roi précédent (son frère Kalākaua) avait été contraint sous la menace d’une baïonnette à signer une constitution inique transférant le pouvoir aux exploitants américains. Elle monte sur le trône à la mort de celui-ci, en janvier 1891 ; deux ans plus tard, un coup d’état (maquillé en révolution républicaine, inaugurant ainsi une pratique perpétuée encore aujourd’hui sans vergogne en Amérique du Sud) mené par des troupes occidentales, prétendument déployées pour «assurer une présence neutre», met un terme à la monarchie -- et, de fait, à l’indépendance de la nation : les U.S.A. eux-même le reconnaîtront en présentant leurs excuses 100 ans plus tard.
Partisane d’une résistance non-violente, la reine Liliʻuokalani est immédiatement détrônée (l’acte de capitulation sera même signé en son absence) au profit d’un gouvernement fantoche. Après l’échec d’une tentative de restauration menée en 1895 par son compatriote indépendantiste Robert Wilcox, la ci-devant reine se voit accusée de trahison et se retrouve condamnée à cinq ans de travaux forcés. C’est pendant son emprisonnement (qui ne durera finalement qu’un an), qu’elle travaille à sa traduction du patrimoine traditionnel, et quelques-unes de ses chants :
N’ayant aucun instrument, je dus transcrire les notes à la voix seulement ; je trouvai cependant, quels que soient les inconvénients, une grande consolation dans la composition : je transcrivis un certain nombre de chansons. Trois d’entre elles parvinrent, de ma prison, à la ville de Chicago, où on les imprima. Parmi elles se trouvait «Aloha ʻOe» ou «adieu à toi», qui devint une chanson très connue.
Autre part dans ses mémoires, la reine ajoute :
Composer était pour moi aussi naturel que de respirer ; ce don de la nature, n’ayant jamais eu à pâtir d’être mal employé, reste à ce jour la plus grande source de consolation. [...] Les heures où il n’est pas à propos de parler, qui m’auraient sans cela parues longues et solitaires, passaient rapidement et joyeusement lorsqu’elles étaient consacrées à exprimer mes pensées en musique.
La chanson française Il est cinq heures, Paris s’éveille s’inscrit dans un corpus considérable de chansons de variété ayant pour thème la ville de Paris. Son premier interprète, Jacques Dutronc (né en 1943), rejoint ainsi à l’âge de 25 ans une lignée de chanteurs et chanteuses glorieusement franchouillards : Artistide Bruant, Mistinguett, Maurice Chevalier, Charles Trenet, André Claveau (injustement méconnu aujourd’hui), Édith Piaf, Yves Montand, Juliette Gréco, Serge Gainsbourg, Barbara... Écrite en une soirée par Dutronc avec le littérateur Jacques Lanzmann et sa femme de l’époque, cette chanson que l’on pourrait dire «à texte» repose sur une base harmonique simple, sinon simpliste (Am | Dm | C | E
, puis refrain en majeur : A | Bm | E | A
), avec un mouvement relativement entraînant (accompagnement en «pompes»). Lors du premier enregistrement, un flûtiste qui passait par là (Roger Bourdin, excellent musicien de variété mais aussi compositeur aimable) improvise un solo de flûte qui deviendra l’un des signes distinctifs de la chanson. Les paroles, mettant en scène la vie nocturne et interlope de la capitale et critiquant ses monuments les plus éculés, s’inscrivent dans la pseudo-subversivité «yéyé» de ces années 1960, qui ne les empêchera pas de se fondre immédiatement dans une culture de consommation mainstream entièrement inoffensive et dépolitisée. De fait, la chanson sortira en mars 1968, dans cette « France qui s’ennuie et s’animera quelques mois plus tard d’un soulèvement bref et partiel, qui ne fera que consacrer in fine la victoire de l’Ordre et de la Réaction, fût-ce sous l’apparence cosmétiquement rajeunie du néolibéralisme décomplexé.
Les auteurs de la chanson déclareront s’être inspirés d’une chanson bien plus ancienne, intitulée Tableau de Paris à cinq heures du matin et que l’on doit, en 1802, à l’inoubliable Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers (1772-1827, auteur notamment de la chanson Bon voyage, monsieur Dumollet). Monument du kitsch le plus atroce que l’époque pouvait produire, la partition est d’une pauvreté affligeante ; l’on ne s’étonnera sans doute pas d’apprendre qu’elle est en fait copiée d’une contredanse tirée du ballet La Rosière signé en 1783 par Maximilien Gardel. Quant aux paroles de Désaugiers, elles dressent -- littéralement -- une image d’Épinal de ce Paris idéal où tout le monde s’affaire et commerce sans distinction de classe ni de fortune. On assiste ainsi à l’édification de ce Paris de carte postale qui fera fureur dans les siècles à venir ; de fait, cette chanson sera chantée jusqu’au début du XXe siècle (et fera par exemple les choux gras du Lapin agile. (Ce qui explique peut-être comment elle a pu parvenir jusqu’à Dutronc et Lanzmann.)
Faut-il voir dans le Paris s’éveille de 1968 une tentative de prendre à contre-pied cette image traditionnelle ? Manifestement oui, mais la subversion manque entièrement sa cible. Ainsi, évoquer «les stripteaseuses» dans le vague but de choquer le bourgeois, est absolument inopérant tant l’on a pu voircombien, de Édith Piaf à Irma la douce et autres Amélie Poulain, le travail du sexe fait partie intégrante de la «couleur locale» traditionnellement associée à Paris. Ce qui n’empêchera pas certains commentateurs postérieurs d’opérer une audacieuse retcon en notant que cette chanson permet au bas-peuple d’exister dans le discours médiatique, et en se fixant notamment sur des vers tels que «Les ouvriers sont déprimés / Les gens se lèvent, ils sont brimés». De fait, quelques années plus tard (en 1974), cette chanson sera incluse, avec l’autorisation de ses auteurs, dans un album militant de tendance anarcho-situationniste. Les paroles sont réécrites pour l’occasion, non sans, comment dire, un certain punch -- qui n’a rien perdu de sa vigueur.
Quant à la chanson officielle, une simple recherche sur YouTube suffit à montrer combien elle est restée vivante dans les dernières décennies, mais aussi combien elle s’est institutionnalisée. Si l’on en trouve relativement peu d’enregistrements dits «amateurs», les captations légitimées (et en particulier télévisuelles), elles, abondent -- réservant parfois quelques surprises intéressantes. Les arrangements instrumentaux suivent l’air du temps, parfois de façon assez réussie ; l’aspect «à texte» permet aux interprètes à la mode de s’essayer à l’infâme parlando hérité de Piaf, voire sous une forme rajeunie pouvant aller jusqu’au slam.
Que ce soit entre 1783 et 1802 ou entre 1968 et aujourd’hui, des airs simples continuent d’être fredonnés, par-delà les bouleversements politiques, par-delà les troubles sociaux, la détresse ou la misère. Et c’est, sans doute, tout ce qu’on leur demande.
Matrin Granger nous fait découvrir les travaux du chanteur britannique (et Lillois d’adoption) Paul Grundy, notamment son récent album Solid Idols dont chacune des 26 chansons (plus un numéro introductif) est construite comme un «beau présent» oulipien sur le nom d’une personnalité du Royaume-Uni.
À titre d’exemple, Martin nous fait partager ce numéro (ici sans Flash, sans oublier les paroles) autour du nom de Jane Austen.
Pour autant que nous puissions en juger, la contrainte formelle n’affecte que les paroles et non la mise en musique. (L’exercice relève donc davantage de l’Oulipo, fût-ce indirectement, que de l’Oumupo.)
Fin 2015, pour rendre hommage à la sortie du film américain The Force Awakens, l’équipe de l’émission américaine The Tonight Show, présentée par Jimmy Fallon, a diffusé cette reconstitution de la (célèbre quoique kitchissime) chanson Stayin’ Alive, faite uniquement d’extraits des différents films de la série Star Wars -- y compris parmi ses avatars les plus (honteusement) méconnus.
Entre autres allusions, on y trouve notamment le «Noooooo» de Darth Vader (introduit en 2005, puis ajouté en 2011 dans le film de 1983) ; ainsi que le Wilhelm Scream dont nous avons déjà parlé ici.
Merci à Martin Granger, toujours en alerte. (Pour les amateurs de supercuts encore plus poussés, Martin nous signale également cet ahurissant montage par ordre alphabétique du Magicien d’Oz dans sa totalité.)
Dans un domaine plus savant, nous avions signalé précédemment les travaux de Cory Arcangel autour d’une œuvre d’Arnold Schönberg.