Sports d’été : plusieurs lecteurs nous demandent les règles du tennis russe qui fera fureur, cette saison, dans tous les châteaux. Elles peuvent se résumer ainsi : la partie se joue la nuit, sur des corbeilles de fleurs éclairées par des lampes à arc ; elle n’admet que trois partenaires ; le filet est supprimé ; la balle est remplacée par un ballon de foot-ball ; l’usage de la raquette est interdit. Dans une tranchée, creusée à l’extrémité du terrain, on dissimule un orchestre qui accompagne les ébats des joueurs. Ce sport a pour objet de développer une extrême souplesse dans les articulations des poignets, du cou et des chevilles. Il a reçu l’approbation de l’Académie de médecine.
C’est ainsi qu’un certain «Swift» (pseudonyme sous lequel se cache – à peine – Érik Satie) décrit en 1913, dans la revue S.I.M. que nous avions déjà évoquée, la récente création de Jeux aux Ballets russes... (Qu’aurait-il dit si le ballet s’était achevé sur la chute impromptue non d’une balle de tennis, mais d’un dirigeable comme le souhaitait Nijinsky...). De fait, le tennis servira d’inspiration non seulement à Debussy mais également à Satie lui-même dans ses Sports et divertissements pour piano seul. Pour autant, Debussy jouait-il lui-même au tennis ? Telle est l’anecdote – non-corroborée par la moindre source, et franchement douteuse – qu’avance un listicle du BBC Music Magazine : «Debussy appréciait effectivement à l’occasion de jouer au tennis avec Ravel». (Entre autres articles de ce style, on en trouvera notamment un sur le cyclimse.)
Parmi les autres compositeurs figurant dans cette même liste, Britten est sans aucun doute le plus digne d’y figurer : adepte de la natation, du criquet et du croquet, ce sportif accompli jouait aussi au tennis, notamment avec son compagnon Peter Pears. Ces activités ne semblent pas avoir joué de rôle dans son lien tardif avec la Russie, et en particulier son amitié avec Chostakovitch et Rostropovitch – il n’a jamais pu rencontrer Prokofiev, dont il connaissait et admirait cependant l’œuvre. Quant à Chostakovitch lui-même, l’on sait qu’il était un ardent supporter de football.
Serge Prokofiev, lui-même, jouait à l’occasion au tennis (qu’il pratiqua notamment lors de son séjour dans le golf de Finlande à l’été 1916), et s’essaya également au volley comme en témoigne son fils – le verbe "essayer" est ici charitable, à en croire un autre témoignage précieux et surprenant : celui de Kabalevsky, qui le fréquenta régulièrement pendant une quinzaine d’années. Prokofiev jouait également aux cartes, à en croire son fils : enfant, il pratiqua le whist, le chemin de fer et un jeu intitulé 66. À l’âge de 20 ans il découvre le bridge, auquel il jouera plus tard notamment avec Francis Poulenc lors de ses séjours à Paris – ils prirent même part, de concert (si l’on peut dire), à des tournois de bridge confortablement rémunérateurs. Comme il l’indique dans ses écrits autobiographiques, Poulenc faisait partie des admirateurs de Prokofiev ; il l’accompagna au second piano lorsque ce dernier se préparait à sa tournée américaine de 1932, et lui dédia sa dernière œuvre, la Sonate pour hautbois et piano.
Le sport d’excellence de Prokofiev, toutefois, reste le jeu d’échecs, qu’il apprend dès l’âge de sept ans ; à dix-huit ans, il contribue aux tournois du club d’échecs de l’Institut Technologique de Saint-Pétersbourg où il peut voir jouer les plus grands maîtres, et se mesure lui-même à de futurs champions tels que Levenfish ou l’immense Alekhine, dont il se vantera toute sa vie de l’avoir vaincu un jour (en fait lors d’une partie double en aveugle) et qui deviendra de ses amis. Les champions qu’il fréquentera par la suite incluent Lasker, Tartakover, Botvinnik et surtout Capablanca (lui-même mélomane), à qui il se mesure dès 1914 (enregistrant une victoire à son actif) et avec qui il se lie d’amitié. Joueur offensif et opiniâtre, Prokofiev ne dédaigne pas de se servir des échecs pour écraser sans vergogne ses collègues moins aguerris en la matière : Poulenc, Maurice Ravel lors d’une partie en 1924, ou encore Vernon Duke (de son vrai nom Vladimir Dukelsky, dont l’autobiographie Passport to Paris regorge de récits intéressants sur Prokofiev). (Aucune partie d’échecs n’aura été disputée, toutefois, lors de son unique rencontre avec Debussy à l’âge de 22 ans.)
Après son retour en Russie en 1936, il joue fréquemment avec le violoniste David Oistrakh (qui se trouve être son voisin), lequel témoignera : «Prokofiev était un joueur avide ; il pouvait réfléchir à ses coups pendant des heures. [...] Vous auriez dû le voir, tout excité, dessinant pour ses victoires et défaites toutes sortes de schémas pleins de couleurs ; combien il était heureux de chaque victoire et combien chaque défaite le ravageait...» En 1937, un véritable championnat en miniature sera organisé entre les deux : l’évènement est annoncé avec battage, et se soldera par une défaite par abandon pour le violoniste. L’âpreté du compositeur au jeu est telle que les médecins lui interdisent de s’y adonner à partir de 1945, à la suite de sa première attaque d’hypertension chronique ; Kabalevsky raconte qu’il invente alors un nouveau jeu intitulé «les généraux Allemands prisonniers». (Il ne se privera au demeurant pas de poursuivre son vice, allant jusqu’à prendre part à un ultime tournoi d’échecs en 1951.)
À l’été 1933, Arnold Schönberg se trouve en vacances en France lorsque parviennent des nouvelles peu rassurantes d’Allemagne, où le nazisme bat son plein et où ses œuvres sont interdites en tant que «dégénérées». Au lieu de regagner l’Allemagne, la famille tente de s’expatrier ; refusée par l’Angleterre, elle se tourne vers les États-Unis où se lance immédiatement une souscription pour leur venir en aide. Le plus visible, et peut-être le plus empressé des donateurs, n’est autre que George Gershwin. Le musicien américain (dont nous avons déjà évoqué le goût pour les expériences musicales inédites) y voit une occasion de côtoyer enfin ce compositeur qu’il admire depuis longtemps : il lui demandera même des leçons d’écriture, que le maître autrichien, de 25 ans son aîné, lui refusera avec fermeté et gentillesse. Schoenberg s’installe donc aux États-Unis, à Boston puis en Californie pour un climat plus favorable ; ses nombreuses fréquentations inclueront des célébrités hollywoodiennes telles que Charlie Chaplin et Harpo Marx, mais aussi son compatriote Ernst Toch, que nous avons eu l’occasion de présenter ici. John Cage et Lou Harrison seront au nombre de ses élèves.
Une amitié étonnante et durable naît entre Schoenberg et Gershwin, d’autant plus improbable pour qui connaît leurs esthétiques antipodales. De fait, une (un?) musicienne japonaise du nom de Kyo Yoshida a eu en 1997 l’idée amusante de superposer des fragments musicaux de l’un et de l’autre ; cette réalisation ingénieuse (présentée sur YouTube dans un rendu synthétique, mais la partition est également disponible) s’intitule I got rhythm and played tennis with Mr. Schoenberg ; elle a d’ailleurs été reprise par l’Association des professeurs de piano japonais sur sa propre chaîne YouTube en 2016.
Les deux amis sont liés non seulement par un sens de la générosité qu’ils ont en commun (Gershwin vient à nouveau en aide à Schoenberg en finançant l’enregistrement phonographique de ses œuvres ; pendant ce temps, ce dernier consacrera son propre argent à aider toutes ses connaissances restées en Europe) mais aussi par leur pratique occasionnelle de la peinture (ils feront d’ailleurs chacun le portrait de l’autre)... Enfin, et surtout, ils partagent une passion pour le tennis – le 26 mai 1937, Schoenberg persiste même à rester sur le court alors que sa femme est en train d’accoucher à l’hôpital. D’ailleurs, le petit conte pour enfants qu’il rédigera et enregistrera quelques années plus tard, Die Prinzessin (la princesse), s’ouvre sur cette phrase : «Un après-midi, alors que la princesse avait, comme à son habitude, joué sa partie de tennis avec la duchesse, ce fut balle de match en sa faveur, five to three and advantage pour la princesse» (en anglais dans le texte).
Un autre document laissé par Schönberg a attiré l’attention de la "musicologue" Theresa Sauer, qui a éprouvé le besoin de l’inclure dans son ouvrage Notations 21 consacré aux notations musicales graphiques et exotiques – ce qui a conduit à des titres tels que : La notation musicale de Schoenberg fondée sur le tennis : un hommage à George Gershwin. Il suffit pourtant d’examiner le document lui-même pour se convaincre qu’il n’a pas le moindre rapport avec la musique : comme le récapitule un article de la presse suisse-allemande, il s’agissait tout simplement d’un système graphique inventé par Schoenberg pour noter avec précision les parties de tennis disputées par son fils.
Il existe de cette période, pour l’un comme pour l’autre, quelques traces filmées et photographiques. Cependant, le témoignage le plus poignant est certainement le texte rédigé (et prononcé) par Schoenberg après la mort de son ami en 1937 :
Beaucoup de musiciens ne voient pas en George Gershwin un compositeur sérieux. Mais il faut qu’ils comprennent que, sérieux ou non, c’est un compositeur – à savoir un homme qui vit dans la musique et dont toute l’expression, sérieuse ou non, profonde ou superficielle, se fait par la musique car c’est là son langage premier. Il existe des compositeurs, sérieux (comme ils le croient) ou non (comme je le sais), qui ont appris à aligner des notes. Mais s’ils sont sérieux, c’est uniquement du point de vue de leur absence totale d’humour et d’âme. Il me semble que cette différence justifie à elle seule de qualifier l’un de compositeur, mais pas l’autre.
Les amateurs de sport et/ou de terroirs (catégories excluant toutes deux l’auteur de ces lignes, mais faisons comme si) savent qu’une des particularités de la Pelote basque est que les points (dont le décompte est hérité du jeu de paume : 15, 30, 40) étaient autrefois annoncés en chantant.
On en trouve ainsi quelques traces dans des publications anciennes : une planche de la bande dessinée Sylvain et Sylvette parue dans l’illustré Fripounet et Marisette en 1960, le manuel de conversation française French in action daté de 1985 (leçon 16/5), la Revue bleue de 1931 (page 92), ou encore -- et surtout -- cette brève archive audiovisuelle (ici en vidéo) de 1962.
Las : nulle mention de cette tradition vocale (pourtant remarquable et, à notre connaissance, unique) dans la page Wikipédia consacrée à ce sport, ni sur le site de sa fédération française, ni dans l’inventaire du Patrimoine culturel immatériel présenté par l’État français, ni dans les médias ni même sur YouTube. Il faut dire que le sport lui-même a bien changé : tout au long du XXe siècle, il est devenu plus compétitif et professionnalisé ; les frontons publics ont cédé le pas aux stades clos et protégés par des vitres blindées, le port du casque et de lunettes de protection est devenu obligatoire à la fin du siècle ; il n’a eu de cesse, enfin, de se subsumer corps et âme dans cet antre de profit industriel et de corruption éhontée qu’est le milieu olympique. L’on peut comprendre, dès lors, que pousser la chansonnette à chaque point marqué ne soit plus guère de mise.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est l’homme de tous les espoirs manqués, des amitiés brouillées, des trajectoires convolutées, des intransigeances et des crispations, inattendues et parfois contradictoires. Son activité de musicien en est peut-être le reflet le plus criant, alternant ambitions glorieuses et basses besognes alimentaires, tiraillée entre son éternel penchant sérieux et austère, et son goût pour les mélodies légères, pastorales et plaisantes.
Assez compact, le corpus musical laissé en héritage par Rousseau se résume à quelques partitions :
- Il aurait rédigé entre 25 et 30 ans deux opéras-tragédies : Iphis et Anaxète et La découverte du nouveau monde (peut-être inspirée de Alzire), qu’il déclare avoir eu "le bon sens de jeter au feu" ; de fait, seul le texte nous en est parvenu.
- Son premier opéra Les Muses galantes, commencé à l’âge de 31 ans peu après son arrivée à Paris. Projet ambitieux qu’il mit plus de deux ans à achever et ne put mener à bien qu’avec l’aide de Philidor, cet ouvrage suscita des réactions vives (il fut accusé, notamment par Rameau, d’avoir pillé certains passages chez des maîtres italiens ; le duc de Richelieu, pour sa part, l’adorait) et ne fut représenté que trois fois, sous des formes lacunaires. Les fragments qui nous en sont parvenus n’ont cependant rien d’effroyable, bien au contraire. De surcroît, le fait qu’une seule personne soit l’auteur à la fois du texte et de la musique était alors sans précédent.
- En 1745, il fut chargé d’ajouter des scènes et récitatifs à l’opéra-ballet Les Fêtes de Ramire, de Rameau sur un livret de Voltaire.
- Son second opéra, Le Devin du village, est le plus important. Cet «Intermède» en un acte créé en 1752 connut un véritable et durable succès, même si Rousseau fut, encore une fois — et manifestement à tort — accusé d’en avoir usurpé la paternité. De fait, l’ouvrage, écrit dans un style léger et volontiers italien, participa à enflammer la querelle des bouffons. Les pastiches en furent nombreux, et inspirèrent même l’opéra Bastien und Bastienne de Mozart seize ans plus tard.
- En 1762, il écrit le texte d’un monologue intitulé Pygmalion, auquel il souhaite par la suite adjoindre une musique mais «le petit faiseur» (qu’il reconnaissait être) «ne peut enfler que les pipeaux. Il y faudrait un grand faiseur. Je ne connais que M. Gluck en état d’entreprendre cet ouvrage, et je voudrais bien qu’il daignât s’en charger.» C’est cependant un négociant lyonnais parfaitement inconnu, Horace Coignet, qui s’en chargera, hormis deux airs mis en musique par Rousseau lui-même. L’apport essentiel que représente cet ouvrage, toutefois, ne réside pas dans sa musique mais dans l’esthétique et la forme nouvelle de cet opéra-pantomime à un seul personnage où la musique de scène n’est pas purement illustrative et dispensable mais s’intégre dans la narration même. Se trouve ainsi préfiguré le mélodrame romantique que l’on trouvera des décennies plus tard avec Egmont (de Beethoven sur une pièce de Goethe) ou Manfred (de Schumann d’après Byron).
- Il reviendra à l’opéra douze ans plus tard, autour d’un projet sur Daphnis et Chloé, dont le texte n’est cette fois plus de lui mais de son ami Olivier de Corancez.
- Dans les six ans précédant sa mort (à partir de 1772), son activité musicale redouble (il estime lui-même son activité de simple copiste à plus de mille pages par an pour cette seule période). Il se met notamment en devoir de refaire la musique de certains airs du Devin, nonobstant le succès de celui-ci.
- On lui doit également (surtout pendant cette dernière période) de nombreuses mélodies sur des poèmes divers, sommairement harmonisées (souvent sous forme d’une simple ligne de basse non-chiffrée, mais parfois aussi des réalisations pour quatuor ou clavier). Après sa mort, son ami Pierre-Antoine Benoit (1721?-1796?) en regroupera près d’une centaine dans un recueil au titre ô combien rousseauiste : Les consolations des misères de ma vie.
- Ce recueil n’est en fait que l’un des six volumes envisagés (par Rousseau lui-même avant sa mort) pour regrouper de façon raisonnée ses nombreux fragments musicaux. Ils seront publiés dans un ordre quelque peu différent dans ce que les historiens nommeront le «recueil Benoit», qui reste le corpus le plus complet nous étant parvenu — on y trouve également des partitions plus inattendues de Rousseau : quatre duos pour clarinettes, cinq chœurs liturgiques en latin et des marches militaires. Ce recueil (dont l’histoire étonnante est récapitulée dans un article d’une conservatrice de la Bibliothèque nationale) fait l’objet de beaucoup de soins : ses partitions sont minutieusement authentifiées (précaution rendue nécessaire par les accusations de falsification ayant poursuivi Rousseau), une souscription est levée par Benoit et la comtesse d’Egmont en vue de son impression, et les fonds récupérés sont versés à l’hôpital des Enfants-Trouvés — geste symbolique s’il en est, pour un auteur qui avait lui-même abandonné ses cinq enfants.
Au-delà de son activité de compositeur (et, de façon plus rémunératrice, de copiste), Rousseau est aussi un critique et théoricien de la musique. Il sera d’ailleurs rejoint sur ce terrain par Diderot, qui, même s’il n’était pas musicien lui-même, publie en 1771 d’étonnantes et malicieuses Leçons de clavecin et principes d’harmonies de Bemetzrieder en forme de dialogues philosophiques entre lui-même, sa fille Angélique et un musicien fictif inspiré par Antoine Bemetzrieder ; il est aussi l’auteur d’une dissertation Sur les systèmes de musique des anciens peuples analysant de façon fine et, pour l’époque, moderne, l’organisation des hauteurs en musique pythagoricienne et «chinoise». Son collègue encyclopédiste D’Alembert est également un théoricien de la musique : il met notamment en application ses connaissances en physique, mathématique et acoustique en 1752 dans des Élémens de Musique, théorique et pratique qui prennent pour point de départ le traité d’harmonie de Rameau (paru en 1722) avant de s’en émanciper audacieusement. Tout comme Rousseau, ses contributions à l’Encyclopédie dans ce domaine constitueront également un corpus théorique digne d’intérêt.
Pour en revenir à Rousseau, ce dernier n’a pas attendu l’Encyclopédie pour s’interroger sur le langage musical et entreprendre de le révolutionner. Dès son arrivée à Paris en 1742, il présente à l’Académie des sciences un Projet concernant de nouveaux signes pour la musique, comme il le contera plus tard dans ses Confessions :
En réfléchissant à la peine que j’avais eue d’apprendre à déchiffrer les notes, et à celle que j’avais encore de chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu’en général apprendre la musique n’était pour personne chose aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j’avais pensé à noter l’échelle par chiffres pour éviter d’avoir toujours à tracer des lignes et portées lorsqu’il fallait noter le moindre petit air. [...] J’y rêvai avec succès, et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite.
L’idée de Rousseau, simple mais hardie, est de désigner chaque note par son degré dans la gamme (en chiffres arabes, l’ajout de points au-dessus ou au-dessous servant à désigner les octaves, et des traits ascendants ou descendants indiquant les altérations). Des points et virgules indiquent le rythme, et les barres de mesure sont conservées (quoique dans une métrique simplifiée). Cette notation présente l’avantage d’être absolue (intégrant la notion de transposition jusqu’à en abolir toute difficulté), et d’un degré conceptuel supérieur par rapport à la notation classique purement descriptive ; de surcroît elle n’est pas si choquante que cela en une époque où tout le monde sait encore lire les chiffrages de basse continue. Pour citer à nouveau Rousseau,
La seule objection solide qu’il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. À peine le lui eus-je expliqué, qu’il en vit le côté faible. Vos signes, me dit-il, sont très bons en ce qu’ils déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu’ils représentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire ; mais ils sont mauvais en ce qu’ils exigent une opération de l’esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l’exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l’œil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l’une très haute, l’autre très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup d’œil le progrès de l’une à l’autre par degrés conjoints ; mais, pour m’assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j’épelle tous vos chiffres l’un après l’autre ; le coup d’œil ne peut suppléer à rien. L’objection me parut sans réplique, et j’en convins à l’instant : quoiqu’elle soit simple et frappante, il n’y a qu’une grande pratique de l’art qui puisse la suggérer, et il n’est pas étonnant qu’elle ne soit venue à aucun académicien ; mais il l’est que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu que chacun ne devrait juger que de son métier.
Hélas, quelques pontes de l’académie font obstacle à son système, qu’ils jugent (non sans quelque raison) moins opportun pour la musique instrumentale que vocale. Un désaccord se crée, et s’envenime lorsque l’on déterre les travaux d’un moine du siècle précédent qui avait eu une idée similaire quoique plus rudimentaire : pour la première fois de sa carrière, Rousseau se trouve accusé de faire du neuf avec du vieux. Piqué au vif, il se remet au travail et rédige une Dissertation sur la musique moderne d’une centaine de pages, qu’il parviendra à faire publier à ses propres frais. Cet ouvrage ébauche également une réflexion sur l’histoire des langages musicaux et de leur notation, des Grecs anciens jusqu’à Guido d’Arezzo. (Ce champ d’étude continuera d’intéresser Rousseau jusqu’à la fin de sa vie ; l’on sait notamment qu’il parvint à un certain degré d’érudition concernant la musique médiévale.) Il insiste également — non sans clairvoyance — sur les applications pédagogiques de son invention :
[...] Le plus grand obstacle à l’essai de mon système était la crainte que, s’il n’était pas admis, on ne perdît le temps qu’on mettrait à l’apprendre. Je disais à cela que la pratique de ma note rendait les idées si claires, que pour apprendre la musique par les caractères ordinaires on gagnerait encore du temps à commencer par les miens. Pour en donner la preuve par l’expérience, j’enseignai gratuitement la musique à une jeune Américaine, appelée mademoiselle des Roulins, dont M. Roguin m’avait procuré la connaissance. En trois mois elle fut en état de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût, et même de chanter à livre ouvert mieux que moi-même toute celle qui n’était pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant, mais ignoré. Un autre en aurait rempli les journaux ; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles je n’en eus jamais pour les faire valoir.
Le début des années 1750 sera marqué par la Querelle des bouffons, qui achève d’entériner la dichotomie avec Rameau, que Rousseau continue cependant à estimer. Rousseau se fait polémiste avec des pamphlets tels que la Lettre d’un symphoniste puis, plus développée, la Lettre sur la musique françoise. (Il doit également se défendre, on l’a vu, des accusations entourant ses opéras successifs.)
Sous l’argutie — fort mondaine et, somme toute, anecdotique — quant à la suprématie de la musique française sur la musique italienne (débat récurrent à l’époque, avant qu’il ne se transfère plus tard sur la musique allemande), se dessine néanmoins peu à peu un enjeu véritablement philosophique, qui est celui de la naturalité (ou non) de la musique et de la langue — préoccupation évidemment chère à Rousseau, comme l’indique le titre d’un essai qu’il entreprend alors (mais n’achèvera pas) : Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la Mélodie & de l’Imitation Musicale. Ces travaux nourrissent également son texte essentiel : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Rameau ayant refusé de contribuer à l’Encyclopédie, c’est à Rousseau qu’est proposé de contribuer aux articles musicaux. Il en rédigera près de quatre cents en trois mois à peine, qu’il livre d’un bloc début 1749 pour répondre au délai imposé. Se plaignant de n’avoir pas eu le temps de développer ses contributions, Rousseau les reprend et les retravaille à partir de 1753 ; elles se nourrissent en 1755 d’une n-ième polémique avec Rameau qui a publié des Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, et auxquelles Rousseau se doit de répondre. Chassé de Paris l’année suivante (ce qui le prive de ses ressources bibliographiques), brouillé peu à peu avec Diderot et les encyclopédistes, Rousseau travaille péniblement à son grand Dictionnaire de musique (qui paraîtra finalement en 1767), alors que chaque année le trouve davantage isolé et qu’il se voit (ou s’imagine) chassé successivement de toutes les villes et nations où il croit trouver refuge.
Fort de 904 entrées (dont certains articles particulièrement longs et développés), cet ouvrage complexe et d’une érudition impressionnante mérite qu’on y consacre des livres et des colloques entiers ; fort de l’expérience encyclopédique, Rousseau tisse entre les articles un réseau de renvois et de références qui cherche à donner l’impression d’un traité unitaire et cohérent. Hommage s’il en est, près de 350 de ces articles seront reproduits dix ans plus tard dans le Supplément de l’Encyclopédie ; c’est, encore aujourd’hui, l’un des textes majeurs, non seulement du ci-devant «citoyen de Genève», mais de son siècle tout entier.
Pour les écrits de Rousseau se rapportant à la musique, l’on peut se reporter à l’édition en ligne de ses œuvres complètes mise à disposition par la Bibliothèque de Genève. Une bibliographie est proposée par le site musicologie.org ; un numéro de la revue Orages est également disponible en ligne et propose quelques articles intéressants. Enfin, le site de l’universitaire japonais Yoshihiro Naito regorge d’articles intéressants traduits en français (l’on consultera également avec profit l’ancienne version de son site, qui contient quelques articles différents).
Où est donc passé le quart de ton ? De 1925 à 1975, la musique micro-intervallique est le signe de modernité par excellence, et sera cultivé avec amour par les compositeurs expérimentaux -- en particulier aux États-Unis (comme nous l’avions vu), où la musique savante cherche à s’inventer une tradition spécifiquement américaine, mais aussi en Europe : notamment en république tchèque, mais aussi en Suisse-allemande où existe une véritable école micro-intervallique. Pourtant, après trois générations de compositeurs (les pionniers avant 1920, l’âge d’or entre les deux guerres mondiales, et les tardifs nés dans les années 1950-60), le quart de ton ne semble guère enthousiasmer les musiciens d’aujourd’hui.
Établir un panorama de la musique micro-intervallique instrumentale serait une tâche insurmontable. On peut en proposer, néanmoins, un panorama partiel mais pas insignifiant, en choisissant de nous concentrer sur les musiques impliquant un ou plusieurs pianos. En effet, beaucoup de compositeurs parmi les plus importants du monde micro-intervalliste se sont essayés à inventer un langage de hauteurs spécifique aux claviers, ce qui impose une démarche a priori plus rigoureuse et délibérée que dans le cadre de l’écriture des cordes ou des vents. Une musique micro-intervallique pour claviers porte en général le signe d’une démarche systémique, où l’usage des quarts de ton procède d’une construction langagière intrinsèque, plutôt que d’un simple effet instrumental pas forcement indispensable : en d’autres termes, dès qu’il s’insère sur un clavier, le quart de ton présuppose l’existence d’une gamme.
On pourra consulter ici une présentation synthétique de l’histoire de la musique micro-intervallique par l’universitaire Franck Jedrzejewski ; Wikipédia fournit par ailleurs une liste (affreusement incomplète) de pièces en quarts de ton. Une nomenclature plus spécifiquement dédiée au piano reste à établir ; voici celle que nous proposons.
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Nicola Vicentino (1511-1576)
Cet étonnant musicien et inventeur ferrarais conçoit dès le XVIe siècle un clavecin microtonal : l’archicembalo, découpant l’octave en 36 intervalles. On lui doit également un traité mettant en application ses théories sur l’intonation, d’une finesse et d’une modernité difficilement concevables même aujourd’hui.
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Georg August Behrens-Senegalden (1868?-1900?)
Difficile d’en apprendre beaucoup sur ce musicien allemand de la fin du XIXe siècle ; on lui doit au moins un Im Walde op.1 pour piano seul, et des Lotosblätter op.3 pour voix grave et piano. Plus intéressant, en revanche, est le brevet qu’il dépose en 1892 pour un piano en quarts de ton -- dont on ne sait s’il a été effectivement construit et utilisé.
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Willy von Möllendorff (1872-1934)
Ce précurseur allemand s’intéressa également à l’invention d’un clavier microtonal (en quarts de ton), qu’il voulait le plus proche possible du clavier habituel afin qu’il puisse convenir même à des instrumentistes classiques. Il publia dès 1917 un traité établissant un système de notation et même une théorie harmonique entière, adaptée à ce nouveau langage tempéré.
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Charles Ives (1874-1954), Trois pièces en quarts de ton, S. 128 (K. 3C3)
Achevées en 1924 peu avant sa décision de cesser d’écrire, ces trois pièces pour deux pianos de Ives (peut-être le compositeur américain de cette époque le plus connu en Europe) constituent pour lui une tentative d’explorer par des moyens pianistiques un matériau d’étude qui le fascine de longue date. Au moins deux de ces pièces étaient destinées à être jouées par un seul interprète muni de deux claviers.
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Julián Carrillo (1875-1965)
Ce compositeur mexicain fut un pionnier de la musique microtonale, inventeur notamment du système théorique «sonido 13». Après s’être essentiellement intéressé aux instruments à cordes, il se penche sur les pianos «métamorphosés», décomposés en divers microintervalles, et dont l’étendue du clavier ne permet de jouer qu’une tessiture très restreinte (de une à quatre octaves). Il en fait fabriquer une quinzaine par la maison Sauter, qui le feront connaître à travers l’Europe -- en particulier son piano en seizièmes de ton qui est encore utilisé aujourd’hui. Il écrira pour ces instruments un Capricho (1959), et surtout Balbuceo pour piano en seizièmes de ton et orchestre (1960).
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Mildred Couper (1887-1974)
L’une des très rares compositrices de notre liste, Mildred Couper propose une écriture personnelle et originale quoique passée de mode. Dès la fin des années 1920, elle commence à mêler à un langage assez hollywoodien (volontiers tonal et souvent nostalgique) des colorations en quarts de ton. Ces expériences déboucheront sur son ballet Xanadu de 1930 (dont elle réalise également une version pour deux pianos à un quart de ton d’intervalle) ; quelques années plus tard, elle signera également un cycle autour des Neuf muses, une Plainte et une Rumba pour deux pianos.
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Arthur Lourié (1892-1966), Prélude Op. 12, n°2
Tout comme Léo Ornstein, que nous avions évoqué précédemment, Arthur Lourié est d’origine russe ; initalement engagé aux côtés de la jeune avant-garde communiste révolutionnaire (il sera notamment cosignataire d’un des trop nombreux manifestes du futurisme), il finit par émigrer en France (où il se liera avec Stravinsky) puis aux États-Unis. Son œuvre comprend un répertoire intéressant pour piano, notamment ses Cinq préludes fragiles d’inspiration romantique ainsi que de nombreuses pièces plus avant-gardistes. Ce prélude de 1912 pour piano en quarts de ton, peu connu, est sa seule expérience micro-intervalliste.
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Alois Hába (1893-1973)
Largement connu comme «le» grand maître tchèque du quart de ton, il est l’auteur d’un corpus majeur et abondant, dont une trentaine d’œuvres pour piano en quarts de ton : de nombreuses suites et fantaisies, ainsi qu’une sonate.
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Ivan Wyschnegradsky (1893-1979)
Né la même année que Hába, Wyschnegradsky est une référence non moins incontournable en matière d’écriture micro-intervalliste (pouvant aller du tiers ou quart de ton jusqu’au douzième de ton), particulièrement en France où il émigre quelques années après la Révolution Russe. Présenter ici toute son œuvre serait largement impossible ;
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Hans Barth (1897-1956)
Il semble que ce compositeur américain d’origine allemande, aujourd’hui largement oublié, ait exploré le monde des quarts de ton à travers de nombreuses œuvres : Concerto pour piano (1928), Concerto pour piano en quarts de ton et cordes en quarts de ton (1930), 10 études pour piano en quarts de ton (1942-1944).
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Alan Hovhaness (1911-2000), O Lord, Bless Thy Mountains, Op. 276
Parmi le catalogue surabondant (estimé à plus de 500 œuvres) de ce compositeur américain d’origine arménienne, se trouvent quelques exemples d’écriture micro-intervallique, mais cette brève pièce de 1974, en trois mouvements et pour deux pianos, est la seule qui requiert un accord spécifique (ici à un quart de ton d’intervalle). Dans deux interviews, il examine la place du piano (trop importante dans la musique occidentale à son avis, ce qui a résulté dans l’hégémonie du tempérament égal), et émet le souhait que soient inventés et popularisés des instruments facilitant l’emploi des micro-intervalles. Quelques extraits peuvent être entendus de cette pièce étrange et séduisante, en forme d’invocation mystique, inspirée par les chaînes de montagne du Nord-Ouest des États-Unis.
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Donald Lybbert (1923-1981), Lines for the fallen
Ce compositeur américain peu connu s’est principalement intéressé à la musique vocale, comme en témoigne cette cantate pour soprano et deux pianos en quart de ton, écrite en 1971 sur des textes de William Blake et qui fait évidemment référence à la guerre du Vietnam.
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Henry Mancini (1924-1994), Wait Until Dark
De la même génération que Jerry Goldsmith (évoqué précédemment ici) et Ennio Morricone (qui ne travaillera à Hollywood qu’à la fin des années 1960), Henry Mancini marque à partir de 1960, en particulier avec ses musiques pour les films de Blake Edwards et Stanley Donen qui seront également publiées, nouveauté à l’époque, sous forme de disques stéréo à écouter en eux-mêmes -- ce qui confère au compositeur une reconnaissance publique jamais obtenue auparavant, phénomène qui se confirmera ensuite avec son apprenti et future star, John Williams. Au-delà de son aspect smooth jazz très reconnaissable, il est arrivé à Mancini de s’essayer à des écritures plus novatrices, que ce soit du côté des musiques non-occidentales traditionnelles, de l’atonalité ou des instruments électroniques. La bande-son du film Seule dans la nuit (1967, avec Audrey Hepburn) fait ainsi appel à deux pianos accordés à un quart de ton d’intervalle, dans une approche évidemment dramatisée et angoissante.
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Tui St. George Tucker (1924-2004)
Cette compositrice américaine importante quoique peu connue a travaillé de longue date avec les quarts de ton (notamment à la flûte à bec, son instrument d’élection). Avec générosité et intelligence (hélas peu communes), son exécuteur testamentaire Robert Jurgrau a mis à disposition ses partitions gracieusement sur le site web qui lui est consacré, ainsi que sur IMSLP.
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Claude Ballif (1924-2004)
Héritier (littéralement) de Wyschnegradsky, ce compositeur français a beaucoup travaillé sur le micro-intervalle mais il ne semble pas que ces recherches se soient traduites dans sa musique pour piano.
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Teo Macero (1925-2008), One-Three Quarters
Ce saxophoniste de jazz américain, volontiers expérimental (il a notamment travaillé avec Charles Mingus), est également l’auteur de nombreux arrangements et musiques de films ou de ballets. Dans cette pièce des années 1960, il confronte deux pianos en quarts de ton à un ensemble de cordes.
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György Kurtág (né en 1926), Életút
La composante micro-intervallique n’est présente qu’occasionnellement (à partir des Microludes des années 1970) dans l’œuvre de ce maître hongrois discret et économe, chez qui le piano tient d’ailleurs toujours une place privilégiée. On peut pourtant y trouver cette brève partition de 1992 dédiée à son ancien professeur Sándor Veress, pour deux pianos à un quart de ton d’intervalle, auxquels s’adjoignent deux cors de basset.
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Ben Johnston (né en 1926)
Bien que n’ayant pas écrit stricto sensu en quarts de ton, cet auteur américain mérite d’être mentionné ici pour deux pièces conçues pour un piano accordé de façon spécifique : sa Sonate pour piano microtonal de 1964, et sa Suite pour piano microtonal de 1978 (en voici un extrait).
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Klaus Linder (1926-2009), *Requiebrosù
Ce pianiste suisse-allemand a exercé à Bâle où il a notamment dirigé l’académie de musique. Il s’est parfois essayé à l’écriture, notamment avec cette partition pour deux pianos en quart de ton.
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John Diercks (né en 1927), Reminiscences
Cette pièce pour deux pianos de 1971 occupe une place à part dans l’œuvre (par ailleurs abondant) de ce pianiste et professeur américain ; s’il ne recule pas devant les écritures microintervalliques, sa musique pour piano reste principalement d’inspiration néoclassique.
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Štěpán Koníček (1928-2006), Prélude, Blues et Toccata
Éminent compositeur de musiques de film (on lui doit plus de 300 bandes sonores ; il a également été scénariste, producteur et réalisateur), Koníček est un compatriote du tchèque Alois Hába avec lequel il a étudié et dont il a dirigé de nombreuses œuvres. Ainsi en est-il venu à s’intéresser au micro-intervallisme, qu’il a, paraît-il, intégré dans certaines musiques de films (cela ne s’entend pas toujours, il faut l’avouer). En 1982, il rédige sa seule œuvre entièrement micro-intervallique pour deux pianos en quarts de ton, en trois mouvements, dont voici un extrait.
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Gerd Zacher (1929-2014), L’heure qu’il est
Cet essayiste et organiste allemand s’est toujours intéressé à la création musicale contemporaine (il a notamment créé plusieurs œuvres de Mauricio Kagel, Morton Feldman ou John Cage), et s’est lui-même essayé à la composition (notamment dans un langage sériel). Cette pièce pour deux pianos en quart de ton semble être la seule de son catalogue pour une telle formation ; restée inédite, elle doit sa résurgence au pianiste Thomas Bächli qui l’a intégrée à son répertoire.
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Easley Blackwood (né en 1933), 12 études microtonales
Ces pièces amusantes de 1980 constituent un point d’étape marquant dans l’histoire de la musique micro-intervallique américaine ; elles ne sont cependant pas écrites pour instruments réels, mais pour synthétiseurs (ce qui les rend d’ailleurs affreusement datées aujourd’hui) : le «seul moyen technique pratiquable pour leur réalisation», note l’auteur. Au demeurant, Blackwood est également pianiste ; on lui doit notamment un intéressant concerto précédant sa période micro-intervallique.
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James Tenney (1934-2006), Flocking
Les œuvres pour piano (rarement seul) occupent un bon quart du catalogue de ce compositeur New-Yorkais, qui a eu l’occasion de côtoyer aussi bien Edgar Varèse que John Cage, Conlon Nancarrow, Harry Partch et, dans les années 1960, Steve Reich et le groupe Fluxus. Il conçoit alors de nombreuses pièces et performances aux titres volontiers humoristiques, avant de se tourner vers les écritures micro-intervalliques à la fin des années 1960, ce qui le conduira notamment vers sa pièce Bridge (1984), pour deux pianos en tempérament inégal très précis, sur laquelle il rédige une notice intéressante. Plus tardive, Flocking (1993) est écrite pour deux pianos à un quart de ton d’intervalle.
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Alain Bancquart (né en 1934)
Personnalité bien placée dans l’édifice instutionnel et administratif français, ce compositeur néo-sériel a produit de nombreuses œuvres d’écriture micro-intervalliste (notamment pour piano en seizième de tons).
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Pierre Mariétan (né en 1935), Transmusique II : Par-delà le temps, l’espace
Contrairement à beaucoup de musiciens suisse-allemands présentés ici, ce compositeur est originaire de Suisse francophone et s’est toujours rapproché de la France (où il a d’ailleurs accédé à un certain degré de légitimation institutionnelle). Si ses expériences musicales les plus caractéristiques sont plutôt constituées d’objets sonores enregistrés (bruits urbains, voix parlée), on lui doit quelques pièces instrumentales, notamment cette partition pour deux pianos en quart de ton datée de 1987.
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John Eaton (1935-2015), Fantaisie microtonale
Cette partition pour un instrumentiste jouant sur deux pianos à un quart de ton d’intervalle date de 1964, au debut de la carrière de ce compositeur américain (à ne pas confondre avec le pianiste de jazz du même nom et du même âge), principalement réputé pour ses opéras et son usage des synthétiseurs (notamment en collaboration avec le célèbre ingénieur Robert Moog). Seuls de maigres extraits sont disponibles en ligne.
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John Corigliano (né en 1938), Chiaroscuro
Une œuvre envoûtante de 1997, en trois mouvements : Light (lumière), Shadow (ombre) et Strobe (clignotement), de ce compositeur américain peu connu mais essentiel.
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Calvin Hampton (1938-1984)
Terrassé à l’âge de 45 ans par l’épidémie de Sida, cet organiste américain a laissé de nombreuses œuvres liturgiques, mais aussi de la musique pour orgues et pour divers instruments, comme ce vertigineux Catch-Up pour deux pianos en quarts de ton et bande magnétique, ou encore Triple Play qui fait également intervenir des ondes Martenot.
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Bruce Mather (né en 1939)
Ce pianiste et compositeur canadien a joué (notamment en duo avec son épouse, également pianiste) puis prolongé l’œuvre de Wyschnegradsky, notamment à travers des pièces pour deux pianos en quart de ton telles que Régime 11, Type A (1978), Des laines de lumière (1996) ou Hommage à Wyschnegradsky (2009), mais aussi pour piano en huitième ou seizième de ton comme son Hommage à Carrillo (1996).
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Alain Moëne, De l’ange
Adminstrateur de diverses institutions françaises, ce musicien a également écrit quelques œuvres, notamment cette partition de 2015 pour deux pianos créée par Martine Joste.
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Roland Moser (né en 1943), Kabinett Mit Vierteltönen
Ce compositeur et professeur suisse-allemand propose un «Cabinet de curiosités» musical (daté de 1986) pour deux pianos à un quart de ton d’intervalle ; on peut en entendre quelques extraits qui ne présentent, il faut le reconnaître, guère d’intérêt musical.
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Peter Streiff, (né en 1944) Handwerk-Hörwerk
En activité depuis les années 1970, ce compositeur bernois écrit pour des formations instrumentales classiques mais non sans avoir fréquemment recours au intervalles restreints, tel que dans cette pièce pour deux pianos en quart de ton datée de 1999.
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Clarence Barlow (né en 1945), Çoǧlu otobüs işletmesi
Une fresque hallucinante pour quatre pianos, rédigée de 1975 à 1979. Barlow se tourne ensuite vers une approche intéressante de l’écriture instrumentale influencée par les techniques électroacoustiques. Il est notamment l’auteur du logiciel Autobusk, mis à disposition sous une licence non-libre.
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Viktor Ekimovsky (né en 1947)
Ce pianiste et compositeur russe a commencé sa carrière sous l’Union Soviétique, où il se décrit comme dissident du fait de son intérêt pour l’œuvre d’Olivier Messiaen. Le piano tient une place primordiale dans son œuvre, d’inspiration manifestement post-modale (le pianiste Youri Khanon a notamment joué son répertoire) ; cependant il semble s’être également intéressé aux quarts de ton de façon ponctuelle.
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Ernst Helmuth Flammer (né en 1949), Klavierstuck VIII
Cet organiste originaire du sud de l’Allemagne a peu écrit pour le piano, excepté cette partition écrite en 2001 pour le piano en seizièmes de ton inspiré par Carillo, qu’on a pu entendre en 2009 dans un concert de Martine Joste.
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Georg Friedrich Haas (né en 1953)
Compositeur spectral à la mode dans les cercles légitimés, l’autrichien Georg Haas écrit principalement pour orchestre mais s’intéresse aussi, à l’occasion, au piano (on lui doit notamment des pièces solistes ainsi qu’un Concerto écrit en 2007). L’écriture micro-intervallique qu’il utilise se rattache au courant suisse-allemand qu’il a en partie suscité (notamment autour du piano en seizièmes de ton conçu par Carrillo au début du siècle). Signalons notamment Approximations limitées (2010) pour six pianos et orchestre, ainsi que, trois décennies plus tôt, dans ses trois Hommages pour pianiste seul (jouant sur deux pianos en quart de ton), notamment Hommage à Steve Reich et Hommage à Ligeti. Comme chez Ives, ces pièces sont éventuellement jouées par un seul interprète.
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Edu Haubensak (né en 1954)
D’origine finlandaise, ce compositeur de la «jeune» génération suisse-allemande a écrit notamment pour cordes, mais également pour piano solo [dés]accordé de diverses façons.
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Martin Wehrli (1957-2013), Klavierstücke
Cet autre compositeur suisse-allemand est disparu assez jeune, et reste méconnu (il ne figure d’ailleurs pas sur Wikipédia). Le pianiste Tomas Bächli a entrepris de le faire connaître en jouant notamment des pièces pour piano écrites dans les années 1980.
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Dieter Jordi (né en 1958), 4 arabesques
Guitariste de formation (tout comme Wehrli, qu’il fréquentait d’ailleurs), ce compositeur zurichois a parfois écrit pour piano, notamment ces quatre brèves pièces pour deux pianos en quarts de ton présentées à la fin des années 1980.
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Martin Imholz (né en 1961), 6 Klavierstücke
Ces pièces de jeunesse de la fin des années 1980 sont écrites pour piano en seizième de ton, par un musicien d’origine zurichoise et bernoise.
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Manfred Werder (né en 1965), Klavierstücke
Ce pianiste zurichois est également un compositeur radical et prolifique. Au-delà de ses pièces de jeunesse pour deux pianos en quarts de ton (publiées à partir de 1991), il publie maintenant des partitions dont le titre n’est que leur année de parution, et à l’instrumentation laissée libre.
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Scott Crothers (né en ... ?)
Ce bassiste de rock/blues américain est à la fois très présent sur le Web (dont il est un vétéran), et très bien caché : impossible d’identifier sa date de naissance ni sa ville. Il s’intéresse aussi bien à Miles Davis qu’à Penderecki, et a écrit (sous le pseudonyme de Diesel Bodine) aussi bien de nombreuses chansons que toute une collection de préludes pour piano en quarts de ton.
Dans un bref témoignage paru en 2003, le chroniqueur américain Lawrence Weschler (à qui l’on doit notamment une crypto-biographie d’Oliver Sachs, et l’intéressant recueil Uncanny Valley) évoque son grand-père, le compositeur allemand Ernst Toch (1887-1964), auquel l’on doit près de deux cent œuvres (un certain nombre ayant été perdu ou détruit), dont une vingtaine de musiques de film (écrites après son exil aux États-Unis) et surtout de nombreux opus pour piano, souvent très bien écrits.
Et pourtant, ce qui fait que l’on se souvient de Toch aujourd’hui, n’était pour lui qu’une plaisanterie musicale («ein musikalischer Scherz») : il présente le 18 juin 1930, à l’occasion du festival de musique contemporaine de Berlin (Berliner Festtage für zeitgenössische Musik) et en collaboration avec Hindemith, une suite de trois pièces, intitulée Gesprochene Musik (musique parlée). Les deux premières de ces pièces (intitulées Ta-Tam et O-a) sombreront presqu’immédiatement dans l’oubli ; cependant c’est la troisième et dernière, Fuge aus der Geographie, qui est appelée à connaître un succès aussi remarquable qu’intempestif.
Construite comme une fugue d’école à quatre voix, la partition fait apparaître des paroles consistant uniquement en noms de lieux exotiques aux consonnances marquées et souvent amusantes : Titicaca, Mississipi, Canada, Popocatepetl etc., notées uniquement sous forme de rythme, nuances (très importantes) et accentuation. L’auditeur un tant soit peu familier avec la fugue s’amusera à reconnaître les entrées et le contre-sujet ; de surcroît, la pièce n’est pas sans évoquer une récitation scolaire (on se situe d’ailleurs à l’époque précise des premières Lehrstücke de Brecht et Hindemith). Ce qui contribue sans doute à expliquer la popularité jamais démentie de l’œuvre auprès des chorales et classes de musique de tous âges et de tous pays.
Là n’est pas, pour autant, la seule explication. Après avoir fui le nazisme et s’être expatrié dans la banlieue de Los Angeles, Ernst Toch reçoit la visite, en 1935, d’un musicien d’une vingtaine d’années dont les parents habitent le quartier, qui a claqué la porte de l’université et étudie depuis peu la composition avec Arnold Schönberg. Un échange surréaliste s’ensuit : «Êtes-vous bien Ernst Toch, le fameux compositeur de la Fugue Géographique, une des compositions les plus décisives de notre époque ?» Toch n’en peut mais : son interlocuteur, qu’il ne parviendra jamais à convaincre qu’il ne s’agissait que d’une plaisanterie, s’empresse de traduire l’œuvre en anglais -- le premier mot «Ratibor!» devient ainsi «Trinidad!», le public des États-Unis étant plus familier des Caraïbes visitées par Christophe Colomb que des duchés de Silésie. C’est sous cette forme qu’elle accédera à la postérité qu’on lui connaît, et deviendra l’œuvre la plus jouée non seulement de Toch, mais aussi de son jeune traducteur : un certain John Cage.
Ironie du sort, là ne s’arrête pas le quiproquo : en effet, la méprise est double. L’aspect le plus ignoré de cette œuvre est également son caractère le plus fondamentalement expérimental, lequel ne réside pas dans la «plaisanterie» de Toch, mais dans sa réelle innovation technologique. En effet, le programme co-écrit avec Hindemith en 1930, intitulé Grammophonmusik, n’était même pas destiné à être interprété par des humains, mais présenté au public entièrement sous forme d’enregistrements manipulés, "mixés" (rudimentairement) et retouchés, puis joués par un phonographe. En particulier, l’on sait que Toch faisait jouer sa Gesprochene Musik à une vitesse supérieure, altérant donc le tempo, la hauteur et le timbre des voix. Cet enregistrement a hélas été perdu lorsque Toch a dû quitter l’Allemagne précipitamment, mais il ne fait aucun doute que Cage connaissait cette particularité : il utilisera lui-même une technique fortement similaire dans son œuvre mixte Imaginary Landscape n°1 (1939), souvent considérée comme pionnière de la musique électro-acoustique (quoique prédatée, nous l’avons vu, par les travaux de Toch et d’Hindemith).
Comme l’analyse finement la musicienne et universitaire israelo-américaine Carmel Raz dans un intéressant article, l’on a donc affaire ici à un cas probablement unique dans l’histoire de la musique : une œuvre initialement électro-acoustique (avant la lettre) qui se voit réinterprétée, et finalement éclipsée, sous forme de musique vivante.
Mais de fait, les nombreux remix et versions modifiées et irrévérencieuses de cette fugue (le plus souvent dans sa traduction anglophone), en font une œuvre étonamment vivante pour son âge vénérable. En l’élevant in fine à un statut de meme, la trajectoire de cette fugue n’en souligne que davantage, paradoxalement, la pertinence et la clairvoyance de son auteur. La vision d’Ernst Toch ne s’est-elle pas trouvée confirmée et validée, à plus d’un titre ? Son «rap de Weimar», comme le qualifie son petit-fils, est resté d’une actualité mordante pour les musiciens d’aujourd’hui (y compris ceux-là que l’on dit amateurs) ; qui plus est, l’usage de médiateurs technologiques a déferlé sur l’entièreté de la création musicale, qu’elle soit savante (électro-acoustique) ou non (industrie du disque, musiques amplifiées, sampling et techno) -- sa technique même du gramophone, trouve une traduction quasi-inchangée dans la pratique contemporaine du scratching des microsillons.
Dans le livre Rethinking Debussy publié en 2011 par les presses universitaires d’Oxford, un article intéressant de l’universitaire américaine Marie Rolf, spécialiste de Claude Debussy, attire notre attention sur «les sacres du Printemps de Debussy».
Aucun rapport (si ce n’est pour le jeu de mots) avec le ballet d’Igor Stravinsky créé en 1913 (et que Debussy déchiffra lui-même au piano, en compagnie de l’auteur, trois jours après la première -- son commentaire sur l’œuvre est d’ailleurs resté célèbre : «de la musique de sauvage, avec tout le confort moderne») ; il s’agit ici des années de jeunesse de notre Claude-Achille national, et en particulier de son rapport difficile avec le Prix de Rome, vénérable institution de l’académisme pompier franchouillard.
L’affaire commence en 1882 lorsque le jeune compositeur (qui n’est alors en activité que depuis environ deux ans) tente de se présenter au premier tour du concours ; il s’essaye ainsi pour la première fois à l’écriture orchestrale avec une pièce pour chœur de femmes et orchestre : Le Printemps (aujourd’hui connu sous l’intitulé Salut, printemps), sur un poème d’une laideur achevée du marquis Anatole de Ségur (le fils de). Il s’agit d’un texte imposé (Rolf note que, le concours prenant place chaque année au mois de mai, il n’est guère étonnant que les sujets donnés soient fréquemment en rapport avec le printemps), mais Debussy lui-même ne dédaigne pas les sujets bucoliques : la même année il met en musique une hideuse chanson des brises, et un peu plus tard, un Voici que le printemps de Paul Bourget.
Éliminé au premier tour en 1882, Debussy retente sa chance l’année suivante avec des partitions aux titres tels que Invocation («Élevez-vous, voix de mon âme») et Le Gladiateur («Mort aux Romains, tuez jusqu’au dernier»). Il accèdera au dernier tour, mais pas au-delà.
C’est en 1884 qu’il parvient enfin à remporter le premier prix, avec sa cantate L’enfant prodigue mais aussi, au premier tour... un nouveau printemps : L’aimable printemps, sur un poème imposé de Jules Barbier, librettiste pompier ayant travaillé avec Gounod et Ambroise Thomas -- lequel semble d’ailleurs obsédé par le printemps : outre plusieurs mélodies, il a même ajouté des paroles à la Romance «sans paroles» de Mendelssohn.
Une fois à Rome, en résidence à la Villa Médicis, Debussy tourne à vide. Sa maîtresse lui manque, et le souffle compositionnel également : «l’Inspiration et moi, sommes un peu brouillés, et j’arrache les idées de ma tête avec la douce facilité qu’on a de se faire arracher une dent», écrit-il dans une lettre de septembre 1886. Il travaille, sans grande conviction, à une ode lyrique intitulée Zuleima «... qui décidément ne me satisfait pas», écrit-il. «C’est trop vieux et sent trop la vieille ficelle. Ces grands imbéciles de vers qui ne sont grands que par la longueur, m’assomment, et ma musique serait dans le cas de tomber sous le poids -- puis autre chose de plus sérieux, c’est que je crois que jamais je ne pourrais enfermer ma musique dans un moule trop correct.» Le projet finira avorté et la partition sera perdue à jamais, de même qu’une autre tentative à partir du Salammbô de Flaubert, restée à l’état de vague ébauche. Autre projet, envisagé dès avant le concours et auquel il travaillera plusieurs années de suite avant de finalement l’abandonner : Diane au bois, mini-opéra sur un texte de Théodore de Banville -- l’on retrouve d’ailleurs ici les thématiques bucoliques. Cette partition n’aboutira pas non plus ; comme Debussy l’avoue en octobre 1885 : «J’ai du reste entrepris un travail peut-être au-dessus de mes forces.»
De ce séjour à Rome, il ne parviendra à achever que deux partitions -- et encore. La damoiselle élue ne sera terminée qu’à Paris (et Debussy éprouvera le besoin de refaire entièrement l’orchestration quinze ans plus tard) ; quant à l’autre partition, elle s’intitule, ô surprise, Printemps et se présente comme une suite symphonique (plus tard vendue par l’auteur comme un ballet) incluant des chœurs de femmes sans parole, en pure vocalise -- formule orchestrale utilisée plus tard dans Sirènes. Ainsi, ce Printemps de 1887 peut-il être lu comme une revanche sur les Salut, printemps et Aimable printemps qui l’ont précédé. De cette partition, Debussy déclare alors :
Je me suis mis dans la tête de faire une œuvre dans une couleur spéciale et devant donner le plus de sensations possibles. Cela a pour titre Printemps, non plus le Printemps pris dans le sens descriptif mais par le côté humain.
Je voudrais exprimer la genèse lente et souffreteuse des êtres et des choses dans la nature, puis l’épanouissement ascendant et se terminant par une éclatante joie de renaître à une vie nouvelle, en quelque sorte : Tout cela naturellement sans programme, ayant un profond dédain pour la musique devant suivre un petit morceau de littérature qu’on a eu le soin de vous remettre en entrant. Alors vous devez comprendre combien la musique doit avoir de puissance évocatrice, et je ne sais si je pourrai arriver à l’exécution parfaite de ce projet.
Sauf que : de cette partition d’orchestre, nulle trace. Debussy expliquera (justification douteuse) que la partition a été perdue dans un incendie ; seule trace disponible, une «transcription» de l’auteur pour chœur et piano à quatre mains, qui lui permet d’espérer sauver la face aux yeux des commanditaires du Prix de Rome. Ce n’est qu’en 1912 qu’il déterrera la partition et confiera le soin au tacheron Henri Büsser de la réorchestrer -- cette version orchestrale, toutefois, omet les voix de femme, qui ne seront ajoutées que dans d’autres réorchestrations plus récentes et, nécessairement, posthumes.
Le rapport de Debussy avec l’influence littéraire et la musique dite descriptive ne fera que se complexifier au fil des ans, comme l’exprime cette opinion qu’il formulera plus tard dans la revue Le Mercure musical datée de décembre 1912 :
Si l’on se mêle de vouloir comprendre ce qui se passe dans un poème symphonique, il vaut mieux renoncer à en écrire. -- Ce n’est certes pas la lecture de ces petits guides, où les lettres de l'alphabet représentent des membres de phrases-rébus, que l'on essaie de résoudre pendant l’exécution, qui fera cesser les fréquents malentendus entre l'auteur et l'auditeur. [...]
Il n'est pas du tout prouvé que la musique se meuve plus aisément dans le surhumain que dans l’humain tout court. C'est une opinion forcée et généralement, littéraire. Et même, dans ce cas il n'est pas besoin de programme, qui attire la littérature "comme miel", la musique la plus simple, la plus nue, y suffit.
Et pourtant : même sans «petit guide», la musique de Claude Debussy reste très évocatrice et figurative, avec très souvent (jusqu’aux années 1910 du moins) des titres tout à fait explicites (Rondes de printemps en sera un ultime exemple, plus tardif). Au-delà de la modernité incontestable de son langage harmonique et orchestral, Debussy reste tributaire de l’imaginaire suranné de son temps (au même titre que son cadet Maurice Ravel, qui transparaît à travers des titres tels que Jeux d’eau ou Daphnis et Chloé)... qui ne sera que d’autant plus violemment mis à bas au sortir de la Grande Guerre.
La chanson française Il est cinq heures, Paris s’éveille s’inscrit dans un corpus considérable de chansons de variété ayant pour thème la ville de Paris. Son premier interprète, Jacques Dutronc (né en 1943), rejoint ainsi à l’âge de 25 ans une lignée de chanteurs et chanteuses glorieusement franchouillards : Artistide Bruant, Mistinguett, Maurice Chevalier, Charles Trenet, André Claveau (injustement méconnu aujourd’hui), Édith Piaf, Yves Montand, Juliette Gréco, Serge Gainsbourg, Barbara... Écrite en une soirée par Dutronc avec le littérateur Jacques Lanzmann et sa femme de l’époque, cette chanson que l’on pourrait dire «à texte» repose sur une base harmonique simple, sinon simpliste (Am | Dm | C | E
, puis refrain en majeur : A | Bm | E | A
), avec un mouvement relativement entraînant (accompagnement en «pompes»). Lors du premier enregistrement, un flûtiste qui passait par là (Roger Bourdin, excellent musicien de variété mais aussi compositeur aimable) improvise un solo de flûte qui deviendra l’un des signes distinctifs de la chanson. Les paroles, mettant en scène la vie nocturne et interlope de la capitale et critiquant ses monuments les plus éculés, s’inscrivent dans la pseudo-subversivité «yéyé» de ces années 1960, qui ne les empêchera pas de se fondre immédiatement dans une culture de consommation mainstream entièrement inoffensive et dépolitisée. De fait, la chanson sortira en mars 1968, dans cette « France qui s’ennuie et s’animera quelques mois plus tard d’un soulèvement bref et partiel, qui ne fera que consacrer in fine la victoire de l’Ordre et de la Réaction, fût-ce sous l’apparence cosmétiquement rajeunie du néolibéralisme décomplexé.
Les auteurs de la chanson déclareront s’être inspirés d’une chanson bien plus ancienne, intitulée Tableau de Paris à cinq heures du matin et que l’on doit, en 1802, à l’inoubliable Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers (1772-1827, auteur notamment de la chanson Bon voyage, monsieur Dumollet). Monument du kitsch le plus atroce que l’époque pouvait produire, la partition est d’une pauvreté affligeante ; l’on ne s’étonnera sans doute pas d’apprendre qu’elle est en fait copiée d’une contredanse tirée du ballet La Rosière signé en 1783 par Maximilien Gardel. Quant aux paroles de Désaugiers, elles dressent -- littéralement -- une image d’Épinal de ce Paris idéal où tout le monde s’affaire et commerce sans distinction de classe ni de fortune. On assiste ainsi à l’édification de ce Paris de carte postale qui fera fureur dans les siècles à venir ; de fait, cette chanson sera chantée jusqu’au début du XXe siècle (et fera par exemple les choux gras du Lapin agile. (Ce qui explique peut-être comment elle a pu parvenir jusqu’à Dutronc et Lanzmann.)
Faut-il voir dans le Paris s’éveille de 1968 une tentative de prendre à contre-pied cette image traditionnelle ? Manifestement oui, mais la subversion manque entièrement sa cible. Ainsi, évoquer «les stripteaseuses» dans le vague but de choquer le bourgeois, est absolument inopérant tant l’on a pu voircombien, de Édith Piaf à Irma la douce et autres Amélie Poulain, le travail du sexe fait partie intégrante de la «couleur locale» traditionnellement associée à Paris. Ce qui n’empêchera pas certains commentateurs postérieurs d’opérer une audacieuse retcon en notant que cette chanson permet au bas-peuple d’exister dans le discours médiatique, et en se fixant notamment sur des vers tels que «Les ouvriers sont déprimés / Les gens se lèvent, ils sont brimés». De fait, quelques années plus tard (en 1974), cette chanson sera incluse, avec l’autorisation de ses auteurs, dans un album militant de tendance anarcho-situationniste. Les paroles sont réécrites pour l’occasion, non sans, comment dire, un certain punch -- qui n’a rien perdu de sa vigueur.
Quant à la chanson officielle, une simple recherche sur YouTube suffit à montrer combien elle est restée vivante dans les dernières décennies, mais aussi combien elle s’est institutionnalisée. Si l’on en trouve relativement peu d’enregistrements dits «amateurs», les captations légitimées (et en particulier télévisuelles), elles, abondent -- réservant parfois quelques surprises intéressantes. Les arrangements instrumentaux suivent l’air du temps, parfois de façon assez réussie ; l’aspect «à texte» permet aux interprètes à la mode de s’essayer à l’infâme parlando hérité de Piaf, voire sous une forme rajeunie pouvant aller jusqu’au slam.
Que ce soit entre 1783 et 1802 ou entre 1968 et aujourd’hui, des airs simples continuent d’être fredonnés, par-delà les bouleversements politiques, par-delà les troubles sociaux, la détresse ou la misère. Et c’est, sans doute, tout ce qu’on leur demande.
Le site personnel d’André Hautot, enseignant-chercheur en physique à l’université de Liège, propose depuis 2008 des billets mensuels consacrés à des personnalités ou thématiques musicales. On notera en particulier quelques articles très documentés consacrés aux compositrices femmes, actuelles ou passées.
Hautot note, à juste titre, que les exemples de femmes compositrices remontent au Moyen-Âge avec une vingtaine de trobairitz répertoriées. Il affirme (de façon peut-être un peu rapide) que la Renaissance n’a guère laissé de place aux femmes, et qu’il faut attendre le Baroque italien pour rencontrer les deux exemples les plus marquants : Francesca Caccini (fille du compositeur) et Barbara Strozzi. Il évoque également la grande claveciniste française Élisabeth Jacquet de la Guerre, à la fin du XVIIe siècle.
De fait, c’est en France que l’on trouvera un peu plus tard, à l’époque pré-romantique, plusieurs exemples de femmes compositrices : Hautot évoque le cas d’Hélène de Montgeroult ainsi que les très intéressantes Louise Farrenc et Louise Bertin ; l’on pourrait également mentionner Rose-Adélaïde Ducreux (fille du célèbre peintre rappeur Joseph Ducreux, et également peintre elle-même), Sophie Bawr (plus dramaturge que compositrice), Pauline Duchambge et Marie Bigot (toutes deux pianistes). Suivra la génération des Fanny Mendelssohn, Clara Schumann et autres Alma Mahler.
Reste un problème épistémologique et philosophique inhérent à toute énumération de ce type (le plus souvent établie par des commentateurs de genre masculin, au demeurant) : au nom de quoi serait-il pertinent de juxtaposer des écritures et époques aussi différentes ? Prétendre valoriser «les compositrices» tout en les circonscrivant d’une façon grossière (voire paternaliste) ne revient-il pas à anéantir le but même que l’on prétend poursuivre ? Ce questionnement pourrait paraître purement théorique ; il acquiert pourtant une douloureuse actualité en notre époque où des politiques de parité stricte, aux intentions louables et à la vue courte, ont permis à certaines auteurs de sortir d’un oubli injuste, mais conduisent également de nombreux lieux culturels à faire tourner en boucle une poignée de compositrices à l’écriture parfois paresseuse et médiocre.