Peu connu en France, le poète allemand Christian Morgenstern (1871-1914) gagnerait pourtant à l’être davantage. Son style mordant et lapidaire, qui fait le lien entre le nonsense d’Edward Lear ou de Lewis Carroll et le dadaïsme, n’a rien perdu aujourd’hui de son actualité ni de son audace, et devrait avoir toute sa place dans une société post-moderne désabusée. Il serait ainsi à rapprocher de Guillaume Apollinaire… ou plus exactement d’un point de vue chronologique, c’est Apollinaire que l’on pourrait rattacher à Morgenstern (même si rien n’indique que l’un ait eu connaissance de l’autre).
De Christian Morgenstern, l’expérience la plus marquante (que d’aucuns qualifieraient, en bonne terminologie oulipienne, de «tentative à la limite») est sans doute à chercher dans son recueil Galgenlieder paru en 1905. Ce qui frappe dans ce recueil est sans doute le poème conceptuel intitulé Fisches Nachtgesang («chant nocturne du poisson»).
Un livre de commentaires, paru seize ans plus tard, verra d’ailleurs dans ce texte «le plus profond des poèmes allemands».
Voici l’édition originale du poème, suivie de sa retranscription :
Fisches Nachtgesang - ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ -
Sur un forum anglophone, le poète Michael Cantor en propose un commentaire pertinent et plutôt joliment tourné :
Le poème consiste en une alternance de lignes de macrons et de brèves, les marques de la scansion en poésie latine et grecque, repensées ici comme les écailles d’un poisson endormi mais aussi comme une notation musicale. Il est extraordinaire de transformer ainsi un apanage des volumes d’académiciens spécialisés en un symbole de fantaisie. Ces signes de scansion donnent au poème un son et une forme.
Un chant nocturne, ce pourrait être une berceuse. Si les longues et les brèves faisaient résonner dans la nuit des sons gutturaux ou légers, on obtiendrait ainsi une berceuse percussive : toum-ta-ta toum-toum-ta-ta-ta toum-toum-toum-ta-ta-ta-ta etc. Des crescendos, des diminuendos, des paliers. C’est le cœur du poisson qui bat, un paysage sonore sous-marin, une chanson fredonnée du bout des lèvres, sans mots et finalement, sans bruit. […]
Il y a effectivement une qualité musicale dans cette expérience, à commencer par le rythme qu’elle permet d’envisager (mais aussi du fait de l’alternance entre — et ‿, que l’on pourrait d’ailleurs décrire comme le mouvement de la bouche du poisson, articulant sans cesse une inaudible déclamation). De nombreux compositeurs et compositrices en ont proposé des mises en musique : le site lieder.net en relève une douzaine, dont deux versions dues à Sophia Gubaidulina. Notons également celle plus récente (et plus fantaisiste) du compositeur et chanteur d’opéra américain Gary Bachlund (né en 1947), qui l’accompagne généreusement de quelques explications. En 2006, se forme même un groupe finlandais (éphémère) sous le nom Fisches Nachtgesang ; en 2012, le jeune designer italien Andrea Molteni en a proposé une interprétation musicale et graphique (au demeurant pas entièrement convaincante) dans le cadre du projet Motion Poetry à l’université de Milan. Une simple recherche permet de découvrir plusieurs centaines d’autres initiatives, concerts et performances conceptuelles en tous genres, autour de ce texte.
Qu’en est-il des «droits d’auteur», au demeurant ? Question plus tortueuse qu’il n’y paraît : le wiki consacré à Christian Morgenstern note que de nombreuses œuvres publiées après sa mort (en 1914) sont encore aujourd’hui interdites de diffusion. Ce n’est heureusement pas le cas des Galgenlieder, qui semblent être effectivement entrés dans le domaine public depuis quelques décennies.
Le poisson de Morgenstern pourra donc ainsi rejoindre, un jour prochain, la tortue de Vanuatu mise en musique par Tom Johnson… Et pourtant : pour autant que nous puissions voir, une lecture proprement ouxpienne de cette œuvre reste, aujourd’hui encore, à établir. Ainsi, ni Bachlund ni Cantor ne relèvent l’aspect symétrique du poème (symétrie qui s’étend d’ailleurs dans une double direction : graphique ligne par ligne, et palindromique dans le temps), ni la progression logique du nombre de «pieds», que l’on pourrait d’ailleurs exprimer en trois parties comme un haiku : 1-2-3-4/3-4-3-4-3/4-3-2-1. De même, aucun compositeur (pour l’instant) ne semble avoir osé se limiter strictement au matériau fourni par le texte, sans choix exogènes ni inventions supplémentaires de sa part. Le «poème le plus profond» recèle donc encore, dans sa simplicité même, des niveaux de lecture inexplorés à ce jour.
L’importance de Georges Perec, non seulement pour l’Oulipo mais pour la littérature francophone toute entière, n’est plus à démontrer. L’on connaît moins, en revanche, son lien avec l’expérimentation sonore et musicale, qui constitua pourtant une part essentielle (et pourtant largement oubliée par le public français) de son activité. Quelques livres et articles (notamment une contribution de l’universitaire Hans Hartje à un site web aujourd’hui disparu, mais que nous avons pris soin d’archiver), ainsi qu’un inventaire très complet sur Wikipédia en espagnol, permettent cependant d’en reconstituer les traces.
Dès 1966, l’écrivain allemand Eugen Helmlé (1927-2000, lui-même membre du collège de ’Pataphysique et traducteur notamment de Queneau), prend contact avec Perec (donnant naissance à une estime et une amitié mutuelles). Il parvient à faire diffuser par la station SR des adaptations en langue allemande d’écrits de Perec : Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? en 1967, et Un homme qui dort l’année suivante. Son geste le plus décisif, cependant, est qu’il parvient également à convaincre le producteur Johann-Maria Kamps (officiant d’abord sur SR puis sur WDR) de commander à Perec une création radiophonique.
Le Hörspiel est pour le jeune écrivain (alors tout juste trentenaire) un format créatif peu familier, mais dont l’importance en Allemagne de l’Ouest s’explique notamment par l’affaiblissement de l’industrie cinématographique et audiovisuelle sous l’occupation Alliée, et qui séduit beaucoup d’auteurs francophones novateurs (Beckett, Butor, Sarraute,…). Perec commence à être reconnu depuis la parution de son roman Les Choses (1965) ; il vient d’être coopté à l’Oulipo, et déborde de projets (parmi ceux-ci, un automate de «Production Automatique de Littérature Française», qui contribue d’ailleurs à le faire apprécier des Oulipiens). Cette commande, qu’il accepte avec empressement nonobstant son rapport ambivalent avec la culture allemande (du fait notamment de l’extermination de sa famille maternelle par les nazis), lui apporte non seulement un début de reconnaissance à l’étranger – et un apport financier conséquent – mais aussi une méthodologie et une orientation décisives pour la suite de son œuvre :
L’art du Hörspiel est pratiquement inconnu en France. Je le découvris au moment où s’imposa pour moi le besoin de nouvelles techniques et de nouveaux cadres d’écriture. Très vite je m’aperçus qu’une partie de mes préoccupations formelles, de mes interrogations sur la valeur, le pouvoir, les fonctions de l’écriture pouvaient y trouver des réponses, des solutions que je ne parvenais pas encore à trouver dans le cadre de mes recherches purement romanesques. L’espace privilégié du *Hörspiel* – l’échange des voix, le temps mesuré, le déroulement logique d’une situation élémentaire, la réalité de cette relation fragile et vitale que le langage peut entretenir avec la parole – sont ainsi devenus pour moi des axes primordiaux de mon travail d’écrivain.
Le premier projet qu’il propose alors, de façon quelque peu impulsive, s’intitule Der Teufel in der Bibliothek (Le diable dans la bibliothèque, 36 min.), critique acerbe de… la radio française, à commencer par la station France Culture. D’inspiration burlesque et satirique, ce texte lui sera refusé et ne sera enfin produit que plusieurs années après sa mort (en 1991 en Allemagne, et en 1992 en France). Ce projet dans lequel Helmlé est d’ailleurs l’un des personnages (sous son propre nom) montre néanmoins la confiance et la proximité de Perec avec ce traducteur-collaborateur : de fait, ils rédigeront ensemble toutes les créations à venir en langue allemande, Perec n’hésitant pas à noter lui-même en allemand quelques passages de ses brouillons.
La première œuvre radiophonique que Perec et Helmlé parviennent à faire créer, sera aussi la plus mémorable outre-Rhin : constamment rediffusée (et copiée sur YouTube), elle contribuera à montrer que la démarche expérimentale n’est pas nécessairement incompatible avec le succès populaire. Die Maschine (La Machine, 1968, 47 min.) ne met en scène aucun personnage, mais seulement diverses instances logiques dont la combinaison constitue un ordinateur futuriste (pour ne pas dire dystopien), qui prend peu à peu conscience de sa propre existence. Or ce programme informatique est chargé de réécrire (non sans lui faire subir toutes les transformations et recombinaisons de l’arsenal oulipien) une berceuse de Goethe qui est l’un des trésors les plus révérés du patrimoine littéraire allemand – et dont le texte célèbre, en des termes délicats… les vertus du silence. Dans cette œuvre provocante (qui précède d’ailleurs Mai 68 de quelques mois à peine), l’iconoclasme se teinte d’humour, mais aussi d’une réflexion plus profonde sur le statut de la poésie à l’âge de l’automatisation. La modernité est ici non seulement une thématique explicite – l’on a même pu parler de science-fiction – mais les techniques mêmes mises en œuvre dans cette production sont, en termes de montage, de traitement du son et de synthèse vocale, à la pointe de ce que permet la technologie de l’époque.
Quelques mois plus tard est diffusé un nouveau Hörspiel de Perec, là encore traduit par Helmlé : Wucherungen (mot pouvant signifier "grossissements", "inflations" mais aussi "tumeurs", 1969, 44 min.), là encore, ne donne à entendre aucun personnage mais se contente d’établir la description systématique d’un logigramme pioché par Perec dans le magazine Bull Informations (auquel contribuera par ailleurs le compositeur Pierre Barbaud, membre putatif d’un Oumupo embryonnaire), et retravaillé avec l’aide du chercheur et informaticien Bernard Jaulin (1934-2010), mais aussi semble-t-il de Raymond Queneau. Initialement écrit à une seule voix et sans ponctuation ni retours à la ligne, le texte se voit orchestré pour la radio en plusieurs voix-instances, suivant une logique similaire à celle de la Maschine.
Il n’est évidemment pas anodin que ce texte soit initialement créé dans la langue de Kafka ; ce qui n’empêchera pas, dès l’année suivante, le metteur en scène Marcel Cuvelier (spécialiste notamment de Ionesco) de le porter à la scène, en France cette fois : ainsi prend alors forme cette pièce de théâtre essentielle qu’est pour nous L’Augmentation. Ladite pièce rencontrant un succès indéniable, Perec fera peu à peu son entrée dans les médias français (nous y reviendrons ci-dessous).
À cette même époque, il se retrouve également conduit à un autre projet radiophonique, francophone cette fois, passé beaucoup plus inaperçu, et de nature bien différente puisqu’il s’agit d’un feuilleton (diffusé quotidiennement par la station Radio-Abidjan en Côte d’Ivoire), de nature purement narrative plutôt qu’expérimentale ou musicale, et pour lequel Perec invente pas moins de 165 épisodes des Extraordinaires Aventures de Monsieur Eveready, sises dans une contrée lointaine du nom… d’Oulipia.
Pour revenir à l’Allemagne : Kafka, précisément, est au centre d’un autre projet que Perec a promis à ses commanditaires. Intitulé Wie ein Hund (les derniers mots du Procès), il s’agit d’un dispositif d’énonciation à plusieurs voix (mais combien ? Perec semble se décider pour «sept voix, sept œuvres, sept séries d’animaux») visant à recomposer, selon une structure en renga, l’écriture même de Kafka (et incluant éventuellement des références à Klee et à Schumann). Ce projet, toutefois, n’avance pas, ce qui conduit l’écrivain à explorer d’autres pistes en guise de remplacement.
La recherche sur le langage, le son, la voix et la structure, est déjà un travail musical en soi (de fait, nombre de compositeurs de la même époque, tels Mauricio Kagel, s’essayent avec joie à l’exercice du Hörspiel). Aussi Perec s’adjoint-il, à partir de 1969, l’aide du compositeur Philippe Drogoz, qui restera son collaborateur attitré en matière musicale.
De cette influence résultera enfin, en décembre 1970, Tagstimmen (Voix de jour), véritable partition de musique concrète inventoriant et agrégeant des formes de discours (du balbutiement de bébé au sermon religieux en passant par des slogans et cris divers) considérées sous leur aspect phonétique et sonore. Soutenue en haut lieu (le directeur des programmes Werner Klippert ira jusqu’à en offrir le disque à tous les employés de la station), la pièce échouera pourtant à décrocher le Prix Italia, dont le jury n’accepte pas qu’un auteur présente une œuvre entièrement tributaire d’une langue qui n’est pas la sienne.
Faute de Kafka, Perec élabore dès le printemps 1971 (la rédaction n’aura lieu qu’à l’automne) une pièce conceptuelle intitulée Der Mechanismus des Nervensystems im Kopf (Fonctionnement du système nerveux dans la tête, 1972), lecture chorale à trois voix, trois monologues intérieurs coexistant en un même personnage et qui représentent chacun un niveau de représentation/conceptualisation différent – la discrimination des voix étant censément facilitée par le mixage stéréophonique (voire binaural, technique alors en plein développement). À l’été 1971, il rédigera aussi un texte (crypto-)théâtral intitulé La Poche Parmentier, qui ne sera joué qu’en France mais dont Helmlé tirera après sa mort une adaptation radiophonique en allemand (Der Kartoffelkessel, 1987).
Forts de leur relatif succès, et des moyens quasi illimités qui leur sont désormais accordés, Perec et Drogoz sont en quête d’un projet bien plus ambitieux. Conzertstück für Sprecher und Orchester (Koncerto [sic] pour récitant et orchestre, 1974) se présente comme le cheminement d’un protagoniste-témoin à travers les fragments de musique auxquels l’expose une journée ordinaire (reprenant ainsi la structure de Tagstimmen). Se succèdent ainsi dix-sept variations instrumentales (nécessitant une quinzaine d’instrumentistes solistes, auxquels s’adjoignent des instruments synthétiques et des objets concrets, parmi lesquels une machine à écrire – évoquant involontairement Satie et Cocteau), le tout organisé selon une structure improbablement complexe, impliquant un code-couleurs et une langue "polyphonésienne" inventée (faite de mots de quatre lettres), en un labyrinthe de contraintes multiples qui n’est pas sans préfigurer La Vie mode d’emploi : de fait, Perec commence dès cette œuvre à employer le double carré magique d’ordre 10 qu’il emploiera quelques années plus tard pour son «romans» au pluriel.
Cette œuvre démesurée et hors de prix fera l’objet d’âpres et houleuses négociations entre les différents services de la radio (d’autant plus lorsque les auteurs décident soudainement d’ajouter un chœur et orchestre, ou encore spécifient que la machine à écrire doit être impérativement du même modèle que celle de Perec) ; elle ne sera jouée qu’une seule fois en juillet 1974, et il ne semble pas qu’aucun enregistrement en ait subsisté. À quoi attribuer ce flop magistral ? Les biographes de Perec restent perplexes : pour David Bellos, «désacraliser Goethe, passe encore, mais s’en prendre à la musique elle-même est bien plus sacrilège – surtout en Allemagne» ; Ariane Steiner (qui est elle-même allemande) estime quant à elle que «le degré moindre d’originalité, la longueur ou l’inadéquation de l’œuvre au support radiophonique» fournissent une explication plus vraisemblable.
Cependant, parvenu à ce stade, les médias français reconnaissent déjà suffisamment Georges Perec pour lui accorder une place véritable. Outre L’Augmentation et La Poche Parmentier déjà citées, il fait jouer un «opéra miniature» intitulé Diminuendo au festival d’Avignon de 1972 (mis en musique exceptionnellement par Bruno Gillet), et l’année suivante, au même endroit, un Petit abécédaire illustré, de nouveau avec Drogoz. Ces créations seront toutes deux retransmises par l’O.R.T.F. – tout comme l’aurait été, sans nul doute, l’opéra sur cinq notes, intitulé L’Art effaré, qu’il commença à envisager avec Drogoz dès les années 1970, et dont il rédigea quelques scènes.
Il faut y ajouter plusieurs numéros de l’Atelier de Création Radiophonique diffusé sur France Culture, atelier pour lequel Perec se livre à diverses expériences, au demeurant nettement moins flamboyantes que ses créations germaniques (comme on l’a vu, le format du Hörspiel ne s’exporte point). Ainsi dans le numéro 101 du 5 mars 1972 intitulé Audioperec, l’Oulipien se voit laisser carte blanche pendant près de trois heures, et y présente notamment une pièce de musique vocale semi-improvisée pour laquelle il a établi avec son compère Drogoz une amusante partition graphique : Souvenir d’un voyage à Thouars. En 1974, l’Atelier diffuse sous l’intitulé 186.260.374.010, la bande sonore du film Un Homme qui dort. Quelques années plus tard, une autre performance de longue haleine le conduira à passer six heures devant un micro dans une fourgonnette en stationnement, pour établir une Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 (à rapprocher évidemment de sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien dressée par écrit quelques années plus tôt), diffusée dans le numéro 381 de l’Atelier de Création Radiophonique en 1979.
L’œuvre de Georges Perec demande donc, pour être appréhendée dans sa globalité, de ne se limiter ni à ses travaux écrits, ni même à la langue française. Et pourtant : tout autant que sa curiosité jamais démentie et son imagination débordante, ce qui frappe est la cohérence de sa démarche, dans laquelle thèmes, procédés et obsessions se font écho au-delà même du support utilisé.
Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer les curieuses créations sonores de Luc Étienne (1908-1984, co-opté à l’Oulipo en 1970). Cet écrivain contrepèteur (il fut l’une des "Comtesses" du Canard Enchaîné) s’intéressait particulièrement au langage en tant qu’objet sonore, que ce soit en manipulant les syllabes ou même la piste magnétique directement. À ce titre, il fit partie des premiers à se déclarer "Oumupien" dès les années 1970.
Dans un dossier consacré à l’Oulipo en 2006, le webzine anglophone Drunken Boat publie quelques-unes des expériences sonores de Luc Étienne : des palindromes et rétrogradations sonores, mais également quelques fragments musicaux joués sur un clavier accordé en tempérament décimal (ET10).
D’autres expériences de Luc Étienne (entreprises à partir de 1957 et regroupées sous le titre Les Après-midi d’un Magnétophone, parfois orthographié Magnétofaune) sont à entendre sur le disque remarquable Pataphysics paru en 2005 chez le label anglais (aujourd’hui disparu) Sonic Arts Network.
Une copie des travaux d’expérimentation sonore de Luc Étienne nous a aimablement été transmise par Alain Zalmanski (du Collège de ’Pataphysique et de la Liste Oulipo) ; nous avons fait le choix de publier en ligne cette copie, pour son intérêt historique et en hommage à l’inventivité de ce tout premier oumupien.
Le projet Longplayer se présente comme une œuvre musicale dont l’exécution est prévue pour durer exactement 1000 ans. Commandée à Jem Finer, musicien anglais issu de la culture folk-rock (on lui doit notamment une «symphonie» pour sonneries de téléphones portables), elle fut officiellement présentée au public à partir du 1er janvier 2000, et semble ainsi s’inscrire dans une certaine vogue d’évènements musicaux «en temps réel», constituant autant de tentatives de coups médiatiques à la fin des années 1990 (l’on peut ainsi penser, en France, à la pièce Éclipse d’Éric Tanguy dont la création télévisée eut lieu pendant l’éclipse solaire de 1999, ou au Concert-Match de René Koering lors de la finale d’une coupe de football en 1998).
Longplayer (dont l’interprétation par des moyens synthétiques peut être écoutée en direct sur le Web) consiste en un matériau sonore limité, d’une durée initiale de 20 minutes et 20 secondes, et ensuite inlassablement recombiné de millions de façons différentes. Certes, des pratiques musicales anciennes (notamment en Inde) ou récentes (l’école dite «minimaliste» ou «répétitive») nous enseignent qu’une musique de pure trame peut également être intéressante ou expressive de par son aspect envoûtant ou hypnotique. Mais peut-on vraiment parler, dans le cas de Longplayer, d’œuvre musicale ? Cet objet sonore (dans lequel il serait assez difficile d’identifier une écriture, même fragmentaire, que ce soit en matière de rythmes ou de notes) se distingue par l’homogénéité de sa texture, faite d’enregistrements d’idiophones à connotation exotique (gongs tibétains). Son discours en trame évoque plutôt un arrière-plan sonore, une musique d’ambiance, dépaysante quoiqu’indéfinissable ; c’est en vain que l’on y chercherait, par exemple, des évènements marquants, des épisodes inattendus ou toute notion de progression dramatique.
Si Longplayer repose sur une approche combinatoire plutôt que strictement répétitive, tel n’est pas le cas d’autres partitions délibérément très longues : ainsi de Vexations d’Erik Satie, écrit (probablement) en 1893 suivant sa rupture avec Suzanne Valadon, qui consiste en une séquence (d’écriture passablement tortueuse) devant être répétée 840 fois. Selon le tempo adopté, l’exécution peut durer de 18 à 35 heures ; il n’est pas anodin de savoir que c’est John Cage qui, en 1963, initia la première représentation publique de cette œuvre ; à sa demande, le billet d’entrée était remboursé aux spectateurs qui restaient jusqu’au bout (à l’issue de la représentation, un spectateur facétieux réclama un bis).
De telles représentations (qui tiennent plus de la performance que du concert, et de l’art conceptuel que de la musique dans son sens communément admis) invitent évidemment à réévaluer le rapport entre l’auditeur et l’interprète (et entre l’interprète et le compositeur : Satie indique que l’on doit «se jouer» sa partition 840 fois, et s’y préparer «par des immobilités sérieuses»), et invite à une réflexion sur le déroulement du temps. Ces deux questions sont au centre de la célèbre pièce de John Cage, 4’33’’ (constituée entièrement de silence, les seuls bruits étant ceux provoqués involontairement ou volontairement par le public), conçue en 1952.
Le même John Cage, dans les années 1980, revient sur ces problématiques sous un angle différent avec sa partition As Slow As Possible («aussi lentement que possible»), jouée au piano en 20 minutes (lors de sa création) puis en plus de 70 minutes lors d’une représentation ultérieure. Son adaptation pour orgue, intitulée Organ²/ASLSP, est en cours de représentation dans une église d’Allemagne depuis septembre 2001 (la première note ne s’est toutefois fait entendre que dix-sept mois plus tard, la partition commençant par un silence). Cette représentation devrait se terminer en septembre 2640 ; le dernier changement de note a eu lieu en 2013, et l’on attend actuellement avec excitation la prochaine note, prévue pour 2020. Comme dans le cas de Longplayer, le public est encouragé à s’interroger sur cette curiosité, voire à se l’approprier : outre la possibilité (plus concrète que pour une œuvre entièrement dématérialisée comme Longplayer) d’assister à la représentation, le site Web de l’opération propose d’écouter en direct la note actuellement jouée, et même de réserver ses places pour le prochain changement de note.
Cette idée met en jeu non seulement une temporalité très longue et très lente, qui oblige à envisager le temps au-delà du rythme d’une vie humaine, mais également (c’est là sa différence avec Longplayer la présence d’échéances plus ou moins lointaines : ainsi, le geste musical banal qui consiste à passer d’une note à une autre se voit chargé d’un sens tout autre. On peut rapprocher ces initiatives de la célèbre expérience de la goutte de mélasse en cours dans diverses universités dans le monde (où une substance extrêmement visqueuse s’écoule au rythme d’une goutte tous les 10 ou 15 ans), et qui a notamment inspiré l’écrivain Frédéric Forte, membre de l’Oulipo.
Début 2015, dix ans après son ouverture, le nom de domaine ourapo.net a disparu du Web sans (presque) laisser de trace. Heureusement, la page vers laquelle il renvoyait demeure, elle, toujours accessible : il s’agit en fait d’un «audioblog» hébergé par Arte Radio (où officie son co-fondateur Thomas Baumgartner).
OuRaPo, c’est l’Ouvroir de Radiophonie Potentielle (à ne pas confondre avec l’OuTraPo, ayant trait à la Tragicomédie), regroupement de quelques expériences sonores effectuées entre 2004 et 2009, qui explorent cette zone grise ouverte par les expérimentations de la musique concrète dans la deuxième moitié du XXe siècle, de Pierre Henry (né en 1927) à Revolution 9 des Beatles (1968).
La proximité historique et l’adéquation stylistique des Oulipiens envers le médium radiophonique n’est plus à démontrer, comme en témoignent de (trop) rares archives incluses dans la playlist de l’Ourapo, notamment une brève piste enregistrée par Luc Étienne dans les années 1970 (à confronter avec ses autres travaux en la matière).
Les travaux expérimentaux les plus frappants restent sans doute ceux de Georges Perec (volontiers rebaptisé Play-Rec par l’Ourapo) à partir de la fin des années 1960, notamment pour la radio allemande puis française, et que nous avons nous-même tenté de recenser.
La nécessité d’un OuRaPo semble donc relever de l’évidence, et il faut souhaiter que son activité reprenne un jour prochain sous une forme ou une autre. Pendant ce temps, l’OuSonmupo (Ouvroir du Sonore et du Musical Potentiels) a fêté ses huit ans ; on est cependant sans nouvelles de l’OuSoPo (Ouvroir de Sonorités Potentielles) animé de 2005 à 2011 en marge du festival brestois «Longueur d’ondes». Le site de l’OuSoPo reste, toutefois, accessible à l’heure actuelle :
http://ousopo.org/
Quarante-neuf élèves de l’Istituto Comprensivo (collège) “Via dal Verme ”, à Rome, ont consacré ce site aux «Villes invisibles» d’Italo Calvino. Deux pages mentionnent respectivement l’Oulipo (dont Calvino est membre) et l’Oumupo :
https://invisibilidalverme.wordpress.com/oulipo/
https://invisibilidalverme.wordpress.com/oumupo/
Merci aux élèves et à leur prof de musique, Maria Rosa Mazzola !