Au chimiste corse Angelo Mariani (1838-1914), l’on doit non seulement la commercialisation du «vin Mariani» (à l’extrait de coca) qui transforma une bonne partie de la population en cocaïnomanes déchaînés, mais également une conception visionnaire et agressive de la publicité qui façonnera radicalement la société moderne, dite «de consommation».
C’est au début des années 1890 que Mariani commence à acheter régulièrement de larges encarts dans la presse quotidienne nationale (notamment Le Figaro) pour y promouvoir son breuvage accompagné d’un portrait (réalisé d’après photographie) et de la dédicace manuscrite d’une célébrité du moment. Cette combinaison (image+dédicace "personnalisée", dirait-on aujourd’hui), faisant signe vers le phénomène plus tard dénommé «star system», touche non seulement un public de choix (la bonne société lettrée et urbaine, à la fois cœur de cible et prescripteur pour le corps social dans son ensemble), mais incite d’autres personnalités mondaines à se prêter à l’opération.
Cette mode ne fait que s’accroître avec la parution régulière, dès 1894 et sous l’impulsion du bibliophile Octave Uzanne (1851-1931), d’«Albums Mariani» regroupant en recueil les dédicaces et autographes précités, accompagnés non seulement du portrait de chaque célébrité mais de deux pages biographiques d’une flagornerie éhontée. Flattant habilement le narcissisme des heureux élus, ces albums deviendront rapidement un «Who’s Who» de la haute société qui se bouscule pour y figurer et assurer la promotion du vin Mariani. Plus de 1000 personnalités y figureront en tout (dont l’inventaire exact reste, d’ailleurs, à faire) : écrivains français (Hugo, Verne, Zola, Hérédia, Colette, Renard, Mistral -- ce dernier étant non seulement très lié avec Mariani mais aussi rompu à l’exercice publicitaire : on lui doit notamment de nombreux quatrains pour la savon Mikado), dramaturges (Feydeau, Courteline, Dumas fils), auteurs étrangers (Wells, Ibsen), artistes (Rodin, Sarah Bernhardt), inventeurs (les frères Lumières, Edison), personnalités politiques (Louise Michel, Anatole France, Gambetta, pas moins de sept présidents de la république française) et dignitaires du monde entier (président des USA, reine d’Angleterre, czar de Russie)...
Le monde musical n’est évidemment pas en reste, d’autant plus volontiers que les fragments de partition tracés hâtivement à la main constituent une forme originale de dédicace entre gens de bonne compagnie. Tentons donc de recenser ces autographes musicaux, en commençant par les divas, et chanteurs d’opéra :
Rose Delaunay, 1890
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206023v/f76.image
Anne Judic, 1895
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6569202c/f195.image
Renée du Minil, 1900
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k406114m/f52.image
Obin, 1894 (sur un air de Auber)
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206023v/f151.image
Jean-Baptiste Faure (de l’Opéra), 1896
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6569202c/f135.image
Lucien Fugère (de l’Opéra Comique), 1897 (sur un air de Rossini)
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6569202c/f135.image
Tagliafico, 1894 (ancien chanteur, impresario)
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206023v/f212.image
Raoul Pugno, 1927 (pianiste)
http://pmcdn.priceminister.com/photo/876567368.jpg
http://ecx.images-amazon.com/images/I/412Ok74QfnL.jpg
Les compositeurs furent abondamment mis à contribution par Mariani. Ainsi de Charles Gounod, dont la relation avec le vin de coca prend tout son sens lorsque l’on connaît son tempérament fortement dépressif, particulièrement dans ses vieux jours. Il adresse ainsi au vin Mariani, en 1894, une brève louange en Do Majeur pour chœur d’hommes :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206023v/f106.image
Le compositeur Émile Pessard lui réplique par un chœur responsorial pour voix aigües quelques semaines plus tard : «Je complète le chœur de Gounod, à la demande des femmes et des enfants qui doivent au vin Mariani et à l’élixir de coca du Pérou la force, la fraîcheur et la santé» [sic]
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206023v/f160.image
S’ensuit tout un défilé de "petits maîtres" tels que, la même année, Bernard Salvayre, surnommé pour l’occasion... "le Verdi de Toulouse".
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206023v/f193.image
Jules Massenet, en 1895, fait preuve de plus d’imagination en rédigeant un "antique chant péruvien" -- de tout notre corpus, c’est le seul fragment dépourvu de paroles, et certainement le plus intéressant musicalement :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6569202c/f219.image
Victorin Joncières, 1896
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6569202c/f187.image
Ernest Boulanger, 1896 (sur l’air des "Sabots de la marquise")
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6569202c/f63.image
Robert Planquette, 1897
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k299357b/f198.image
Théodore Dubois, 1897
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k299357b/f89.image
Alfred Bruneau, 1900
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k406114m/f52.image
Gustave Charpentier, 1901 (se contente manifestement du minimum syndical)
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2060260/f51.image
Pietro Mascagni, 1904 (sombré dans l’oubli après son opéra «la Cavaliera rusticana» de 1890 ; il s’agit du seul compositeur étranger de notre corpus)
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205989q/f187.image
Armande de Polignac, 1911
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205992d/f223.image
Se dessine ainsi un panorama de la création musicale française post-romantique dans ce qu’elle a de plus tarte ; si l’on échappe à Delibes, Chabrier, Saint-Saens ou Lalo, l’on doit s’avouer frappé de constater que n’y figurent ni Debussy, Ravel, Satie ou les jeunes fondateurs du groupe des six, ni les auteurs étrangers de premier ordre qui fréquentèrent Paris à cette époque : Falla, Stravinsky, Prokofiev... Malgré son indéniable effort d’ouverture aux personnalités de sexe féminin et d’origines ou de cultures diverses, le vin Mariani apparaît comme indissociable de l’esprit cocardier et obtus fin-de-règne de la prétendue «Belle» Époque, de cette paresse intellectuelle embourgeoisée qui présidera jusqu’à la Grande Guerre. Du reste, si les albums Mariani se poursuivront tant bien que mal jusqu’au début des années 1930, les fragments musicaux tendent à s’y raréfier dès le début du XXe siècle, et en disparaissent presque entièrement après le décès d’Angelo Mariani en 1914.
Seule y fait exception une petite valse en Ré Majeur publiée en 1925, qui constitue d’ailleurs le fragment le plus développé et abouti de notre recensement :
http://www.persee.fr/renderPage/pharm_0035-2349_1980_num_68_247_2084/0/1456/pharm_0035-2349_1980_num_68_247_T1_0232_0003.jpg
Nonobstant sa tournure guillerette et sa relative platitude (à l’exception d’un saut de septième puis d’octave au centre de la mélodie), cette épigramme musicale prend une saveur étrangement douce-amère lorsqu’on sait qu’elle constitue la toute dernière partition rédigée, peu de temps avant sa mort et malgré une surdité quasi-totale... par un certain Gabriel Fauré.
... Apparemment oui. Un juge californien vient de décider, après de longues années de circonvolutions et de rebondissements, ainsi qu’un méprisable étalage de mauvaise foi de la part de l’éditeur Chappell et de la maison de disques Warner (indûment considérés jusque-là comme titulaires des droits), que la chanson la chanson «Happy Birthday To You» n’avait pas d’ayant-droit légitime et identifié : en d’autres termes, il s’agit d’une œuvre dite "orpheline", qui rejoint de facto le domaine public dont elle aurait dû relever depuis de trop nombreuses décennies.
Étrange destin que celui de cette chanson, probablement écrite à la fin du XIXe siècle par deux filles d’un pasteur presbytérien aux États-Unis sous l’intitulé «Good Morning To You» (on note d’ailleurs le compte différent des syllabes, qui signifie que le rythme caractéristique de la mélodie n’est qu’un ajout ultérieur). Difficile d’imaginer comment une mélodie aussi triviale et des paroles à ce point dépourvues d’originalité ont pu se faire passer si longtemps pour une «œuvre» originale digne de la «protection» du droit d’auteur -- non sans enrichir, ce faisant, une poignée de lointains descendants, d’éditeurs et d’industriels. (La rente annuelle due à «Happy Birthday» est estimée à 2 millions de dollars.)
Voir à ce titre (toujours en anglais) le fascinant travail de recherche conduit il y a quelques années par un universitaire américain :
http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1111624
Si la musique était manifestement déjà dans le domaine public, l’incertitude demeurait jusqu’ici quant aux paroles, et en particulier à l’immense créativité ayant pu conduire à remplacer «good morning» par «happy birthday» (audace folle dont on conviendra qu’il est bien légitime que l’auteur et ses descendants soient récompensés financièrement jusqu’à la septième génération).
À ce titre, une incertitude demeure quant à la "version française" dont le traducteur reste à ce jour inconnu : rien, techniquement, n’empêcherait un hypothétique ayant-droit de continuer à rançonner le public francophone au prétexte que traduire «happy birthday to you» par «joyeux anniversaire», constitue une expression artistique hautement originale. Mais nous nous refuserons à imaginer qu’une telle farce puisse se jouer : les éditeurs et sociétés de gestion collective que nous avons la chance d’avoir en France, sont certainement au-dessus d’une telle mesquinerie.
La Marseillaise demeure un objet musical intrigant. D’une qualité indiscutablement médiocre à tous points de vue (mélodique, harmonique, rythmique, poétique), il a pourtant frappé les esprit et assis sur les républiques françaises une domination rarement ébranlée -- écrasant sans difficulté les contestations abondantes et souvent étayées quant à sa paternité.
En 1863, le directeur du conservatoire de Bruxelles Édouard Fétis (fils du théoricien François-Joseph Fétis), annonce de façon tonitruante que la Marseillaise serait en fait l’œuvre d’un obscur musicien nommé Julien l’ainé, dit Navoigille. Tempête dans la presse ; le neveu de Rouget de Lisle contre-attaque notamment, l’année suivante, par une longue lettre publiée dans la revue «l’Intermédiaire des chercheurs et curieux» ou il fait le point, de façon détaillée, sur les nombreuses questions que soulèvent la paternité de la Marseillaise (en particulier sa mise en musique) ; s’il parvient, sans surprise, à la conclusion que son oncle est bien le seul auteur du chant de guerre, la longue liste de pièces à charge qu’il énumère n’en est pas moins troublante.
L’affaire ira jusque devant les tribunaux, quand soudain, fin novembre 1864, Fétis se rétracte et Rouget de Lisle se désiste. Sa lettre sera reprise (suivie d’une postface et de la rétractation de Fétis) dans «Le Ménestrel» quelques mois plus tard, que l’on peut consulter sur Gallica et en translittération automatisée.
Début 1865, deuxième coup de théâtre : Fétis revient à la charge avec une nouvelle hypothèse. Il adresse à la Société des antiquaires de Morinie, une communication selon laquelle ce serait en fait le maître de chapelle de l’église de Saint-Omer, un certain Jean-Baptiste-Lucien Grisons, qui aurait écrit dans un oratorio intitulé Esther l’air de la Marseillaise, bien avant la Révolution. (Cette missive est introuvable sur Gallica, mais dûment numérisée par Google et disponible en ligne grâce aux bibliothécaires américains.)
Mais… la moindre partition de cet oratorio semble introuvable ! Les antiquaires picards vont même jusqu’à procéder à des fouilles ; un manuscrit finit par surgir mais son authenticité est discutée ; Rouget de Lisle menace à nouveau d’un procès, et l’affaire finira par s’enliser dans des batailles d’avocats. Ce n’est qu’en 1886 qu’un certain Arthur Loth, ayant eu accès au manuscrit en question, y consacrera tout un ouvrage Le chant de la Marseillaise, son véritable auteur, passé relativement inaperçu de même que sa réédition en 1992 par son arrière-petit-fils sous le titre La Marseillaise : enquête sur son véritable auteur.
Il faut dire que les circonstances mêmes de l’apparition de la Marseillaise restent relativement floues, puisque Rouget de Lisle (l’oncle) lui-même ne signa pas tout de suite son air. On trouve même dans un journal de l’époque (La Chronique de Paris du 27 août 1792, malheureusement indisponible sur Gallica ou Internet Archive) :
Les paroles sont de M. Rougez, capitaine du génie, en garnison à Huningue. L’air a été composé par Allemand pour l’armée de Biron.
Au-delà même des questions de paternité, celle de la première édition imprimée de la Marseillaise est également soulevée. L’on peut ainsi noter l’apparition précoce d’une édition illustrée par le caricaturiste britannique Richard Newton, artiste engagé (qui prendra notamment position en faveur de l’abolition de l’esclavage). Cette édition publiée en Grande-Bretagne pourrait bien être la toute première publication imprimée de la Marseillaise, avant même son apparition en France ; c’est en tout cas la thèse avancée dans un article de 1955 signé par un conservateur du British Museum.
Ce dernier article n’est accessible en ligne, quoiqu’uniquement au prix d’un contournement de la censure imposée par le régime de notre actuelle République Populaire de France. C’est donc à plus d’un titre que la Marseillaise n’en finit pas de révéler, depuis plus de deux siècles, les innombrables trahisons de l’idéal républicain.
Publié en 1938, un regard historique et idéologique détaillé et essentiel sur les deux principaux hymnes (auxquels l’on pourrait ajouter la Carmagnole et le Ça ira) qui présidèrent aux luttes sociales et politiques dans la France de 1789 jusqu’au Front Populaire.
Saviez-vous que l’Internationale était à l’origine chantée sur la musique de la Marseillaise ? Qu’il fallut dix-sept ans pour qu’elle eût une autre mélodie -- un an après la mort de son parolier ? Qu’il en exista même d’autres mises en musique ? Que sa partition fut imprimée sans prénom pour le compositeur, dans l’espoir de protéger celui-ci de représailles ? Que la cinquième note de la mélodie n’est pas un mi mais un fa ?
On trouvera également dans cet article l’émouvante transcription, dans un français approximatif, de la lettre qui mit fin au conflit entre les deux frères se disputant la paternité de la musique de l’Internationale, conflit savamment instrumentalisé par divers intérêts politiques et commerciaux.
Un siècle plus tard, l’Internationale était encore allègrement employée comme instrument de chantage par des aigrefins.
Depuis quelques mois, cet air s’est aujourd’hui définitivement élevé dans le domaine public. (Encore que l’on puisse toujours se faire casser la gueule par la flicaille, à l’ancienne, pour l’avoir sifflé. Mais il faut bien préserver quelques traditions, que diable.)
Il rejoint ainsi, pour le meilleur et pour le pire, la Marseillaise -- quoique de façon bien plus respectueuse de la démocratie, puisque cette dernière sert encore de prétexte à d’iniques bâillonnements de la liberté d’expression.