Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer les curieuses créations sonores de Luc Étienne (1908-1984, co-opté à l’Oulipo en 1970). Cet écrivain contrepèteur (il fut l’une des "Comtesses" du Canard Enchaîné) s’intéressait particulièrement au langage en tant qu’objet sonore, que ce soit en manipulant les syllabes ou même la piste magnétique directement. À ce titre, il fit partie des premiers à se déclarer "Oumupien" dès les années 1970.
Dans un dossier consacré à l’Oulipo en 2006, le webzine anglophone Drunken Boat publie quelques-unes des expériences sonores de Luc Étienne : des palindromes et rétrogradations sonores, mais également quelques fragments musicaux joués sur un clavier accordé en tempérament décimal (ET10).
D’autres expériences de Luc Étienne (entreprises à partir de 1957 et regroupées sous le titre Les Après-midi d’un Magnétophone, parfois orthographié Magnétofaune) sont à entendre sur le disque remarquable Pataphysics paru en 2005 chez le label anglais (aujourd’hui disparu) Sonic Arts Network.
Une copie des travaux d’expérimentation sonore de Luc Étienne nous a aimablement été transmise par Alain Zalmanski (du Collège de ’Pataphysique et de la Liste Oulipo) ; nous avons fait le choix de publier en ligne cette copie, pour son intérêt historique et en hommage à l’inventivité de ce tout premier oumupien.
Le lied Die Forelle est l’une des partitions les plus connues de Franz Schubert (1797-1828), sur un texte de Christian Friedrich Schubart (1739-1791). Écrite en 1817 (en passant par une demi-douzaine de versions successives), elle semble se prêter à toutes sortes de dérivations, à commencer par les variations de Schubert lui-même pour quintette avec piano, ainsi que les deux transcriptions successives pour piano seul de Franz Liszt. Pour le public francophone d’une certaine génération, l’air reste associé à ses paroles humoristiques des Frères Jacques.
Alain Zalmanski (chercheur, vulgarisateur, ’pataphysicien, auteur polygraphe et éminent contributeur de la Liste Oulipo) nous signale ces Variations sur La Truite du chef de chœur autrichien Franz Schöggl (1930-1982). Intitulée Die launige Forelle («Trout as you like it» dans une traduction anglaise posthume), cette pièce pour chœur mixte à quatre voix présente dix variations successives (dont quatre ou cinq sont souvent omises), qui constituent autant de détournements faisant chacun allusion à un compositeur ou une esthétique différents : Mozart, Beethoven, Weber, Wagner, Liszt, chanson napolitaine, chœur russe, etc.
Cette pièce ne figurant pas encore dans le domaine public, il nous est impossible de la consulter dans son intégralité. Il en existe cependant de nombreux enregistrements en ligne (mais, pour autant que nous puissions voir, tous lacunaires), ainsi qu’un fragment de partition traduit en hongrois.
La variation sur un thème est évidemment un exercice musical universel et immémorial (voir par exemple notre page consacrée à la Folia), qui se prête notoirement bien à des jeux d’allusions et de clins d’œil ; ainsi Beethoven se plaît-il, dans ses variations Diabelli (dont nous avions proposé un résumé, à citer le Notte giorno faticar de Mozart.
Plus récemment, l’Ircam proposa en 1998 à divers compositeurs de rédiger des variations sur la chanson (traduite en français) de la série télévisée Zorro ; on y trouve aussi bien une Histoire du Zorro que le Zorro lunaire, et d’autres pastiches plus savoureux les uns que les autres. L’extrait diffusé en ligne (et archivé ici par nos soins) permet d’entendre un magnifique Zorro et les sortilèges à la manière de Ravel.
Merci à Alain Zalmanski de nous avoir signalé cette Truite de Schöggl ; profitons-en pour mentionner qu’Alain a récemment fêté ses 80 ans et que la liste lui a rendu hommage à cette occasion (comme dix ans auparavant) ; l’Oumupo a d’ailleurs saisi cette occasion pour faire entendre un extrait méconnu du Double Concerto pour violon et contrebasse d’Alban Berg, disparu l’année même où naissait notre Zalmanski national.
Toujours à la page, notre Oumupien national Martin Granger nous signale que le Collège de ’Pataphysique s’intéresse en ce moment aux «musiques fictives». L’occasion de lire ou relire ce long article (en anglais) sur le sujet, publié dans le magazine littéraire The New Yorker en 2007 par le critique et écrivain Alex Ross (né en 1968).
Sans surprise, Ross prend pour point de départ la «Sonate de Vinteuil» imaginée par Proust, qui reste sans doute l’exemple le plus frappant d’œuvre musicale fictive. Il examine ensuite de nombreux autres exemples, connus ou moins connus, non sans les mettre en perspective avec les implications sociales et artistiques de l’époque dans laquelle ils s’inscrivent.
Extrait (traduit par nos soins) :
Laissez tomber la madeleine : de toute la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, l’expérience sensuelle la plus excitante est celle qui fait tomber Charles Swann sous le charme d’une «petite phrase» dans la sonate pour violon d’un compositeur de province du nom de Vinteuil. C’est une mélodie de cinq notes — «légère, apaisante et murmurée comme un parfum» [...]
Proust saisit la dimension imaginaire du phénomène musical : la capacité qu’a l’esprit, sous l’influence de sons lourds de sens, à convoquer des mondes intérieurs. Lorsqu’on écoute attentivement, on ne se contente pas d’assister au flux et reflux de la musique ; on recompose la musique à sa propre image, en investissant d’un sens personnel des détails autrement inoffensifs. Un attachement peut même se créer avec une musique entendue indistinctement, entendue il y a très longtemps, ou même jamais entendue du tout. On ne peut écouter les premiers enregistrements sonores de cantatrices comme Ernestine Schumann-Heink, sans les corriger en sachant, par des témoignages écrits, combien ces chanteuses marquaient leur auditoire ; il en va de même pour les traces sonores crachotantes de Charley Patton et des premiers maîtres du blues. Je suis un pianiste médiocre, mais il y a autant de sens pour moi à massacrer les sonates de Schubert qu’à écouter les versions de référence d’Artur Schnabel et Sviatoslav Richter, car pendant que je joue mon esprit concocte une interprétation idéale.
[...]
En donnant naissance à Vinteuil, Proust s’est inscrit dans un sous-genre ésotérique : l’évocation de compositeurs qui n’existent que sur le papier. Cette catégorie remonte au moins jusqu’à la Vie remarquable du compositeur Joseph Berglinger, signée en 1796 par Wilhelm Wackenroder. Elle a donné parfois lieu à des morceaux de littérature particulièrement boursouflée, tels qu’on en trouve en 1872 dans Charles Auchester, roman d’Elizabeth Sara Sheppard qui décrit les œuvres d’un certain chevalier Seraphael : «Le premier trombone ne tarda pas à fendre le silence ; le second et troisième lui répondaient par des notes fulgurantes alors que les insistances fuguées se déployaient encore et encore ; jusqu’à ce que, telle une gloire déferlant dans toute la hauteur du Ciel des Cieux [NdT:gné?], l’orgue fit irruption, surplombant calmement l’esprit de son autorité absolue et ferme, traduite en Sons.» Cependant, de rares auteurs sont parvenus à inventer des compositeurs et des œuvres qui semblent presque aussi vrais que ceux dont on connaît la musique.En prenant ce répertoire littéraire dans l’ordre chronologique (du conte fantastique d’E.T.A. Hoffmann mettant en scène le Maître de chapelle Kreisle aux extraits époustouflants de Proust sur Vinteuil, ou encore du Docteur Faustus apocalyptique de Thomas Mann aux Tableaux d’une institution satiriques de Randall Jarrell), l’on constate l’essor puis le déclin de la musique classique comme vecteur de pouvoir culturel. Les compositeurs s’émancipent de leur serviture, s’élèvent aux sommets de la splendeur bourgeoise, inventent de nouveaux langages ésotériques, perdent l’esprit, et enfin divaguent au ban de la société et de la raison. Et pourtant, d’époque en époque, des auteurs sont revenus à ce thème central qu’est le pouvoir de la musique sur les créateurs autant que les auditeurs — tout l’art étant de reproduire, en décrivant par écrit des œuvres inexistantes, cette fascination produite par la véritable musique.
Le pianocktail de Boris Vian, en vrai.
(Ou plus exactement en l’espèce : le "piano cocktail", car à la télévision la crase s’écrase.)