Que diable faire du « mouvement musicaliste » ? Lancé non sans pompe en 1932 par le peintre français Henry Valensi (1883-1960), ce mot d’ordre artistique -- qui déclare procéder davantage d’un constat sur l’état de la création que d’un courant prescriptif -- affirme sommairement que
- 1/ à chaque époque il s’est trouvé une forme d’expression artistique qui a dominé, gouverné et informé toutes les autres,
- 2/ "notre" époque faite de «dynamisme, rythme, harmonie, science, synthèse», voit prédominer la musique,
- et de ce fait, 3/ les artistes peintres (mais également tous les autres) doivent s’inspirer de la musique, et «[sentir] en eux le souffle de la musique animer notre époque».
Tout cela est bel et bon. Le premier ennui de Valensi, c’est qu’il arrive en une époque déjà fort chargée : son «Manifeste du musicalisme», reproduit ci-dessous, ne peut que venir s’empiler par-dessus le Manifeste du futurisme (1909), le Manifeste de la peinture futuriste puis le Manifeste technique de la peinture futuriste (1910), le Manifeste du suprématisme (1915), le Manifeste Dada 1918, le premier puis le second Manifeste du surréalisme (1924 puis 1930)... L’imprécision du discours de Valensi -- deuxième ennui -- n’est pas pour arranger les choses : à la rusticité de son analyse historique s’ajoute une certaine pauvreté conceptuelle, à commencer par ce mot de «musique» ou d’«esprit musical», qu’il brandit en tous sens mais ne cherche jamais à définir, ou tout au moins circonscrire. L’emphase du propos n’en ressort que plus maladroitement, et touche presque au mysticisme -- il suffit pour s’en convaincre de voir les efforts déployés aujourd’hui par l’«association des ayants-droit» (sic) pour faire connaître (voire : fructifier ?) le mouvement musicaliste.
... Si tant est que mouvement il y ait : même si l’on croise dans les alentours de Valensi quelques noms connus du cubisme et du futurisme, voire de plus inclassables comme Kupka, Louise Janin ou Ernst Klausz, il est douteux que «le» musicalisme ait jamais constitué dans la trajectoire d’aucun d’entre eux, une influence essentielle. Du reste, nombre d’artistes peintres de l’époque, comme il le reconnaît lui-même, n’ont pas attendu Valensi pour s’interroger sur le rapport entre peinture, mouvement et rythme : ainsi, Mikhaïl Matiouchine (1861-1934) était-il violoniste avant de devenir artiste peintre (il composera notamment l’opéra Victoire sur le soleil, dont la scénographie est créée par Malevitch) ; il expérimente notamment une Construction Picturale-musicale en 1918.
C’est d’ailleurs ici que s’ébauche -- et se termine -- un parallèle possible entre le musicalisme et l’Oulipo : l’un comme l’autre refuse explicitement de s’ériger en école esthétique, et reste ouvert à des artistes ou auteurs de tous horizons. L’Oulipo, cependant, ne s’arrête pas à une vague pétition de principe et propose d’entrée de jeu une démarche, des outils, un cadre formel que l’on chercherait en vain dans le musicalisme. Et qui pourrait, au fond, reprocher à Henry Valensi de manquer d’esprit bureaucrate ? Au-delà de son éventuelle maladresse en tant que chef de file (laquelle n’est aujourd’hui qu’alourdie par la mise en valeur posthume de son héritage), il ne fait aucun doute que c’était un véritable créateur de formes, un artiste curieux et novateur, dont l’œuvre se défend d’elle-même sans avoir besoin d’être incluse dans aucun courant, fût-il autoproclamé.
L’expérimentation la plus notable de Valensi se trouve sans doute dans une forme d’art animé qu’il baptise cinépeinture : après avoir peint en 1932 un tableau intitulé Symphonie printanière, il décide de l’animer et réalisera pour cela, de 1936 à 1959, environ 64000 dessins qui constituent une présentation graphique mobile d’une trentaine de minutes. Symphonie printanière restera ainsi le grand œuvre de sa vie.
Il est intéressant de noter que cette forme d’expression était non seulement dans l’air du temps depuis déjà deux décennies, mais qu’elle avait été dès ses débuts associée à des notions musicales : ainsi Léopold Survage (1879-1968) proposait dès 1914 un Rythme coloré constitué d’images animées (et admiré notamment par Apollinaire) ; dans les années suivantes, Hans Richter (1888-1976) et Viking Eggeling (1880-1925) proposent respectivement des Préludes et Fugues, une série de Rythmes, ainsi que les Symphonie horizontale-verticale et Symphonie diagonale.
Un autre point qui mérite d’être noté, en dit plus long sur notre société contemporaine que sur la sienne : à une exception près, les vidéos présentant son œuvre -- qu’elles soient officielles ou non -- sont toutes accompagnées d’une musique exogène à l’œuvre elle-même (et anachronique à son auteur), tant il est évident que le public contemporain ne peut se contenter de regarder des images (à plus forte raison animées) sans qu’y soit associé une bande-son. Ce qui revient exactement à nier le principe même du musicalisme, tout en cherchant à le faire vivre...
Voici, pour conclure, le manifeste du musicalisme de 1932, ici retranscrit dans son intégralité :
S’affirmant par ce Manifeste de leurs propres pensées sur l’Art, un groupe de peintres, qu’anime déjà l’esprit musical, veut se cristalliser.
Nul ne peut se refuser à constater la présente évolution de l’Art, et la moindre connaissance de l’esthétique fait remonter dans le temps cette évolution.
Si nous prenons comme exemple la Peinture, il faudra reconnaître que, sous le même nom de peinture, l’art de s’exprimer par des lignes et des couleurs fut très divers, depuis la plus haute Antiquité.
Ainsi chez les Égyptiens, sous l’influence d’un esprit architectonique, que tout révèle sur les bord[s] du Nil, (grands à-plats du pays, hiérarchie politique, idéalité d’une protection, jusque dans la survie, assurée par l’architecture), la peinture fut architecturalisée par l’emploi de tons mis en à-plats, juxtaposés comme les pierres d’un édifice, et d’un dessin silhouetté comme une façade, hiérarchisé comme une pyramide.
Puis dans la Grèce, divisée en vallées et en îles, sous l’esprit sculptural qui amenuise des formes équilibrées en volumes d’aspect réaliste, les peintres de la Hellade ont inventé le ton rompu qui modela la surface peinte, permit d’imiter la nature et donna à la Peinture sa plus belle conquête : le nuancement des valeurs ; ce fut une peinture sculpturale.
La Renaissance affirma par le portrait, ce jeu des expressions de l’individu, le règne même de la Peinture, purifiée là de toutes autres influences.
Mais du XVIIe au XIXe siècle, la peinture se soumit à nouveau : c’était la puissance alors complète des Belles-Lettres et vous savez qu’on appela «peinture-littéraire» (nous nisons littérarisée) celle dont les inspirations les plus élevées, quittant la Foi et la Joie, étaient prises aux résurrections de l’Antiquité ou aux discours des Philosophes.
En cette déjà quadruple évolution, également subie par les autres arts, la Peinture, acte partiel de l’unique besoin qu’éprouve l’Homme de s’exprimer par cet ensemble de suggestions qu’on appelle l’Art, fut le reflet de temps successifs.
Pour que la Peinture se survive dans cette tradition d’enregistrer par leur propre expression les temps du Temps, il faut que les artistes, que le public, ressentent et expriment, comprennent et acceptent notre époque.
Il est clair pour chacun que les caractères capitaux du début de ce siècle sont : les applications de la science et un dynamisme généralisé, lesquels entraînent ou nécessitent dans leur orbe : le rythme, l’harmonie, la synthèse, etc., etc...
Or, l’art offrant le plus, dynamisme, rythme, harmonie, science, synthèse... est la Musique.
Pour cela nous prenons conscience, ici, que du point de vue esthétique, l’esprit musical prédomine notre époque et que, pour continuer traditionnellement de traduire notre vie, «l’Art doit se musicaliser».
En réalité, cette influence de la Musique prédominante s’est déjà développée, mais inconsciemment, dans tous les arts, chez tous les artistes qui peuvent se dire «sensibles et créateurs», et simultanément en plusieurs pays.
Car nous disons déjà «musicalisées» : l’architecture qui, de nos jours, surgit des bords de la Sprée aux rives marocaines de l’Atlantique, la sculpture d’Archipenko ou de Lipchitz, la peinture des Impressionnistes et Cubistes français ou des Futuristes italiens, la littérature enfin, à cause de Mallarmé ou de Proust.
Quant à la musique, cette souveraine aujourd’hui parmi les arts, ne s’est-elle pas dégagée de la religiosité d’esprit pictural due au Moyen Âge et de la philosophie d’esprit littéraire, issue des Diderot ?
C’est en prenant conscience de tous ces mouvements de l’esthétique qui, à la fois, prouvent l’évolution passée de l’Art, et indiquent son évolution présente, que nous, artistes et peintres, nous sommes groupés.
Voulant affirmer ce Mouvement, né spontanément en nous avant de nous connaître et nous reconnissant par nos œuvres qui doivent rester libres les unes des autres, pourvu que l’influence musicale les ait inspirées, nous publions ce Mnifeste pour convier d’autres artistes, quel que soit l’art dans lequel ils s’expriment[,] à s’y rallier s’ils sentent en eux le souffle de la musique animer notre époque.
Nous exposerons bientôt nos œuvres et les leurs pour cette affirmation :
- «Œuvrer en obéissant aux lois d’inspiration et de composition de la musique, actuelle prédominante parmi les arts.»*
Paris, Avril 1932
Henry Valensi, Charles Blanc-Gatti, Gustave Bourgone, Vilo Stracquadaini.
Merci à Cyrielle Galland, jeune dessinatrice et conceptrice graphique qui a attiré notre attention sur le musicalisme.