Toujours à la page, notre Oumupien national Martin Granger nous signale que le Collège de ’Pataphysique s’intéresse en ce moment aux «musiques fictives». L’occasion de lire ou relire ce long article (en anglais) sur le sujet, publié dans le magazine littéraire The New Yorker en 2007 par le critique et écrivain Alex Ross (né en 1968).
Sans surprise, Ross prend pour point de départ la «Sonate de Vinteuil» imaginée par Proust, qui reste sans doute l’exemple le plus frappant d’œuvre musicale fictive. Il examine ensuite de nombreux autres exemples, connus ou moins connus, non sans les mettre en perspective avec les implications sociales et artistiques de l’époque dans laquelle ils s’inscrivent.
Extrait (traduit par nos soins) :
Laissez tomber la madeleine : de toute la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, l’expérience sensuelle la plus excitante est celle qui fait tomber Charles Swann sous le charme d’une «petite phrase» dans la sonate pour violon d’un compositeur de province du nom de Vinteuil. C’est une mélodie de cinq notes — «légère, apaisante et murmurée comme un parfum» [...]
Proust saisit la dimension imaginaire du phénomène musical : la capacité qu’a l’esprit, sous l’influence de sons lourds de sens, à convoquer des mondes intérieurs. Lorsqu’on écoute attentivement, on ne se contente pas d’assister au flux et reflux de la musique ; on recompose la musique à sa propre image, en investissant d’un sens personnel des détails autrement inoffensifs. Un attachement peut même se créer avec une musique entendue indistinctement, entendue il y a très longtemps, ou même jamais entendue du tout. On ne peut écouter les premiers enregistrements sonores de cantatrices comme Ernestine Schumann-Heink, sans les corriger en sachant, par des témoignages écrits, combien ces chanteuses marquaient leur auditoire ; il en va de même pour les traces sonores crachotantes de Charley Patton et des premiers maîtres du blues. Je suis un pianiste médiocre, mais il y a autant de sens pour moi à massacrer les sonates de Schubert qu’à écouter les versions de référence d’Artur Schnabel et Sviatoslav Richter, car pendant que je joue mon esprit concocte une interprétation idéale.
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En donnant naissance à Vinteuil, Proust s’est inscrit dans un sous-genre ésotérique : l’évocation de compositeurs qui n’existent que sur le papier. Cette catégorie remonte au moins jusqu’à la Vie remarquable du compositeur Joseph Berglinger, signée en 1796 par Wilhelm Wackenroder. Elle a donné parfois lieu à des morceaux de littérature particulièrement boursouflée, tels qu’on en trouve en 1872 dans Charles Auchester, roman d’Elizabeth Sara Sheppard qui décrit les œuvres d’un certain chevalier Seraphael : «Le premier trombone ne tarda pas à fendre le silence ; le second et troisième lui répondaient par des notes fulgurantes alors que les insistances fuguées se déployaient encore et encore ; jusqu’à ce que, telle une gloire déferlant dans toute la hauteur du Ciel des Cieux [NdT:gné?], l’orgue fit irruption, surplombant calmement l’esprit de son autorité absolue et ferme, traduite en Sons.» Cependant, de rares auteurs sont parvenus à inventer des compositeurs et des œuvres qui semblent presque aussi vrais que ceux dont on connaît la musique.En prenant ce répertoire littéraire dans l’ordre chronologique (du conte fantastique d’E.T.A. Hoffmann mettant en scène le Maître de chapelle Kreisle aux extraits époustouflants de Proust sur Vinteuil, ou encore du Docteur Faustus apocalyptique de Thomas Mann aux Tableaux d’une institution satiriques de Randall Jarrell), l’on constate l’essor puis le déclin de la musique classique comme vecteur de pouvoir culturel. Les compositeurs s’émancipent de leur serviture, s’élèvent aux sommets de la splendeur bourgeoise, inventent de nouveaux langages ésotériques, perdent l’esprit, et enfin divaguent au ban de la société et de la raison. Et pourtant, d’époque en époque, des auteurs sont revenus à ce thème central qu’est le pouvoir de la musique sur les créateurs autant que les auditeurs — tout l’art étant de reproduire, en décrivant par écrit des œuvres inexistantes, cette fascination produite par la véritable musique.