Sports d’été : plusieurs lecteurs nous demandent les règles du tennis russe qui fera fureur, cette saison, dans tous les châteaux. Elles peuvent se résumer ainsi : la partie se joue la nuit, sur des corbeilles de fleurs éclairées par des lampes à arc ; elle n’admet que trois partenaires ; le filet est supprimé ; la balle est remplacée par un ballon de foot-ball ; l’usage de la raquette est interdit. Dans une tranchée, creusée à l’extrémité du terrain, on dissimule un orchestre qui accompagne les ébats des joueurs. Ce sport a pour objet de développer une extrême souplesse dans les articulations des poignets, du cou et des chevilles. Il a reçu l’approbation de l’Académie de médecine.
C’est ainsi qu’un certain «Swift» (pseudonyme sous lequel se cache – à peine – Érik Satie) décrit en 1913, dans la revue S.I.M. que nous avions déjà évoquée, la récente création de Jeux aux Ballets russes... (Qu’aurait-il dit si le ballet s’était achevé sur la chute impromptue non d’une balle de tennis, mais d’un dirigeable comme le souhaitait Nijinsky...). De fait, le tennis servira d’inspiration non seulement à Debussy mais également à Satie lui-même dans ses Sports et divertissements pour piano seul. Pour autant, Debussy jouait-il lui-même au tennis ? Telle est l’anecdote – non-corroborée par la moindre source, et franchement douteuse – qu’avance un listicle du BBC Music Magazine : «Debussy appréciait effectivement à l’occasion de jouer au tennis avec Ravel». (Entre autres articles de ce style, on en trouvera notamment un sur le cyclimse.)
Parmi les autres compositeurs figurant dans cette même liste, Britten est sans aucun doute le plus digne d’y figurer : adepte de la natation, du criquet et du croquet, ce sportif accompli jouait aussi au tennis, notamment avec son compagnon Peter Pears. Ces activités ne semblent pas avoir joué de rôle dans son lien tardif avec la Russie, et en particulier son amitié avec Chostakovitch et Rostropovitch – il n’a jamais pu rencontrer Prokofiev, dont il connaissait et admirait cependant l’œuvre. Quant à Chostakovitch lui-même, l’on sait qu’il était un ardent supporter de football.
Serge Prokofiev, lui-même, jouait à l’occasion au tennis (qu’il pratiqua notamment lors de son séjour dans le golf de Finlande à l’été 1916), et s’essaya également au volley comme en témoigne son fils – le verbe "essayer" est ici charitable, à en croire un autre témoignage précieux et surprenant : celui de Kabalevsky, qui le fréquenta régulièrement pendant une quinzaine d’années. Prokofiev jouait également aux cartes, à en croire son fils : enfant, il pratiqua le whist, le chemin de fer et un jeu intitulé 66. À l’âge de 20 ans il découvre le bridge, auquel il jouera plus tard notamment avec Francis Poulenc lors de ses séjours à Paris – ils prirent même part, de concert (si l’on peut dire), à des tournois de bridge confortablement rémunérateurs. Comme il l’indique dans ses écrits autobiographiques, Poulenc faisait partie des admirateurs de Prokofiev ; il l’accompagna au second piano lorsque ce dernier se préparait à sa tournée américaine de 1932, et lui dédia sa dernière œuvre, la Sonate pour hautbois et piano.
Le sport d’excellence de Prokofiev, toutefois, reste le jeu d’échecs, qu’il apprend dès l’âge de sept ans ; à dix-huit ans, il contribue aux tournois du club d’échecs de l’Institut Technologique de Saint-Pétersbourg où il peut voir jouer les plus grands maîtres, et se mesure lui-même à de futurs champions tels que Levenfish ou l’immense Alekhine, dont il se vantera toute sa vie de l’avoir vaincu un jour (en fait lors d’une partie double en aveugle) et qui deviendra de ses amis. Les champions qu’il fréquentera par la suite incluent Lasker, Tartakover, Botvinnik et surtout Capablanca (lui-même mélomane), à qui il se mesure dès 1914 (enregistrant une victoire à son actif) et avec qui il se lie d’amitié. Joueur offensif et opiniâtre, Prokofiev ne dédaigne pas de se servir des échecs pour écraser sans vergogne ses collègues moins aguerris en la matière : Poulenc, Maurice Ravel lors d’une partie en 1924, ou encore Vernon Duke (de son vrai nom Vladimir Dukelsky, dont l’autobiographie Passport to Paris regorge de récits intéressants sur Prokofiev). (Aucune partie d’échecs n’aura été disputée, toutefois, lors de son unique rencontre avec Debussy à l’âge de 22 ans.)
Après son retour en Russie en 1936, il joue fréquemment avec le violoniste David Oistrakh (qui se trouve être son voisin), lequel témoignera : «Prokofiev était un joueur avide ; il pouvait réfléchir à ses coups pendant des heures. [...] Vous auriez dû le voir, tout excité, dessinant pour ses victoires et défaites toutes sortes de schémas pleins de couleurs ; combien il était heureux de chaque victoire et combien chaque défaite le ravageait...» En 1937, un véritable championnat en miniature sera organisé entre les deux : l’évènement est annoncé avec battage, et se soldera par une défaite par abandon pour le violoniste. L’âpreté du compositeur au jeu est telle que les médecins lui interdisent de s’y adonner à partir de 1945, à la suite de sa première attaque d’hypertension chronique ; Kabalevsky raconte qu’il invente alors un nouveau jeu intitulé «les généraux Allemands prisonniers». (Il ne se privera au demeurant pas de poursuivre son vice, allant jusqu’à prendre part à un ultime tournoi d’échecs en 1951.)
À l’été 1933, Arnold Schönberg se trouve en vacances en France lorsque parviennent des nouvelles peu rassurantes d’Allemagne, où le nazisme bat son plein et où ses œuvres sont interdites en tant que «dégénérées». Au lieu de regagner l’Allemagne, la famille tente de s’expatrier ; refusée par l’Angleterre, elle se tourne vers les États-Unis où se lance immédiatement une souscription pour leur venir en aide. Le plus visible, et peut-être le plus empressé des donateurs, n’est autre que George Gershwin. Le musicien américain (dont nous avons déjà évoqué le goût pour les expériences musicales inédites) y voit une occasion de côtoyer enfin ce compositeur qu’il admire depuis longtemps : il lui demandera même des leçons d’écriture, que le maître autrichien, de 25 ans son aîné, lui refusera avec fermeté et gentillesse. Schoenberg s’installe donc aux États-Unis, à Boston puis en Californie pour un climat plus favorable ; ses nombreuses fréquentations inclueront des célébrités hollywoodiennes telles que Charlie Chaplin et Harpo Marx, mais aussi son compatriote Ernst Toch, que nous avons eu l’occasion de présenter ici. John Cage et Lou Harrison seront au nombre de ses élèves.
Une amitié étonnante et durable naît entre Schoenberg et Gershwin, d’autant plus improbable pour qui connaît leurs esthétiques antipodales. De fait, une (un?) musicienne japonaise du nom de Kyo Yoshida a eu en 1997 l’idée amusante de superposer des fragments musicaux de l’un et de l’autre ; cette réalisation ingénieuse (présentée sur YouTube dans un rendu synthétique, mais la partition est également disponible) s’intitule I got rhythm and played tennis with Mr. Schoenberg ; elle a d’ailleurs été reprise par l’Association des professeurs de piano japonais sur sa propre chaîne YouTube en 2016.
Les deux amis sont liés non seulement par un sens de la générosité qu’ils ont en commun (Gershwin vient à nouveau en aide à Schoenberg en finançant l’enregistrement phonographique de ses œuvres ; pendant ce temps, ce dernier consacrera son propre argent à aider toutes ses connaissances restées en Europe) mais aussi par leur pratique occasionnelle de la peinture (ils feront d’ailleurs chacun le portrait de l’autre)... Enfin, et surtout, ils partagent une passion pour le tennis – le 26 mai 1937, Schoenberg persiste même à rester sur le court alors que sa femme est en train d’accoucher à l’hôpital. D’ailleurs, le petit conte pour enfants qu’il rédigera et enregistrera quelques années plus tard, Die Prinzessin (la princesse), s’ouvre sur cette phrase : «Un après-midi, alors que la princesse avait, comme à son habitude, joué sa partie de tennis avec la duchesse, ce fut balle de match en sa faveur, five to three and advantage pour la princesse» (en anglais dans le texte).
Un autre document laissé par Schönberg a attiré l’attention de la "musicologue" Theresa Sauer, qui a éprouvé le besoin de l’inclure dans son ouvrage Notations 21 consacré aux notations musicales graphiques et exotiques – ce qui a conduit à des titres tels que : La notation musicale de Schoenberg fondée sur le tennis : un hommage à George Gershwin. Il suffit pourtant d’examiner le document lui-même pour se convaincre qu’il n’a pas le moindre rapport avec la musique : comme le récapitule un article de la presse suisse-allemande, il s’agissait tout simplement d’un système graphique inventé par Schoenberg pour noter avec précision les parties de tennis disputées par son fils.
Il existe de cette période, pour l’un comme pour l’autre, quelques traces filmées et photographiques. Cependant, le témoignage le plus poignant est certainement le texte rédigé (et prononcé) par Schoenberg après la mort de son ami en 1937 :
Beaucoup de musiciens ne voient pas en George Gershwin un compositeur sérieux. Mais il faut qu’ils comprennent que, sérieux ou non, c’est un compositeur – à savoir un homme qui vit dans la musique et dont toute l’expression, sérieuse ou non, profonde ou superficielle, se fait par la musique car c’est là son langage premier. Il existe des compositeurs, sérieux (comme ils le croient) ou non (comme je le sais), qui ont appris à aligner des notes. Mais s’ils sont sérieux, c’est uniquement du point de vue de leur absence totale d’humour et d’âme. Il me semble que cette différence justifie à elle seule de qualifier l’un de compositeur, mais pas l’autre.