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February 29, 2016

Quand Grieg remixe Mozart

Il est regrettable que si peu de pianistes français connaissent les extraordinaires «transcriptions» qu’Edvard Grieg réalisa de plusieurs sonates pour piano de Mozart : en conservant la partition telle quelle et en y ajoutant une partie de Second Piano, naît une œuvre nouvelle, magnifique, à la fois familière et méconnaissable, ni entièrement classique ni radicalement moderne.

Si sa réécriture de la Sonate dite «facile» kv545 (que nous avons nous-même maltraitée) est la plus jouée, d’autres sont tout aussi intéressantes, par exemple autour de la Sonate en Fa ou de la Fantaisie en Ut mineur (à écouter respectivement ici et ).

Tout comme la variation, l’exercice de la transcription se prête évidemment à insuffler des caractères stylistiques propres, voire des exercices de virtuosité. L’on connaît ainsi les innombrables adaptations pour piano seul de la célèbre Chaconne en ré mineur pour violon de Jean-Sebastien Bach, à commencer par celle de Brahms pour main gauche seule et celle de Busoni, débordante de surcharges.

Moins connu, sans doute, est le fait que cette même Chaconne a donné envie à certains compositeurs d’y adjoindre un accompagnement pour piano (en préservant telle quelle la partie de violon seul -- et l’on se rapproche ainsi de la démarche de Grieg évoquée plus haut). Et non des moindres : Felix Mendelssohn Bartholdy, dont on connaît l’admiration pour Bach (il sauva de l’oubli, à l’âge de 20 ans, sa Passion selon Mathieu), s’y est essayé, mais aussi Robert Schumann, chez qui la partie d’accompagnement est d’ailleurs réalisée avec beaucoup de finesse, et laisse au violon une large place expressive.

Schumann, d’ailleurs, rédigea de nombreuses parties de piano autour de différentes œuvres de Bach : non seulement la Chaconne sus-mentionnée, mais également ses six Sonates et partitas pour violon seul, ainsi que les six Suites pour violoncelle seul (dont les partitions semblent avoir été perdues). On lui doit également une série de six fugues pour orgue sur le nom de Bach, ainsi qu’une orchestration de la Passion selon Jean.

De façon plus inattendue, Schumann travailla également sur les Caprices pour violon de Paganini, autour desquels il écrivit dans sa jeunesse deux séries ainsi qu’un Thème et variations inachevé ; et, vingt ans plus tard, il entreprit là encore d’ajouter un accompagnement de piano à la partition de Paganini.

Par son caractère ontologiquement inégalitaire, la configuration violon/piano, cependant, semble moins intéressante que les adaptations pour deux pianos de Grieg, où la partition d’origine (le texte souche, pour employer un jargon ouXpien) est entièrement fusionnée avec la musique ajoutée, tant par la similitude de timbres (piano sur piano) que par l’habileté du compositeur : impossible, le plus souvent, de dire que "le second piano est l’accompagnement du premier" -- l’inverse pourrait être tout aussi vrai.

On le voit en tout cas, la démarche de Grieg n’est donc pas complètement inédite ; de fait, elle trahit un état d’esprit qui semble même s’être perdu au cours du XIXe siècle avec l’avènement d’éditions musicales toujours plus figées, d’un régime juridique toujours plus rigide en matière de prétendu «droit d’auteur», de la notion d’intégrité d’une œuvre et de suprématie de l’auteur (qui n’avait dans les siècles précédents strictement aucun cours). Qui aujourd’hui irait courir le risque de prétendre réécrire à sa façon (fût-ce en manière d’hommage) des œuvres de compositeurs passés, voire proches ? Réponse : dans les cercles légitimés, personne. Dans les milieux plus populaires, plus jeunes et moins révérencieux, en revanche, cet esprit est encore bien vivant : on l’appelle la culture du remix.