Weekly Shaarli
Week 17 (April 23, 2018)
La page Wikipédia de la chanson Kâtibim nous la présente comme un chant traditionnel turc (ses paroles feraient même référence à la guerre de Crimée des années 1850). Et pourtant, de cette chanson existe au moins une dizaine d’autres versions, issues d’autres nations — chacune se revendiquant comme étant l’authentique origine de la chanson. On en trouve des traces plus bas sur ladite page, ainsi que sur la page de discussion, ou encore sur la version russe, un peu plus détaillée.
Quelques informations supplémentaires sont proposées dans la description en grec d’un enregistrement dirigé par Jordi Savall, qui insistent sur une origine probablement juive séfarade ; originaire des quartiers juifs d’Istanbul, elle aurait été importée en Grèce lors de la migration forcée des juifs vers Thessalonique… en 1492. Voici une traduction de ces explications, non sourcées :
De Constantinople à New York et d'Alexandrie à Tokyo. La petite "Odyssée" d'une chanson.
Üsküdar ou Scutari est l'ancienne Chrysopolis, grande banlieue de la partie asiatique d'Istanbul, où ont vécu plusieurs milliers de Grecs et où a été écrite la célèbre chanson qui s'est diffusée jusqu'en Egypte et est considéré comme la plus célèbre de la tradition séfarade de la Méditerranée orientale.
En Egypte on la connaît comme "Fel S hara" ou "Ya Banat Iskandaria". Iskanderia est Alexandrie. Il y a une affinité, puisque en turc Isctern est Alexander. Dans notre langue [le grec] la mélodie chantée dans différentes parties de la Grèce comme "d'un pays étranger..." est considérée comme l'une des chansons les plus célèbres des rivages d'Anatolie.
En 1960, Markos Vamvakaris l'a incluse dans son répertoire etéenregistre avec Katie Gray.
Dans les années 1950, Eartha Kitt, actrice et chanteuse du style de l'ancien Cabaret, l'a fait connaître au-delà de l'Atlantique, alors que la mélodie a atteint le cœur du jazz américain avec des performances comme celle du célèbre flûtiste Herbie Mann, mais aussi l'Extrême-Orient avec le son électrique du célèbre guitariste japonais Taketsi Teraoutsi.
Pour séduisante qu’elle soit, cette hypothèse ferait remonter ladite chanson à plus d’un demi-millénaire, ce qui demanderait à être étayé par des documents historiques semblant faire défaut à ce stade.
En tout cas, la multiplicité des versions actuelles est indéniable, et a même constitué le sujet d’un documentaire télévisuel de moyen-métrage réalisé en 2003 par la réalisatrice bulgare Adela Peeva avec le soutien de l’Union Européenne, intitulé Чия е тази песен? (Whose is this song, «à qui est cette chanson»).
Son financement partiellement public n’ayant pas empêché les producteurs de censurer une copie de ce documentaire, l’on ne peut s’en faire une idée que par quelques extraits mis en ligne tout aussi illégalement. La documentariste semble avoir été davantage intéressée par un état des lieux de la diffusion de cette chanson et par l’aspect folklorique (voire nationaliste) qu’elle représente, que par une étude historique de sa trajectoire possible.
Quelques années plus tard, le projet *Everybody’s Song mené entre 2006 et 2008 par l’institut Future Worlds Center de Chypre a pris cette chanson comme prétexte pour organiser des concerts et rassemblements de jeunes autour des Balkans et de la région Adriatique. Là encore, cette opération ne semble pas avoir inclus de recherche scientifique.
Au-delà de l’intérêt culturel de cette chanson — qui, pourtant indéniable, reste à ce jour confiné à un aspect anecdotique ou à des enjeux géopolitiques — un véritable travail scientifique reste donc à mener, non seulement d’un point de vue historique et ethnographique, mais aussi d’un point de vue sémiologique et musical. Ainsi, il ne semble pas qu’existe pour l’instant une description analytique de la chanson, de par sa structure, le mode utilisé, et les remarquables variations de tempo et de caractère d’un pays à l’autre (lesquelles vont peut-être de pair avec les non moins frappantes différences de paroles et de thématique). Finalement, au-delà même de l’origine de la chanson (turque, séfarade ou quelle qu’elle puisse être), c’est peut-être précisément dans ces variations que l’on peut lire, par contraste, les différences entre des traditions musicales et culturelles nationales.
Au début des années 2000, un étudiant du Minnesota décide de partir à la découverte de la culture des Maasai, en particulier sous un angle ethnomusicologique. Les travaux de Hans Johnson (devenu depuis lors illustrateur et vidéaste) n’ont malheureusement débouché sur aucune publication scientifique rigoureuse ; il en reste, toutefois, quelques traces éloquentes sur le Web.
Les Maasai sont une tribu d’éleveurs nomades (environ neuf cent mille, même s’il n’existe aucun chiffre avéré) répartis sur un territoire allant du Kenya à la Tanzanie. Leur mode de vie est encore largement traditionnel, ce qui inclut malheureusement un rituel de mutilation génitale des femmes. Du fait des sécheresses induites par l’évolution du climat, mais aussi de l’épidémie de Sida qui s’est étendue à certaines régions rurales d’Afrique, la préservation de leur culture est devenue de plus en plus difficile. La musique (exclusivement vocale, à l’exception d’une corne d’antilope utilisée pour certaines occasions) et la danse jalonnent leur célébrations collectives.
Dans les quelques pages mises en ligne autrefois par Hans Johnson, l’on peut trouver quelques éléments généraux sur la danse, les paroles chantées, le rôle social de la musique et la structure des chants ; il n’est pas inintéressant de noter, par exemple, que la première section de chaque chant est dénommée namba, ce qui correspondrait en fait simplement au terme anglais number apporté par les colonisateurs occidentaux. Une autre page intéressante est consacrée au rythme de cette tradition musicale vocale, en général scandée par des motifs onomatopéiques sans signification lexicale, par exemple Laleyio qui donne son nom au site de Johnson.
Hans Johnson propose également sur son site (aujourd’hui disparu) un exemple sonore de chœur Maasai, ainsi qu’une plus longue compilation des chants qu’il a recueillis dans un disque manifestement essentiel. (Nous proposons de ces deux fichiers une copie archivée par nos soins.)
D’autres ressources en ligne datent également de cette même époque ; c’est le cas d’une page de l’auteur-reporter Jens Finke, légèrement antérieure à celle de Johnson, ou encore, du site très complet de Doris L. Payne, professeur de linguistique à l’université de l’Oregon. Le site anglophone de l’association Maasai a aussi été lancé entre 2006 et 2007. Quelques vidéos sur YouTube datent de la même période (on en trouve cependant d’autres plus récentes). Curieusement, le peuple Maasai semble être d’un certain intérêt pour des finlandais (on peut en juger par la page Wikipédia en finnois) ; le site d’un groupe vocal Maasai en témoigne (à ne pas confondre avec un film italien plus récent, du même nom). Si ce site semble s’inspirer en partie de celui de Hans Johnson, il propose toutefois un document vidéo que nous avons, là encore, archivé.
Dans le sillage du disque enregistré par Hans Johnson, on peut également mentionner un «Maasai music project» proposé entre 2010 et 2012 par une entrepreneuse New-Yorkaise, Natalie Dawson Hribko. On peut en trouver quelques extraits en ligne. Enfin, nous pouvons terminer ce parcours par une visite sur le site Mdundo, qui importe depuis quelques années en Afrique le modèle des plateformes de distribution musicale néo-capitalistes. On peut trouver sur Mdundo quelques musiciens (parfois intéressants) se revendiquant de l’héritage Maasai ; plusieurs d’entre eux semblent appartenir à la minorité chrétienne. Teintée de rap et de reggae, reposant (nécessairement) sur des moyens synthétiques, leur musique est (au même titre que la pop asiatique, avec laquelle l’on entend ici quelques convergences surprenantes) très fortement occidentalisée, et ne porte guère d’autres influences que les occasionnels marqueurs/clichés dont les blancs raffolent… en tant que signes de «pittoresque».