Daily Shaarli

All links of one day in a single page.

February 18, 2016

Le Tuba, à l’heure du meme

Les occasions ne manquent pas de constater combien le réseau Internet permet à une génération du monde entier (si l’on excepte, à ce jour, les deux tiers les plus pauvres de la planète) de se forger un patrimoine de références culturelles communes, et d’esprit irrévérencieux. Ce phénomène est particulièrement intéressant lorsqu’il offre la possibilité de se réapproprier des pans entiers de la culture savante du passé (ayant souffert de deux siècles de ringardisation organisée par l’industrie médiatique de masse, et de dichotomie délibérée du corps social entre public légitimé et illégitime) ; à ce titre, le traitement des instruments de la famille du tuba apparaît comme exemplaire.

Pourquoi le tuba ? Tout d’abord, sans doute, par son aspect extrême, particulièrement lorsqu’il s’agit de tubas basse ou de soubassophone. L’onomastique elle-même joue également un rôle : en anglais comme en français, le mot "tuba" est amusant en lui-même (y compris dans des injures). Avec son aspect rondouillard et sa voix pataude, le tuba devient très facilement un personnage à part entière.

La culture populaire américaine ne s’y est pas trompée, en accordant un succès impressionnant à la chanson de 1945 Tubby the Tuba, adaptée en dessin animé dès 1947, republié en 1956 avec une erreur dans le titre (Tubby the Tubba), de nouveau adapté en 1975 (en dessin animé long-métrage, pour la génération des boomers), puis remis au goût du jour en 1995 par le groupe vocal Manhattan Transfer.

En 2007, alors que fait fureur le jeu vidéo Guitar Hero, un article du journal satirique The Onion se plaît à imaginer un jeu vidéo qui opposerait à la mythologie des guitaristes de rock un aspect nettement plus, disons, pépère :

Malgré un mode de jeu réaliste et une bande-son faite des meilleurs tubes des années 1890, seulement 52 exemplaires du jeu Sousaphone Hero se sont vendus dans sa première semaine. [...] La volumineuse manette en forme de soubassophone se place autour du corps, et des capteurs permettent de contrôler si les pieds du joueur marchent bien au pas. Les joueurs peuvent choisir parmi 27 modèles d’hommes replets, qui peuvent être customisés au moyen de chapeaux tyroliens, d’épaulettes, ainsi qu’un module de modelage de moustache offrant de nombreuses options.

Inoffensif et débonnaire, le tuba est un point d’accès qui permet d’aborder le monde des fanfares, harmonies et brass bands : nombreux sont les tubistes qui s’amusent ainsi à mettre une caméra sur leur instrument («tuba cam»). Plus récemment, les internautes ont pu se régaler de voir un intervieweur égarer son micro dans le pavillon d’un soubassophone. Si l’on admet l’hypothèse qu’un tubiste dans une fanfare atteint le statut (peu enviable) de loser parmi les losers, l’on se rend finalement compte que l’élévation du tuba au rang d’icône populaire ne fait que réactiver une nouvelle variation sur un thème déjà classique : la réhabilitation de l’underdog, du geek, du nerd, de l’intello ou du nolife.

C’est d’ailleurs dans ce sens que le tuba est utilisé dans la culture populaire, du jeu vidéo aux dessins animés -- notamment un exemple marquant dans Family Guy. Notons d’ailleurs que ces instruments -- et ce n’est pas là leur aspect le moins intéressant -- sont présentés de façon équivalente avec des personnages de filles ou de garçons, faisant ainsi échec aux nombreuses injonctions genrées qui marquent la culture de consommation et les médias de masse. L’on se doit à ce titre de mentionner la série animée My Little Pony («mon petit poney»), et en particulier le personnage Pinky Pie, qui semble obsédée par le tuba. À tel point que l’une de ses répliques, «Have tuba, will travel» (allusion à une série des années 1960), est devenue un meme, une de ces références que les internautes connaissent et recyclent d’innombrables façons jusqu’à en oublier entièrement l’origine. La dimension satirique du tuba peut même s’immiscer dans des questions sociales, comme le montre l’expérience d’un musicien américain qui s’amusa à caricaturer, au moyen de son instrument, des manifestants d’extrême-droite.

Rien n’illustre mieux la revanche du tuba, cependant, que la fulgurante invention du «tuba gun». Il s’agit d’une brève mode photographique (photo fad) chez des écoliers et écolières japonais(es) en 2013, qui ont pris une stupéfiante série d’instantanés réinventant le tuba comme un incroyable engin explosif surpuissant.

De tels signes ne trompent pas : lentement mais sûrement, le moins sérieux des instruments classiques a entamé sa reconquête de l’imaginaire collectif, pour les générations à venir.

Oncques n’ouit pareilles conques

Le tromboniste de jazz Steve Turre s’est fait connaître par sa spécialisation dans la pratique d’un instrument bien particulier : la conque.

Curieuse sonorité que celle de cet instrument à vent immémorial, au timbre et à la tessiture variant évidemment grandement d’un spécimen à l’autre. À mi-chemin entre une flûte détimbrée et certains cuivres anciens (le cornet à bouquin, par exemple), ce son empreint de souffle apporte une chaleur peu répandue dans l’organologie moderne -- et cependant, étonnamment juste entre les mains d’un exécutant expérimenté.

L’album Sanctified Shells a été mis en ligne par Steve Turre sur Youtube mais censuré par l’industrie discographique. L’on doit donc se contenter de captations fragmentaires, telle cette version du standard All Blues enregistrée en 2001.