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February 15, 2016

Game over, tovarich

Séduisant dans sa pureté conceptuelle, emblématique par son succès inégalé, le jeu vidéo Tetris est aussi un pur produit de la Russie soviétique, conçu en 1984 à l’Académie des Sciences de Moscou par Alexey Pajitnov, et codé avec l’aide de Dmitry Pavlovsky, et Vadim Gerasimov (alors âgé de 16 ans).

Cet aspect n’échappe pas, d’ailleurs, à la société Spectrum Holobyte, qui entreprend dès 1987 de commercialiser des copies du jeu (clandestinement exportées via la Hongrie) , à grand renfort d’images évoquant la Russie : dômes en bulbes, poupées gigognes,... et d’illustrations musicales à l’avenant (nécessairement, à l’époque, synthétisées en 8 bits) : mesures à deux temps (de polka), lentes puis accélérant.. Son concurrent Atari/Tengen répond par une version qui allie la même iconographie à une typographie pseudo-russe, et une autre variante musicale vaguement russoïde.

Cependant, la même année, d’autres versions du même jeu échappent à ce vernis d’exotisme, et font intervenir des musiques plus originales et étonnantes. C’est le cas de celle de Mirrorsoft pour la console ZX Spectrum, ainsi que du port pour Commodore 64 d’Andromeda (tous deux partenaires de Holobyte). Avec un jeu aussi purement conceptuel, aucun habillage n’est plus légitime qu’un autre (la version sombre et fantastique pour c64 a de quoi surprendre, de fait, nonobstant sa musique remarquablement dépouillée).

C’est quelques mois plus tard que Tetris connaît son succès le plus fulgurant en devenant le jeu-phare de la console portable Game Boy, du japonais Nintendo (non sans quelques épineux rebondissements juridiques internationaux), puisque 30 millions de copies du jeux seront même incluses avec les consoles proposées à la vente.

Comme pour la plupart des jeux Nintendo (y compris, dans les deux décennies suivantes, la série des Pokémon), c’est à l’ingénieur (et musicien médiocre) Hirokazu Tanaka qu’incombe d’inventer une musique synthétique. Il réalisera trois musiques différentes (bientôt suivies de trois autres pour la version NES, non-portable), pour lesquelles il pompe sans vergogne quelques œuvres du domaine public (un menuet de Bach, un extrait du Casse-Noisettes de Tchaïkovsky) ou invente quelques mélodies assez peu remarquables -- le tout se retrouvant de toute façon absorbé dans une espèce de bouillasse indistincte, où la sonorité chiptune dépourvue de toute ambition d’imiter un jeu instrumental (absolument aucun effort n’étant fait en termes de ponctuation/articulation, de nuances, de rythme) l’emporte sur tout le reste, et ôte au discours musical toute spécificité expressive ou stylistique.

Alors que Nintendo a veillé à gommer, dans sa version, toute référence aux origines russes du jeu, Tanaka s’inspire, dans l’une de ses musiques, d’un thème populaire russe intitulé Korobeinki -- quoiqu’en le transformant d’une façon, nous l’avons vu, parfaitement aseptisée, anhistorique et dés-ethnicisée. Cette musique étant la première du jeu (le «thème A», ainsi qu’il est convenu de l’appeler), et celle qui se fait entendre par défaut au démarrage, c’est elle qui va imprégner durablement l’imaginaire musical collectif de plusieurs générations de joueurs et joueuses -- et donnera lieu, à son tour, à d’innombrables dérivations musicales plus ou moins réussies.

Pajitnov explique ainsi le succès de Tetris :

Ce jeu est d’un état d’esprit créatif, en quelque sorte : au lieu de détruire, comme dans tous les jeux de tir et la plupart des autres, on peut créer quelque chose. En partant du chaos des morceaux qui tombent dans le désordre, on les assemble d’une façon ordonnée. Cela permet de se sentir très bien.

Après avoir dûment confié à l’État soviétique la gestion du jeu à la fin des années 1980, Pajitnov s’est installé aux États-Unis dans les années 1990, et n’a pas hésité à devenir un capitaliste féroce (doublé, semble-t-il, d’un copyright troll). Level up ?