La page Wikipédia de la chanson Kâtibim nous la présente comme un chant traditionnel turc (ses paroles feraient même référence à la guerre de Crimée des années 1850). Et pourtant, de cette chanson existe au moins une dizaine d’autres versions, issues d’autres nations — chacune se revendiquant comme étant l’authentique origine de la chanson. On en trouve des traces plus bas sur ladite page, ainsi que sur la page de discussion, ou encore sur la version russe, un peu plus détaillée.
Quelques informations supplémentaires sont proposées dans la description en grec d’un enregistrement dirigé par Jordi Savall, qui insistent sur une origine probablement juive séfarade ; originaire des quartiers juifs d’Istanbul, elle aurait été importée en Grèce lors de la migration forcée des juifs vers Thessalonique… en 1492. Voici une traduction de ces explications, non sourcées :
De Constantinople à New York et d'Alexandrie à Tokyo. La petite "Odyssée" d'une chanson.
Üsküdar ou Scutari est l'ancienne Chrysopolis, grande banlieue de la partie asiatique d'Istanbul, où ont vécu plusieurs milliers de Grecs et où a été écrite la célèbre chanson qui s'est diffusée jusqu'en Egypte et est considéré comme la plus célèbre de la tradition séfarade de la Méditerranée orientale.
En Egypte on la connaît comme "Fel S hara" ou "Ya Banat Iskandaria". Iskanderia est Alexandrie. Il y a une affinité, puisque en turc Isctern est Alexander. Dans notre langue [le grec] la mélodie chantée dans différentes parties de la Grèce comme "d'un pays étranger..." est considérée comme l'une des chansons les plus célèbres des rivages d'Anatolie.
En 1960, Markos Vamvakaris l'a incluse dans son répertoire etéenregistre avec Katie Gray.
Dans les années 1950, Eartha Kitt, actrice et chanteuse du style de l'ancien Cabaret, l'a fait connaître au-delà de l'Atlantique, alors que la mélodie a atteint le cœur du jazz américain avec des performances comme celle du célèbre flûtiste Herbie Mann, mais aussi l'Extrême-Orient avec le son électrique du célèbre guitariste japonais Taketsi Teraoutsi.
Pour séduisante qu’elle soit, cette hypothèse ferait remonter ladite chanson à plus d’un demi-millénaire, ce qui demanderait à être étayé par des documents historiques semblant faire défaut à ce stade.
En tout cas, la multiplicité des versions actuelles est indéniable, et a même constitué le sujet d’un documentaire télévisuel de moyen-métrage réalisé en 2003 par la réalisatrice bulgare Adela Peeva avec le soutien de l’Union Européenne, intitulé Чия е тази песен? (Whose is this song, «à qui est cette chanson»).
Son financement partiellement public n’ayant pas empêché les producteurs de censurer une copie de ce documentaire, l’on ne peut s’en faire une idée que par quelques extraits mis en ligne tout aussi illégalement. La documentariste semble avoir été davantage intéressée par un état des lieux de la diffusion de cette chanson et par l’aspect folklorique (voire nationaliste) qu’elle représente, que par une étude historique de sa trajectoire possible.
Quelques années plus tard, le projet *Everybody’s Song mené entre 2006 et 2008 par l’institut Future Worlds Center de Chypre a pris cette chanson comme prétexte pour organiser des concerts et rassemblements de jeunes autour des Balkans et de la région Adriatique. Là encore, cette opération ne semble pas avoir inclus de recherche scientifique.
Au-delà de l’intérêt culturel de cette chanson — qui, pourtant indéniable, reste à ce jour confiné à un aspect anecdotique ou à des enjeux géopolitiques — un véritable travail scientifique reste donc à mener, non seulement d’un point de vue historique et ethnographique, mais aussi d’un point de vue sémiologique et musical. Ainsi, il ne semble pas qu’existe pour l’instant une description analytique de la chanson, de par sa structure, le mode utilisé, et les remarquables variations de tempo et de caractère d’un pays à l’autre (lesquelles vont peut-être de pair avec les non moins frappantes différences de paroles et de thématique). Finalement, au-delà même de l’origine de la chanson (turque, séfarade ou quelle qu’elle puisse être), c’est peut-être précisément dans ces variations que l’on peut lire, par contraste, les différences entre des traditions musicales et culturelles nationales.
Étrange période que celle qui a débuté à l’automne 2017. Dans un contexte d’instabilité politique pour les sociétés réputées prospères, et de relative déréliction des acteurs médiatiques autrefois légitimés, c’est comme en un ultime sursaut que la classe politique et l’industrie culturelle s’émurent soudainement de quelques témoignages (d’abord isolés, mais bientôt torrentiels) de victimes de harcèlement sexuel. Favorisé par l’appétence (irrationnelle) de notre société envers l’information immédiate et non-vérifiée, ce phénomène jeta à bas en quelques instants plusieurs personnages puissants, voire idolâtrés depuis des décennies, soudainement discrédités auprès de l’opinion publique (avant toute procédure judiciaire, du reste hypothétique), mais également auprès du reste de la profession glorieusement offusquée — trop heureuse de pouvoir s’acheter à si bon compte une bonne conscience moralisatrice.
Au-delà du risque (jamais nul) d’accusations infondées ou calomnieuses, de la pertinence discutable pouvant conduire à agréger des faits objectivement inexcusables avec des situations subjectivement déplaisantes mais non répréhensibles, du caractère injuste ayant pu conduire à clouer certains accusés au pilori mais d’autres non, il convient sans doute de s’interroger moins sur les témoignages eux-mêmes (sous condition qu’ils aient été dûment déposés en justice, et étayés dans la mesure du possible) que sur le mouvement en résultant, peut-être moins sous forme de véritable soulèvement social que par effet de mode (un peu comme l’anti-racisme des années 1980 co-opté par la classe politique française), tendant in fine à maintenir le statu quo au prix de quelques déboulonnages symboliques.
Une illustration de cette ambigüité est à trouver dans une émission radiophonique diffusée sur BBC Radio 3 début décembre 2017, puis reprise dans une dépêche de l’agence britannique Associated Press, elle-même diligemment reproduite par le Guardian et l’Independent vite suivis d’une myriade de sites d’information, chacun reprenant à hauts cris le titre de ladite dépêche :
En musique classique, six interprètes sur 10 sont victimes de harcèlement sexuel.
Le chiffre a de quoi frapper : il est rond, élevé, difficile à croire mais facile à répéter.
Il est aussi, et c’est peut-être le principal (mais qui sommes-nous pour en juger), entièrement faux.
Les violences sexuelles et la protection de catégories du corps social réputées sans défense sont deux zones sensibles dans la perception symbolique et idéologique de nos sociétés (il suffit de voir combien la «protection des enfants contre les prédateurs sexuels» permet aux législateurs de faire passer de lois) ; dans ce cadre propice aux réactions irrationnelles (surestimation du risque, curiosité voyeuriste du public, mauvaise conscience ou culpabilisation, sanctification symbolique du statut de victime «survivante» quand bien même les victimes bien réelles sont souvent oubliées derrière l’emballage symbolique), les véritables travaux scientifiques — quand ils existent, ce qui n’est que trop rare — se retrouvent noyés dans le flot de «commentaire à chaud» et de récupération politique ; à l’exposé raisonné de problématiques complexes, l’on préférera immanquablement une poignée de chiffres frappants et le plus souvent fantaisistes, fournissant autant de munitions commodes pour les donneurs d’injonctions moralistes et de matraquage médiatique. Comme le rapportait Mark Twain (se référant à un politicien difficilement identifiable) : There are three kinds of lies: lies, damned lies, and statistics («il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les mensonges condamnables, et les statistiques»).
Un exemple nous en est fourni par le combat mené par le gouvernement des États-Unis en 2014-2015 contre le harcèlement sexuel sur les campus universitaires, s’appuyant sur une unique assertion, non-sourcée, selon laquelle «une femme sur cinq» avait été victime d’agressions sexuelles (chiffre variant parfois entre 1/5 et 1/4, et désignant parfois l’ensemble de la population adulte ou seulement les étudiantes en université). Il est établi que cette statistique ne repose sur rien, quand bien même certains s’emploient à la justifier (tout aussi incorrectement) par des contorsions autour du nombre — nécessairement invérifiable — d’agressions passées sous silence.
Revenons-en aux musicien(ne)s britanniques. Les deux seules sources interrogées par la BBC sont un questionnaire en ligne, proposé par le magazine Arts Professional à son lectorat — sans nous attarder sur la validité scientifique des sondages en ligne (ils n’en ont aucune), notons qu’y ont ici répondu 1580 personnes, dont seulement 861 réponses exploitables (dont 706 femmes), et dont seulement 120&nsbp;musicien(ne)s, sur lesquel(le)s 51% déclarent avoir été victimes de harcèlement sexuel «sous quelque forme» (l’expression n’étant définie à aucun endroit). Même si certains des témoignages sont touchants (et d’autres, purement anecdotiques), on reste loin d’une évaluation statistiquement probante.
Notons qu’à aucun moment cette «étude» ne propose de différence entre les musicien(ne)s «classiques» et les autres ; il faut pour cela nous pencher sur l’autre source invoquée par l’émission en question. Il s’agit d’un autre questionnaire en ligne, provenant cette fois de l’Incorporated Society of Musicians, syndicat de musiciens (globalement plus conservateur que la Musicians Union, l’autre syndicat britannique), dont les résultats ne sont pas encore publiés au moment ou nous écrivons ces lignes — faut-il en conclure que «faire le buzz» est une priorité plus urgente que de rendre public un travail sérieux et concret ? La façon dont cette initiative a été annoncée n’est pas de nature à nous rassurer sur cette question : un mois auparavant, l’ISM avait publié un premier communiqué relativement convenu, s’indignant de l’actualité récente et promeuvant sa propre équipe d’«avocats du travail hautement compétents de sexe féminin» ; cinq jours plus tard un nouveau communiqué réécrit le précédent et le transforme en appel à témoignages. Quoi qu’il en soit, l’ISM s’interroge sur la «discrimination» ou les «comportements inappropriés» (on dépasse donc, à nouveau, le cadre des agressions sexuelles au sens strict), s’adresse donc surtout aux personnes se sentant personnellement concernées par ce sujet précis, et quémande même explicitement des récits allant dans ce sens. Le fait que seulement 250 réponses aient été reçues, que sur ces réponses, seules 60% indiquent avoir été affectées par «une forme ou une autre de discrimination», et qu’enfin sur ces cas de discrimination, le harcèlement sexuel soit représenté (à quelle proportion exacte ? cela n’est pas dit), montre une fois de plus le peu de fiabilité du résultat. Ce qui n’empêchera nullement, gageons-le, quelque responsable politique de s’en saisir lorsque l’opportunité s’y prêtera.
Du reste, l’ISM n’en est pas à son coup d’essai pour ce qui est d’attraper des trains en marche. Rien qu’en 2017, l’organisme a publié en fanfare un «guide pour les professeurs de musique» redéfinissant le trac ressenti par les élèves en trouble d’anxiété ; quelques mois plus tard, à la faveur d’une campagne électorale, il s’est référé dans un «manifeste» à une étude selon laquelle «plus de 60% des musiciens souffrent de problèmes de santé mentale». Encore une «étude» ! Encore «six sur dix» !
Le harcèlement sexuel existe-t-il dans le milieu de la «musique classique» ? À n’en pas douter. Les musiciennes y sont-elles confrontées à des inégalités de traitement ? Fréquemment, certes (mais ce n’est pas la même chose que des agressions ou du harcèlement). De même que dans tous les secteurs professionnels qui, à un moment ou un autre, ont éprouvé le besoin de se pencher sur la question ces dernières années : «les femmes» ne sont pas mieux traitées dans l’informatique, dans l’armée, dans le journalisme, dans les laboratoires (pour ne prendre que quelques gros titres parus récemment). Mais évidemment, le milieu des musicien(ne)s classiques, ces animaux étranges, à la fois prestigieux mais un peu has-been en même temps, à la fois proche et dépaysant, possède son charme propre. Ce qui permet à des journalistes de redécouvrir benoîtement, à peu près chaque année, une (véritable) étude datant de plus de vingt ans, sur les auditions en aveugle dans les orchestres symphoniques.
Quand bien même nous pourrions le souhaiter (ce qui ne serait d’ailleurs guère charitable pour le reste de nos concitoyens), le milieu musical n’est exempt d’aucun vice ni d’aucune avanie. Ni même des chiffres bidons.