Il y a 150 ans, en 1867, était jouée pour la première fois une partition à laquelle l’Europe (puis l’Amérique du Nord) serait condamnée à ne plus jamais échapper : Le beau Danube bleu.
An der schönen blauen Donau, op. 314 est une suite de valses rédigée en 1866 par Johann Strauſs, deuxième du nom (1825-1899, parfois orthographié Strauss ou Strauß). Le jeune musicien viennois est alors en pleine gloire dans l’empire austro-hongrois (lequel vient de perdre une guerre contre la Prusse et l’Italie) ; déja abondante à l’époque, sa production comptera au final plus de deux cent suites de valses, cent quatre-vingt polkas, cent quarante quadrilles, quatre-vingt marches, une petite vingtaine d’opérettes (dont seulement quinze achevées) et un opéra-bouffe. Il est d’ailleurs lui-même issu d’une véritable dynastie : son père (du même nom, 1804-1849) était également compositeur de valses viennoises — il se raconte que son fils dut apprendre la musique en grand secret et se trouva durement tancé lorsqu’il fut un jour surpris à jouer du violon — et ses deux frères sont également devenus compositeurs.
Cette suite de valses est à l’origine commandée en tant que partition vocale (pour chœur d’hommes) ; Strauſs n’apprécie pas particulièrement la musique chorale, et se contente de laisser un parolier de l’association commanditaire ajouter des paroles sur sa mélodie (et remplacer ensuite les mots à chaque fois que le compositeur la retravaille). Parallèlement à la version chorale, Strauſs élabore une version purement instrumentale (pour grand orchestre), dont il tirera également une réduction pour piano seul. La suite complète regroupe une dizaine de thèmes présentés en cinq mouvements à travers une forme de rondo, dans des tonalités variés et avec une orchestration plus finement soignée qu’on ne le croirait au premier abord. Nous savons cependant aujourd’hui que non seulement tous les thèmes présents sont en fait recyclés de partitions antérieures, mais Strauſs a eu recours à plusieurs collaborateurs pour écrire la partition.
Si cette pièce reste aujourd’hui connue, c’est avant tout pour son thème principal d’une simplicité indépassable (ce qui rend d’ailleurs son abord aisé pour les pianistes débutants). Écrit en Majeur sous forme d’une phrase mélodique entrecoupée de ponctuations plus aigües, il se déploie sur un rythme de valse assez lente, construit exclusivement en noires et valeurs longues autour d’arpèges sur l’accord de tonique et de dominante. Le seul discret signe de modernité (qui permet de dater cette mélodie, mais lui confère également son aspect sucré et viennois) réside sans doute dans l’emploi du sixième degré non résolu (sauf à la toute fin), que ce soit comme neuvième de dominante (majeure) ou comme sixte ajoutée à l’accord de tonique.
Après un relatif succès lors de la première (à laquelle le compositeur n’assiste pas, peut-être de crainte que le public n’y reconnaisse des thèmes déjà entendus dans d’autres de ses partitions), Strauſs ajoute en vue de la deuxième représentation le mois suivant une introduction et une coda orchestrales (qu’il rédige cette fois lui-même) ; de surcroît c’est lui-même qui dirigera l’orchestre (à l’archet, tout en intervenant parfois au violon). L’accueil est néanmoins mitigé (il se sentira chagriné de ne s’être vu demander qu’un seul bis !) : peut-être parce qu’elle se trouve noyée dans un programme conséquent (incluant pas moins de 25 créations des frères Strauſs !) ; peut-être sont-ce les paroles humoristiques (et peu seyantes à la capitale d’un empire qui vient d’essuyer une défaite militaire) de l’œuvre qui déplaisent au public viennois — ou, plus probablement, à Strauſs lui-même, qui considère que la partie vocale nuit aux sections instrumentales comme il le confie à un de ses frères :
Den Walzer mag der Teufel holen, nur um die Coda tut’s mir leid – der hätt’ ich einen Erfolg gewünscht.
(«Le diable peut emporter cette valse, mais je suis déçu pour la coda, à laquelle je souhaitais du succès.»)
Quelques mois plus tard, c’est dans une version purement instrumentale qu’il la représente à Paris (lui donnant ainsi son titre français, Le beau Danube bleu), où elle est accueillie à bras ouverts par un public français qui se trouve lui-même, tout comme l’Autriche, en concurrence avec la Prusse (personne ne se doute alors que Strauſs demandera plus tard la nationalité allemande, afin de pouvoir divorcer de sa seconde femme). Quoi qu’il en soit, le succès de cette partition ne se démentira dès lors plus jamais, y compris et surtout dans son pays d’origine, dont elle viendra à tenir lieu d’hymne national non-officiel (encore aujourd’hui à chaque Nouvel An, alors que la radio britannique diffuse le carillon de Westminster, les médias autrichiens jouent cette valse). (Une douzaine d’années plus tard, afin de susciter en son œuvre un intérêt renouvelé, Strauſs fait appel au magistrat, poète et musicien Franz von Gernerth pour mettre sur sa valse de nouvelles paroles, enfin dignes de son intitulé.)
Si Johann Strauſs semble n’avoir jamais eu de prétention à une écriture particulièrement savante, il n’en reste pas moins un excellent et talentueux faiseur de musique légère, et suscita à ce titre l’éloge bienveillant de nombreux compositeurs : son futur homonyme Richard Strauss (aucun lien de parenté) déclarerait qu’«il est bien plus difficile d’écrire une jolie valse qu’une symphonie d’intérêt moyen». Verdi disait le «révérer en tant qu’un de [ses] collègues les plus géniaux». Cependant, le plus frappant est probablement l’amitié et l’estime dont l’honora, pendant les dernières décennies du XIXe siècle, Johannes Brahms — estime quelque peu asymétrique du reste, puisque ce dernier rapporta que sa propre musique «horripilait» Strauſs. Témoignent notamment de cette relation quelques clichés photographiques des vacances que passeront les deux compositeurs ensemble en 1894, en compagnie de la dernière épouse de Strauſs, Adele. Peut-être est-ce elle (ou, selon d’autres sources, sa fille Alice, née d’un premier mariage avec le banquier Anton Strauss — autre homonyme sans lien de parenté), qui demanda un jour à Brahms de lui écrire un autographe sur son éventail. Au lieu de lui écrire quelques mesures d’une de ses propres partitions, Brahms choisit de recopier le début du beau Danube bleu, et y ajouta les mots Leider nicht von Johannes Brahms («malheureusement pas de Johannes Brahms»), en témoignage de son admiration pour cette musique. Les deux compositeurs moururent quelques années plus tard (Brahms en 1897, Strauſs en 1899), et furent enterrés côte à côte au cimetière central de Vienne.
L’histoire trouve un épilogue inattendu quelques décennies plus tard… avec un autre compositeur viennois majeur. En 1937, le compositeur autrichien Arnold Schönberg, en exil aux États-Unis, entreprend une magistrale orchestration du premier quatuor avec piano de Brahms (envers lequel il a toujours témoigné d’une admiration sans bornes et indéfectible). En marge de sa partition, a été conservé un étonnant feuillet de la main de Schönberg, où il semble avoir tenté de reproduire la dédicace de Brahms sur l’éventail précédemment mentionné — incluant à la fois le fragment du beau Danube bleu, et l’inscription, allant même jusqu’à imiter l’écriture et la signature de Brahms. Juste en-dessous, il recopie cette fois un fragment du quatuor de Brahms, et y indique dans un mélange d’allemand et d’anglais :
Leider von Johannes Brahms / only orchestrated by Arnold Schoenberg
(«Malheureusement de Johannes Brahms / seulement orchestré par Arnold Schönberg»).
Comme quoi.
Peu connu en France, le poète allemand Christian Morgenstern (1871-1914) gagnerait pourtant à l’être davantage. Son style mordant et lapidaire, qui fait le lien entre le nonsense d’Edward Lear ou de Lewis Carroll et le dadaïsme, n’a rien perdu aujourd’hui de son actualité ni de son audace, et devrait avoir toute sa place dans une société post-moderne désabusée. Il serait ainsi à rapprocher de Guillaume Apollinaire… ou plus exactement d’un point de vue chronologique, c’est Apollinaire que l’on pourrait rattacher à Morgenstern (même si rien n’indique que l’un ait eu connaissance de l’autre).
De Christian Morgenstern, l’expérience la plus marquante (que d’aucuns qualifieraient, en bonne terminologie oulipienne, de «tentative à la limite») est sans doute à chercher dans son recueil Galgenlieder paru en 1905. Ce qui frappe dans ce recueil est sans doute le poème conceptuel intitulé Fisches Nachtgesang («chant nocturne du poisson»).
Un livre de commentaires, paru seize ans plus tard, verra d’ailleurs dans ce texte «le plus profond des poèmes allemands».
Voici l’édition originale du poème, suivie de sa retranscription :
Fisches Nachtgesang - ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ ˘ ˘ - - - ˘ ˘ -
Sur un forum anglophone, le poète Michael Cantor en propose un commentaire pertinent et plutôt joliment tourné :
Le poème consiste en une alternance de lignes de macrons et de brèves, les marques de la scansion en poésie latine et grecque, repensées ici comme les écailles d’un poisson endormi mais aussi comme une notation musicale. Il est extraordinaire de transformer ainsi un apanage des volumes d’académiciens spécialisés en un symbole de fantaisie. Ces signes de scansion donnent au poème un son et une forme.
Un chant nocturne, ce pourrait être une berceuse. Si les longues et les brèves faisaient résonner dans la nuit des sons gutturaux ou légers, on obtiendrait ainsi une berceuse percussive : toum-ta-ta toum-toum-ta-ta-ta toum-toum-toum-ta-ta-ta-ta etc. Des crescendos, des diminuendos, des paliers. C’est le cœur du poisson qui bat, un paysage sonore sous-marin, une chanson fredonnée du bout des lèvres, sans mots et finalement, sans bruit. […]
Il y a effectivement une qualité musicale dans cette expérience, à commencer par le rythme qu’elle permet d’envisager (mais aussi du fait de l’alternance entre — et ‿, que l’on pourrait d’ailleurs décrire comme le mouvement de la bouche du poisson, articulant sans cesse une inaudible déclamation). De nombreux compositeurs et compositrices en ont proposé des mises en musique : le site lieder.net en relève une douzaine, dont deux versions dues à Sophia Gubaidulina. Notons également celle plus récente (et plus fantaisiste) du compositeur et chanteur d’opéra américain Gary Bachlund (né en 1947), qui l’accompagne généreusement de quelques explications. En 2006, se forme même un groupe finlandais (éphémère) sous le nom Fisches Nachtgesang ; en 2012, le jeune designer italien Andrea Molteni en a proposé une interprétation musicale et graphique (au demeurant pas entièrement convaincante) dans le cadre du projet Motion Poetry à l’université de Milan. Une simple recherche permet de découvrir plusieurs centaines d’autres initiatives, concerts et performances conceptuelles en tous genres, autour de ce texte.
Qu’en est-il des «droits d’auteur», au demeurant ? Question plus tortueuse qu’il n’y paraît : le wiki consacré à Christian Morgenstern note que de nombreuses œuvres publiées après sa mort (en 1914) sont encore aujourd’hui interdites de diffusion. Ce n’est heureusement pas le cas des Galgenlieder, qui semblent être effectivement entrés dans le domaine public depuis quelques décennies.
Le poisson de Morgenstern pourra donc ainsi rejoindre, un jour prochain, la tortue de Vanuatu mise en musique par Tom Johnson… Et pourtant : pour autant que nous puissions voir, une lecture proprement ouxpienne de cette œuvre reste, aujourd’hui encore, à établir. Ainsi, ni Bachlund ni Cantor ne relèvent l’aspect symétrique du poème (symétrie qui s’étend d’ailleurs dans une double direction : graphique ligne par ligne, et palindromique dans le temps), ni la progression logique du nombre de «pieds», que l’on pourrait d’ailleurs exprimer en trois parties comme un haiku : 1-2-3-4/3-4-3-4-3/4-3-2-1. De même, aucun compositeur (pour l’instant) ne semble avoir osé se limiter strictement au matériau fourni par le texte, sans choix exogènes ni inventions supplémentaires de sa part. Le «poème le plus profond» recèle donc encore, dans sa simplicité même, des niveaux de lecture inexplorés à ce jour.
En 1888 paraît un étonnant recueil de six «canons énigmatiques» (énigmatiques, mais pas circulaires toutefois).
Étonnant, tout d’abord, par la notation même de ces canons, qui a de quoi laisser perplexe lorsqu’on les découvre : il s’agit censément de partitions pour clavier à quatre mains mais qui ne sont écrites que sur une seule page, sans clé de sol ni de fa… C’est que les duettistes doivent en fait les jouer en même temps en clé de sol et en clé de fa, avec quelques temps de décalage, le changement de clé (et de tessiture) assurant une transposition diatonique à la tierce qui s’harmonise elle-même. Étonnant, aussi, lorsque l’on découvre leur auteur, qui n’était pas réputé pour être particulièrement plaisantin.
«Faut-il sauver le compositeur Draeseke ?» se demande ainsi, en 2013, le chroniqueur Jochen Berger du quotidien de Coburg.
Felix Draeseke (1835-1913) est en effet un compositeur allemand difficile à appréhender. C’est en tant qu’admirateur de Liszt et Wagner (et ami intime de von Bülow) qu’il commence sa carrière, avec une écriture toute entière tournée vers la Zukunftsmusik («musique de l’avenir», mot d’un critique que Wagner s’approprie en 1860). De fait, sa Germania-Marsch fera scandale en 1861 et l’obligera à s’exiler en Suisse pendant quatorze ans. De retour en Allemagne, il épouse à l’âge de 58 ans une de ses anciennes élèves, et se tourne vers un langage de plus en plus formel et contrapuntique, évoquant davantage Brahms que Liszt. (C’est de cette période que datent les présents «canons», op. 42.)
Cette aspiration au classicisme prend alors, au fil des ans, un ton de plus en plus réactionnaire, qui culmine avec la publication en 1906 d’un pamphlet intitulé Die Konfusion in der Musik, où le compositeur septuagénaire s’en prend notamment à Richard Strauss et dénonce, sur un ton quelque peu aigri, ces musiciens «sociaux-démocrates [qui] veulent renverser l’Art [et] conduire à la ruine totale». Il ne lui reste alors que sept ans à vivre, qu’il emploiera à terminer de nombreuses partitions malgré sa santé défaillante et une surdité presque complète.
Il meurt en 1913 à Dresde ; c’est cependant sa ville natale de Coburg, haut lieu de la Haute-Franconie, qui choisira un siècle plus tard de lui rendre hommage à travers diverses cérémonies, non sans susciter, comme nous l’avons vu, quelques interrogations dans la presse locale. En effet, Draeseke est entre-temps devenu l’un des auteurs-phares du Troisième Reich nazi, grâce aux efforts de sa veuve, de son biographe Erich Roeder et du chef d’orchestre Heinz Drewes. (Voir à ce sujet le livre de Michael Kater, The Twisted Muse: Musicians and Their Music in the Third Reich, dont un extrait est en ligne.)
Nul besoin de le souligner, Draeseke n’est évidemment pas responsable de sa récupération posthume par les nazis — même si sa tribune sur la Konfusion aura un certain retentissement ; elle ouvrira notamment la voie à Hugo Riemann, dont l’essai anti-Schönbergien Degeneration und Regeneration in der Musik paraîtra deux ans plus tard et pavera la voie aux thèses néo-folkloriques des musiciens nazis. Au-delà de ces derniers écrits, sa personnalité abrasive elle-même, sa carrière passée presqu’entièrement dans l’ombre de compositeurs plus célèbres, son jugement esthétique parfois hasardeux, contribuent à expliquer pourquoi sa renommée n’a pas survécu à la Libération et pourquoi il reste, aujourd’hui, largement oublié malgré quelques efforts de ces dernières décennies.
Sa trajectoire parmi le romantisme tardif, son goût pour une certaine démesure, et son écriture d’approche difficile où transparaît parfois un aspect austère voire amer, le rapprochent à nos yeux de Alkan en France, représentant de la génération immédiatement précédente. Comme pour Alkan, de fait, des musiciens et historiens ont entrepris un travail de documentation et de réhabilitation de Draeseke ; depuis les années 1980, une association internationale tente ainsi d’inventorier les partitions et écrits du compositeur (dont beaucoup restent introuvables à ce jour), ainsi que les progrès de l’appareil critique et universitaire l’accompagnant, tout en assumant humblement les ambigüités de son œuvre et de son héritage.
Si nous pouvions hasarder un conseil aux musiciens souhaitant découvrir l’œuvre de Felix Draeseke : ces quelques canons à quatre mains, ne sont peut-être pas sa partition la plus intéressante… mais certainement pas la moins sympathique.