Le Fluid Piano (Piano fluide) est un instrument conçu au début du XXIe siècle par le musicien anglais Geoffrey Smith (né en 1961, à ne pas confondre avec le compositeur du même nom). Le principe de fonctionnement de cet instrument est aussi simple qu’utile : sur chaque corde (ou plus exactement, chaque chœur de deux cordes correspondant à une même note) se trouve une glissière que l’instrumentiste peut manipuler afin de corriger la hauteur, que ce soit pour accorder l’instrument a priori dans le tempérament de son choix ou pour donner des effets de glissando micro-intervallique pendant l’inteprétation d’une musique.
S’il évoque effectivement le piano à queue, de par son aspect, sa structure, son clavier, et son mécanisme de cordes frappées, cet instrument acoustique (d’une facture manifestement très soignée) s’en éloigne pourtant à plus d’un titre : sa tessiture plus restreinte (deux octaves en moins), ses cordes doublées sur toute l’étendue (et non triplées dans l’aigu ou simples dans le grave, comme sur un piano), ses deux pédales de tenue (gauche et droite) gouvernant chacune une moitié des cordes, marteaux à simple échappement (et non double), d’une forme particulière (ils sont d’ailleurs échangeables individuellement)... On le voit, la différence avec le piano s’étend au-delà de l’ajout des glissières d’accord, et l’on aurait tort de s’imaginer avoir affaire à un piano habituel sur lequel le tempérament aurait été rendu aisément ajustable. (Cette dernière modification, elle-même, n’est pas sans affecter l’instrument au-delà de sa seule justesse : en effet, rendre ce mécanisme utilisable nécessite de réduire considérablement la tension des cordes -- ainsi, toutes les notes trop aigues sont exclues ; de plus, le cadre est en bois et non en fonte, ce qui permet de diviser par deux le poids de l’instrument.)
Au final, l’on se retrouve donc avec un instrument manifestement bien moins puissant que le piano, et qui fait l’impasse sur plusieurs innovations de la première moitié du XIXe siècle (doublé échappement, cadre en fonte) pour se rapprocher davantage du pianoforte voire du clavicorde. Autant dire que cette "révolution" (au sens premier du terme, puisque d’une certaine façon la boucle est bouclée) nécessite de se défaire de la conception commune du piano que nous avons héritée de ces deux derniers siècles.
Non que cet instrument, pour mal nommé qu’il soit, ne présente pas en lui-même un potentiel d’expressivité musicale considérable et inégalable. C’est à raison que Geoffrey Smith insiste sur le fait que cet instrument de son invention permet (enfin) d’interpréter des musiques non-occidentales dans des tempéraments qui leur conviennent, (maigre) revanche sur le rôle de rouleau compresseur d’acculturation colonialiste qu’a joué le piano depuis deux siècles. Et de fait, toutes les démonstrations proposées à ce jour sont d’inspiration hindoue ou carnatique -- et, pour ce que l’on peut en entendre, d’une couleur brumeuse et éthérée, jolie quoique peu variée.
Plutôt que de se contenter de jouer la carte du dépaysement (qui, au-delà d’un intérêt somme toute anecdotique, ne pourra manquer de s’épuiser), il reste donc à imaginer un répertoire propre à cet instrument. Et à en assurer une diffusion suffisamment large : pour l’heure, l’atelier britannique de G. Smith est le seul fabriquant existant, et dispose d’un brevet lui garantissant l’exclusivité sur son instrument, au péril peut-être de sa pérennisation. Difficile de révolutionner la musique avec un piano dont il n’existe que quelques copies au monde -- fluides ou non.
Dans le livre Rethinking Debussy publié en 2011 par les presses universitaires d’Oxford, un article intéressant de l’universitaire américaine Marie Rolf, spécialiste de Claude Debussy, attire notre attention sur «les sacres du Printemps de Debussy».
Aucun rapport (si ce n’est pour le jeu de mots) avec le ballet d’Igor Stravinsky créé en 1913 (et que Debussy déchiffra lui-même au piano, en compagnie de l’auteur, trois jours après la première -- son commentaire sur l’œuvre est d’ailleurs resté célèbre : «de la musique de sauvage, avec tout le confort moderne») ; il s’agit ici des années de jeunesse de notre Claude-Achille national, et en particulier de son rapport difficile avec le Prix de Rome, vénérable institution de l’académisme pompier franchouillard.
L’affaire commence en 1882 lorsque le jeune compositeur (qui n’est alors en activité que depuis environ deux ans) tente de se présenter au premier tour du concours ; il s’essaye ainsi pour la première fois à l’écriture orchestrale avec une pièce pour chœur de femmes et orchestre : Le Printemps (aujourd’hui connu sous l’intitulé Salut, printemps), sur un poème d’une laideur achevée du marquis Anatole de Ségur (le fils de). Il s’agit d’un texte imposé (Rolf note que, le concours prenant place chaque année au mois de mai, il n’est guère étonnant que les sujets donnés soient fréquemment en rapport avec le printemps), mais Debussy lui-même ne dédaigne pas les sujets bucoliques : la même année il met en musique une hideuse chanson des brises, et un peu plus tard, un Voici que le printemps de Paul Bourget.
Éliminé au premier tour en 1882, Debussy retente sa chance l’année suivante avec des partitions aux titres tels que Invocation («Élevez-vous, voix de mon âme») et Le Gladiateur («Mort aux Romains, tuez jusqu’au dernier»). Il accèdera au dernier tour, mais pas au-delà.
C’est en 1884 qu’il parvient enfin à remporter le premier prix, avec sa cantate L’enfant prodigue mais aussi, au premier tour... un nouveau printemps : L’aimable printemps, sur un poème imposé de Jules Barbier, librettiste pompier ayant travaillé avec Gounod et Ambroise Thomas -- lequel semble d’ailleurs obsédé par le printemps : outre plusieurs mélodies, il a même ajouté des paroles à la Romance «sans paroles» de Mendelssohn.
Une fois à Rome, en résidence à la Villa Médicis, Debussy tourne à vide. Sa maîtresse lui manque, et le souffle compositionnel également : «l’Inspiration et moi, sommes un peu brouillés, et j’arrache les idées de ma tête avec la douce facilité qu’on a de se faire arracher une dent», écrit-il dans une lettre de septembre 1886. Il travaille, sans grande conviction, à une ode lyrique intitulée Zuleima «... qui décidément ne me satisfait pas», écrit-il. «C’est trop vieux et sent trop la vieille ficelle. Ces grands imbéciles de vers qui ne sont grands que par la longueur, m’assomment, et ma musique serait dans le cas de tomber sous le poids -- puis autre chose de plus sérieux, c’est que je crois que jamais je ne pourrais enfermer ma musique dans un moule trop correct.» Le projet finira avorté et la partition sera perdue à jamais, de même qu’une autre tentative à partir du Salammbô de Flaubert, restée à l’état de vague ébauche. Autre projet, envisagé dès avant le concours et auquel il travaillera plusieurs années de suite avant de finalement l’abandonner : Diane au bois, mini-opéra sur un texte de Théodore de Banville -- l’on retrouve d’ailleurs ici les thématiques bucoliques. Cette partition n’aboutira pas non plus ; comme Debussy l’avoue en octobre 1885 : «J’ai du reste entrepris un travail peut-être au-dessus de mes forces.»
De ce séjour à Rome, il ne parviendra à achever que deux partitions -- et encore. La damoiselle élue ne sera terminée qu’à Paris (et Debussy éprouvera le besoin de refaire entièrement l’orchestration quinze ans plus tard) ; quant à l’autre partition, elle s’intitule, ô surprise, Printemps et se présente comme une suite symphonique (plus tard vendue par l’auteur comme un ballet) incluant des chœurs de femmes sans parole, en pure vocalise -- formule orchestrale utilisée plus tard dans Sirènes. Ainsi, ce Printemps de 1887 peut-il être lu comme une revanche sur les Salut, printemps et Aimable printemps qui l’ont précédé. De cette partition, Debussy déclare alors :
Je me suis mis dans la tête de faire une œuvre dans une couleur spéciale et devant donner le plus de sensations possibles. Cela a pour titre Printemps, non plus le Printemps pris dans le sens descriptif mais par le côté humain.
Je voudrais exprimer la genèse lente et souffreteuse des êtres et des choses dans la nature, puis l’épanouissement ascendant et se terminant par une éclatante joie de renaître à une vie nouvelle, en quelque sorte : Tout cela naturellement sans programme, ayant un profond dédain pour la musique devant suivre un petit morceau de littérature qu’on a eu le soin de vous remettre en entrant. Alors vous devez comprendre combien la musique doit avoir de puissance évocatrice, et je ne sais si je pourrai arriver à l’exécution parfaite de ce projet.
Sauf que : de cette partition d’orchestre, nulle trace. Debussy expliquera (justification douteuse) que la partition a été perdue dans un incendie ; seule trace disponible, une «transcription» de l’auteur pour chœur et piano à quatre mains, qui lui permet d’espérer sauver la face aux yeux des commanditaires du Prix de Rome. Ce n’est qu’en 1912 qu’il déterrera la partition et confiera le soin au tacheron Henri Büsser de la réorchestrer -- cette version orchestrale, toutefois, omet les voix de femme, qui ne seront ajoutées que dans d’autres réorchestrations plus récentes et, nécessairement, posthumes.
Le rapport de Debussy avec l’influence littéraire et la musique dite descriptive ne fera que se complexifier au fil des ans, comme l’exprime cette opinion qu’il formulera plus tard dans la revue Le Mercure musical datée de décembre 1912 :
Si l’on se mêle de vouloir comprendre ce qui se passe dans un poème symphonique, il vaut mieux renoncer à en écrire. -- Ce n’est certes pas la lecture de ces petits guides, où les lettres de l'alphabet représentent des membres de phrases-rébus, que l'on essaie de résoudre pendant l’exécution, qui fera cesser les fréquents malentendus entre l'auteur et l'auditeur. [...]
Il n'est pas du tout prouvé que la musique se meuve plus aisément dans le surhumain que dans l’humain tout court. C'est une opinion forcée et généralement, littéraire. Et même, dans ce cas il n'est pas besoin de programme, qui attire la littérature "comme miel", la musique la plus simple, la plus nue, y suffit.
Et pourtant : même sans «petit guide», la musique de Claude Debussy reste très évocatrice et figurative, avec très souvent (jusqu’aux années 1910 du moins) des titres tout à fait explicites (Rondes de printemps en sera un ultime exemple, plus tardif). Au-delà de la modernité incontestable de son langage harmonique et orchestral, Debussy reste tributaire de l’imaginaire suranné de son temps (au même titre que son cadet Maurice Ravel, qui transparaît à travers des titres tels que Jeux d’eau ou Daphnis et Chloé)... qui ne sera que d’autant plus violemment mis à bas au sortir de la Grande Guerre.
En 1966 voit le jour la série télévisée Star Trek, qui laissera une empreinte durable sur l’imaginaire et la vie culturelle des cinq décennies suivantes (et au-delà, sans nul doute). Si d’innombrables commentaires ont été faits quant à l’univers (pour une fois, le terme n’est pas entièrement inapproprié) de la série, ses arrières-plans philosophiques, scientifiques et linguistiques, un aspect mérite d’être souligné ici : l’omniprésence d’éléments musicaux surprenants et marquants.
Tout d’abord, il est frappant de constater combien les personnages de Star Trek (tant dans la série d’origine que dans les séries et films suivants, à l’exception des plus récents) ont de propension à chanter et jouer de la musique sous divers prétextes (c’est même un ressort narratif dans le film Star Trek: Insurrection). Des dizaines d’œuvres et chansons ont été jouées par les personnages à ce jour, et cette discussion sur Reddit fait le point sur les diverses compétences instrumentales des personnages majeurs : Riker et son trombone, Data au violon, Nella Daren et Seven of Nine au piano (mais aussi Spock), Uhura à l’épinette, Harry Kim à la clarinette, etc. De nombreux compositeurs sont mentionnés, et certains font même une apparition (Beethoven et surtout Brahms, qui donne même son nom à un personnage).
Au répertoire musical connu s’ajoute tout un corpus musical fictionnel : ainsi par exemple des opéras klingons, évoqués régulièrement par des personnages. Cette tradition musicale s’est d’ailleurs vue concrétisée sur Terre au XXIe siècle, lorsqu’un groupe de hollandais a effectivement créé un véritable opéra Klingon, en 2010 (en voici un extrait).
De même, outre les instruments de musique connus, Star Trek donne naissance à tout un instrumentarium spécifique, d’au moins une trentaine de spécimens divers, de la harpe vulcaine de Spock (pour laquelle nous disposons de plans détaillés) à la flûte acquise par Picard dans le village de Ressik où il vit une existence entière et fonde une famille, avant de tout perdre en un instant -- ce qui donne lieu à un moment mémorable de la série.
De surcroît, beaucoup d’acteurs de Star Trek sont eux-même mélomanes : tant Leonard Nimoy que William Shatner ont entrepris de se lancer dans la chanson (avec un bonheur discutable pour ce dernier) ; Jonathan Frakes a réellement joué du trombone dans sa jeunesse, et Brent Spiner est un habitué de Broadway.
Enfin, l’accompagnement musical de la série et des films subséquents, mérite qu’on s’y attarde. Différents thèmes musicaux ont été réalisés par de nombreux compositeurs pour les génériques et musiques d’arrière-plan ; le thème d’origine est dû à Alexander Courage et a donné lieu à de nombreuses anecdotes intéressantes :
- le compositeur déclara s’être inspiré d’une chanson des années 1930.
- le texte parlé sur l’introduction est lui-même inspiré d’une brochure du gouvernement américain encourageant à l’exploration spatiale.
- les «wooosh» faits par le vaisseau spatial montré à l’image sont des bruitages ajoutés à la musique par Courage lui-même, qui les produisit avec sa bouche.
- le créateur de la série, Gene Rodenberry, écrivit des paroles pour ce thème musical, non pour qu’elles soient chantées mais simplement pour s’arroger la moitié des droits de diffusion.
- même si le thérémine est devenu une sonorité emblématique de la série, le thème original n’est pas joué par un instrument électronique mais par une vocalise de soprano (Loulie Jean Norman), mêlée à un son de flûte et d’orgue. (Le mixage était à l’origine égal et difficilement identifiable, mais Rodenberry insista pour en faire un véritable solo de soprano.)
Le matériau thématique et timbrique de Star Trek s’élargit en 1979 avec le premier long-métrage consacré à ces personnages. Confiée à Jerry Goldsmith, la musique sera terminée dans l’urgence (la dernière séance d’enregistrement se termine à deux heures du matin cinq jours avant la sortie du film), et fait intervenir un thème d’inspiration plus nettement hollywoodienne (Star Wars est sorti quelques mois auparavant et John Williams est à son pinnacle), qui servira plus tard non seulement à la lignée de longs-métrages mais aussi à la nouvelle série télévisée Star Trek: The Next Generation.
Ce premier film surprend par son sérieux et sa lenteur, qui -- lorsqu’elle ne s’empêtre pas dans les lourdeurs du treknobabble -- atteint à des aspects presque contemplatifs. Sous l’influence de Goldsmith et du réalisateur Robert Wise (à qui l’on doit, presque trente ans plus tôt, Le Jour où la Terre s’arrêta, qui fit date dans l’histoire de la musique de film et de la science-fiction), la partition donne tout leur sens à de longues séquences d’images hallucinées, quasi-abstraites. On peut notamment y entendre un instrument unique : le Blaster Beam.
Cet instrument électronique de taille impressionnante (5 à 6 mètres) a été découvert et popularisé au début des années 1970 par le jeune musicien Craig Huxley qui venait lui-même de renoncer à une carrière d’acteur (enfant, il était d’ailleurs apparu dans... la série Star Trek). Mettant en œuvre une série de cordes tendues sous un panneau d’acier (plus tard remplacé par de l’aluminium), cet instrument produit du son par percussion ou vibrations diverses (on peut utiliser aussi bien un archet qu’une masse, et allonger ou réduire la zone de vibration), le son étant ensuite capté par une série de pickups électro-magnétiques. Le timbre résultant est grave, profond et riche, à la fois violent et grandiose ; parfaitement adapté à des mondes intersidéraux où se fondent musique et effets sonores. De fait, le Blaster Beam restera l’apanage de ce type d’écriture... jusqu’au début des années 1990, où il acquiert une réputation nouvelle et inattendue : en effet, naît sur Usenet une légende urbaine, selon laquelle cet instrument procurerait au public féminin des sensations, comment dire, particulièrement plaisantes. Where no man has gone before?
«La vérité est ailleurs» : peut-être n’est-il pas anodin que la série télévisée The X-Files, remettant au goût du jour les histoires de monstres et de fantômes (et par extension, de soucoupes volantes et de paranormal) ait fait ses débuts en 1993, c’est-à-dire à l’exact moment où le grand public découvre le Web, premier moyen de communication mondial décentralisé, non-censuré (sauf dans d’obscures dictatures) et accessible à tous aussi bien en consultation qu’en publication. Aussi, les sites consacrés à l’étrange, l’inexpliqué, voire à diverses théories du complot, seront-ils très tôt l’un des aspects marquants du «cyberespace».
Deux décennies plus tard, l’auto-publication a cédé le pas à l’hégémonie de nouveaux intermédiaires et le Web se retrouve largement zombifié par Facebook et YouTube... mais les thématiques surnaturelles et mystérieuses sont toujours là. On en voudra pour illustration un phénomène largement documenté ces cinq dernières années, celui des sons étranges ou trompettes célestes.
Ce phénomène semble avoir commencé en 2011 avec cette vidéo captée par une habitante de Kiev en Ukraine. La période est alors propice pour un imaginaire catastrophiste : fin du monde annoncée pour 2012, sortie du film Red State... S’ensuivront des centaines de vidéos similaires émanant des quatre coins du monde occidental, certaines authentiques, d’autres moins (elles utilisent parfois exactement la même piste sonore) -- et qui rencontrent un écho (c’est le cas de le dire) d’autant plus propice qu’elles s’inscrivent dans une longue histoire de sons inexpliqués.
Les explications rationnelles ne manquent pas, comme le récapitule très efficacement cet épisode du podcast Skeptoid (auquel nous avions déjà eu recours précédemment). Mais pourquoi ne pas considérer, au fond, ces phénomènes en tant qu’objet purement musical ? Comme le fait très justement remarquer un site d’actualités canadien,
Le seul mystère des vidéos de «bruits étranges dans le ciel», c’est de savoir quel synthétiseur a été employé pour faire ces sons -- et aussi, comment ces séquences sont parvenues à saisir les peurs et l’imaginaire de gens vivant partout dans le monde.
Il y a dans ces sons une beauté presque irréelle (dans la plupart des commentaires figure le mot anglais eerie), de par la profondeur et la richesse qu’ils prennent en se répercutant contre les nuages, en résonnant à travers des villes ou des vallées entières -- et ce quelle que soit leur origine, humaine (freinage de trains, avions, engins de chantier, faux d’artifice) ou naturelle (orage, glissement de terrain, vent). Mais ce qui frappe surtout, c’est de saisir dans nos vies urbaines (d’où nous sommes parvenus à bannir toute source sonore inattendue et incontrôlée -- qu’il s’agisse de téléphones, véhicules automobiles, indicatifs en tous genre), l’instant où parvient à faire irruption un son surprenant et déstabilisant, ni naturel ni artificiel.
Rares sont les gestes artistiques qui pourraient approcher l’intensité de ce moment soudain mais prolongé, de ce son venu de nulle part.
Dans son essai Prosodia Rationalis (rédigé en 1775 puis révisé en 1779), l’écrivain et homme politique anglais Joshua Steele se propose d’«établir la mélodie et la métrique du langage parlé, en l’exprimant et en la transmettant par des symboles spécifiques».
Audacieuse et construite très rationnellement, son approche part de la notation musicale classique pour conclure rapidement à son insuffisance en matière de voix parlée, et procède alors à l’élaboration d’un nouveau système de notation pouvant exprimer à la fois les variations de hauteur (y compris au sein d’une même syllabe), de durée, et d’intensité.
L’influence du discours oral sur la musique n’est évidemment plus à démontrer : de la prosodie scandée antique au rap/slam en passant par le Sprechgesang ou encore la speech melody de Steve Reich, la voix parlée est un matériau essentiel à bien des langages musicaux anciens et contemporains. (Il faut à ce titre mentionner également les langues de communication employant des moyens musicaux, telles les langues sifflées ou les tambours parlants d’Afrique de l’Ouest.) Parallèlement, les chercheurs en phonétique n’ont de cesse de s’interroger sur les inflexions de la voix, propres à telle langue, à telle expression ou encore à tel milieu social -- et pour quelques compositeurs/acousticiens hautement spécialisés dans la décomposition des formants de la voix humaine, les deux démarches scientifique et artistique peuvent parfois converger.
De fait : bien avant l’avènement des sciences du langage, des sciences humaines et du structuralisme, Steele crée un pont extrêmement original entre la musique savante, qui constitue son arrière-plan culturel, et ce qui allait devenir la linguistique. L’aspect anthropologique et la comparaison de langues différentes ne semble pas faire partie de sa démarche (ce qui aurait pourtant pu être possible étant donné sa curiosité envers les hommes de toutes origines) ; cependant il témoigne d’une grande finesse pour analyser l’intonation de nombreuses phrases anglaises, issues notamment de sermons religieux, ou même... de son propre texte, donnant ainsi lieu à une forme de méta-sémiotique remarquable par sa modernité.
Matrin Granger nous fait découvrir les travaux du chanteur britannique (et Lillois d’adoption) Paul Grundy, notamment son récent album Solid Idols dont chacune des 26 chansons (plus un numéro introductif) est construite comme un «beau présent» oulipien sur le nom d’une personnalité du Royaume-Uni.
À titre d’exemple, Martin nous fait partager ce numéro (ici sans Flash, sans oublier les paroles) autour du nom de Jane Austen.
Pour autant que nous puissions en juger, la contrainte formelle n’affecte que les paroles et non la mise en musique. (L’exercice relève donc davantage de l’Oulipo, fût-ce indirectement, que de l’Oumupo.)
Les occasions ne manquent pas de constater combien le réseau Internet permet à une génération du monde entier (si l’on excepte, à ce jour, les deux tiers les plus pauvres de la planète) de se forger un patrimoine de références culturelles communes, et d’esprit irrévérencieux. Ce phénomène est particulièrement intéressant lorsqu’il offre la possibilité de se réapproprier des pans entiers de la culture savante du passé (ayant souffert de deux siècles de ringardisation organisée par l’industrie médiatique de masse, et de dichotomie délibérée du corps social entre public légitimé et illégitime) ; à ce titre, le traitement des instruments de la famille du tuba apparaît comme exemplaire.
Pourquoi le tuba ? Tout d’abord, sans doute, par son aspect extrême, particulièrement lorsqu’il s’agit de tubas basse ou de soubassophone. L’onomastique elle-même joue également un rôle : en anglais comme en français, le mot "tuba" est amusant en lui-même (y compris dans des injures). Avec son aspect rondouillard et sa voix pataude, le tuba devient très facilement un personnage à part entière.
La culture populaire américaine ne s’y est pas trompée, en accordant un succès impressionnant à la chanson de 1945 Tubby the Tuba, adaptée en dessin animé dès 1947, republié en 1956 avec une erreur dans le titre (Tubby the Tubba), de nouveau adapté en 1975 (en dessin animé long-métrage, pour la génération des boomers), puis remis au goût du jour en 1995 par le groupe vocal Manhattan Transfer.
En 2007, alors que fait fureur le jeu vidéo Guitar Hero, un article du journal satirique The Onion se plaît à imaginer un jeu vidéo qui opposerait à la mythologie des guitaristes de rock un aspect nettement plus, disons, pépère :
Malgré un mode de jeu réaliste et une bande-son faite des meilleurs tubes des années 1890, seulement 52 exemplaires du jeu Sousaphone Hero se sont vendus dans sa première semaine. [...] La volumineuse manette en forme de soubassophone se place autour du corps, et des capteurs permettent de contrôler si les pieds du joueur marchent bien au pas. Les joueurs peuvent choisir parmi 27 modèles d’hommes replets, qui peuvent être customisés au moyen de chapeaux tyroliens, d’épaulettes, ainsi qu’un module de modelage de moustache offrant de nombreuses options.
Inoffensif et débonnaire, le tuba est un point d’accès qui permet d’aborder le monde des fanfares, harmonies et brass bands : nombreux sont les tubistes qui s’amusent ainsi à mettre une caméra sur leur instrument («tuba cam»). Plus récemment, les internautes ont pu se régaler de voir un intervieweur égarer son micro dans le pavillon d’un soubassophone. Si l’on admet l’hypothèse qu’un tubiste dans une fanfare atteint le statut (peu enviable) de loser parmi les losers, l’on se rend finalement compte que l’élévation du tuba au rang d’icône populaire ne fait que réactiver une nouvelle variation sur un thème déjà classique : la réhabilitation de l’underdog, du geek, du nerd, de l’intello ou du nolife.
C’est d’ailleurs dans ce sens que le tuba est utilisé dans la culture populaire, du jeu vidéo aux dessins animés -- notamment un exemple marquant dans Family Guy. Notons d’ailleurs que ces instruments -- et ce n’est pas là leur aspect le moins intéressant -- sont présentés de façon équivalente avec des personnages de filles ou de garçons, faisant ainsi échec aux nombreuses injonctions genrées qui marquent la culture de consommation et les médias de masse. L’on se doit à ce titre de mentionner la série animée My Little Pony («mon petit poney»), et en particulier le personnage Pinky Pie, qui semble obsédée par le tuba. À tel point que l’une de ses répliques, «Have tuba, will travel» (allusion à une série des années 1960), est devenue un meme, une de ces références que les internautes connaissent et recyclent d’innombrables façons jusqu’à en oublier entièrement l’origine. La dimension satirique du tuba peut même s’immiscer dans des questions sociales, comme le montre l’expérience d’un musicien américain qui s’amusa à caricaturer, au moyen de son instrument, des manifestants d’extrême-droite.
Rien n’illustre mieux la revanche du tuba, cependant, que la fulgurante invention du «tuba gun». Il s’agit d’une brève mode photographique (photo fad) chez des écoliers et écolières japonais(es) en 2013, qui ont pris une stupéfiante série d’instantanés réinventant le tuba comme un incroyable engin explosif surpuissant.
De tels signes ne trompent pas : lentement mais sûrement, le moins sérieux des instruments classiques a entamé sa reconquête de l’imaginaire collectif, pour les générations à venir.
Séduisant dans sa pureté conceptuelle, emblématique par son succès inégalé, le jeu vidéo Tetris est aussi un pur produit de la Russie soviétique, conçu en 1984 à l’Académie des Sciences de Moscou par Alexey Pajitnov, et codé avec l’aide de Dmitry Pavlovsky, et Vadim Gerasimov (alors âgé de 16 ans).
Cet aspect n’échappe pas, d’ailleurs, à la société Spectrum Holobyte, qui entreprend dès 1987 de commercialiser des copies du jeu (clandestinement exportées via la Hongrie) , à grand renfort d’images évoquant la Russie : dômes en bulbes, poupées gigognes,... et d’illustrations musicales à l’avenant (nécessairement, à l’époque, synthétisées en 8 bits) : mesures à deux temps (de polka), lentes puis accélérant.. Son concurrent Atari/Tengen répond par une version qui allie la même iconographie à une typographie pseudo-russe, et une autre variante musicale vaguement russoïde.
Cependant, la même année, d’autres versions du même jeu échappent à ce vernis d’exotisme, et font intervenir des musiques plus originales et étonnantes. C’est le cas de celle de Mirrorsoft pour la console ZX Spectrum, ainsi que du port pour Commodore 64 d’Andromeda (tous deux partenaires de Holobyte). Avec un jeu aussi purement conceptuel, aucun habillage n’est plus légitime qu’un autre (la version sombre et fantastique pour c64 a de quoi surprendre, de fait, nonobstant sa musique remarquablement dépouillée).
C’est quelques mois plus tard que Tetris connaît son succès le plus fulgurant en devenant le jeu-phare de la console portable Game Boy, du japonais Nintendo (non sans quelques épineux rebondissements juridiques internationaux), puisque 30 millions de copies du jeux seront même incluses avec les consoles proposées à la vente.
Comme pour la plupart des jeux Nintendo (y compris, dans les deux décennies suivantes, la série des Pokémon), c’est à l’ingénieur (et musicien médiocre) Hirokazu Tanaka qu’incombe d’inventer une musique synthétique. Il réalisera trois musiques différentes (bientôt suivies de trois autres pour la version NES, non-portable), pour lesquelles il pompe sans vergogne quelques œuvres du domaine public (un menuet de Bach, un extrait du Casse-Noisettes de Tchaïkovsky) ou invente quelques mélodies assez peu remarquables -- le tout se retrouvant de toute façon absorbé dans une espèce de bouillasse indistincte, où la sonorité chiptune dépourvue de toute ambition d’imiter un jeu instrumental (absolument aucun effort n’étant fait en termes de ponctuation/articulation, de nuances, de rythme) l’emporte sur tout le reste, et ôte au discours musical toute spécificité expressive ou stylistique.
Alors que Nintendo a veillé à gommer, dans sa version, toute référence aux origines russes du jeu, Tanaka s’inspire, dans l’une de ses musiques, d’un thème populaire russe intitulé Korobeinki -- quoiqu’en le transformant d’une façon, nous l’avons vu, parfaitement aseptisée, anhistorique et dés-ethnicisée. Cette musique étant la première du jeu (le «thème A», ainsi qu’il est convenu de l’appeler), et celle qui se fait entendre par défaut au démarrage, c’est elle qui va imprégner durablement l’imaginaire musical collectif de plusieurs générations de joueurs et joueuses -- et donnera lieu, à son tour, à d’innombrables dérivations musicales plus ou moins réussies.
Pajitnov explique ainsi le succès de Tetris :
Ce jeu est d’un état d’esprit créatif, en quelque sorte : au lieu de détruire, comme dans tous les jeux de tir et la plupart des autres, on peut créer quelque chose. En partant du chaos des morceaux qui tombent dans le désordre, on les assemble d’une façon ordonnée. Cela permet de se sentir très bien.
Après avoir dûment confié à l’État soviétique la gestion du jeu à la fin des années 1980, Pajitnov s’est installé aux États-Unis dans les années 1990, et n’a pas hésité à devenir un capitaliste féroce (doublé, semble-t-il, d’un copyright troll). Level up ?