Monthly Shaarli
February, 2017
Joies du Web : malgré l’hégémonie des réseaux soi-disant «sociaux», c’est encore sur de bons vieux forums, bien ringards et bien moches, que l’on trouve encore parfois des questions inattendues engendrant des réponses intéressantes. Le 17 octobre 2009 sur le forum «Genaisse» (dédié, comme l’indique très clairement son nom, aux jeunes ainsi qu’aux débiles légers), une jeune lycéenne grenobloise du nom de «Ptit ChamallOw» pose la question suivante :
Je voudrais savoir s'il existait une musique de l'absurde ?
Car pour les projets de TPE (travaux pratique encadré), nous avons une problematique, ou plutot pour l'instant une piste ; comment la musique donne t-elle vie à l'image ? et pour cela nous prendrons (en tout cas pour l'instant) l'exemple du theatre de l'absurde.
Pour cela nous avons deja fait quelques recherches sur le theatre musical, mais nous voudrions savoir s'il existait une musique de l'absurde ??
Merci bien de faire partager votre savoir
Outre quelques réponses (et un début de flamewar) portant sur le style metal ainsi qu’une définition remarquablement pertinente de la notion d’absurde (le même modérateur notant d’ailleurs que «pour le vulgaire, toutes les tendances avant-gardistes depuis le début du XXème siècle […] paraissent absurdes»), un contributeur anonyme renvoie à un mémoire de thèse : Dimension de l'absurde dans les musiques de György Ligeti et de György Kurtag, soutenue en 2004 par François Polloli à Paris 8 (et dont il n’existe manifestement aucune version en ligne).
Ces deux auteurs hongrois, d’ailleurs proches amis l’un de l’autre, entretiennent effectivement un lien de proximité (voire de parenté) avec une certaine pensée de l’absurde. À commencer peut-être par une influence commune : Franz Kafka, dont Kurtág a mis en musique quarante Kafka-Fragmente pour soprano et violon, et auquel Ligeti se réfère également. L’écriture de l’un et de l’autre s’étend par ailleurs volontiers à une dimension théâtrale, laquelle inclut sans nul doute une composante absurde : chez Ligeti, c’est vrai de son opéra Le Grand Macabre ou encore des moins connues Aventures et Nouvelles Aventures, mini-opéras dont le texte est écrit en gromelo. Kurtág, pour sa part, s’est notamment distingué par sa pièce Siklós István tolmácsolásában Beckett Sámuel üzeni Monyók Ildikóval, mise en musique du texte de Beckett What is the word («comment dire ?»). Pour revenir à Ligeti, nous ne pouvons manquer de mentionner les Nonsense Madrigals (voir sur cette œuvre une imposante monographie de l’universitaire américain Denis Malfatti) dont le titre fait plutôt référence à l’absurde de Lewis Carroll (ou d’Edward Lear) qu’à celui de Ionesco… mais dont le troisième madrigal est notable pour ses paroles uniquement constituées des lettres de l’alphabet. Dans une démarche peut-être pas si éloignée, Kurtág a rédigé l’une des pièces pour chœur constituant son Hommage à Luigi Nono sur une «déclinaison du pronom [russe] чей», lequel constitue de fait l’unique parole de la partition.
Au demeurant, la dimension de «performance» dont se teint un très large pan de la création musicale contemporaine à partir des années 1960, peut assez aisément se lire comme une tentative de prolongement d’une esthétique absurde (même si la référence invoquée est plus fréquemment Dada que le théâtre de l’absurde). Le groupe Fluxus est évidemment en pointe de telles expériences, avec des compositeurs tels que John Cage, La Monte Young, Karlheinz Stockhausen ou Krzysztof Penderecki, voire (dans leur sillage ou à la périphérie) Mauricio Kagel ou encore Luciano Berio.
Ajoutons que c’est de cette même époque que datent les expérimentations radiophoniques de Perec et Drogoz, que nous avons évoquées dernièrement ; ce sera d’ailleurs le metteur en scène Marcel Cuvelier, créateur sur scène des pièces de Ionesco, qui s’attachera à faire de L’Augmentation un texte pleinement théâtral — là encore, on le voit, le théâtre de l’absurde n’est pas loin. Tout comme Kagel et bien d’autres, Perec et Drogoz font intervenir dans leurs pièces hybrides (musico-littéraires) des sons et bruitages extra-musicaux ; la machine à écrire de Perec, nous l’avions souligné, fait de ce point de vue écho (à plus de cinquante ans d’écart) au ballet Parade créé en 1917, où Jean Cocteau avait eu l’idée de mêler à la musique d’Érik Satie divers bruits et bruitages, lequel apparaît finalement comme précurseur tout à fait crédible d’une éventuelle «musique de l’absurde».
En effet, une constante se dégage de l’énumération que nous avons dressée ici succinctement : qu’il s’agisse de Ligeti et Kurtág mettant en musique des paroles incongrues et phonèmes chaotiques, ou des dispositifs bruitistes et scénographiques de certains épigones de Fluxus, tous ces compositeurs ont recours, pour subvertir le processus de construction du sens, à des moyens issus de langages non-musicaux. Est-ce à dire qu’il serait impossible de concevoir une musique dont la dimension «absurde» ne se déploirait qu’au sein d’un langage purement musical ?
À cette question, nous ne pouvons apporter que, à ce stade du moins, quelques tentatives de réponse. Tout d’abord, l’idée de «détraquer» le discours musical pour donner lieu à un geste expressif, créer une surprise ou même, mettre l’auditoire mal à l’aise, ne date pas d’hier : lorsque Jacques Offenbach (1819-1880) fait interrompre l’air d’Olympia, révélant sa véritable nature inhumaine et inartistique en faisant descendre sa belle note aigüe de façon dysharmonieuse, ne dénonce-t-il pas en quelque sorte nos attentes d’auditeurs ? Bien avant même, lorsque Heinrich Biber (1644-1704), comme nous l’avions vu, superpose des chansons d’ivrogne dans une véritable cacophonie, ne se livre-t-il pas à un procédé «absurde» ?
Pourrait alors ainsi être qualifiée toute musique se jouant de ce qui est attendu d’elle, que ce soit par convention, par logique structurelle, par exigence de style et de langage. Cela inclue, notamment, la plupart des partitions en bitonalité (par exemple chez Stravinsky ou Prokofiev, pour ne citer que les plus ouvertement provocateurs), mais aussi beaucoup de parodies ou d’œuvres qui se réfèrent à une écriture pour la déconstruire ou la détourner (pensons par exemple au Concerto grosso de Schnittke).
Une autre direction est celle explorée par une certaine forme de composition que l’on pourrait qualifier de «conceptuelle» : par exemple le travail sur la partition (notations graphiques ou non-conventionnelles, partitions biscornues — auxquelles nous consacrerons d’ailleurs une notice à venir), ou les œuvres reposant sur une large part d’improvisation… mais l’on revient ici, insensiblement, à un aspect de «performance» et de théâtralité : que les 4′33″ de silence de John Cage aient un aspect absurde, c’est indéniable, mais peut-on vraiment dire qu’elles ne reposent que sur un langage purement musical ?
Un autre cas-limite est celui de l’hyper-complexité. Certes, plus d’un instrumentiste affirmera sans sourciller être en mesure de jouer les partitions de FerneyHough exactement telles qu’elles sont orthographiées, moyennant bien sûr un peu de travail en amont — mais l’auteur de ces lignes doit ici avouer son incrédulité à cet égard, d’autant qu’il lui a été rapporté (par notre Oumupote Gilles Esposito-Farèse) que Ferneyhough lui-même a recours à des versions simplifiées de ses œuvres, qui sont effectivement lisibles… mais qu’il se garde bien de publier en tant que telles. Du reste, si cette musique venait à être effectivement jouable, c’est probablement qu’elle aurait manqué son objectif véritable : il s’agit là, à notre avis, d’objets essentiellement conceptuels, dont la ressemblance lointaine avec des partitions pouvant être effectivement déchiffrées et travaillées ne doit être lue que comme un amusant clin d’œil.
Finalement, peut-être gagnerait-on à prendre la question en sens inverse. Le théâtre de l’absurde, se jouant des conventions habituelles selon lesquelles le théâtre est censé faire sens, défaisant sa propre syntaxe, exposant ses rouages et articulations, ne cherche-t-il pas lui-même à se rapprocher d’une universalité qui est plutôt, d’ordinaire, le domaine de la musique ? Il faut pour s’en convaincre se pencher — comme nous l’avions fait naguère ici-même — se pencher sur l’œuvre de Jean Tardieu, poète à l’état d’esprit très empreint de cette pensée «absurde», qui s’est attaché à penser sa propre démarche comme étant celle d’un compositeur musical qui s’exprimerait avec des mots plutôt qu’avec des notes.
Nous avions d’ailleurs pu constater, avec Ernst Toch, que les mots eux-mêmes peuvent finir par déboucher sur un discours musical. Une autre expérience étonnante et plus récente, en langue anglaise cette fois, est le curieux objet théâtral intitulé Philip Glass Buys a Loaf of Bread («Philip Glass va acheter son pain»), créé en 1990. Sous ce titre faisant évidemment référence à un célèbre compositeur minimaliste, l’auteur David Ives (né en 1950) parodie — sans aucune musique — l’opéra et la comédie musicale, l’écriture en boucles répétitives et la quasi-absence de narration.
Au fond, c’est peut-être là, précisément, une manière de définir ce qu’est la musique : cette vague ritournelle, absurde, qui nous reste lorsque le langage n’a plus de sens, ni l’existence, de justification.
Il n’est pas dit, pour autant, que «Ptit ChamallOw» aurait eu intérêt à répondre ça dans son TPE.
Le plus célèbre exemple de contrefaçon musicale est sans doute l’Adagio en sol mineur dit «d’Albinoni», dont on sait qu’il n’est en réalité pas dû au maître vénitien baroque (1671-1751) mais, bien plus récemment, au chercheur et critique Remo Giazotto (1910-1998), lequel avait au départ déclaré n’en être que l’humble éditeur/transcripteur, avant de s’en attribuer précipitamment la pleine paternité dès qu’il fut question de royalties à collecter. Exista-t-il, toutefois, un authentique fragment ancien à l’origine de cette partition ? C’est l’hypothèse que laissent envisager — sans toutefois la corroborer suffisamment — les travaux d’un étudiant en thèse du nom de Nicola Schneider, qui affirma en 2007 s’être vu transmettre par un ci-devant secrétaire de Giazotto la copie d’une photographie d’une transcription d’un fragment aujourd’hui perdu, se trouvant avant 1945 à la bibliothèque de Dresde. Ce fragment (dont il existe une restitution en ligne) aurait comporté l’ébauche d’un second mouvement pour une sonate en trio, incluant une ligne de basse assez développée et quatre mesures (plus éventuellement deux autres) de mélodie. Face à autant d’intermédiaires et d’imprécisions, impossible de se faire une idée arrêtée (et la page de discussion Wikipédia témoigne de cette incertitude).
De telles mystifications n’étaient pas rares dans la première moitié du vingtième siècle. Un exemple marquant en est le violoniste Fritz Kreisler (1875-1962), qui se fit «découvreur» d’une vingtaine d’œuvres de compositeurs du passé avant d’avouer, à l’âge de soixante ans, qu’il en était l’unique auteur. À la même époque en France, les frères Casadesus (Marius, violoniste, et Henri, altiste), se plaisaient à inventer de fausses œuvres de Händel ou des fils Bach : leur pastiche le plus efficace est sans doute le Concerto pour Adélaïde, prétendûment écrit par Mozart à l’âge de 10 ans avant d’être «retrouvé» en 1933 par Marius Casadesus… lequel s’empressera plus tard, là encore, d’avouer la supercherie afin d’empocher des émoluments. Il faut dire que Mozart semble se prêter particulièrement bien à ces abus ; l’édition en ligne de ses œuvres complètes nous renvoie pas moins de 158 partitions dont l’authenticité ou la paternité sont à considérer avec scepticisme.
Une autre partition pour violon reste d’une origine incertaine : il s’agit de la Chaconne en sol mineur de Vitali (1663-1745), sur laquelle il suffit de poser un regard distrait pour se convaincre qu’elle date au moins de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, mais dont certaines pochettes de disque nous assurent (non sans louer l’audacieuse modernité du compositeur) que le manuscrit est nécessairement antérieur à 1730. (Quel crédit doit-on, pour autant, accorder à l’emballage promotionnel d’un produit discographique ?)
De tels pastiches semblent, rétrospectivement, bien peu crédibles et quasiment aimables dans leur aspect folklorique ; après tout, ne renvoient-ils pas à une époque où il était encore courant de présenter aux foules crédules l’«authentique femme à barbe» et autres «crâne de Voltaire enfant» ? Et pourtant, la question du copyright (qui, nous l’avons vu, s’est posée plus d’une fois) nous rappelle leur réalité bien sonnante et trébuchante.
Dans le cas du violoniste ukrainien Mikhail Goldstein (1917-1989), s’y ajoute une autre dimension, cette fois idéologique. Ce musicien aussi talentueux que courageux (l’on raconte qu’il était venu jouer à Stalingrad sur la ligne de front le soir du 31 décembre 1942, un programme incluant de la musique allemande aussi bien que russe, et qu’au moment où il s’arrêta, les soldats allemands hélèrent les forces soviétiques pour que le cessez-le-feu fût prolongé afin que puisse continuer la musique), était aussi un pasticheur talentueux ; il alla jusqu’à inventer un compositeur ukrainien pré-romantique, Mykola Ovsianiko-Kulikovsky (1768-1846), dont il rédigea et fit jouer en 1949 une «Symphonie n°21» qui rencontra un succès d’autant plus important qu’elle permettait au pouvoir soviétique de s’inventer ainsi un héritage symphonique ne devant plus rien à Haydn ou Beethoven, ni au bloc de l’Ouest. La révélation de son origine véritable fut très mal acceptée par les autorités politiques et culturelles, qui préférèrent tout simplement ignorer le rôle de Goldstein, aidés en cela par l’antisémitisme régnant alors en Ukraine. Sa carrière de compositeur fut interrompue net (même s’il parvint en 1963 à remporter trois prix de composition dans un même concours, sous trois pseudonymes différents), et il parvint à s’installer à l’Ouest quelques années plus tard. Sa page Wikipédia nous indique que sa Symphonie est, encore aujourd’hui, présentée aux musiciens ukrainiens comme une authentique œuvre du dix-neuvième siècle ; cette information non-sourcée est invérifiable, mais un webzine ukrainien indique tout de même que «pour de nombreux musicologues, l’histoire [de cette falsification] demeure douteuse».
Le vénérable pianiste Paul Badura-Skoda, qui fêtera dans quelques mois son quatre-vingt-dixième anniversaire, s’est trouvé être il y a une vingtaine d’années, en compagnie de sa femme Eva (elle-même historienne de la musique), l’infortuné témoin d’une supercherie plus audacieuse encore. Fin 1993, un flûtiste d’apparence respectable leur apporta un recueil de partitions qu’il avait retrouvées chez une vieille femme désirant garder l’anonymat : il s’agissait de six sonates pour pianoforte, inédites, de Joseph Haydn lui-même — autant dire, la plus grande découverte de ce demi-siècle. L’une des pages du recueil était manquante, et ce musicien expliqua avoir lui-même tenté de la reconstituer selon son propre savoir-faire, bien maladroitement d’ailleurs — ce qui montrait bien, pensèrent les Badura-Skoda, qu’il n’était certainement pas l’auteur du reste des pages ; et d’accepter volontiers de lui apporter leur caution, donnant ainsi lieu à une campagne de presse d’envergure… qui dut être démentie en toute hâte quelques semaines plus tard, car il s’agissait évidemment d’une fabrication due au musicien en question, Winfried Michel, faussaire talentueux (et remarquablement malin) qui n’en était pas à son coup d’essai, s’étant auparavant inventé un alter-ego italien baroque sous le nom duquel (Giovanni Paolo Simonetti) il avait publié de nombreuses partitions tout à fait irréprochables. Curieusement, un article qui rend compte de cette affaire, l’accuse d’une infâmie plus grande encore : «il s’avéra que ce monsieur Michel n’était pas un flûtiste, mais un obscur professeur de 45 ans, qui enseignait la flûte à bec dans un lycée». Diantre.
Avec Haydn se pose le même problème que pour Mozart : celui d’un compositeur célébrissime du dix-huitième siècle, époque où les éditeurs n’hésitaient pas à recycler des noms connus pour promouvoir leurs publications, quel qu’en puisse être le contenu (nous avions nous-même décrit le parcours du «jeu de dés» qui fut attribué aussi bien à Mozart qu’à Haydn). Brahms lui-même en fit les frais lorsqu’il rédigea, en 1873 et en toute bonne foi, ses Variations sur un thème de Haydn op.56… alors que le choral en question, si son origine réelle demeure indéterminée, n’a certainement rien à voir avec Haydn. Une mésaventure analogue entoure le Pulcinella de Stravinsky, lequel pensait travailler exclusivement avec des thèmes de Pergolèse alors que nous savons aujourd’hui que le matériau réuni par Diaghilev pour lui était en majorité dû à de nombreux autres compositeurs, encore mal identifiés à ce jour.
On ne prête qu’aux riches ; c’est d’autant plus vrai dans le cas, pour le moins étrange, de Rosemary Brown (1916-2001), humble veuve britannique travaillant comme dame de service dans une école, qui commença dans les années 1960 à «transcrire» des partitions qui, disait-elle, lui étaient dictées par les esprits de compositeurs du passé : Liszt, Chopin, Schubert, Schumann, Brahms, Grieg, mais aussi Bach, Mozart, Beethoven, Rachmaninoff, Debussy, et même Stravinsky (l’année suivant sa mort). De surcroît, chacun avait sa propre manière de lui «dicter» ses partitions (parfois d’ampleur impressionnante) : qui en prenant le contrôle de ses mains sur le clavier, qui en lui chantant les mélodies (dans un anglais parfait). Un témoignage rédigé à sa mort par le compositeur Ian Parrott, rend compte de cette histoire touchante et troublante — pour peu que l’on n’y regarde pas de trop près : ainsi, Brown elle-même semble avoir minimisé l’étendue de ses propres connaissances pianistiques ; quant à l’originalité et la valeur musicale des partitions ainsi produites, la question en reste posée.
Une toute autre ambiguïté entoure le cas Tristan Foison, musicien et escroc français dont la page Wikipédia peine à délimiter les informations vraies et fausses. C’est aux États-Unis que Foison se lance, à la fin des années 1990, dans une carrière prometteuse ; il y arrive, au demeurant, auréolé d’un parcours déjà prestigieux (et manifestement fictif) : il déclare ainsi avoir joué à l’âge de 9 ans en soliste avec l’orchestre de Monaco, posséder deux ondes Martenots (instrument déjà rarissime à l’époque), être titulaire du Prix de Rome (lequel a été supprimé en 1968, quelques années seulement après sa propre naissance) et lauréat de nombreux concours internationaux qui n’ont jamais entendu parler de lui. Mais sa musique est belle et expressive, quoiqu’un peu surranée, et tout se passe bien… jusqu’au jour où, lors d’une création de son Requiem en 1999, un membre du public reconnaît là une autre œuvre : le Requiem d’Alfred Desenclos (1912-1971). Confronté à ce plagiat, Foison affirme tout bonnement qu’il s’agit en fait d’une erreur… dans l’autre sens : son éditeur français aurait mélangé ses propres œuvres avec d’autres noms de compositeurs. Et d’opérer illico, «pour tirer ça au clair», une prudente retraite stratégique en France — d’où l’on est à ce jour sans nouvelles de lui.
Fin de l’histoire ? Pas exactement. Quelques années plus tard, le violoniste Tobias Bröker, qui édite et met à disposition du public un énorme catalogue (non-libre mais gratuit) de 13000 concertos pour violon écrits au vingtième siècle, se penche sur une autre partition de Tristan Foison : son concerto pour violon, antérieur de quelques années, et dont le mouvement lent, avait-il alors déclaré, lui fut inspiré par la mort de sa grand-mère. Bröker est cependant intrigué par une interview du chef d’orchestre ayant créé l’œuvre : «C’est amusant, c’est comme s’il ne l’avait pas écrite pour nous — c’était trop abondant par rapport à notre nombre de répétitions ; de plus il n’accepta de faire aucune modification pour nous accommoder. Nous étions submergés. Je me souviens qu’à la fin, il a même exigé qu’on lui rende la partition.» Et pour cause : Bröker ne tardera pas à découvrir que ladite partition était en fait l’exacte copie de la Symphonie concertante d’un autre compositeur, Raymond Gallois-Montbrun (1918-1994) ! Qu’y a-t-il donc d’authentique chez Foison ? Impossible de le savoir. Il semble qu’il ait été un authentique musicien, sans doute doué, probablement charismatique et pédagogue ; certaines de ses partitions (du moins présentées comme telles) ont laissé un souvenir durable — comment expliquer alors cet enchevêtrement tissé par lui-même ? Malhonnêteté, mythomanie pathologique, naïveté peut-être ; son cas n’est pas le moins énigmatique de tous ceux présentés ici.
Les impostures musicales ont parfois valeur de contre-manifeste esthétique. Le plus exemplaire à ce titre est probablement le compositeur fictif P.D.Q. Bach (1807-1742?), le vingt-et-unième des vingt enfants de J.S. Bach, à qui son créateur américain Peter Schickele a attribué des centaines de créations plus farfelues les unes que les autres, avec autant d’humour que de talent — et une inventivité à faire pâlir d’envie le Collège de ’Pataphysique tout entier. On est ici davantage dans l’absurde et le burlesque gratuit que la satire… mais il n’est pas interdit de lire dans la démarche de Schickele (qui, à plus de 80 ans, continue aujourd’hui à interpréter avec énergie les œuvres de son alter-ego pseudo-baroque) une dénonciation en creux de l’académisme «musicologique».
À la même époque où apparaît ce rejeton oublié de la famille Bach, fait irruption en Angleterre un mystérieux compositeur polonais né en 1939 (pour peu qu’il ait eu le bon goût de bien vouloir exister). Du dénommé Piotr Zak, la BBC diffuse, le 5 juin 1961 (dans le cadre d’une émission tout à fait sérieuse), un Mobile pour percussions et bande magnétique. Cette pièce, qui ne sera pas particulièrement appréciée des critiques mais sans faire scandale non plus, sonne à peu près comme des centaines d’autres œuvres créées à l’époque et dans les décennies suivantes : il s’agit pourtant d’un pur canular, pour lequel ont été enregistrés (s’amusant à taper sur divers objets sans rime ni raison) les musiciens Hans Keller (1919-1985, sur lequel nous serons amenés à revenir dans une future notice) et Susan Bradshaw (1931-2005) — pianiste d’un caractère bien trempé, dont on raconte qu’un jour, lassée d’assister à un concert interminable de musique répétitive, elle y mit un terme en déboulant sur la scène afin d’éjecter sans ménagement le pianiste de son siège. L’affaire Zak est à lire comme une critique d’un certain langage contemporain ; critique d’autant plus explicite que quelques mois plus tard, le musicien britannique Arthur Hutchins (1906-1989) saluera l’exploit de son ancienne élève Bradshaw, en révélant qu’il s’est lui-même amusé par le passé à créer une fausse œuvre d’Hindemith en plaquant les nuances et rythmes d’une sonate de Beethoven sur des notes et accords joués au hasard. Est ici à l’œuvre une idéologie ambigüe, qui n’est pas sans rappeler celle de l’affaire Sokal dans les années 1990 : la critique des milieux contemporains abscons et imbus d’eux-mêmes est parfaitement légitime, mais débouche tout aussi facilement sur des positions anti-intellectualistes réactionnaires et populistes.
Que faire, enfin, de l’Histoire incomplète du Violon funéraire ? Cet ouvrage paru en 2006, sous la plume du compositeur et écrivain britannique Rohan Kriwaczek, établit l’histoire de ce genre méconnu (et pour cause) dont la tradition remonte à la Réforme, et s’essoufle (sous les attaques des catholiques) au cours du dix-neuvième siècle. La corporation des violonistes funéraires, instrumentistes hautement spécialisés à qui il arrivait même de s’affronter en duel lors d’enterrements (le vainqueur étant celui qui parviendrait, par sa musique, à tirer le plus de larmes de l’assistance), existe encore aujourd’hui et s’emploie à défendre ce patrimoine menacé de disparaître : l’ouvrage en question s’accompagne de nombreuses illustrations, gravures et même d’un recueil d’airs funéraires pour violon, dont plusieurs peuvent être achetés sous forme de disque ou écoutés sur la radio NPR ; la guilde des violonistes funéraires possède même un site (hébergé par son président actuel, Kriwaczek, qui a même essayé en vain de l’ajouter sur Wikipédia). Dans cette démarche méta-artistique (où l’on peut voir un écho onirique de Borges), la mystification relève ici plus d’un acte créatif que de l’imposture : Kriwaczek revendique en effet le droit pour un compositeur d’imaginer non seulement une œuvre, mais un genre entier si la fantaisie devait l’en prendre.
Quelqu’attachement l’on puisse avoir pour les partitions et manuscrits en tant qu’objets, la falsification musicale se situe sur un tout autre plan que le faux en peinture : ici c’est le concept même de la partition qui importe davantage que son support matériel (et de fait, plusieurs des faussaires que nous avons évoqués se sont retrouvés démasqués lorsqu’ils s’avérèrent incapables de produire une contrefaçon convaincante du manuscrit ou d’une édition ancienne). Au-delà de son aspect anecdotique, ce tour d’horizon aura toutefois permis d’appréhender la grande diversité, voire la richesse, de ces musiques dont la légende surpasse, ne serait-ce qu’un instant, la vérité historique.
On signale, ce samedi 18 février 2017, la mort du batteur américain Clyde Stubblefield (né en 1943), qui s’était notamment illustré en accompagnant James Brown dans plusieurs chansons qui sont devenues des succès considérables. L’une d’entre elles, Funky Drummer (1970), est notable pour un "solo" de batterie dont a été extrait un échantillon (sample) qui a servi de boucle d’accompagnement à plus d’un millier de chansons ultérieures.
Le site «Who Sampled» établit une liste intéressante des pistes les plus "samplées" à ce jour, dans laquelle figurent en bonne place non seulement Funky Drummer mais aussi d’autres chansons de James Brown (avec d’autres batteurs) : Funky President et Think (About It). Pour autant, elles n’égalent pas la popularité de la piste Amen, Brother, parue en 1969 et dont un sample de six secondes a été utilisé à près de 2500 occasions (répertoriées), comme l’évoque un documentaire fort intéressant datant de 2004.
Se pencher sur ces quelques boucles est, dans un premier temps, absolument fascinant (car l’on se rend soudain compte que de vagues motifs aujourd’hui omniprésents dans notre inconscient, à l’état de clichés aseptisés, ne sont que les maigres bribes de pistes à l’origine conçues et exécutées avec soin et inventivité)… puis très rapidement, assez répugnant (car l’on se rend soudain compte que les maigres bribes de pistes à l’origine conçues et exécutées avec soin et inventivité, ne sont plus aujourd’hui que de vagues motifs omniprésents dans notre inconscient, à l’état de clichés aseptisés).
Le «Amen break», ainsi qu’il est désigné désormais, avait été enregistré par un autre batteur de la même génération, Greg Coleman (1944-2006). Tout comme Stubblefield, il n’a pas bénéficié du succès de son enregistrement car il faisait partie des innombrables cohortes de «session musicians», humble soutiers taillables et corvéables à merci et inéligibles au droit d’auteur ou d’interprète. Stubblefield aussi bien que Coleman seront morts dans la pauvreté et l’anonymat (et même, pour ce dernier, à la rue), cependant que leurs boucles rythmiques, depuis les années 1980, nourrissent copieusement l’imaginaire sonore collectif — et les producteurs de musique de consommation, variété, rap, accompagnements de films et de réclames, dans la plus parfaite ingratitude. (Ce qui serait déjà choquant en soi, si lesdits industriels ne s’engraissaient précisément pas grâce à un régime comiquement intitulé "droit d’auteur".)
Avec Stubblefield disparaît aujourd’hui l’un des derniers témoins d’une époque où les musiques à succès étaient encore fabriquées à la main — et à la baguette.
Quelle est la référence la plus citée par Shakespeare ? Une scène biblique ? Une tragédie antique ? Perdu : c’est une chanson. O Death, Rock Me Asleep, qui apparaît dans pas moins de cinq de ses pièces.
Cette chanson (dont on trouve aisément le texte, une transcription et un enregistrement) est attribuée à Anne de Boleyn (ci-devant reine d’Angleterre et exemple princeps du dicton britannique «qui veut décapiter sa femme, l’accuse de haute trahison»), laquelle l’aurait écrite dans son cachot, à la veille de son exécution (à moins que l’auteur ne soit son frère, qui de toute façon connut le même sort) en 1536. Si l’authenticité de cette circonstance reste indémontrée (mais non improbable), ne peut être déniée l’expressivité poignante de ce lamento sur basse obstinée, qui se développe toute entière sur une formule de trois notes, répétée inlassablement. Le parallèle entre cette écriture claustrale et son contexte historique (l’enfermement du cachot et l’inéluctabilité d’un destin funeste) ne manquera pas de faire frétiller les «musicologues» en verve ; sa justification la plus prosaïque est pourtant la plus raisonnable, à savoir qu’il est plus facile, lorsque l’on s’accompagne soi-même au luth, de se contenter d’une tablature simple et épurée, sur laquelle la voix peut se déployer plus librement, tant en ce qui concerne le sens des paroles que les contours de la mélodie. (Serait ainsi à l’œuvre une logique du même ordre que celle qui conduira, au XXe siècle, les improvisateurs de jazz à ne plus se préoccuper de la succession d’accords en "grille" harmonique, et d’improviser librement sur une boucle minimale, donnant ainsi naissance au jazz dit «modal» ; nous y reviendrons ci-dessous.)
Quelques décennies plus tard, l’écriture en ostinato est utilisée à travers toute l’Europe, des lamentos de Monteverdi à ceux (sur ground) de Purcell en passant par d’innombrables chaconnes et passacailles (auxquelles s’ajoutera, encore plus tard, le célèbre Kanon de Pachelbel). Ce n’est pas, pour autant, à un compositeur particulièrement connu que nous devons l’exemple d’ostinato le plus remarquable : il s’agit de Taquinio Merula (1595-1665), avec sa Canzonetta Spirituale sopra alla nanna (voir la partition et divers enregistrements), publiée vers 1636 et qui est à la fois une berceuse et une pietà. Un siècle précisément après O Death Rock Me Asleep, la basse obstinée sert ici de nouveau à illustrer un texte où se corrèlent le motif de l’endormissement et celui de la mort.
Merula va toutefois encore plus loin dans le dépouillement, puisqu’il propose ici une basse construite sur un ostinato de deux notes seulement. L’étrangeté du langage harmonique, ambigu et jamais résolu, vient de ce que ces deux notes, conjointes, restent confinées autour de la dominante sans regagner la tonique. On peut même y entendre des inflexions modales, au choix archaïsantes ou, au contraire, diablement modernes — il n’est d’ailleurs pas totalement inintéressant de comparer cette berceuse de Merula avec un morceau de jazz, Serenade for the Renegade du pianiste norvégien Esbjörn Svensson (1964-2008), dans lequel chaque "couplet" est sous-tendu par les deux mêmes notes de basse obstinée que chez Merula. (Ces deux notes constituent également le motif saisissant du film Jaws, que nous avions naguère mentionné.)
O Death Rock Me Asleep et Alla nanna sont deux exemples cités (parmi beaucoup d’autres) dans un article fort intéressant de Linda Maria Koldau (de l’université d’Utrecht) publié en 2012 dans le Journal of Seventeenth-Century Music (JSCM), et intitulé The Expressive Use of Ostinato Techniques in Seicento Composition (l’usage expressif de techniques en ostinato dans l’écriture musicale au dix-septième siècle). En voici quelques extraits traduits par nos soins :
[1.2] Les motifs en ostinato, en tant que technique de composition, sont à la fois simples et difficiles. En fournissant un cadre harmonique ou rythmique clair et souvent strict, ils gouvernent l’aspect formel de l’écriture. Leur répétition inlassable impose une structure pré-établie, qui oblige l’auteur à combiner le motif de basse avec d’autres voix, elles, aussi variées que possible. Ces variations peuvent se faire en termes de combinaisons vocales et instrumentales, de changements de métrique, d’emprunts passagers à d’autres tonalités, et de dissonances induites par des décalages entre les parties supérieures et la basse. Naturellement, le motif en ostinato lui-même peut aussi changer et varier au fil de la pièce. Ces procédés, toutefois, ne représentent que l’aspect technique de la composition. Au-delà de cet aspect, l’ostinato sert fréquemment, dans la musique vocale du dix-septième siècle, à mettre en valeur l’expressivité du texte. Il permet de renforcer le caractère (l’affetto, c’est-à-dire le sentiment [NdT]), voire à l’établir pour une pièce ou un passage entier.
[…] Monteverdi amalgame, de façon caractéristique, des procédés techniques et formels avec l’expressivité du texte et son caractère. Ces deux aspects sont, dans toute sa musique, indissociables, qu’il s’agisse d’œuvres dramatiques, de madrigaux ou de musique sacrée. Les ostinatos offrent un angle d’étude intéressant pour examiner cette échange constant, du fait que la technique d’écriture est si visible et semble même primer sur le reste. À cette même époque, dans les années 1630, ces ostinatos deviennent emblématiques d’une certaine écriture musicale, et d’un certain caractère qui détermine la direction prise par une œuvre entière (ou tout au moins dans ses sections construites sur un ostinato). Cet attribut des ostinatos est un point significatif dans le développement de l’*aria* en tant qu’emballage pour exprimer un sentiment, étant donné que beaucoup de motifs en ostinato trouvent leur origine dans la mise en musique de textes poétiques sous forme d’arias assez convenus. Ces motifs brefs et obstinés, une fois confiés à la basse, cristallisent le sentiment devant être exprimé.
Si Koldau soulève ici de nombreuses points judicieux et pertinents d’un point de vue historique, son analyse laisse transparaître un présupposé qui ne correspond pas nécessairement à la réalité du travail d’écriture. Le "défi" (both a simplification and a challenge) que représente selon elle l’écriture d’une partition faisant intervenir un ostinato, consisterait pour le compositeur à compenser de toutes ses forces l’invariance du matériau de base, par une accumulation de voix aussi variées que possible (as much variety in the other parts as possible) : comme si l’ostinato était un carcan dont il faut s’évertuer à se libérer et s’éloigner. C’est pourtant omettre que, en musique, la répétition fait sens par elle-même ; l’ostinato n’est ni un carcan ni un emballage (a vehicle for the expression), mais constitue lui-même un geste expressif essentiel, comme l’ont parfaitement compris les «minimalistes» du XXe siècle, mais également les compositeurs baroques longtemps avant eux. Un point que n’évoque pas non plus Koldau, est l’importance de l’ostinato en tant que geste essentiellement rythmique : il ne dicte pas seulement le chiffre de mesure et l’organisation des durées, mais imprime lui-même un geste et une scansion.
Koldau a donc tout à fait raison de souligner que la répétition est un procédé évident voire simpliste, et de remarquer que les morceaux auxquels ce procédé donne naissance acquièrent pourtant une expressivité musicale et même un poids dramatique indéniable — mais il n’y a là nul paradoxe, et cette expressivité n’est pas due seulement aux voix de dessus et aux éventuels décalages ou frottements qu’elles occasionnent avec la basse. D’ailleurs, dire que ces voix sont elles-mêmes "aussi variées que possible" nous semble, dans le cas de l’ostinato, souvent abusif : l’on peut constater en lisant et en jouant ce répertoire qu’au contraire, ces voix présentent très souvent elles-mêmes un aspect cyclique et une grande économie de moyens. (Le commentaire de Koldau s’appliquerait plutôt à des partitions plus récentes : les chaconnes et folias virtuoses du XVIIIe siècle, ou même au siècle suivant, par exemple la Berceuse op. 57 de Chopin.)
Un compositeur qui fait le choix de ne suivre qu’un cheminement harmonique très restreint (et s’interdit donc beaucoup des étapes habituellement à sa disposition), attire l’attention sur sa ligne de basse qui n’aurait été, en temps normal, qu’une simple formalité purement utilitaire. Ainsi dans la berceuse de Merula, ce n’est pas la basse qui accompagne la mélodie, mais l’inverse : la ligne de chant met en valeur les deux accords de l’ostinato, et n’est d’ailleurs nécessaire que parce qu’elle donne à entendre le texte.
La tension entre liberté et contrainte, entre expressivité et rigueur, entre arbitraire et déterminisme, n’est pas une problématique nouvelle pour quiconque écrit et joue de la musique. Aussi ne serait-il finalement peut-être pas si anachronique que cela de proposer de ces partitions une lecture… «oumupienne».