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December, 2015

Ce qu’un doigté trahit

Cette contribution du chercheur Matthias Robine au colloque J.I.M. 2007 (journées d’informatique musicale, organisées par le Grame) se penche sur les choix des pianistes en matière de doigtés, et sur le lien entre le jeu instrumental pris comme suite de mouvements bio-mécaniques, et son résultat sonore. Comment déterminer algorithmiquement le meilleur doigté pour une partition donnée ? Et à l’inverse, comment reconstituer, à partir d’un enregistrement sonore, quels doigtés ont été employés par l’interprète ?

L’auteur convoque ici certaines références essentielles en matière de recherche bio-mécanique portant sur la main du pianiste, à commencer par les travaux d’Otto Ortmann (1889-1979) qui fait figure de pionnier avec son ouvrage Physiological Mechanics of Piano Technique paru en 1929. (Le présent article inclut notamment, figure 3a, une photographie fascinante suivant une lumière attachée aux doigts d’un pianiste.) Cet article évoque également l’étude essentielle de Christine McKenzie et Dwayne Van Eerd, Rhythmic precision in the performance of piano scales (parue en 1990), et reproduit l’expérience effectuée alors : demander à un pianiste de jouer une gamme à différents tempos, puis relever sur le sonogramme les déviations rythmiques en comparaison d’une division (théorique) strictement égale du temps. Le diagramme résultant fait évidemment apparaître une aspérité notable -- la hantise de tout pianiste -- due au fatidique «passage du pouce». On peut néanmoins regretter que l’auteur n’ait pas ici tenté d’aller plus loin, par exemple en appliquant une analyse similaire aux variations dans l’intensité sonore des différentes notes.

Il est, pour un musicien, toujours amusant de voir combien les études ayant trait à la composition ou à l’exécution instrumentale, procèdent souvent d’un biais lié à la spécialisation scientifique de chaque chercheur : un statisticien parlera d’une partition en termes stochastiques et en chaînes de Markov, un programmeur en intelligence artificielle modélisera les règles harmoniques sous forme d’algorithmes, un cybernéticien tentera de fabriquer des contrôles d’instruments robotisés, etc. Et c’est là que le présent article perd, peut-être, de son intérêt : il ne tient aucun compte de l’aspect profondément affectif et singulier que revêt pour un instrumentiste le choix de ses doigtés, dans lesquels entre généralement des problématiques complexes justifiables (pas toujours) par des contraintes d’exécution, par des filiations esthétiques, par un confort et un ressenti personnel. De ce point de vue, prétendre aborder «la musique» sous forme de gammes supposées parfaitement égales, ou prétendre être en mesure de déterminer «le» doigté adéquat, ne peut trahir qu’une profonde méconnaissance des réalités de la pratique artistique.

Un petit tour sur le Web, d’ailleurs, achève de nous décevoir quant à la profondeur d’analyse (ou son absence) de Matthias Robine, qui (comme beaucoup d’universitaires, particulièrement dans les domaines pseudo-musicaux) semble avoir poursuivi son parcours ces dernières années en créant une entreprise remplie de bon gros buzzwords bien creux.

Microtonalité et New Age: la nouvelle transcendance

Sous l’intitulé The Sonic Sky sont réunis plusieurs court-métrages successifs réalisés par le compositeur microtonal américain Stephen James Taylor (qui s’est notamment fait connaître dans les années 1980 avec des musiques de dessins animés télévisés). Outre plusieurs créations relevant de l’art contemporain (ce que l’on aurait appelé l’art «digital» dans les années 1990), il présente en introduction une tentative de vulgariser la notion de tempérament et de microtonalité, en particulier à travers les théories de Erv Wilson (né en 1928).

Ce film peut être consulté (et téléchargé) sur la plateforme Vimeo.

Cette vidéo est remarquable de par sa clarté didactique, mais plus encore, par le décalage entre la noblesse et l’ambition de sa démarche (dont l’assise scientifique n’est pas à contester) et l’esthétique présidant à sa mise en application. Surchargée d’animations, filtres et transitions incroyablement datés, cette vidéo pourtant récente évoque le déferlement des logiciels grand-public de la fin des années 1990 (Windows Movie Maker® et autres). D’un point de vue harmonique, la musique de Taylor reste extrêmement proche des langages populaires occidentaux (que l’on pourrait dire «de variété»), les notes étrangères au tempérament ne faisant qu’apporter une coloration somme toute non-essentielle à un langage par ailleurs entièrement tonal ; quant au travail de timbres, il semble limité à des sons purement synthétiques assez stéréotypés et peu expressifs.

S’il est indéniable que les travaux de recherche microintervallique ont œuvré à déconstruire le carcan tonal et post-tonal occidental, il semblerait naïf de prétendre que les nouveaux langages ainsi créés ont une plus légitime prétention à une universalité absolue. C’est pourtant ce que fait allègrement Taylor, qui organise sa démonstration autour d’une métaphore verticale (où le langage harmonique classique représenterait un premier niveau, les tempéraments non-égaux un niveau plus élevé, et la musique microtonale l’espace céleste infini encore au-dessus)... finissant ainsi par créer involontairement une nouvelle «harmonie des sphères», dans les traces de l’idéologie Keplerienne. Pour exaltante que soit la contemplation de cette transcendance potentielle, la vacuité du discours musical sous-jacent n’en est ici que plus déconcertante.