Monthly Shaarli
August, 2015
La série télévisée américaine Battlestar Galactica (2003-2009, d’après une série précédente en 1978) est une fresque de science-fiction emblématique de la première décennie du XXIe siècle. Si les critiques n’ont pas manqué de souligner les sinuosités parfois hasardeuses de son parcours narratif, une large part de sa cohérence stylistique est due sans aucun doute à sa bande son, accordant une large part aux percussions et instruments non-occidentaux (même si le compositeur Bear McCreary ne se prive pas de gestes hollywoodiens plus habituels).
Cependant, au fil des saisons, la musique va au-delà de sa fonction illustrative et tend à faire irruption dans la diégèse même de la série ; elle en vient à jouer un rôle essentiel de résolution des arcs narratifs (d’une façon qui confine au merveilleux, ce qui au passage semble bien pratique pour des scénaristes ne sachant comment terminer leur histoire).
C’est ainsi qu’un motif mélodique, à l’origine pensé comme un riff d’accompagnement pour la chanson «All Along the Watchtower» de Bob Dylan (que les producteurs souhaitaient utiliser à la fin de la saison 3), va progressivement prendre une place prédominante dans le récit.
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Après s’être fait entendre furtivement dans des récepteurs radio ou dans l’esprit de certains personnages, le motif apparaît dans son intégralité en compagnie de la chanson, et dévoile ainsi (dans les épisodes finaux de la saison 3) la nature non-humaine de plusieurs personnages importants. (Il faudrait d’ailleurs examiner le sous-texte culturel conduisant à rédiger ce motif dans un mode phrygien "exotique" et à le faire jouer par des instruments non-occidentaux, là où d’autres protagonistes certifiés 100% humains -- blancs pour la plupart -- ont droit à des thèmes mélodiques irlandais ou gaéliques.)
Dans la saison suivante, le même motif se retrouve dans les souvenirs d’enfance et improvisations au piano d’une autre personnage, ce qui là encore donne lieu à de nouvelles révélations.
https://www.youtube.com/watch?v=z-BsOrV80SY
De surcroît, une jeune enfant dessine sur un papier des traces dont on comprend qu’elles constituent une partition sommaire de cette même mélodie.
http://www.bearmccreary.com/wp-content/uploads/2009/02/dots-evolution1.jpg
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Enfin, à la toute fin de la série, l’on «découvre» que ces notes, transformées en chiffres, correspondent à des coordonnées spatiales qui indiquent l’emplacement de la Terre (littéralement) promise. On touche ici à un stratagème narratif de deus ex machina...
http://www.bearmccreary.com/wp-content/uploads/2009/03/theme-coordinates.jpg
Le compositeur Bear McCreary fournit sur son site quelques témoignages sur son travail autour de Battlestar Galactica. Au-delà de considérations parfois superficielles ou auto-congratulatoires, il évoque les instruments exotiques mis à contribution (de façon très "world culture", c’est-à-dire entièrement utilitariste et mélangée), et raconte également de quelle façon il a insensiblement substitué sa propre mélodie à la chanson originellement choisie par les producteurs ; ou encore ses différentes propositions pour faire correspondre (a posteriori) un codage numérique à ladite mélodie.
http://www.bearmccreary.com/blog/battlestar-galactica-3/bg3-crossroads-part-ii/
http://www.bearmccreary.com/blog/battlestar-galactica-3/bg4-someone-to-watch-over-me-pt-1/
http://www.bearmccreary.com/blog/battlestar-galactica-3/bg4-daybreak-pt-2/
Dans «Rencontres du troisième type» (Close Encounters of the Third Kind, 1977), des extraterrestres entrent en communication avec l’espèce humaine au moyen de motifs mélodiques, à commencer par un groupe de cinq notes devenu emblématique de ce film.
(À ces cinq notes sont également associés des motifs lumineux et colorés, ainsi que des gestes de la main correspondant à la codification Curwen/Kodály que nous évoquons ici-même)
La «conversation» culmine en un mémorable duo hautbois/tuba basse dû à John Williams.
Que pouvons-nous inférer de ce motif de cinq notes ?
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Les aliens s’expriment en langage tempéré (preuve s’il en est de leur avance technologique, le monde occidental ayant mis plusieurs siècles à y parvenir) ;
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Les aliens attachent beaucoup d’importance à la tonalité majeure (il ne s’agit, après tout, que d’un accord parfait orné)... mais peu importe laquelle (le motif est donné dans de nombreuses transpositions : la M, sib M, do M etc.
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Le rythme, en revanche, semble d’une importance toute accessoire (il est d’ailleurs étrange de voir les «scientifiques» humains donner des instructions portant uniquement sur les rythmes et non les intervalles).
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Ces aliens sont de piètres mélodistes (même au regard de productions ultérieures telles que les indicatifs SNCF actuellement en vigueur) ; ligne brisée sans direction déterminée, sauts d’octave gratuits et désinence sur la quinte...
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Fins observateurs de la culture humaine et en particulier d’Amérique du Nord (leur destination élective), les aliens ont non seulement choisi pour s’exprimer l’un de ces jingles qui ponctuent notre vie quotidienne, mais le font entendre avec une sonorité qui rappelle à s’y méprendre l’orgue électromécanique «Hammond» dont les monodies simplistes jalonnent les matchs de hockey et de baseball.
Bien joué.
Andrew Toovey, compositeur britannique né en 1962 et spécialisé dans les remixs d’œuvres célèbres du patrimoine savant, propose avec son concerto "Out!" pour deux pianos (créé en 1994) une façon assez jubilatoire de superposer des fragments parmi les plus incontournables du répertoire pianistique.
Le procédé est facile et l’orchestration volontiers simpliste (la seule originalité, vite éventée, réside dans l’omniprésence d’une batterie de rock), mais le résultat s’avère pétillant et amusant.
https://youtu.be/qrm6Ms-tD8g
https://youtu.be/i9U7fiKQzIg
https://youtu.be/kHvZEgE404o
Identifiable dès ses deux premières notes (mi-fa grave, jouées au tuba basse), le thème musical du film Jaws ("Les dents de la mer", 1975) imprègne l’imaginaire musical occidental depuis quatre décennies — que l’on ait ou non vu le film en question.
Doit-on en conclure que ces deux notes sont en elles-mêmes chargées de sens, ou, plus probablement, qu’elles convoquent très efficacement les fragments narratifs (et partant, le sentiment de tension et de danger) auxquelles elles sont associées ? Il s’agit moins de "deux notes", comme ne l’ont que trop souligné les critiques, que d’un mouvement mélodique, ascendant et suspensif (l’appui est clairement sur la première note, ce qui exclut par exemple d’y voir une résolution sensible-tonique). Quant au choix d’une tessiture grave, il exprime moins une métaphore "sous-marine" (que l’on reste libre d’imaginer) que le rôle harmonique du motif (la broderie demeure irrésolue, et le demi-ton montre clairement qu’il s’agit d’une dominante dans un contexte mineur et non d’une tonique).
Quoi qu’il en soit, le fait que ce thème soit (pour un large public occidental) aisément identifiable au moyen de ses deux notes seulement (de même que les quatre notes "pom pom pom poom" évoquent grossièrement Beethoven), constitue un point notable, et peut-être inégalé, de notre imaginaire musical collectif.
Fin 2013, cette courte animation en boucle (Gif animé) a amusé quelques milliers d’internautes car elle évoque irrésistiblement (pour qui possède la référence pop-culturelle requise) une chanson.
Rares sont les exemples de synesthésie aussi simples et accessibles, comme n’ont pas manqué de le souligner les hordes de Redditeurs rompus aux considérations «meta» :
http://www.reddit.com/r/gifs/comments/1ui2jf/hear_with_your_eyes/
http://www.reddit.com/r/woahdude/comments/251478/can_you_hear_it/
http://www.reddit.com/r/gifs/comments/2a4f2t/i_can_actually_hear_this_gif/
Évidemment, la chose s’adresse nécessairement à un public bien précis, ayant grandi à une époque où ladite chanson s’est imposée comme la tarte à la crème des publicités télévisuelles (Evian, Halo, Pepsi) et dont les forums Web et le gif animé sont le signe de ralliement par excellence. (Cette génération est notamment décrite dans la série télévisée "Veronica Mars" -- dont l’épisode 14, saison 1, fait précisément intervenir ce motif rythmique.)