Pourquoi l’avancée de la technologie semble-t-elle donner systématiquement lieu à des traductions approximatives, impropres et paresseuses ? Là où, jadis, l’on réfléchissait soigneusement à la dénomination des nouvelles inventions (ce qui a engendré d’authentiques réussites de la langue française telles que ordinateur, logiciel, numérique ou plus récemment courriel grâce au Québec), il faut se contenter depuis les années 1990 de l’abrutissement qui a conduit à traduire Start button par «Menu Démarrer», Favorites par «Favoris», at par «arobase», object-oriented par «orienté objet», social network par «réseau social». Fleurissent ainsi des mots que la langue française aurait, ô combien, préféré oublier («innovation», «obsolète», «paradigme», «entreprenariat»), des constructions atroces («vivre»+COD, «solutions»+épithète) -- quand on ne se contente pas de récupérer tout bonnement les buzzwords de langue anglaise : digital natives, cloud computing, business model, crowdsourcing et ainsi de suite.
L’un des sommets les plus navrants de cette mode est atteint par l’emploi abusif du mot smart, stupidement traduit par «intelligent» et que l’on applique à à peu près tout et n’importe quoi : téléphones, maisons, villes, rues, voitures, voitures, portes, vêtements, appareils électroménagers et ustensiles culinaires... S’y adjoint d’ailleurs aisément un qualificatif au choix parmi : «connecté», «augmenté», «amélioré», «positif», «intuitif», «proactif», «performant».
Donc évidemment, il fallait en venir là : les instruments de musique intelligents.
Le projet Smart Instruments (à prononcer à l’anglaise) est -- évidemment -- un projet de l’Ircam, dirigé par le chercheur et acousticien Adrien Mamou-Mani (il y est collègue, notamment, de notre propre oumupien Moreno Andreatta). Il s’agit de capter le son d’un instrument (par exemple au moyen d’une cellule piezo-électrique), de le traiter en temps réel, puis de se servir d’un transducteur (actionneur/résonateur) pour faire vibrer le corps de l’instrument. En ce sens, il s’agit d’électro-acoustique en temps réel, une démarche assez classique pour l’Ircam ; la véritable originalité (même si des expériences préalables en ce sens remontent à deux ou trois décennies) réside dans le dispositif d’émission du son : ici confondu avec la table d’harmonie, le son artificiel se combine avec le timbre de l’instrument, s’y ajoute ou s’y soustrait.
L’idée est évidemment très intéressante et offre effectivement (en tout cas aux compositeurs et interprètes ne craignant pas d’être tributaires d’une médiation technologique) des possibilités acoustiques et instrumentales pouvant déboucher sur des gestes expressifs nouveaux -- si tant est que ce dispositif puisse être utilisé avec suffisamment de liberté, nonobstant le brevet déposé par ses inventeurs et, plus généralement, la propension de l’Ircam à faire de ses outils une exploitation commerciale éhontée.
Ce qui surprend davantage, c’est l’emballage discursif, lexical et promotionnel de ces dispositifs ; particulièrement apparent dans ce reportage (vidéo) réalisé par le Journal du CNRS, qui chante glorieusement l’avènement d’une «révolution musicale» et d’une nouvelle ère : «Le Temps des instruments augmentés». La couverture presse est à l’avenant : «instruments pour le futur», «univers de réalité augmentée», etc.
En fin de compte, les Smart Instruments ne sont pas seulement une idée acoustique intéressante et élégamment réalisée, mais aussi un signe des temps : de notre société dans laquelle chercheurs et musiciens semblent condamnés à parler la langue de l’«entreprenariat innovant», celle du marketing et des startupeurs.
Le lied Die Forelle est l’une des partitions les plus connues de Franz Schubert (1797-1828), sur un texte de Christian Friedrich Schubart (1739-1791). Écrite en 1817 (en passant par une demi-douzaine de versions successives), elle semble se prêter à toutes sortes de dérivations, à commencer par les variations de Schubert lui-même pour quintette avec piano, ainsi que les deux transcriptions successives pour piano seul de Franz Liszt. Pour le public francophone d’une certaine génération, l’air reste associé à ses paroles humoristiques des Frères Jacques.
Alain Zalmanski (chercheur, vulgarisateur, ’pataphysicien, auteur polygraphe et éminent contributeur de la Liste Oulipo) nous signale ces Variations sur La Truite du chef de chœur autrichien Franz Schöggl (1930-1982). Intitulée Die launige Forelle («Trout as you like it» dans une traduction anglaise posthume), cette pièce pour chœur mixte à quatre voix présente dix variations successives (dont quatre ou cinq sont souvent omises), qui constituent autant de détournements faisant chacun allusion à un compositeur ou une esthétique différents : Mozart, Beethoven, Weber, Wagner, Liszt, chanson napolitaine, chœur russe, etc.
Cette pièce ne figurant pas encore dans le domaine public, il nous est impossible de la consulter dans son intégralité. Il en existe cependant de nombreux enregistrements en ligne (mais, pour autant que nous puissions voir, tous lacunaires), ainsi qu’un fragment de partition traduit en hongrois.
La variation sur un thème est évidemment un exercice musical universel et immémorial (voir par exemple notre page consacrée à la Folia), qui se prête notoirement bien à des jeux d’allusions et de clins d’œil ; ainsi Beethoven se plaît-il, dans ses variations Diabelli (dont nous avions proposé un résumé, à citer le Notte giorno faticar de Mozart.
Plus récemment, l’Ircam proposa en 1998 à divers compositeurs de rédiger des variations sur la chanson (traduite en français) de la série télévisée Zorro ; on y trouve aussi bien une Histoire du Zorro que le Zorro lunaire, et d’autres pastiches plus savoureux les uns que les autres. L’extrait diffusé en ligne (et archivé ici par nos soins) permet d’entendre un magnifique Zorro et les sortilèges à la manière de Ravel.
Merci à Alain Zalmanski de nous avoir signalé cette Truite de Schöggl ; profitons-en pour mentionner qu’Alain a récemment fêté ses 80 ans et que la liste lui a rendu hommage à cette occasion (comme dix ans auparavant) ; l’Oumupo a d’ailleurs saisi cette occasion pour faire entendre un extrait méconnu du Double Concerto pour violon et contrebasse d’Alban Berg, disparu l’année même où naissait notre Zalmanski national.
Parce qu’un peu d’auto-promotion ne nuit pas, nous signalons ici cet article déjà ancien (écrit en 2008, soit avant le lancement de l’Oumupo actuel, par l’auteur de la présente page de liens), consacré à la Composition Algorithmique -- sous l’angle plus spécifique des logiciels Libres.
Outre une description (faussement naïve) de l’état du champ à l’époque, ce compte-rendu (ici traduit de l’anglais) inclut quelques témoignages de compositeurs et programmeurs, et un test sommaire de certains logiciels disponibles, encore actifs aujourd’hui pour la plupart.
Comme souvent, l’article en lui-même importe moins que les nombreux liens qu’il contient. Pour n’en citer que quelques-uns (tous en langue anglaise) :
-
cet article récapitule le fonctionnement de l’ordinateur GENIAC qui, dans les années 1950, fut l’un des premiers à "créer" de la musique (même si Ada Lovelace en avait eu l’intuition un siècle auparavant) : http://www.jfsowa.com/misc/compose.htm
-
à la fin des années 1980, cet article fait le point sur les avancées en matière de composition (notamment imitative) par des programmes et algorithmes : http://www.nytimes.com/1989/01/22/nyregion/music-bach-versus-computer.html
-
quelques années plus tard, cet article s’interroge sur l’utilité de l’ordinateur au service de l’imagination artistique et soulève notamment la question de l’originalité humaine : http://www.ece.umd.edu/~blj/algorithmic_composition/algorithmicmodel.html
-
Ce compte-rendu daté de 2001 met en regard la composition algorithmique et la quête d’une Intelligence Artificielle (au moment même où l’humanité commence à se détourner de l’intelligence artificielle à proprement parler, et cesse de se passionner pour les compétitions d’échecs opposant Grands Maîtres humains et programmes informatiques) : http://www.kurzweilai.net/the-age-of-intelligent-machines-artificial-intelligence-and-musical-composition
Martin Granger nous fait partager cette «petite merveille assez oumupienne» : Song Recycle, du compositeur français Pierre-Yves Macé, repose sur le traitement électroacoustique de chansons recueillies sur YouTube, dont ne sont préservées que certaines scories : phonèmes consonantiques, artéfacts de compression, etc.
Cette bande sonore est accompagnée («dans la tradition du Lied», nous dit l’auteur -- encore que cette parenté demanderait à être éclaircie) par une partie de piano faisant parfois intervenir des techniques contemporaines de jeu instrumental : gratter dans les cordes, etc.
Le projet de la pièce est explicite dès son titre, qui doit être prononcé à l’anglaise (l’auteur jouant sur la proximité syllabique entre /recycle/ et /recital/). Recycler sous-entend la notion de déchet, et il faudrait d’ailleurs se demander si le déchet n’est pas ici autant ce qui résulte du traitement électroacoustique et de la fragmentation des pistes, que de la nature même du matériau d’origine : vidéo dite "amateur", forme d’expression artistique illégitime s’il en est.
Et c’est d’ailleurs là que se trouve la différence entre la démarche de P.-Y. Macé et de nombreux travaux de la fin des années 2000, par exemple le Catcerto de Mindaugas Piečaitis (voir http://oumupo.org/trouvailles/?GSGs0Q) : si ces derniers constituent une sorte de «deffence et illustration» de la culture YouTube, Song Recycle ne célèbre ni ne tente de légitimer son matériau d’origine, mais le rend méconnaissable et n’en garde que les composantes les plus étranges et les moins identifiables, au service d’un discours musical entièrement différent.
Le chercheur Moreno Andreatta nous signale cette composition dont la progression harmonique suit rigoureusement, nous dit-il, les «cycles hamiltoniens dans le Tonnetz». (C’est moins méchant que ça en a l’air.)